Les ruines de Varosha
Famagouste, à Chypres. Il y a quarante ans, le temps s’est arrêté dans le district chypriote de Varosha, bordé par la Méditerranée. Les œufs bouillaient encore dans les casseroles. Les jouets des enfants sont restés éparpillés sur le sol des salons. On trouve encore les vêtements pendus à leurs cintres, dans les armoires toujours pleines. Ces vestiges sont le testament de milliers de vies abandonnées en un instant.
Quand les militaires turcs leur ont ordonné de quitter leurs maisons, les Chypriotes grecs pensaient qu’il s’agissait d’une mesure temporaire. C’était à Varosha, un district de la ville de Famagouste, durant l’été 1974. Mais 42 ans ont passé et Varosha est toujours déserte, un amas de ruines colossal dressé face à la mer Méditerranée. Sous les fenêtres des appartements vides, des familles jouent au beach-volley. La plage est tranchée en deux par des clôtures barbelées le long desquelles patrouillent des soldats en arme. Les enfants jouent dans les vagues qui roulent sur le rivage, jetant leurs rires au nez de la tension qui plane continuellement autour d’eux. Ils l’ont connue toute leur vie. Chypre est un pays divisé. Après des siècles de domination ottomane, la petite nation insulaire a été officiellement annexée par les Britanniques en 1914, qui ont soutenu la résistance des Chypriotes grecs cherchant à unifier le pays avec la Grèce. Après cinq années d’une guérilla acharnée, Chypre a déclaré son indépendance en 1960. En dépit d’un accord de partage du pouvoir entre les Chypriotes grecs et turcs, la tension a continué de grimper entre les deux communautés. En 1974, dix ans après que les Nations Unies ont envoyé leurs casques bleus à Chypre pour endiguer la montée de la violence, la Grèce a monté un coup d’État pour arracher l’île des mains de son ancien président, l’archevêque Makarios III. Leur tentative s’est soldée par un échec et la Turquie a répliqué en déployant des forces militaires dans le nord de Chypre. Des dizaines de milliers de Chypriotes grecs ont fui vers le sud, tandis qu’une petite population turque vivant au sud a fait route vers le nord.
La division de l’île et l’occupation militaire sont encore d’actualité, et les six kilomètres carrés de la ville fantôme de Varosha en sont l’emblème le plus frappant. Tandis que les négociations entre les leaders chypriotes grecs et turcs se poursuivent, une organisation espère changer les choses.
Zone Interdite
« Varosha incarne la stagnation du problème chypriote. C’est une représentation physique d’un conflit vieux de plusieurs décennies, qui n’en finit plus de durer et de désespérer les gens », explique la réalisatrice Vasia Markides. Elle dirige le Famagusta Ecocity Project, une initiative dont l’objectif est de redonner vie à Varosha et de réintégrer le district au reste de Famagouste. Comment ? En le transformant en « un modèle d’écoville pour l’Europe » : un centre piétonnier, alimenté à l’énergie solaire et durable. Son documentaire sur le projet, dont la sortie est prévue cette année, vise à rassembler davantage de soutien. « Le but ultime serait de voir Varosha et Famagouste devenir une écoville entière », dit Markides. Mais dans son état actuel, Varosha présage « de ce qui risque d’arriver si nous n’adoptons pas rapidement un mode de vie respectueux entre nous, mais aussi à l’égard de la nature ».
La mère de Markides a grandi à Varosha, qui était autrefois un littoral animé où séjournaient des célébrités telles qu’Elizabeth Taylor, Richard Burton et Brigitte Bardot. Plus que de tout autre chose, elle se souvient des odeurs de jasmin et d’agrumes en fleurs qui flottaient dans l’air, et de son enfance passée à jouer dans les roseaux sur la plage. Ces dernières années, Markides a constitué une petite équipe – dont font notamment partie l’architecte chypriote turque Ceren Bogac et l’urbaniste chypriote grec Nektarios Christodoulou – pour donner une dynamique et rassembler des idées sur la marche à suivre pour convertir Famagouste en écoville. Le projet concerne la ville toute entière et pas seulement le district désert de Varosha. Cela demande de repenser complètement le paysage urbain, l’infrastructure électrique et le design architectural de Famagouste, tout en cherchant à préserver les structures historiques autant que possible. Christodoulou insiste sur le fait que l’objectif n’est pas simplement de créer une capsule temporelle, mais bien d’unifier Varosha avec le reste de la ville. « Nous devons parler de Famagouste dans son ensemble », dit-il. Il explique qu’au-delà de la réouverture physique de la zone de Varosha, le projet d’écoville pourrait aider à apaiser les tensions qui agitent la région en faisant travailler les Chypriotes grecs et turcs à un but commun.
