LA PREMIÈRE PARTIE DE L’HISTOIRE
39
Lorsque je l’ai interrogé plus tôt sur son premier meurtre, il mentait. Il m’a répondu qu’il ne s’en rappelait plus car il buvait et prenait beaucoup trop de coke à l’époque, mais en vérité, il s’en souvient très bien. « La première personne que j’ai tuée… c’était à l’époque où j’étais flic. Nous étions en patrouille », dit-il. « Ils ont appelé mon partenaire et lui ont dit que le type qu’on recherchait était dans un centre commercial. Nous sommes allés le choper et nous l’avons fourré dans la voiture. » Deux hommes montent à leur tour dans la voiture, identifient la cible et s’en vont. Ce sont les commanditaires. Lui et son partenaire ont recours au code utilisé par la police pour les homicides : lorsque que le nombre 39 est prononcé, cela signifie qu’il faut tuer la cible. Le type qu’ils ont enlevé a perdu dix kilos de cocaïne qui appartenait aux deux autres hommes. Son partenaire est au volant, lui passe à l’arrière avec la victime. Le type explique qu’il a donné la came à quelqu’un d’autre. À ce moment-là, son partenaire dit « 39 » et il le tue instantanément. « C’était comme automatique », explique-t-il. Ils tournent dans les rues pendant des heures avec le corps, à picoler.
Finalement, ils se rendent dans une zone industrielle, soulèvent un couvercle et jettent le corps dans l’égout. Pour son service, il reçoit 30 grammes de coke, une bouteille de whisky et 1 000 dollars. « Ils m’ont dit que j’avais passé le test. J’avais 18 ans. » Il prend une chambre d’hôtel, tape de la coke et boit sans fermer l’œil pendant quatre jours. « La police fédérale se foutait du fait qu’on soit bourrés. Et si je voulais vraiment qu’on me laisse peinard, il fallait juste que je donne 100 pesos au répartiteur pour être sûr qu’on ne m’appellerait pas. » Après son baptême du feu, il se met au kidnapping et pénètre dans un nouveau monde. Il commence à voyager dans tout le Mexique. Il travaille pour la police, mais dès qu’il reçoit une mission, on lui donne un congé. Quelques-uns des kidnappings auxquels il prend part ont pour objectif d’empocher une rançon. Mais des centaines d’autres avaient un but différent. « Ils me disaient : “Attrape ce type. Il a perdu 200 kilos de marijuana et n’a pas payé.” Je l’attrapais avec ma voiture de police et je le balançais dans une planque. Quelques heures plus tard, on me passait un coup de fil pour me dire qu’il y avait un corps à faire disparaître. » « C’était le début de ma carrière, après que j’ai réussi mon test. Pendant environ trois ans, j’ai voyagé partout au Mexique. Je suis même allé au Quintana Roo, une fois. J’avais toujours une voiture de flic. Parfois on prenait l’avion, mais la plupart du temps on conduisait. On traversait les checkpoints militaires en leur montrant un document officiel qui disait qu’on transportait un prisonnier. Le numéro de dossier était bidon. » Il se fait en quelque sorte le guide touristique d’un Mexique alternatif, un pays où des citoyens sont transbahutés de planque en planque sans qu’on trouve la moindre trace dans les archives des tribunaux ou des agences de renseignement.
Lorsqu’il arrive quelque part, la personne a déjà été kidnappée. Il passe juste récupérer la marchandise. Manipuler les victimes est facile car elles sont terrifiées. « Ils étaient soulagés en voyant qu’il s’agissait d’une voiture de police. Je leur disais : “Ne t’inquiète pas, tout ira bien. Tu vas retrouver ta famille. Si tu ne coopères pas par contre, on te droguera et tu finiras dans le coffre. Je ne peux pas te garantir que tu verras la fin du voyage.” » Sur la route, ils carburent à la coke. Lui et son partenaire se mettent toujours sur leur 31 pour ce genre de missions – l’organisation leur donne cinq ou six costumes neufs tous les trois mois. Ils sont rarement chez eux mais crèchent dans des planques, où on les fournit en drogue et en nourriture. Mais pas en femmes. Business is business.
