Le sicario
Je suis prêt à l’entendre raconter l’histoire de tous les hommes qui ont vu son visage avant de mourir. Je buvais un café en réfléchissant aux questions que j’allais lui poser quand un journaliste de Juárez, spécialiste des affaires criminelles, s’est fait assassiner devant sa fille de huit ans. Ils étaient assis dans sa voiture pendant que le moteur chauffait. Ce matin-là, alors que je me rendais sur les lieux, une Toyota m’a dépassé. Elle portait un gros autocollant « I ♥ LOVE » en forme de cœur. Ce matin-là, j’ai tenté de me souvenir comment j’avais décroché cette entrevue. Je me trouvais dans un bled à l’écart de tout quand ce type m’a raconté l’histoire du tueur et la façon dont il l’a planqué. Il m’a confié qu’au début, il avait peur de lui, mais il lui était extrêmement utile. Il nettoyait la maison, cuisinait les repas et n’hésitait pas à se mettre à quatre pattes pour lui cirer les pompes. Il lui a rendu service en le prenant. « Je veux le rencontrer. Je veux coucher son histoire sur le papier », ai-je dit. Et j’y suis allé. L’homme que je suis venu voir a insisté : « Tu ne me connais pas. Personne ne peut me pardonner pour ce que j’ai fait. » Il est fier de son travail. Les bons tueurs visent une zone précise de la portière d’une voiture. Ils ne truffent pas le véhicule de balles, non, ils tirent dans un seul endroit de la portière pour toucher le torse du conducteur. Le reporter est mort de cette façon. Dix coups de 9 mm et pas une seule balle n’a frôlé sa fille de huit ans. J’attends le tueur. Sa dextérité m’impressionne. Je reçois le premier appel à 9 h pour me dire que le prochain aura lieu à 10 h 05. Je roule 80 kilomètres de plus et attends. À 10 h 05, il me dit d’attendre 11 h 30. À 11 h 30, pas d’appel. Je continue d’attendre. Je me trouve à côté d’une salle d’arcade dans laquelle des hommes cherchent à exercer un peu de pouvoir sur un monde virtuel. À l’intérieur du café, tout est calme et bien tenu. Je suis dans un pays sûr. Je ne révélerai pas le nom de la ville, mais elle se trouve loin de Juárez, en aval d’un fleuve. À midi, l’appel arrive enfin. Nous nous rencontrons sur un parking. Nos voitures sont collées l’une à l’autre, les fenêtres conducteur se faisant face, comme font les flics. Je lui tends des photographies. Il y jette rapidement un coup d’œil et me dit de le suivre dans une pizzeria. Une fois là-bas, il m’explique qu’il vaudrait mieux trouver un endroit calme car il parle très fort. Nous louons une chambre d’hôtel. Rien de tout ça ne peut être planifié, car je risquerais de lui tendre un piège.
Une fois dans la chambre, il regarde à nouveau les photos, des images qui ne sont jamais parues dans la presse. Il pointe du doigt un homme qui se tient au-dessus d’un corps à moitié enterré et dit : « Cette photo peut te faire tuer. » Je lui montre la photo de la femme. Elle est jolie dans sa tenue blanche et son maquillage est parfait. Du sang coule de sa bouche et son visage est éclairé par la lumière du petit matin. Cette photo a marqué ma vie. Il y a longtemps, je l’ai publiée dans un magazine. Le lendemain, mon éditeur a reçu un appel d’un homme terrifié – le frère de la femme sur la photo. « Vous essayez de nous faire tuer, moi et ma famille ? » beuglait-il au bout du fil. Je me souviens que l’éditeur m’a appelé à son tour pour me demander ce qu’il voulait dire par là. « Exactement ce qu’il a dit », ai-je répondu. À présent, l’homme la regarde et m’explique qu’il s’agissait de la petite amie du chef des sicarios de Juárez. Les types à la tête du cartel trouvaient qu’elle parlait trop. Non pas qu’elle ait balancé qui que ce soit. Ils trouvaient juste qu’elle parlait trop. Alors ils ont demandé à son petit ami de la tuer, et il l’a fait. C’était ça où il crevait. « Sicario » est un mot ancien. Le terme sicaire (sicario) remonte au temps où les Romains étaient en Palestine. À cette époque, une secte juive, les Sicarii, utilisaient des dagues (sicae) dissimulées pour assassiner les Romains ou leurs partisans. Il se penche en avant. « Amado et Vicente », les deux frères qui ont successivement dirigé le cartel de Juárez, « te tueraient sans hésiter sur un simple soupçon », souffle-t-il.
