Vous entrez dans le multiplexe du coin quelques minutes après que les lumières se sont éteintes. Vous trouvez une place pendant le premier trailer, un truc avec des super-héros ou des zombies. Tandis que la lumière scintille autour de vous, les enceintes vibrent au son des cordes, interrompues à intervalles irréguliers par une explosion retentissante de cuivres, comme un grand coup de cor des Alpes sonné juste à côté d’un ampli. La scène vous est familière ? C’est qu’à un moment de l’histoire de l’humanité, les films ont commencé à bramer dans nos oreilles comme des navires perdus dans la brume, et on trouve ça tout à fait normal. Des variations de cette séquence sonore – des cordes interrompues soudainement par un rugissement « amélodique » – se retrouvent partout dans les bandes sonores des films et des trailers. C’est le son qui accompagne les gens qui portent des combinaisons en élasthanne et se tiennent comme les personnages d’un tableau de Delacroix. En tout cas, c’est ce qu’Hollywood a décidé. C’est le son qui survient inévitablement quand un trailer affiche de gigantesques objets en images de synthèse qui se percutent brutalement, avant de fondre au noir de façon grandiloquente. Internet et le créateur du son en question l’appellent « BRAAAM ». (Si vous ne l’avez jamais entendu, le voici.) Il a beau sonner synthétique, il est généralement produit avec des cuivres et un piano préparé. Bien qu’il tire ses racines d’un style de bandes originales auquel le compositeur Hans Zimmer recourait fréquemment au début des années 2000, le BRAAAM qu’on entend aujourd’hui dans la plupart des trailers a été enregistré pour Inception, le film de Christopher Nolan sorti en 2010. Depuis, il a été maintes fois adapté, copié voire purement recyclé. Le BRAAAM est-il une chose qu’on nous a imposé, ou bien est-ce nous, les cinéphiles, qui l’avons ardemment désiré ?
Entre deux mondes
En règle générale, les films n’exigent pas du public qu’il soit aussi bon auditeur que spectateur. En réalité, le son d’un film tend à être plus efficace lorsqu’il rôde à l’orée de notre conscience. Avec le BRAAAM, c’est différent. Et c’est dans cette optique qu’il a été conçu : pour paraître nouveau et différent – même si nous avons du mal à saisir ce qui le rend différent. Six ans après sa sortie, Inception nous invite à réfléchir à la façon dont notre relation à la musique de film s’est transformée au cours de la dernière génération. Nous sommes passés d’une époque où la bande originale du blockbuster moyen sonnait comme du Wagner, à une ère où la bande originale du blockbuster moyen fait « BRAAAM ». Il faut bien faire attention à cela : le BRAAAM n’est pas la variation d’une façon traditionnelle dont les films ont toujours été composés ; il s’agit de la fin d’une époque et du commencement d’une nouvelle ère. La musique romantique et riche à laquelle il succède n’est pas plus un artefact historique, mais elle nous accompagnait depuis si longtemps que nous l’avions assimilée au son du grand écran. Pourtant, au cours de sa brève histoire, le cinéma a également réalisé ses tours de magie au son des orgues Wurlitzer, des quatuors à cordes et même du silence.
Pour comprendre comment le BRAAAM a mis KO le son établi des blockbusters des années 1970, considérons ce qu’on entend quand les lumières s’éteignent lors d’une projection des Dents de la mer (1975). Je ne parle pas du motif en demi-mesure iconique, l’alternance de fa/fa dièse qui terrifie les baigneurs jusqu’à ce jour. Le film s’ouvre sur le logo d’Universal Pictures, et la bande-son se compose de sons subaquatiques, de vagues lointaines et d’émission d’écholocalisation – des choses qu’on peut effectivement entendre sous la surface de l’océan. L’écran fond au noir, et après quelques secondes de plus nous entendons le thème célèbre du film. Tandis que le générique s’affiche à l’écran, le thème et l’ambiance sonore coexistent. Les gargouillements ne s’arrêtent que lorsque apparaît à l’écran la première image filmique : au moment où nous voyons clairement les profondeurs de l’océan, nous n’entendons plus l’océan. C’est John Williams qu’on entend. https://www.youtube.com/watch?v=v8SnZmUjhAA La première minute des Dents de la mer plonge le spectateur dans l’horreur à venir : lorsque nous ne voyons pas l’océan, nous l’entendons. Il sonne comme un véritable océan, familier. Lorsque nous le voyons enfin, le sound design nous informe qu’il ne s’agit plus de l’océan qu’on connaît, avec ses millions de sons déformés et ses signaux lointains. Il appartient au cinéma et à un unique prédateur : partout où il y a de l’eau, il y a ce son grave, il y a les Dents de la mer. John Williams et les sound designers font attention à dévier progressivement de notre océan vers celui de l’univers du film.