Les planques
Ils ne font jamais leur travail de flic – ils travaillent à plein temps pour les narcos. C’est sa vraie maison depuis bientôt 20 ans, un autre Mexique qui n’existe pas officiellement et coexiste sans souci avec le gouvernement. Lorsqu’il transporte des êtres humains qui seront plus tard ligotés, torturés et tués, il n’est jamais inquiété par les autorités. En façade, il roule pour le gouvernement, c’est un policier avec huit hommes sous ses ordres. Mais son véritable employeur est l’organisation – qu’il suppose être le cartel de Juárez, mais il ne pose jamais de questions, car les questions peuvent être fatales. Ils lui donnent un salaire, une maison, une voiture. Et une stature. Il estime que 85 % des forces de police travaillaient pour l’organisation. Mais même par temps clair, il aperçoit à peine le cartel qui l’emploie. Il travaille au sein d’une cellule, avec un boss au-dessus de lui, et au-dessus du boss une sphère de pouvoir qu’il ne côtoie pas et dont il ne sait rien. Il estime également que sur cent êtres humains qu’il transportait, deux seulement en revenaient, avec de la chance. Les autres mouraient. Lentement, très lentement.
Dans chaque planque, il y a entre cinq et quinze victimes de kidnapping. Leurs yeux sont bandés en permanence et on tue ceux dont le bandeau a glissé. À des moments, on les installe sur une chaise face à la télévision, leurs yeux sont délivrés des ténèbres pour un bref instant, durant lequel ils regardent des vidéos de leurs enfants qui vont à l’école, de leur femme qui fait les courses et de toute la famille à l’église. Ils voient le monde qu’ils ont laissé derrière eux, et ils savent que ce monde va disparaître. Il sera détruit si l’argent ne vient pas. Les voisins ne se plaignent jamais des planques. Ils voient des voitures de police garées devant et préfèrent la boucler. Les types ont beau devoir un million, quand le travail est fini ils donnent tout, jusqu’au dernier centime de leur fortune. Peut-être qu’on laissera à leur femme une maison et une voiture. Peut-être. Ils restent parfois détenus pendant deux ans. Ils sont battus après chaque repas, afin qu’ils associent la nourriture à la douleur. Il arrive rarement qu’on donne l’ordre de relâcher un prisonnier. Ils sont alors conduits dans un parc les yeux bandés et on leur dit de compter jusqu’à 50 avant de rouvrir les yeux. Même en retrouvant leur liberté, ils s’effondrent en sanglots car ils n’ont plus le moindre espoir d’être relâchés. Ils s’attendent à être assassinés. « Parfois », dit-il, « on autorisait les prisonniers détenus depuis des mois à retirer leur bandeau pour qu’ils puissent nettoyer la planque. Après quelques temps, ils commençaient à penser qu’ils faisaient partie de l’organisation et ils s’identifiaient aux gardes qui les battaient. Certains composaient même des chansons sur leur vie de prisonnier, et ils nous faisaient miroiter toutes les bonnes choses qu’ils s’assureraient de nous donner lorsqu’ils seraient libres. Après les avoir roués de coups, on envoyait à leurs familles des vidéos d’eux en train de supplier face caméra : “Donnez-leur tout !” Après ça, on recevait l’ordre et on les tuait. »
Les paiements sont toujours adressés à l’organisation depuis une ville différente de celle où le prisonnier est détenu. Tout est compartimenté au sein de l’organisation. Il arrive souvent qu’il soit affecté à une planque pendant des semaines sans qu’il adresse un mot aux prisonniers ou qu’il sache qui ils sont. Ça n’a pas d’importance. Ce sont des produits, lui n’est qu’un employé qui suit les ordres. Peu importe combien la famille paye, le prisonnier meurt presque toujours. Quand sa famille a été dépossédée de tout son argent, il n’a plus aucune valeur. Sans compter qu’il pourrait trahir l’organisation. La mort est l’issue logique. Le tueur se tait un moment. Il veut qu’on comprenne bien qu’aujourd’hui, il est dans la même position que les prisonniers qu’il a torturés et tués. Il est en dehors de l’organisation, il représente une menace pour elle et « tous ceux qui ne sont plus d’aucune utilité au boss doivent mourir ». À présent, c’est un homme flottant qui se rappelle le temps où il était fermement ancré dans son monde.