Ces photos peuvent te faire tuer. Ces mots peuvent te faire tuer. Ça arrivera et tu mourras sans raison apparente, comme un objet fragile qu’on fait tomber par terre. Oui, je me sens tomber dans une sorte de puits, un endroit sombre qui vrombit sous la ville et sa vie de tous les jours. Dans cet endroit, la réalité est plus crue et les faits absolus. En cet instant, j’ai l’impression d’avoir vécu jusqu’ici dans une fiction faite de lois, de théories et d’événements logiques. À présent, j’entre dans un royaume où les gens sont tués sur un caprice et où une belle femme peut être retrouvée gisant dans la poussière, un filet de sang aux lèvres, sans que le motif de son assassinat n’explique quoi que ce soit. J’ai travaillé des années pour en arriver là. Les tueurs, j’en ai vu d’autres. Une fois, j’ai fait la fête pendant cinq jours dans un hôtel mexicain avec 200 tueurs armés jusqu’aux dents. Mais cette fois-là, ils n’avaient aucune envie de parler de leurs meurtres. Lui, c’est différent. Vous ne le verriez jamais venir. C’est un homme de taille moyenne qui s’habille comme un ouvrier, avec de grosses chaussures et un bonnet de laine. S’il se tenait près de vous dans une file d’attente, vous seriez incapable de le décrire cinq minutes plus tard. Rien n’attire l’attention chez lui. Rien. Il a les doigts épais et de grandes mains. Son visage est dénué d’expressions. Sa voix est profonde mais monocorde. Il vit sans se faire remarquer. C’est en partie comme ça qu’il tue. « Juárez est un cimetière. J’y ai creusé les tombes de 250 corps », dit-il. Je hoche de la tête car je sais de quoi il parle. Les morts, les 250 cadavres, sont pour lui des détails, des gens qu’il a fait disparaître et qu’il a mis dans des trous creusés dans les death houses, les maisons de la mort. La ville est constellée de ces tombes secrètes.
Aujourd’hui même, les autorités ont découvert un squelette. À partir des vêtements pourris, les experts ont pu relier les os à ceux d’un homme de 25 ans. Un corps parmi les légions de morts cachés dans les murs de Juárez. C’est pour ça que je suis ici. J’ai passé vingt ans à attendre ce moment, tout en essayant de ne pas finir enterré dans un de ces trous. Il y a longtemps, à cette fête avec les 200 tueurs, un policier mexicain voulait me tuer. Mon hôte l’a arrêté et c’est ce qui m’a permis de continuer ma vie – une vie en lambeaux. Si je suis venu dans cette chambre, c’est pour faire resurgir les morts, les milliers d’âmes qui ont été volées sous ma garde vigilante. J’ai publié deux livres sur les massacres qui ont eu lieu dans cette ville. J’y ai enquêté de 1995, quand les homicides sont passés à 200 ou 300 par an, jusqu’en 2008 et 1 607 morts assassinés. Ce ne sont là que les chiffres officiels, personne ne garde vraiment la trace de ceux qui disparaissent et dont on n’entend plus jamais parler. Je suis prisonnier de tous ces meurtres. Nous nous asseyons autour d’une table ronde en bois, avec un interprète. Les rideaux sont tirés. « Tout ce que je dis ne sort pas de cette chambre », dit-il.