« Nous ne cherchons pas à redessiner la ville nous-mêmes. Nous voulons créer un espace où les deux communautés peuvent débattre de ces questions », poursuit Christodoulou. « Nous avons observé que les questions d’environnement et de protection du patrimoine culturel rassemblent les gens au-delà des frontières. Ils en discutent sans que l’ethnicité soit un facteur de division. » Pour Bogac, l’histoire a des racines racines profondément personnelles. La famille de son père est arrivée à Famagouste depuis la ville portuaire de Larnaca, au sud du pays, après la partition de l’île en 1974. Elle a grandi dans une maison qui donnait sur les clôtures entourant Varosha – un enchevêtrement de fils barbelés, de planches de bois et de plaques de métal, semées de panneaux sur lesquels on peut encore lire : « Zone Interdite ». « J’étais toujours face à la ligne de démarcation. C’est un souvenir très traumatisant », m’a dit Bogac en marchant le long du front de mer qui borde Varosha. « De ma fenêtre, je voyais les rideaux des maisons d’en face se détériorer, année après année. Je pensais aux gens qui avaient vécu là… est-ce que c’étaient des enfants ? Est-ce qu’ils étaient heureux ? Certaines de ces maisons étaient très belles. Se lever chaque jour avec une vue imprenable sur la Méditerranée, sur le sable blanc, et tout perdre du jour au lendemain… Construire une maison, c’est facile, mais en faire un foyer en la remplissant de souvenirs, c’est l’affaire d’une vie. »
L’écoville
Malgré l’intérêt que lui portent les Chypriotes grecs et turcs, le projet d’écoville fait face à de nombreux obstacles. Il dépend de l’éventualité d’une solution trouvée par les négociateurs pour remédier au conflit chypriote dans son ensemble. D’ici là, Varosha restera figé dans son état actuel. Et dans l’hypothèse où Varosha rouvrait au public, il se pourrait que les descendants des constructeurs du district soient nombreux à revendiquer les propriétés abandonnées. Parvenir à un consensus sur la façon de reconstruire la ville serait également un défi, car le résultat devra convenir aux habitants de Famagouste autant qu’à ceux qui souhaiteront s’y réinstaller. La population actuelle de 40 000 habitants pourrait atteindre plus de 200 000 personnes si Varosha rouvrait et que le projet de développement urbain était mis en marche, selon Bogac. Beaucoup d’entre eux ne seraient sûrement pas préparés à ce que la ville deviendrait à l’arrivée. « Les gens ont une image très romantique de l’endroit, ils s’en souviennent exactement comme ils l’ont abandonné en 1974 », dit-elle. « Certains ne sont même pas au courant que des arbres géants ont poussé dans leur maison et tout détruit. Il reste peu de choses à sauver. »
Christodoulou a récemment établi une étude « carte mentale » de Famagouste. Pour cela, il a demandé à 500 Chypriotes grecs et turcs de dessiner leur vision du paysage urbain actuel de la ville. Les résultats ont montré un contraste frappant dans leur façon de concevoir la ville. Les Chypriotes grecs se souvenaient surtout du sud de Famagouste – dont Varosha – tandis que les Chypriotes turcs se concentraient principalement sur le nord. « Ils ont dessiné deux villes très différentes », dit Chritodoulou. Il a noté que pour les Chypriotes turcs, « Varosha avait la couleur de la mer : le district n’existait même pas dans leurs dessins ». Paul Dobraszczyk, chargé de cour à l’école d’architecture Bartlett de Londres, est une des rares personnes à être entré dans Varosha depuis que la ville a été murée en 1974.
En 2013, il s’est faufilé par un trou du grillage et dit avoir été impressionné par le sentiment de sérénité qui émanait des maisons désolées. « Je m’attendais a être bouleversé, mais tout était si préservé et calme que je n’ai ressenti qu’un sentiment de paix et de tranquillité. Partout, la nature avait commencé à envahir les bâtiments et les rues, et la plupart des immeubles étaient habités par des pigeons et d’autres animaux. On pouvait aussi entendre des sons venus d’au-delà de la Zone Interdite. Je me souviens des échos de l’appel à la prière de Famagouste et de cris d’enfants jouant aux abords de la clôture. » Dobraszczyk a fait des recherches approfondies sur le rôle que jouent les espaces abandonnés dans la société. Le projet d’écoville l’inquiète, car il pourrait impliquer la démolition de beaucoup de vieux bâtiments de Varosha. « D’après moi, on ne devrait pas effacer des mémoires les 40 années durant lesquelles le district est resté à l’abandon. Il faut prendre cette réalité en compte et l’inclure dans toute proposition de rénovation des bâtiments et de réouverture de la Zone Interdite », dit-il. « Faire cela représenterait des dépenses astronomiques, mais démolir la ville entièrement pour la reconstruire de zéro reviendrait à ignorer son passé récent. Il serait de loin préférable d’essayer d’incorporer certaines ruines à la nouvelle ville, d’en rénover d’autres et d’en reconstruire avec des matériaux récupérés et recyclés, pour donner naissance à un environnement urbain unique. »
Les changements
À environ une heure de route à l’ouest de Varosha s’étend une autre relique du conflit de 1974. Il s’agit de l’ancien aéroport international de Nicosie, lui aussi abandonné depuis 40 ans. Il fait partie de la zone tampon établie par les Nations Unies, chargées de maintenir l’ordre dans la région tant que le conflit chypriote n’est pas résolu. À quelques pas du vieux terminal de l’aéroport – dans lequel sont encore affichées des publicités pourrissantes pour des montres Seiko et des chaussures Bata – se dresse le bâtiment qui, depuis mai 2015, accueille les négociations entre le président chypriote turc Mustafa Akinci et le président chypriote grec Nicos Anastasiades. Aleem Siddique, porte-parole des forces de maintien de la paix de l’ONU à Chypre, explique que les discussions portent sur tout un tas de sujets, allant du partage du pouvoir à l’économie en passant par les mesures de sécurité nécessaires. Les négociations sont actuellement dans une « phase intensive » et des annonces devraient être faites par les deux leaders au cours des prochaines semaines. « Les pourparlers de paix continuent d’avancer, dans une atmosphère de confiance et de bonne volonté », assure Siddique. Il ajoute que toute résolution inclura des clauses de gouvernance concernant les zones disputées comme Varosha.