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« Je veux qu’on comprenne bien que j’éprouvais des choses, quand j’étais dans les maisons de torture et que les gens étaient étendus par terre dans leur vomi et leur sang. Mais je n’avais pas la permission de les aider. » Il dit cela avec le plus grand calme. Il alterne entre affirmations de son humanité et explications sur sa façon de garder une attitude professionnelle tandis qu’il kidnappait, torturait et tuait les gens. Il dit qu’il vit dans la crainte aujourd’hui parce qu’il croit en Dieu. Puis il raconte qu’il pouvait faire un beau carton à l’AK-47 sur la cible, à 700 mètres de distance. Il s’est entraîné dans des bases militaires et des académies de police. Il pouvait entrer en utilisant son badge de flic. Il insiste sur le fait que ce travail n’était pas fait pour les amateurs.
La torture, par exemple : il faut savoir jusqu’où aller. Même si vous avez l’intention de tuer la personne à la fin, vous devez agir avec précaution pour obtenir l’information nécessaire. « Ils ont tellement peur », explique-t-il, « qu’ils se montrent généralement coopératifs. Parfois, quand ils réalisent ce qui va leur arriver, ils deviennent agressifs. Ceux-là, vous leur retirez leurs chaussures, vous mouillez leurs vêtements et vous leur collez un fil chaud sous chaque pied pendant 15 secondes. Là, ils comprennent que c’est vous le patron et que vous obtiendrez l’information que vous cherchez. On ne peut pas trop les frapper parce qu’ils deviennent insensibles à la douleur. J’ai vu des gens qui s’étaient faits battre à tel point qu’on pouvait leur enlever les ongles avec une pince sans qu’ils ne sentent rien. » « Vous leur menottez les mains derrière le dos, vous les asseyez dans une chaise face à une ampoule de 100 W et vous leur posez des questions sur leurs boulots, le nombre et l’âge de leurs enfants, toutes les choses sur lesquelles vous avez fait des recherches et dont vous connaissez déjà la réponse. À chaque fois qu’ils mentent, vous leur donnez un coup d’aiguillon pour bétail électrique. Une fois qu’ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas mentir, vous commencez à leur poser les vraies questions. Combien de cargaisons ils ont transportées aux États-Unis, pour qui ils travaillent et pourquoi ils refusent de payer votre boss – quand c’est le cas. » « À ce moment-là, ils feront de leur mieux pour répondre à toutes les questions. Après on les tabasse à nouveau et on les laisse se reposer. On leur montre ces vidéos de leur famille. Là, ils vous donnent tout ce que vous demandez et bien plus. Maintenant que vous avez un réel avantage, vous vous en servez pour cibler des hangars et voler des cargaisons, mettre la main sur d’autres personnes avec lesquelles ils travaillent, puis vous refaites des vidéos de leur famille et recommencez le processus. On sait bien que les familles n’iront pas parler à la police, car ils savent que le type trempe dans de sales affaires. Mais s’ils le disent à la police malgré tout, on le sait instantanément parce qu’on travaille avec eux. On fait partie de l’unité de lutte contre le kidnapping… Parfois, les personnes kidnappées sont tuées sur le champ parce qu’ils ne valent plus rien après qu’on a pris leur bijoux et leur caisse. Ce genre de prises sont distribuées entre les gars de l’unité, qui sont entre cinq et huit. Le plus dur, c’est de tuer les types, car il faut creuser un trou pour les enterrer. Les gens commettent généralement deux erreurs. Soit ils ne payent pas la personne qui contrôle le quartier, la ville. Soit ils rêvaient d’être plus gros que le boss. » Mais tout cela n’a que peu d’importance car il ne demande jamais aux gens pourquoi ils ont été kidnappés, ni qui ils sont vraiment. Ils ne sont qu’un produit et il n’est qu’un employé. Leurs cris sont un simple bruit de fond, comme sur un chantier. Tout comme le fait de les rassurer ou de les transporter d’une planque à l’autre : ça fait simplement partie du boulot.