Il y a quelque chose de profondément rassurant dans cette séparation nette entre la musique et le sound design : nous passons d’une chose à l’autre par étapes, comme on bascule dans un rêve. Mais cette séparation, les bandes sons des dernières décennies ont eu tendance à la briser. Si vous écoutez les bandes-originales qu’Hans Zimmer a composé pour les Batman de Christopher Nolan, sans l’image, vous vous surprendrez à penser : « Tiens, je croyais que c’était la cape de Batman qui faisait ce son ! » Les comédies ont souvent tiré parti de notre tendance à associer la musique de film avec des espaces indistincts. C’est pourquoi il est drôle dans Mary à tout prix (1998) de voir les musiciens la jouer à l’écran, ou d’entendre frapper les quatre coups de la Cinquième de Beethoven lorsque les personnages frappent à la porte de l’appartement du personnage de Larry David dans Whatever Works, de Woody Allen (2009). Les compositeurs comme Zimmer l’utilisent pour nous confisquer une façon que nous avons de nous protéger de l’intensité visuelle du film. En séparant le sound design de la musique du film, Les Dents de la mer nous assure que tout ira bien, peu importe que les images soient terrifiantes. Le BRAAAM est fait pour nous foutre les jetons.
Depuis les bandes originales de Hans Zimmer pour les films Batman jusqu’à celle de Marco Beltrami pour World War Z, en passant par celles, écrasantes, de Marvel Cinematic Universe, la recette est la suivante : un ensemble de cordes répète fiévreusement le même motif composé de quatre ou cinq notes, qu’un BRAAAM tonitruant vient interrompre à intervalles irréguliers. Accélération du pouls. Épuisement. Ils s’accordent à merveille avec les gros plans frissonnants et les plans larges pleins d’effets spéciaux. À mi-chemin entre les deux – le genre de plan d’ensemble où Dubaï n’entre pas en collision avec Londres à cause d’un vaisseau extraterrestre –, on a besoin de compositeurs plus traditionnels pour rechercher une mélodie. On pense à Bogart et Bergman sur la piste d’atterrissage dans Casablanca, où à Scottie et Judy dans la chambre d’hôtel de Sueurs froides : les personnages sont proches l’un de l’autre et la musique délivre une interprétation possible des émotions à l’œuvre dans la scène. Le cinéma-BRAAAM a peu de temps à accorder à ce type de mélodies ou d’interactions, et la musique précipite la ruée vers le prochain très gros plan, ou le prochain plan large massif. Personne ne quitte le cinéma en sifflant BRAAAM, mais il n’en a pas moins amplifié notre expérience. Le BRAAAM est une façon radicale d’écrire la bande-son d’un film, qui ne s’appuie que sur des rudiments de mélodie. C’est un style à la fois immédiatement identifiable et impossible à mémoriser.