J’acquiesce et continue de prendre des notes. C’est comme ça que notre entretien commence : rien ne doit sortir de cette chambre, même si je prends des notes et qu’il sait que je vais publier ce qu’il dit, car je le lui ai dit. Nous entrons dans une zone où aucun de nous deux n’a jamais pénétré. Je ne dois rien répéter de ce qu’il me dit, même si je lui dis que je le ferai. Rien ne doit quitter cette pièce, même s’il me voit prendre des notes dans un carnet noir. Je ne sais même pas son nom, et je ne peux pas vérifier en détail ce qu’il raconte. Mais ce tueur est devant moi aujourd’hui grâce à un homme qui s’est servi de lui dans le passé, un ancien membre du cartel et officier de police, qui lui rend aujourd’hui un inestimable service. Il me demande de toucher le triceps de son bras droit. Il est gonflé comme un pneu. Puis je dois faire de même avec son bras gauche. Je ne sens rien. Il se lève et me fait une clé de bras, comme s’il voulait m’étouffer. Je sens qu’il pourrait me briser le cou comme une simple brindille. Après sa démonstration, il se rassied. Je lui demande combien il demanderait pour me tuer. Il me donne une estimation : « Au mieux, 5 000 dollars, probablement moins. Tu es faible et tu n’as aucune connexion avec des gens puissants. Personne ne se lancerait à ma poursuite si je te tuais. » Nous pouvons commencer.
Un nouveau monde
Je lui demande comment il est devenu tueur. « Mon bras a grossi », dit-il avec un sourire. Il prend un morceau de papier, dessine cinq lignes verticales et écrit dans les espaces à l’encre verte : enfance, police, narco, Dieu. Les quatre phases de sa vie. Puis il raye ce qu’il vient d’écrire jusqu’à ce que la page soit entièrement recouverte d’encre. Il ne doit laisser aucune trace. Il ne peut pas se départir totalement des habitudes prises durant sa carrière. Je tends la main pour récupérer le bout de papier mais il le subtilise avant. Il se met à rire. Je crois qu’il rit de nous deux. « Quand j’ai commencé à croire en Dieu », dit-il, « je vivais dans le royaume des morts. » Il insiste sur le fait qu’il a eu une enfance normale. Il ne tolérera pas l’explication trop simple qui consisterait à dire qu’il est le produit d’une maltraitance. « Nous étions très pauvres, nous vivions dans le besoin », raconte-t-il. « Nous sommes venus à la frontière depuis le sud du pays pour survivre. Mes proches sont allés dans les maquilas [les usines proches de la frontière américaine], je suis allé à l’université. Mon père ne me maltraitait pas. Il travaillait, c’était un vrai bosseur. Il commençait à l’usine à six heures du matin et travaillait jusqu’à six heures du soir, six jours par semaine. Le reste du temps, il dormait. Ma mère devait jouer à la fois le rôle du père et de la mère. Elle faisait des ménages à El Paso trois jours par semaine. Ils avaient douze enfants à nourrir. » Il s’interrompt un moment pour voir si je comprends bien. Il ne veut pas que je le présente comme une victime, ni de la pauvreté, ni de ses parents. Il est devenu tueur parce que c’était une façon de vivre, pas à cause d’un traumatisme. Il a le regard clair et lucide. Un regard froid. « Une fois, mon père m’a emmené au cirque avec mes trois frères. Nous avons amené des piments et des cookies de la maison pour ne pas dépenser d’argent. Ça a été la plus belle journée de ma vie. Et la seule fois où je suis allé quelque part avec mon père. »
Nous passons maintenant à l’époque où il a commencé à travailler pour le diable. Il est au lycée lorsque la police les recrutent, ses amis et lui. Ils sont payés 50 dollars pour traverser le pont en voiture et abandonner les caisses à El Paso. On ne leur dit pas ce qu’elles contiennent et ils n’ont jamais demandé. Après la livraison, on les emmène dans un motel où il y a toujours de la cocaïne et des femmes à disposition. Il quitte l’université car il n’a pas d’argent. La police reprend contact avec ses amis, qui ont déjà transporté de la drogue à El Paso pour eux. Toute la bande est envoyée à l’académie de police. Dans son cas, le maire de Juárez doit intervenir pour le faire entrer, car il n’a que 17 ans. « On était payé environ 150 pesos par mois en tant que cadets, mais on avait un bonus de 1 000 dollars par mois qui venait d’El Paso. De la drogue et de l’alcool arrivaient tous les jours à l’académie pour faire la fête. Tous les week-ends, on soudoyait les gardes pour aller à El Paso. J’ai été envoyé à l’école du FBI aux États-Unis où on m’a appris à détecter la drogue, les armes et les véhicules volés. C’était une excellente formation. » Après son diplôme, personne ne veut de lui dans les différents départements de police, car il est trop jeune. Mais les forces de l’ordre américaines insistent pour qu’on lui donne un poste de commandement. C’est chose faite. « J’avais huit personnes sous mes ordres », dit-il. « Deux d’entre eux étaient des gens honnêtes et bons. Les six autres trempaient dans la drogue et les kidnappings. »