L’exécution
Il y a une deuxième catégorie de kidnapping, qu’il trouve presque embarrassante. La femme d’un type a une aventure avec son coach personnel, donc vous kidnappez le coach et le tuez. Ou bien un type a une petite amie super mignonne et un autre type la veut, alors vous tuez le petit ami pour lui récupérer la fille. « Je recevais les ordres et je devais les tuer. Les boss ne savent pas où placer la limite. S’ils ont envie d’une femme, ils la prennent. S’ils ont envie d’une voiture, ils la prennent. Ils n’ont pas de limites. »
Les massacres qui ont lieu à Juárez le scandalisent car ils sont perpétrés par des amateurs.
Il déteste les gens qui aiment tuer. Ce ne sont pas des pros. Les vrais sicarios tuent pour l’argent. Mais certaines personnes tuent pour le plaisir. « Certains types disent : “Tiens, j’ai tué personne depuis une semaine.” Alors ils sortent et tuent quelqu’un. Ce genre de personnes n’ont pas leur place dans le crime organisé. Ce sont des fous. Si vous découvrez un type de ce genre dans votre unité, vous le tuez. Les gens dont vous avez besoin sont des flics ou des anciens flics : des tueurs entraînés. » C’est un sujet délicat à aborder pour lui. Les massacres qui ont lieu à Juárez le scandalisent car trop de ces assassinats sont perpétrés par des amateurs, des gamins qui imitent les sicarios. Il est consterné par le nombre de balles utilisées pour une seule exécution. C’est la preuve d’un manque criant d’entraînement et de compétences. Les vrais tueurs tirent à l’emplacement exact de la serrure de la voiture, car un tir de ce genre atteint immédiatement le torse du conducteur. Il a été deux fois ralenti par des véhicules blindés, mais la solution est de tirer une rafale de munitions chemisées au même point : les balles transpercent le blindage. Un assassinat ne doit pas prendre plus d’une minute. Mais même ses boulots les plus difficiles contre des véhicules blindés lui en ont pris moins de trois. Un vrai sicario, insiste-t-il, ne tue pas les femmes ou les enfants. À moins que les femmes ne soient des informatrices qui travaillent pour la DEA ou le FBI. Il doit me faire un schéma. Une véritable exécution demande d’être planifiée.
D’abord, les Yeux étudient la cible pendant plusieurs jours, souvent plus d’une semaine. Un programme précis de ses habitudes est dressé : l’heure à laquelle il se lève, à laquelle il part travailler, à laquelle il rentre chez lui… sa routine est précisément enregistrée par les Yeux. Puis l’Esprit prend la relève. Il étudie les habitudes du type ailleurs en ville : sa journée de travail, les endroits où il déjeune, où il sort boire un verre, la fréquence à laquelle il rend visite à sa maîtresse, où elle vit et quelles sont ses habitudes. Entre le travail des Yeux et celui de l’Esprit, on peut dresser un portrait. Il y a ensuite une réunion de l’équipe, constituée de six à huit personnes. Il y a deux voitures de police et deux autres pleines de sicarios. Une rue est choisie pour exécuter la cible, qu’on peut bloquer facilement. Le timing est établi minutieusement et l’assassinat a lieu à quelques pâtés de maison d’une planque – facile étant donné qu’il y en a partout en ville. Il prend un stylo et commence à dessiner. La voiture de tête est une voiture de police. Puis vient une voiture de sicarios. Après elle se trouve la voiture conduite par la cible, suivie de près par une autre voiture de sicarios. Enfin, la deuxième voiture de police ferme la marche. Durant l’exécution, les Yeux observent et l’Esprit s’occupe des radios. Quand la cible pénètre dans la zone désignée pour le meurtre, la voiture de police de tête pile et bloque la rue. La première voiture de sicarios ralentit, tandis que la seconde s’arrête derrière la cible et lui tire dessus. La dernière voiture de police bloque l’autre extrémité de la rue. La manœuvre doit prendre moins de 30 secondes. Un homme sort et donne le coup de grâce à la victime criblée de balles. Puis tout le monde se disperse. La voiture des tueurs file vers la planque et ils laissent le véhicule dans un garage. Il est ensuite amené chez un garagiste qui travaille pour l’organisation, repeint et vendu à une autre unité de l’organisation. Les tueurs récupèrent une voiture à la planque et retournent souvent sur les lieux du crime pour voir si tout s’est bien passé. Il dessine tout cela avec exactitude, chaque rectangle tracé nettement représentant une voiture. La voiture de la cible est coloriée en vert. Les flèches indiquent la façon dont chaque véhicule se déplace. Comme une équation sur un tableau noir.