Dans Inception, le compositeur Hans Zimmer l’utilise précisément dans ce but : le son est conçu pour entrer dans votre cerveau sans que vous vous y opposiez – un traitement approprié pour un film qui parle de manipulation des rêves et d’inconscient. Comme les rêves d’Inception, la genèse du BRAAAM est complexe : Zimmer sait que nous ne nous pourrons pas le deviner au premier visionnage, mais qu’il est possible de finir par comprendre. Le BRAAAM qu’on entend dans Inception est enregistré en studio, mais il reprend des sons qui existent dans l’univers du film. Les personnages du film utilisent « Non, Je ne regrette rien » d’Edith Piaf pour s’éjecter hors de leurs rêves ; le BRAAAM suit la section rythmique de la chanson de Piaf, bien qu’elle ait été excessivement ralentie. Ce geste – se saisir d’un élément de l’univers sonore du film et l’intégrer à la bande-son – transgresse la règle que Les Dents de la mer établit pour son public : la musique va vous faire peur, mais ce n’est que de la musique.
Ces idées musicales sont la façon dont les bandes-son racontent leur époque et écrivent l’histoire.
Zimmer a tenu des propos contradictoires quant à savoir si le BRAAAM contient des samples ou pas : dans certaines interviews, il affirme avoir directement prélevé des « notes » d’un master de la chanson de Piaf, mais il dit aussi avoir créé le BRAAAM en utilisant un piano et une section de cuivres. (Il a été prouvé que Zimmer n’a pas samplé directement Piaf, il a demandé aux musiciens de s’approcher de ce qu’une version ralentie à l’extrême de « Non, Je ne regrette rien » pourrait donner.) Dans Inception, la réalité est réajustée par d’étranges rapports de causalité pour créer les espaces dans lesquels les rêves ont lieu. Le BRAAAM transpose une chanson que les personnages entendent lorsqu’ils sont éveillés dans le paysage sonore de leurs rêves. Il traduit la chanson pour le public, ou fait en sorte qu’on le croie : le rythme des BRAAAMs imite celui de la chanson de Piaf, mais il est créé par une séquence de sons spécifiques, par en samplant la chanson dans son intégralité. Il est impossible de déterminer exactement où prend fin l’utilisation du son du monde réel (Piaf), et où commence celui de la bande-son du monde parallèle. La bande originale intensifie et, d’une certaine façon, absorbe le sound design : elle nous rappelle que même les choses que nous n’entendons pas à l’intérieur de la scène peuvent faire partie du monde du film.
Comme les chaînes et les bruits électroniques de la bande-son de The Dark Knight ou de La Mort dans la peau, le BRAAAM n’appartient ni clairement au monde de la musique, ni clairement à celui du film. Dans la méthode classique de mise en musique d’un film, que ce soit durant l’Âge d’or hollywoodien des années 1930 et 1940 ou durant son revival des années 1970, la bande-son orchestrale avait une distance par rapport à l’image. Elle la commentait et faisait savoir au spectateur qu’elle la commentait. Cette distance lui donnait une certaine discrétion ; fredonnant le long de la bande-son, on oubliait presque que l’image avait une bande sonore. Les bandes-son modernes, en fusionnant le sound design et la bande-son orchestrale, sont aisément reconnaissables, mais n’impriment pas la mémoire. Combien de spectateurs peuvent quitter une projection de Star Wars sans avoir les nombreux thèmes du film en tête pendant des jours ? Combien peuvent emporter la musique des Jason Bourne avec eux ? Ces bandes-son sont très exclusives. L’impact qu’ils ont sur l’image est immédiat : elles semblent émerger de l’image elle-même, comme si le BRAAAM était le son que produit une ville rêvée en s’effondrant sur elle-même.