Deux unités de la police fédérale de Juárez sont spécialisées dans l’enlèvement, et la sienne est l’une d’elles. Officiellement, il s’agit d’unités de lutte contre le kidnapping. En pratique, la première unité enlevait une personne et la remettait à la seconde, qui se chargeait de la tuer. Une procédure moins chronophage que de garder l’otage jusqu’à ce que la rançon soit payée. Parfois, ils faisaient semblant de retrouver le corps quelques jours après l’enlèvement. C’est comme ça que les choses se passaient dans le Juárez bien ordonné qu’il a connu autrefois. Puis en juillet 1997, le chef du cartel de Juárez meurt. La disparition d’Amado Carrillo Fuentes a l’effet d’un tremblement de terre. L’ordre se fait la malle. Les versements effectués depuis un compte américain s’arrêtent. Chaque unité doit se débrouiller seule. « Je ne sais pas vraiment quand et comment je suis devenu sicario », dit-il. « Au départ, je ramassais des types pour les livrer aux tueurs. Et puis mon bras a grossi, à force d’étrangler des gens. Je pouvais me faire 20 000 dollars en un seul meurtre. » Avant la mort de Carrillo, il n’était pas facile pour lui de passer de la coke à Juárez, car « si vous coupiez un kilo, vous étiez mort ». Son équipe et lui traversaient le pont d’El Paso pour faire du fric. Il était alors à la tête d’un groupe de ravisseurs et de tueurs, travaillait pour un cartel qui stockait des tonnes de cocaïne dans les entrepôts de Juárez, et devait passer aux États-Unis pour se procurer ses drogues.
Il devient un nouvel homme dans un nouveau monde.
Après la mort de Carrillo, rien n’est plus pareil. Il tombe en moins de deux dans la coke, les amphétamines et l’alcool, il peut rester debout une semaine entière. Il acquiert progressivement l’ensemble de ses compétences : étranglement, meurtre au couteau, à l’arme à feu, barrages de voitures, torture, enlèvement et simplement la capacité de faire disparaître les gens et de les enterrer dans des trous. Il évoque l’affaire Victor Manuel Oropeza, un médecin qui a écrit un article pour un journal dans lequel il faisait le lien entre la police et le monde de la drogue. Il a été tué à coups de couteaux dans son bureau en 1991. « Les gens qui l’ont tué m’ont appris un chose : les sicarios ne naissent pas, on les fabrique. » Il devient alors un nouvel homme; dans un nouveau monde.
La machine de mort
Aux yeux du gouvernement américain, l’industrie de la drogue au Mexique est très organisée, les cartels sont structurés comme des grandes entreprises et tiennent peut-être même des réunions mensuelles. Mais sur le terrain pour le sicario, il n’y a aucune structure. Il tue à travers tout le Mexique, travaille avec différents groupes, mais il est incapable de relier les points. Il ne rencontre jamais les personnes aux commandes et ne pose jamais de questions. Il visite les différents avant-postes de cet empire souterrain, mais sans aucune carte ni ordres de sa direction. Il travaille au sein d’une cellule et ne peut trahir que la poignée de personnes qui évoluent dans la même cellule. Il ne pourra jamais savoir avec certitude quel cartel le paie. Il me parle d’un des chefs, un adjoint de Vicente Carrillo Fuentes, l’actuel dirigeant du cartel de Juárez. « Un homme rempli de haine, qui déteste même sa propre famille. Il était capable d’éventrer un bébé devant son père juste pour le faire parler. » Il dit que cet homme est une bête. Il dérive à présent et se replonge dans un passé auquel il a tourné le dos depuis longtemps. L’époque où il était assassin, qu’il commettait un massacre et lâchait 5 000 dollars dans la même soirée. Il se souvient des étrangers qui débarquaient à Juárez pour tenter de s’emparer de la plaza, du marché. Pendant un temps, l’organisation a pris l’habitude de les tuer et de les suspendre à l’envers sous un pont. Ensuite ils sont passés à la « cravate colombienne » : la gorge tranchée et la langue qui pend à travers l’entaille. Puis il y a eu une vague de supplices du pneu : les corps brûlés étaient retrouvés avec une traînée carbonisée à l’endroit où la tête aurait dû se trouver, la chair noire du cadavre couverte de lambeaux de caoutchouc fondu.