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Il se redresse et se laisse aller en arrière, son visage exprimant presque la satisfaction du travail bien fait. C’est de cette façon qu’un vrai sicario effectue son travail. Dans une opération idéale, aucune cible ne survit. Si un membre du groupe est blessé, on le conduit dans un des hôpitaux de l’organisation. « Si vous pouvez acheter un gouverneur, vous pouvez bien acheter un hôpital. » « Je n’ai jamais su les noms des gens avec lesquels je travaillais », poursuit-il. « Il y avait un type qui chapeautait notre groupe et il savait tout. Mais si ton boulot est d’exécuter des gens, c’est tout ce que tu fais. Tu ne sais pas qui ni pourquoi. Je pouvais me retrouver pendant un mois dans la planque avec les gens kidnappés et ne jamais leur parler. Et quand on me disait de les tuer, je les tuais. On les emmenait à l’endroit où ils devaient être exécutés et on leur enlevait leurs vêtements. On les tuait exactement de la façon dont on nous disait de les tuer – une balle dans la nuque, de la chaux sur les corps. Des fois, vous tuez des gens en les étranglant. Ils arrêtent de respirer et le téléphone sonne : “Ne les tuez pas.” À ce moment-là, mieux vaut savoir comment ressusciter quelqu’un si vous ne voulez pas être tué vous-même, car le boss ne fait jamais d’erreur. » Tout est confiné, hermétiquement clos. Pendant un temps, l’organisation fait appel à des gamins tarés pour voler des bagnoles, mais les mômes – ils devaient être une quarantaine – deviennent arrogants. Ils parlent trop et vendent de la came dans les boîtes de nuit. Ces agissements contreviennent à un accord entre le cartel et le gouverneur de Chihuahua pour que la ville se taise. Voilà pourquoi une nuit, il y a 15 ans de cela, 50 policiers et 150 hommes de l’organisation, ont rassemblé tous les jeunes sur l’Avenida Juárez. Ils n’ont pas été torturés. Ils ont été tués d’une seule balle dans la tête et enterrés dans un grand trou. « Non », dit-il. « Je ne te dirai pas où se trouve le trou. » Il a du mal à se rappeler certaines choses. « Je me levais le matin et je prenais une trace », raconte-t-il. « Après je descendais un verre de whisky. Puis j’allais manger. Je dormais rarement plus de quelques heures, l’histoire d’une sieste. Difficile de dormir en temps de guerre. Même quand j’avais les yeux fermés, j’étais en alerte. Je dormais avec un AK-47 chargé d’un côté et un .38 de l’autre. Les sécurités étaient toujours retirées. » Il me demande si je connais les death houses, les « maisons de la mort ». « Ça prendrait un livre entier de tout dire sur les death houses. Crois-moi, je connais les planques où sont enterrées 600 cadavres à Juárez. Je connais une death house qu’ils n’ont jamais découverte qui contient 56 cadavres. Il y a aussi un rancho dans lequel les autorités disent avoir trouvé deux corps, mais je sais qu’il y en a 32 là-bas. Si la police menait vraiment l’enquête, ils trouveraient les corps. Mais visiblement, on ne peut pas se fier à la police… » Il veut surtout savoir ce que je sais des deux maisons de la mort qui ont été découvertes à l’hiver dernier. Je lui dis que l’une contenait neuf cadavres, l’autre 36. Non, non, insiste-t-il, la seconde en contenait 38, dont deux sont des femmes. Il me dessine soigneusement le plan de cette deuxième maison. L’une des femmes, explique-t-il, a été tuée parce qu’elle parlait trop. L’autre, c’était une erreur. Cela arrive, même si les boss refusent de l’admettre. La maison aux 38 morts revient souvent dans la conversation. Je me rappelle que je me tenais debout dans cette rue crasseuse à l’époque, tandis que les autorités mettaient en scène leur découverte macabre. À 800 m de là se trouvait un hôpital où des gens blessés par des tirs de mitraillette avaient été conduits, au printemps.