Remote Control
Les idées musicales comme le BRAAAM sont la façon dont les bandes-son racontent leur époque et écrivent l’histoire. Depuis l’Âge d’or hollywoodien, Hollywood aimait que sa musique n’ait pas d’âge. Les compositeurs ont déployé des efforts considérables pour élaborer un son « classique » générique qui semble familier dès qu’on l’entend. Ils ont tellement réussi leur coup que nous avons oublié que ce style lui-même vient d’une distillation de nombreuses influences vieilles de quatre décennies quand il a été élaboré pour la première fois. Et ce style nous accompagne encore. Une bande originale comme celle qu’a composée Michael Giacchino pour Star Trek : Sans limites, plus tôt cette année, s’inscrit sans aucun doute dans cette lignée, mais ses emprunts sont si vastes qu’il est difficile de dire à quelle décennie il nous renvoie. On y retrouve un peu de la flamboyance des années 1960, un certain minimalisme caractéristique des 70’s, l’opulence des blockbusters des années 1980 et des touches électroniques évoquant les années 1990. Tout le monde y trouve son compte. Celle de Hans Zimmer pour Inception est faite pour être identifiée – même par l’auditeur le moins averti – comme nouvelle. Ces cordes lancinantes sont le Dr Jekyll du Mr Hyde que représente le BRAAAM : l’un ne va pas sans l’autre. Les détonations statiques ont besoin d’un motif simple sur lequel s’ancrer, et ces simples triades de quatre notes qui composent l’essentiel des bandes-son des blockbusters récents supplient presque pour qu’on les interrompe (avec un BRAAAM, par exemple). Dans les bandes-son les plus commerciales de Zimmer (Pirates des Caraïbes par exemple), on trouve des tas de lignes mélodiques simplistes, tandis que dans son travail plus arty (comme La Ligne rouge de Terrence Malick), la mélodie se réduit à presque rien.
Dans les deux cas, Zimmer rejette consciemment le lyrisme sur lequel repose les bandes originales hollywoodiennes classiques. C’est dû en partie à la façon dont il compose ses bandes-son : l’approche de Zimmer ressemble au sampling auquel la musique pop nous a habituée. Les thèmes ne sont pas simplement répétés par les musiciens, ils sont montés par le compositeur. Au cours des dernières décennies, Zimmer a créé une sorte d’industrie artisanale qui produit des bandes-son à une cadence herculéenne : En 1989, il a fondé Media Ventures, qui a plus tard été rebaptisé Remote Control Productions. Il s’agit d’un atelier dans lequel Zimmer et une quarantaine de collaborateurs produisent à la pelle des bandes-son basées sur du sample, créées pour la plupart en studio. Si vous vous êtes un jour demandé pourquoi Batman Begins sonnait comme Pirates des Caraïbes, qui sonne comme le Da Vinci Code, la réponse tient en deux mots : Remote Control.
Ce processus de production donne une patte importante au style de Remote Control. Nous le connaissons tous, bien que le fait de le savoir atteint rarement le stade de la pleine conscience alors que des robots se transforment à l’écran, filmés à l’épaule. Le son de nos films est aujourd’hui à la fois massif et étonnamment mince. Ce n’est pas nécessairement une critique : dans un film comme Interstellar, qui alterne entre intimité humaine et échelle cosmique, entre claustrophobie et infinité terrifiante, un son énorme mais sans richesse a du sens. Les productions de Remote Control ont en commun une qualité immatérielle : le corps orchestral est absent des bandes-son de Hans Zimmer. Là où on entendait auparavant 85 musiciens de studio à l’unisson et une poignée d’instrumentistes invités pour une semaine d’enregistrement, on entend à présent le travail d’une seule personne jouant des boucles et des samples aux confins (bien plus économiques) de leur immense studio. Remote Control a appliqué à la bande-son finale des techniques jusque là réservées aux pistes sonores temporaires des blockbusters. Le son de Zimmer est un son ad hoc : la piste temporaire faite d’éternité. Elle privilégie le détail et donne la part belle à ses premiers instincts – ce qui peut être excellent, si les instincts sont bons. Il n’est pas surprenant qu’Hollywood ait trouvé alléchante une technique moins chère, plus rapide et plus versatile. Cela fonctionne parfaitement avec la façon dont Hollywood monte les films à l’ère numérique, et garantit que votre film sonnera comme vous l’espériez.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est de voir à quel point les cinéphiles s’en accommodent. Est-ce que ce qui existait avant nous manque tant que ça ? Quel impact avait réellement sur nous les bandes originales ultra-travaillées – on pense aux collaborations entre Hitchcock et Bernard Hermann – et pourquoi n’en demandons-nous plus ? Quel était le public ciblé par ces touches subtiles, à l’image des références à Tristan et Iseult de Sueurs froides ? Il y a peu de chance que Hermann ait imaginé des millions de cinéphiles sourire en entendant ce bref clin d’œil wagnérien. Peut-être imaginait-il que ses pairs le remarquerait, que ses musiciens en seraient ravis, ou que Hitch trouverait cela délicieux.