« Les deux leaders ont exprimé leur désir d’arriver à un arrangement détaillé d’ici la fin de l’année 2016. S’ils y parviennent, les deux parties comptent organiser un référendum pour que les électeurs décident de son issue. » Malgré le large soutien de la population chypriote turque, le précédent référendum appelant à la réunification en 2004 est tombé à l’eau : les trois quarts des Chypriotes grecs avaient voté contre.
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Aux abords de Varosha, une poignée de touristes regardent par-delà les clôtures bricolées entourant le district désert. Sur un toit, tout près de là, des soldats turcs paressent au soleil. À certains endroits, des planches et des plaques de métal rouillé provenant de la clôture s’étalent sur la plage, comme les restes d’un naufrage. De l’autre côté du grillage, des touffes de mauvaises herbes hérissent le sommet de congères de sable.
« Les choses peuvent changer. »
La clôture délimite le périmètre de Varosha, coupant le district du reste de la ville. Les habitants de Famagouste qui vivent le long de cette démarcation la contemplent tous les jours depuis le porche de leur maison. Une vue sur le néant et l’érosion du temps, faite de portes rouillées sorties de leurs gonds, adossées aux carcasses des balcons. La clôture est si vieille, qu’elle aussi s’affaisse par endroits, alors que la nature reprend ses droits sur Varosha. Christodoulou pense que l’état de la clôture est un signe d’espoir pour Famagouste, en marchant au soleil couchant, près du quartier abandonné. « Cela montre qu’il peut y avoir une transition », dit-il. « Que les choses peuvent changer. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « How a ghost town embodies the Cypriot divide », paru dans Al Jazeera. Couverture : « Zone Interdite », par Wojtek Arciszewski.
RENDEZ-VOUS DANS LA DERNIÈRE VILLE DU MONDE
Autrefois florissante cité minière soviétique, Piramida, dans l’archipel norvégien du Svalbard, est aujourd’hui une ville quasi-fantôme. Rencontre avec ses derniers résidents, qui pensent à l’avenir.
Nous nous trouvons dans l’archipel du Svalbard, à quatre heures de navigation des habitations les plus proches. Vadim, le guide russe, conduit un groupe de touristes du bateau M/S Polargirl sur l’estacade branlante. Les touristes montent dans un bus qui les emmène quelques centaines de mètres plus loin, au pied d’un monument en fer qui marque l’entrée de la ville, coiffé d’une étoile rouge couverte de rouille. Sur un panneau, on peut lire en russe Пирамида (Piramida), Pyramiden en norvégien.
Devant le monument se trouve un wagon noir rempli de charbon. On y a peint, en blanc, un texte en russe : « Voici la dernière tonne de charbon excavée de la mine de Piramida, le 31 mars 1998. » L’archipel du Svalbard, situé dans l’océan glacial Arctique, appartient à la Norvège, mais 42 autres États, dont la Finlande et l’Arabie saoudite, ont le droit, en raison du traité du Spitzberg, signé en 1920, d’en exploiter les ressources naturelles. Mais après les années 1930, ce droit n’a été exercé par aucun autre État que l’URSS, puis la Russie. Les Suédois s’étaient déjà emparés de la mine de charbon de Pyramiden en 1910, mais ils la vendirent en 1926 au jeune État soviétique. L’URSS avait des motifs économiques pour cette exploitation minière arctique : le charbon du Svalbard devait être transporté vers les régions de Mourmansk et d’Arkhangelsk, qui étaient difficiles d’accès pour les convois venant de Sibérie. L’État géant qui s’industrialisait promptement avait besoin de charbon comme carburant pour ses ports septentrionaux. Durant l’âge d’or de la mine, dans les années 1970, la ville de Piramida comptait plus de mille habitants, russes et ukrainiens. Aujourd’hui, plus personne n’y habite de façon permanente.