Mais les tueurs ont suivi l’ambulance et ils les ont tués une fois arrivés aux urgences. Ils se sont aussi occupés de leurs familles dans la salle d’attente. « Les narcos », dit-il pour que je comprenne bien, « ont des informateurs dans la DEA et le FBI. Ils travaillent jusqu’au jour où ils deviennent inutiles. Alors on les tue. » Quant à ceux qui informent le FBI et la DEA, « ils meurent salement ». Il m’explique. « Ils ont été amenés les mains menottées dans le dos à la death house où ils ont trouvé 36 cadavres. On leur mettait un t-shirt trempé d’essence sur le dos et on y mettait le feu. Après quelques temps, on les retirait et la peau venait avec. Les hommes hurlaient comme du bétail qu’on égorge. On leur injectait une drogue pour qu’ils ne perdent pas conscience. Puis ils leur ont mis de l’alcool sur les testicules avant d’y mettre le feu. Ils sautaient tellement haut ! Ils avaient beau être menottés, je n’ai jamais vu des gens sauter si haut. » On dérive encore, tous les masques sont tombés à présent. Le vétéran, le sicario professionnel, me donne tous les détails d’une mission importante qu’on lui a confiée. « Leurs dos étaient comme du cuir, ils ne saignaient pas. Ils ont mis des sacs plastique sur leurs tête pour les étouffer, puis ils les ont ramenés à la vie en leur passant de l’alcool sous le nez. » « La seule chose qu’ils nous ont dit, c’était : “On se reverra en enfer.” »
« Ça a duré pendant trois jours. Ils sentaient terriblement mauvais à cause des brûlures. On a fait venir un docteur pour les garder en vie. Ils voulaient qu’ils vivent un jour de plus. Au bout d’un moment ils ont commencé à chier du sang. Alors ils leur ont enfilé des manches à balais dans le cul. Le deuxième jour, quelqu’un est venu et leur a dit : “Je vous avais dit que ça allait arriver.” » « Ils l’ont supplié qu’on les tue. » « Les types sont restés vivants pendant trois jours de plus. Le docteur continuait à leur faire des injections pour les maintenir en vie, il devait travailler dur. Ils ont fini par mourir de cette torture. » « Ils n’ont jamais appelé Dieu à l’aide. Ils se contentaient juste de répéter qu’ils nous retrouveraient en enfer. » « Je les ai enterrés face contre terre sous des tonnes de chaux. » Il est excité. Ça lui revient complètement. Il peut sentir la pelle dans sa main.
Le loup et l’agneau
Il est calme à présent. Il ne revit cette période maudite que pour moi, dit-il. Il rassemble ses différents dessins, regarde les schémas verts qu’il a dessinés, puis les déchire lentement en petits carrés jusqu’à ce que les feuilles ne puissent plus jamais êtres reconstruites. Jusqu’à la fin de l’année 2006, il œuvre partout au Mexique pour différents groupes qui travaillent généralement ensemble. Il y a quelques moments difficiles, quand d’autres ont essayé de s’emparer de Juárez et qu’il a fallu les cravater. Mais en règle générale, sa vie est paisible. Si calme qu’il n’a jamais ressenti le besoin de savoir pour qui il travaillait.