La musique faite par Remote Control, au contraire, existe pour nous. Elle sonne délibérément comme d’autres films et ne regarde plus par-dessus son épaule vers la musique du XIXe siècle. L’économie du prestige a rendu l’âme et a été remplacée par une autre. Cela reflète le fait que les bandes-son modernes puisent dans le sample et circulent via le remix, les citations et la publicité. Ce n’est pas pour rien que le BRAAAM ressemble à un drop d’electro surpuissant. Les bandes-son de Zimmer sont intégrées à des circuits nouveaux et différents, et ces circuits ont à leur tour transformé ce que nous nous attendons à entendre lorsque les lumières d’un multiplexe s’éteignent.
Minimalisme
Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Il est facile de romancer l’Âge d’or des bandes originales, et plus facile encore de condamner les pires aspects commerciaux de l’usine à BO de Zimmer. Nous regarderons probablement l’époque des BRAAAMs avec ambivalence. D’un côté, la façon dont elles sont montées, leur simplicité et le refus des thèmes lyriques ont permis l’inclusion de sons nouveaux, qu’une semaine avec l’orchestre symphonique de Londres ne parviendrait pas à produire. Mais malheureusement, ce nouveau style risque de remplacer la prétention de l’ancien par une autre. Zimmer et les autres compositeurs de sa génération ont développé un son qui a laissé tomber les accents romantiques des bandes originales de l’Âge d’or hollywoodien pour se tourner vers des compositions qui empruntent beaucoup plus aux compositeurs d’avant-garde. Le travail de Zimmer sur Inception, en dépit de sa tendance à l’auto-citation, évoque les œuvres de plusieurs compositeurs de musique savante contemporaine, dont certains ont encore la capacité de se rendre dans les salles obscures. Le BRAAAM en lui-même évoque la musique bruitiste de Mauricio Kagel (1931-2008) ou d’un artiste comme Hermann Nitsch. D’autres textures ressemblent aux travaux de Kaija Saariaho, éminente compositrice finlandaise. Et lorsque l’intensité du BRAAAM se radoucit pour produire un son plus confiné, une bande-son comme celles d’Inception ou du Da Vinci Code commencent à s’enfoncer loin dans le langage de la musique minimaliste.
Ce minimalisme des bandes originales est ostentatoire dans sa retenue.
Zimmer n’est pas le seul : au cours des 30 dernières années, les compositeurs de film ont fréquemment emprunté au son de Philip Glass, Steve Reich et Arvo Pärt pour s’en servir pour leurs bandes originales. Leurs compositions reposent sur des motifs simples, répétitifs et variant qui tendent à éviter la mélodie. Ils réduisent ou enlèvent l’arrière plan mélodique qui transmet normalement l’émotion d’une scène. Et ils s’appuient sur de plus petits ensembles, souvent exclusivement faits de cordes. Il ne s’agit pas de la musique minimaliste utilisée par John Carpenter pour produire ses effets stressants dans les années 1970, ou de celle du groupe de rock progressif Goblin composant les BO des films d’horreur de Dario Argento. Ces bandes originales adoptaient délibérément un style lo-fi dépouillé. Elles donnaient l’impression d’être faites maison, et c’était souvent le cas. Les nouveaux minimalistes, qu’ils aient une formation classique comme Philip Glass ou viennent du rock comme Jonny Greenwood, de Radiohead, font de leur frugalité musicale une marque de fabrique.