Il a vécu comme un dieu, il a été le destructeur des mondes. La chambre est pétrifiée, rien ne bouge. La télévision est un œil vide, les murs sont endormis, le ventilateur ronronne. Ses bras sont posés sur la table en bois. Tout est solide, d’un calme plat. Mais son visage est un masque de peur. Il n’a pas pas peur de moi mais de quelque chose qu’aucun de nous ne peut définir, d’une machine de mort au conducteur invisible. Il n’y a pas de quartier général à éviter, pas de chef à surveiller. Quelqu’un a donné le feu vert et maintenant, quiconque a eu vent du contrat peut le tuer à vue et prendre l’argent. Le nom de son assassin est légion. Il peut se cacher, mais cela ne lui fera gagner qu’un peu de temps. À la première erreur, il est mort. Ceux qui l’ont pris en chasse savent être patients. Il est le ticket gagnant d’une loterie et ils finiront par mettre la main dessus. La machine de mort écume les rues à sa recherche, les armes tirées, toujours en mouvement, rôdant au hasard en flairant l’odeur du sang frais. Le jour se lève puis se couche – dix personnes sont mortes. Parfois plus. Personne n’arrive à garder le compte, sans compter les corps qui disparaissent et ne sont jamais recensés. Il me regarde fixement. « Je veux parler de Dieu », dit-il. « On y vient », réponds-je. C’est un tueur, il ne sait pas qui est en charge. De la même façon qu’il ne connaissait pas le motif des meurtres qu’il commettait. Il va mourir. Quelqu’un va le tuer. Personne n’y fera attention. Aucun lieu n’est sûr, il le sait. Une famille américaine devait de l’argent dans un deal, leur fils de 14 ans et son ami ont été kidnappés. Leur ravisseur les a tués avec un tesson de bouteille et il a bu une coupe remplie de leur sang. Il sait ce genre de choses, il bosse dans le milieu depuis longtemps. Il sait qu’il est facile de traverser le pont car il l’a fait de nombreuses fois. Il sait que toutes les fouilles et la sécurité à la frontière sont une blague, car il l’a traversée plusieurs fois en étant armé. Il sait que le cartel a tout pénétré, qu’on ne peut être sûr de rien, pas même de la solidité de cette table. Il se rappelle les feux brûlant dans les cahutes, l’odeur âcre de poudre brûlée qui se dégage des cartouches en laiton, le porc et l’huile des carnitas qui chauffent sur une vieille bouilloire en cuivre, la caravane de voitures qui défile dans la nuit, vitres teintées… Puis la procession fait demi-tour. Vous les voyez mais ne les fixez pas, car s’ils font halte, même une seconde, c’est pour vous entraîner avec eux vers la mort qui attend sa pitance, versée dans les trous creusés à l’aube dans la terre brune de Campo Santo. Les tombes béantes comme des bouches affamées des meurtres du matin, de l’après-midi et du soir. Quatre personnes sont assises à l’extérieur de leur maison en pleine nuit. Les voitures arrivent. Les balles aboient. Deux d’entre eux meurent vite. Les deux autres sont seulement touchés, leur famille les conduit d’un hôpital à l’autre et dans des allées sombres car aucun docteur ne veut s’occuper d’eux. Les tueurs suivent à la trace leurs proies blessées, jusque dans les salles d’urgences, pour finir le travail. Ses bras restent immobiles sur la table tandis que nous parviennent les souvenirs vibrants de Juárez.