« Je recevais mes ordres de deux personnes. Ils me commandaient. Je n’ai jamais su pour quel cartel je travaillais. Je n’ai jamais rencontré aucun des boss, donc quand la guerre a éclaté entre Vicente Carrillo et Chapo Guzmán en 2006, je ne savais pas pour lequel des deux je tuais. Et les ordres pouvaient se croiser d’un groupe à l’autre. J’évoluais au sein d’une cellule et je ne faisais que recevoir des ordres. En 30 minutes à Juárez, 60 hommes surentraînés et lourdement armés peuvent se rassembler dans une trentaine de voitures et parcourir la ville pour une démonstration de force. » « À mon niveau, on a commencé à recevoir l’ordre de tirer à vue sur nos anciens collègues. » Il est kidnappé mais on le relâche une heure après. Une expérience déstabilisante après laquelle il commence à songer à échapper à cette vie. Mais ce n’est pas une décision facile, car si vous abandonnez, vous êtes assassiné. Alors que la guerre prend de l’ampleur, il commence à se tenir à distance des gens qu’il connaît et avec qui il travaille. Il essaie de disparaître. À ce moment-là, un tiers des gens qu’il connaît ont été tués. « Ils ont été jugés inutiles et abattus. » Il ne connaît pas le boss, il n’est même plus sûr de savoir qui est son patron. Il boit chez lui. Les rues sont trop dangereuses. De nouvelles têtes débarquent, il ne les connaît pas. Il n’est plus en sécurité. Alors il s’échappe. Il se confie à un ami, qui le trahit. Il s’interrompt un moment. Il sait qu’il a commis une erreur fatale. Il a violé une règle fondamentale : on ne peut être trahi que par quelqu’un en qui on a confiance. L’unique façon de survivre est de ne croire en personne. Mais il y a une parcelle d’humanité en chacun d’entre nous et on finit toujours par avoir besoin de s’en remettre à quelqu’un, d’appeler cette personne un ami et de partager ce qu’on ressent. C’est un besoin fatal. C’est ce besoin qu’il a exploité pendant des années, avec lequel il jouait lorsqu’il faisait monter les gens dans sa voiture de police et qu’il leur disait que tout se passerait bien s’ils coopéraient, qu’ils reverraient bientôt leur famille s’ils se tenaient tranquilles. Et Dieu sait qu’ils le croyaient. Ils ne disaient pas un mot en traversant les checkpoints. Ils ne disaient à personne qu’ils avaient été kidnappés. Dans les planques aussi, ils lui faisaient confiance. Ils aidaient à laver le sol, à nettoyer le vomi et le sang. Ils composaient des chansons. Ils lui faisaient confiance jusqu’à l’instant où il les étranglait. Son ami le balance. Il est capturé à 22 h et cette fois on le retient jusqu’à 3 h du matin. Mais quelque chose a changé en lui. Quatre hommes l’emmènent dans une planque. Ils lui enlèvent ses vêtements et le laissent en short. Ils attrapent des boules de billard et le battent. Mais il voit bien que ce sont des amateurs. Ils ne lui passent même pas les menottes, ce qui le perturbe. Il est fait prisonnier par des kidnappeurs de seconde zone. Pendant qu’ils le frappent, il prie et prie encore. Il rit, aussi, car il est effaré par leur incompétence. Ils ne l’ont pas attaché et leurs coups ne le mettent pas hors service. Il les jauge et dans sa tête, prépare un plan pour les tuer l’un après l’autre.
Ils braquent des fusils sur lui. Il ne cesse pas de rire.