La musique de Carpenter donnait l’impression d’être minimale parce que Carpenter avait besoin d’économiser de l’argent ; l’économie dont fait preuve Greenwood est perçue comme élégante. De nombreux compositeurs qui travaillent avec cette approche minimaliste enregistrent avec le Kronos Quartet et sortent leurs BO sur des labels de musique contemporaine comme Nonesuch. Leur son délibérément revu à la baisse a pénétré le monde du cinéma par la porte la plus arty : les documentaires d’Errol Morris, de petits films expérimentaux que personne n’a vu, et des projets de passionnés au destin malheureux. Quand le son a fait son entrée dans les multiplexes, il visait à relever le niveau des productions en leur donnant une patte mi-film d’auteur, mi-blockbuster. La bande originale de The Hours, très inspirée de Philip Glass, donne un soupçon d’auteurisme à ce piège à Oscar. La bande-son de Zimmer pour La Ligne rouge de Terrence Malick marchait aussi à la frontière entre ambition commerciale et art sans compromis. Ses bandes-son pour Christopher Nolan représentent le parangon de cette appropriation : un film pop corn à un milliard de dollars utilise alors de la musique minimaliste pour se positionner comme un blockbuster profond. Ce qui a probablement aidé à franchir cette étape définitive, des films à Oscar au films de super-héros, c’est le détour qu’a fait le son de Philip Glass par la récente vague de séries prestigieuses. C’est de cette manière que sonnent les séries intelligentes depuis dix ans : Battlestar Galactica, Deadwood et Mad Men reposent toutes sur un minimalisme à la Philip Glass pour indiquer qu’elles sont « plus » que de simples séries télé. Il en va de même pour Game of Thrones, qui illustre fort bien le procédé à la fin de la sixième saison, lorsque Cersei Lannister fait ce que vous savez. La musique, signée Ramin Djawadi, tranche aussi radicalement avec le vocabulaire sonore habituel de la série qu’il imite les motifs ondulant de la musique de Philip Glass.
Ce minimalisme des bandes-son est ostentatoire dans sa retenue : Tout le monde a bien vu ce qu’on n’a pas fait qu’on aurait pu faire ? semblent-elles dire. La plupart des séries télé modernes de qualité visent à éviter toutes les marques de fabrique des séries des années 1970, 1980 et 1990 – la narration en feuilleton, la morale finale, les deus ex machina – et les thèmes sonores reconnaissables en font partie. Les orchestrations inhabituelles, comme le contre-pied sonore (le fait d’associer un décor gigantesque à un son très épuré, comme une scène de bataille n’utilisant qu’un piano ou une voix solo), veut nous faire prendre conscience de la distance qu’il pose vis-à-vis d’un imaginaire filmique rempli de clichés. Ce refus si appuyé de tomber dans le cliché court évidemment le risque d’en devenir un lui-même, qui combine l’auto-congratulation et une fausse audace. Les bandes-son minimalistes sont de fait toute aussi prétentieuses que celle de Sueurs froides, par exemple, mais d’une façon différente. Elles prétendent être de la musique difficile d’accès sans l’être aucunement. Sueurs froides flattait votre ego si vous y reconnaissiez Wagner ; The Hours flatte votre ego parce que vous ne vous intéressez pas aux références.
La bande originale que Clint Mansell a composé pour Requiem for a Dream était d’une extrême intensité et délibérément désagréable. Pourtant, hors du contexte de la déchéance stylisée d’Aronofsky, elle est devenue aux trailers de la moitié des années 2000 ce que le BRAAAM est à ceux d’aujourd’hui : une matière sonore rebattue jusqu’à plus soif. Bien qu’elles semblent tirer leur chapeau à la musique la plus savante, les compositions de Mansell ont des visées hyper-commerciales. Hollywood a commencé il y a longtemps à faire de l’argent avec les soupçons d’auteurisme attachés au son minimaliste : les bandes-originales que James Newton-Howard a écrites pour les premiers thrillers de M. Night Shyamalan y étaient pour beaucoup dans l’atmosphère très sérieuse et consciente d’elle-même qu’on a reprochée à ces films. Bien qu’elles excellaient à poser une ambiance, elles ont considérablement alourdi des scénarios qui ne tenaient pas la route comme ceux du Village. En d’autres termes, le minimalisme est le son de la complexité. Et lorsque l’image ou le scénario ne le sont pas, il peut leur donner un éclat particulier ou leur nuire terriblement. Le danger qui guette l’utilisation du BRAAAM n’est donc pas tant de produire de mauvaises bandes-son que d’être utilisé, et usé, par de mauvais films. En tant qu’auditeurs, nous semblons désirer la profondeur, mais nous préférons que cette profondeur se lise en surface. Le son de Zimmer, qui fluctue entre des BRAAAMs à faire trembler la terre et des ondulations délicates à la Philip Glass, est en définitive fait sur-mesure pour l’âge du home cinéma. Le BRAAAM ne stimule pas tant votre matière grise que votre caisson de basse. Son prestige actuel indique seulement que les limites entre l’art et le divertissement sont en cours de renégociation. Faut-il le regretter ou juste répondre avec un grand BRAAAM ?