Nous n’en parlons pas à voix haute. Je ne peux pas expliquer l’attrait que provoque cette ville, qui donne la mort mais vous fait vous sentir vivant. Lui non plus. Nous n’en parlons pas mais notre silence en dit long. Nous essayons tous les deux de redevenir la personne qu’on imagine avoir été autrefois, avant les meurtres, avant la torture, avant la peur. Il voudrait vivre sans ce pouvoir de vie et de mort et se demande s’il pourrait endurer le fait de vivre sans argent. Je voudrais pouvoir effacer ma mémoire, vivre dans un monde où je ne connais rien des sicarios, un monde où je pense au dîner et pas aux corps frais qui décorent les calles. Nous avons suivi des voies différentes qui nous ont conduit ici, sur la même plaza. À présent, nous sommes assis et nous nous demandons comment faire pour rentrer à la maison. J’ai traversé le fleuve il y a environ vingt ans. Je ne suis pas sûr de la date car je ne suis toujours pas sûr de ce que traverser veut dire, si ce n’est que vous ne revenez jamais. Je sais juste que j’ai traversé et que maintenant je trébuche sur une rive lointaine. C’est comme de tuer quelqu’un. Je lui demande de me parler de son premier meurtre. Il ne s’en rappelle pas. Je sais qu’il ne dit pas la vérité, mais qu’il ne ment pas non plus. Parfois, ça reste hors de portée. Vous ouvrez ce tiroir et votre main est paralysée, vous ne pouvez pas l’atteindre. C’est juste là, devant vous, mais vous ne pouvez pas l’atteindre. Du coup, vous dites que vous ne vous rappelez pas. Il a un stylo vert et un carnet. Des pages imprimées d’Internet, dont la plupart parlent de moi. Il a passé dix heures à faire des recherches sur moi, me dit-il. Comme de nombreux pèlerins, il est en quête d’un témoin qui puisse comprendre sa vie. Il a décidé que je ferais l’affaire. Il est à l’aise, désormais. Quelques temps plus tôt, son corps était courbé en avant, les épaules rétractées, ses mains tendues. Il portait un bonnet qui cachait ses cheveux et souriait rarement.
À présent, c’est un homme différent, un homme qui rit, le corps fluide. Ses yeux ne sont plus deux éclats de charbon mort, ils étincellent et dansent lorsqu’il parle. « Nous ne sommes pas des monstres », explique-t-il. « Nous sommes éduqués, nous avons des sentiments. Quand je finissais de torturer quelqu’un, je rentrais chez moi dîner avec ma famille, avant d’y retourner. Tu éteins des parties de ton cerveau. C’est un boulot, tu suis des ordres. » Pendant un temps, il a enterré sa vie passée, il a éteint les lumières et refermé cette porte. Mais elle lui revient à présent. Il pense que Dieu m’a envoyé pour transmettre ses leçons aux autres. Comme nous tous, il veut que sa vie ait du sens, et j’ai pour mission de l’écrire et de la faire connaître au reste du monde. Bien sûr, il doit se montrer prudent. Quand il a quitté cette vie il y a deux ans, l’organisation a placé un contrat de 250 000 dollars sur sa tête. Il n’a aucune idée de la valeur du contrat à présent, mais il y a peu de chance pour que la récompense ait baissé. Pour le moment, Dieu les protège, lui et sa famille. Il le sait et il doit faire attention. « Je ne fais plus rien de mal », dit-il, « mais je ne peux pas cesser d’être prudent. C’est une habitude que j’ai. C’est comme ça que j’assure ma sécurité. Ils m’ont tué deux fois, tu sais. » Il relève sa chemise pour me montrer deux zones sur son ventre qui ont été criblées de balles d’AK-47, à deux occasions différentes. « J’ai été dans le coma pendant un moment », poursuit-il. « Je pesais 130 kilos quand je suis entré à l’hôpital – un hôpital narco – et je suis tombé à 54. » Tout ça à cause d’une erreur. L’organisation croyait qu’il avait balancé des infos sur le meurtre du médecin, mais il s’est avéré que le mouchard était le type qu’ils payaient pour mettre les téléphones sur écoute. Il a été tué et ensuite, « ils se sont excusés et m’ont offert un mois de vacances à Mazatlán avec des femmes, de la drogue et de l’alcool ». Il devait avoir 24 ans à l’époque. Il prend une gorgée de café. Il est prêt à commencer.
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LES MASQUES TOMBENT, LE TUEUR DIT TOUT
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Antoine Coste Dombre d’après l’article « The sicario: A Juárez hit man speaks », paru dans le magazine Harper’s. Couverture : Les armes d’un membre des cartels.