En même temps, il prie Dieu de ne pas le laisser les tuer, il veut en finir avec cette vie de meurtre. Alors qu’il est assis devant moi dans cette chambre, à boire du café en se rappelant cet instant, son visage s’illumine. Il est passionné à présent. Il approche de son salut. Certaines personnes disent accepter le Christ en eux, dit-il, mais à ce moment précis il se sent envahi tout entier par une acceptation totale. Ils braquent des fusils sur lui. Il ne cesse pas de rire. « J’avais peur », explique-t-il. « J’ai réalisé qu’il fallait que je les tue tous. » Deux des hommes armés sont partis. Un autre est aux toilettes. Il ne quitte pas des yeux le dernier. « Le type me dit : “Je n’ai pas de problème avec toi. Un jour, tu m’as dit de faire attention ou ils me tueraient. Tu m’as rendu service.” » « Dieu a répondu à ma prière. Je ne voulais pas les tuer, même si je savais que je pouvais le faire rapidement. Le gars m’a tourné le dos et m’a dit : “Pars, fous le camp !” » Il ouvre la porte et court, sans chaussures ni vêtements.
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Son visage est sévère à présent. Il y est finalement arrivé, à ce moment qui lui a permis de raconter les kidnappings, les tortures, les meurtres. Il dit tout. Il croit en Dieu et il a la profonde conviction que n’importe qui peut être racheté. Qu’il est possible de quitter l’organisation et de survivre. Ses pensées s’emmêlent lorsqu’il parle. Il parle de salut, mais il ressent l’adrénaline de ses meurtres. La fierté d’être craint. Il est entré dans la police lorsque Oropeza, le médecin journaliste, a été tué. Ses assassins, se rappelle-t-il à présent, étaient ses mentors, ses professeurs. Il se rappelle qu’après le meurtre, le gouverneur de l’État a annoncé l’ouverture d’une grande enquête pour mettre la main sur les tueurs. L’un d’eux, un collègue policier, est resté bien sagement dans son commissariat jusqu’à ce que les choses se tassent. Il est excité tandis qu’il revit le passé.
« L’unique raison pour laquelle je suis ici, c’est que Dieu m’a sauvé. Je me suis repenti. Après toutes ces années, je peux enfin te parler. Il faut que je me débarrasse de ce passé. Il est mort à mes yeux. Il faut que tu l’écrives pour que les autres sicarios sachent qu’il est possible de partir. Ils doivent savoir que Dieu peut les aider. Ce ne sont pas des monstres. Ils ont été entraînés comme le sont les forces spéciales dans l’armée. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’ils ont été entraînés pour servir le diable. » « Imagine avoir 19 ans et avoir la possibilité d’appeler un avion pour qu’il vienne te chercher. J’aimais le pouvoir. Je n’avais jamais réalisé avant que Dieu me parle que je pouvais m’en sortir. Pourtant, même cette délivrance, je reste un loup. Je ne peux pas devenir un agneau. Je reste quelqu’un de mauvais, mais à présent j’ai Dieu à mes côtés. » Il m’étudie alors que je prends note de ses paroles dans un carnet noir. Son corps semble surgir au-dessus de la table. C’est le moment, comme dans toutes les histoires, où chacun découvre qui il est vraiment. Il prend la parole. « Je viens de revivre quelque chose que je n’aurais jamais dû rouvrir. Es-tu le bon medium pour toucher les autres ? J’ai prié Dieu pour savoir ce que je devais faire. Et tu es la réponse. Tu vas écrire cette histoire car c’est le dessein de Dieu. » « Dieu t’a donné cette mission. » « Personne ne comprendra jamais cette histoire à part ceux qui ont vécu cette vie. Et Dieu te dira comment l’écrire. » Puis nous nous étreignons et prions. Je peux sentir sa main sonder mon épaule, il cherche à détecter la puissance du Seigneur en moi. J’ai du travail à présent. Nous nous séparons. Sur le parking, il se déplace avec une agilité nouvelle, il est en état de grâce. Le soleil flamboie dans le ciel, d’un bleu étincelant. La vie semble belle. Ses yeux s’apaisent et il rit. Puis je le vois qui mémorise ma plaque d’immatriculation dans un regard entraîné. Il m’a dit s’être baigné dans le sang de l’agneau, mais ses yeux restent ceux d’un loup.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Antoine Coste Dombre d’après l’article « The sicario: A Juárez hit man speaks », paru dans le magazine Harper’s. Couverture : Les armes d’un membre des cartels.