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « “BRAAAM!”: The Sound that Invaded the Hollywood Soundtrack », paru dans Longreads. Couverture : Illustration de Kjell Reigstad.
L’INCROYABLE HISTOIRE D’ILM
George Lucas, Steven Spielberg, J.J. Abrams, James Cameron et tous les autres racontent l’histoire d’ILM, dont les technologies incroyables ont transformé le cinéma pour toujours.
Personne ne voulait de Star Wars quand George Lucas a commencé à le pitcher à des studios au milieu des années 1970. C’était l’époque de Taxi Driver, de Network et de Serpico ; Hollywood voulait de l’authentique, du drame nerveux, pas des space operas pour mangeurs de pop corn. Mais ça n’était qu’une partie du problème.
Tel qu’il avait été conçu par le jeune réalisateur, Star Wars était tout simplement infaisable. La technologie requise pour porter à l’écran l’univers du film n’existait pas. Finalement, la 20th Century Fox a donné à Lucas 25 000 dollars pour terminer son scénario. Puis, après qu’il a reçu une nomination pour l’Oscar du meilleur film pour American Graffiti, il a obtenu le feu vert pour la production des Adventures of Luke Starkiller, as Taken From the Journal of the Whills, Saga I: The Star Wars. Cependant, le studio n’avait plus de département effets spéciaux : Lucas devait se débrouiller seuil. Il a su s’adapter, et plutôt habilement : Il ne s’est pas contenté de contribuer à l’invention de toute une nouvelle génération d’effets spéciaux. Il a également lancé une entreprise qui allait changer le cours de l’histoire de l’industrie cinématographique. Industrial Light & Magic est née dans un hangar étouffant, derrière l’aéroport de Van Nuys, en Californie, pendant l’été 1975.
Ses premiers employés sortaient tout juste de l’université (diplômés ou pas…), ils étaient débrouillards et débordants d’imagination. On leur a confié l’insigne mission de créer les créatures de Star Wars, les vaisseaux, les tables de contrôles et les caméras. Rien n’a été simple et fait dans les temps, mais le travail magistral des artistes, techniciens et ingénieurs débutants d’ILM est finalement parvenu à transporter le public vers une galaxie lointaine, très lointaine. Alors qu’ILM fêtait son quarantième anniversaire cette année, elle peut se targuer d’avoir créé les effets spéciaux de 317 films. Et ce n’est qu’une partie de l’histoire : à la base, Pixar n’était qu’un ordinateur d’ILM… et Photoshop a été en partie inventé par un employé d’ILM bricolant des programmes pendant son temps libre. Des milliards de lignes de codes ont été écrites là-bas. Entre-temps, ILM a inséré des tentacules dans la barbe de pirates, transformé un homme en mercure et dominé le box office avec des superhéros et des dinosaures conçus par des ordinateurs. Ce qui définit ILM, ce n’est pas une signature visuelle, un sentiment ou un ton – ils en changent à chaque projet. C’est plutôt un infatigable esprit d’innovation que chacun des 43 intervenants interviewés pour reconstituer cette histoire orale a mentionné maintes fois. C’est la Force qui nourrit cette entreprise.