Irlan
L’histoire qui suit se déroule au Kazakhstan. Des gardes-frontières kazakhs m’ont un jour fait descendre d’un train, au poste-frontière de Kairak. J’ai été arrêté et accusé d’intrusion sur le territoire avant d’être remis entre les mains de la police de l’immigration. J’ai ensuite comparu devant un tribunal avant d’être relâché. Le Kazakhstan était l’étape finale d’un voyage épique dans lequel je m’étais embarqué avec quelques amis. Nous avions acheté un vieux tas de ferraille en Allemagne et parcouru plus de 16 000 kilomètres à travers une quinzaine pays – dont la plupart des -stan. Au Kirghizstan, nous avons donné la voiture et mes amis sont rentrés chez eux. Pour ma part, il me restait un endroit à visiter. J’ai quitté l’Union soviétique en 1989 en tant que réfugié. Depuis le Kazakhstan, je comptais me rendre dans ma ville natale de l’ouest de la Sibérie où je n’étais pas retourné depuis 20 ans. Avant de monter dans le train, j’avais une course à faire : il fallait que je récupère mon passeport, que j’avais renvoyé aux États-Unis pour obtenir un visa russe. Une fois le document en poche, j’ai confirmé mon heure d’arrivée à ma tante. Mon train arriverait à la frontière russe dans la matinée. Ce que je n’avais pas réalisé, c’est que mon visa kazakh expirait à minuit. Après cinq ans d’une vie d’étudiant fauché, j’ai instinctivement acheté les billets les moins chers. Les sièges du train qui relie Almaty à Saint-Pétersbourg en trois jours sont appelés les Platzkart, la « classe sardines ». Il n’y a pas de cloisons. C’est l’endroit idéal pour tout savoir des détails les plus intimes de la vie de vos compagnons de voyage.
Lorsque le train a fait halte au bord d’un quai sombre aux environs de 23 heures, la police de l’immigration est montée à bord. Ils contrôlaient les wagons. « Papiers, s’il vous plaît ! » Quand mon tour est arrivé, j’ai présenté mon passeport américain. « Tovarish », a dit fièrement l’officier. « Tu sais que ton visa est sur le point d’expirer ? » Dans une heure, je serais effectivement en situation irrégulière sur le territoire kazakh. Il avait du mal à cacher sa joie. « Je t’ai eu ! » C’est comme ça que j’ai rencontré Irlan. Je lui ai posé une série de questions pour bien comprendre la situation : Était-ce grave ? À quelle heure devions-nous passer la frontière ? Peut-être pouvait-il changer la date d’expiration fixée au 15 avec un coup de crayon, non ? Sans cela, comment pouvait-on régler ce problème ? Irlan a répondu qu’il devait s’occuper de tout le train et qu’il verrait quoi faire de moi au matin. Avec un léger espoir, je me suis hissé sur la tablette branlante que j’ai changée en lit, avant de m’abandonner au sommeil. La combinaison des boules Quies, du masque de nuit, des vibrations du train et du déni était étonnamment reposante. À 5 heures du matin, Irlan m’a tiré sur l’orteil pour me réveiller. Le poste-frontière allait ouvrir dans une heure. Mon visa kazakh était officiellement périmé. « Viens. Il est temps de s’occuper de la paperasse. On a besoin d’une copie de ton passeport. »
J’avais sur moi des photocopies de mon visa et de mon passeport. Je les ai données à Irlan pour éviter qu’il ne me fasse descendre du train, mais ce n’était pas suffisant. Irlan avait déjà préparé son coup. « Non, il faut qu’on en fasse une copie officielle au poste. Je dois t’arrêter : je t’ai eu. » Par les fenêtres, je pouvais voir la steppe s’étendre à l’infini. « Où sommes-nous exactement ? » « Tu pourras le voir sur une grande carte », a-t-il répondu. Irlan n’arrêtait pas de parler et je saisissais certains mots à la volée : arrestation, tribunal, consulat, renouvellement de visa, loi, amende, prison, justice, platzcart. J’avais déjà eu affaire à ce petit jeu avec les autorités auparavant, on m’avait énuméré toutes les mauvaises choses qui allaient m’arriver. Irlan voulait instiller en moi un sentiment menaçant d’inéluctabilité, avant de laisser planer un long silence. « Ou bien… » a-t-il fini par dire avec un sourire carnassier. Il a regardé autour de lui, fermé la porte et s’est assis. Il a pincé ses lèvres et croisé les bras. « Parlons franchement. » Si prévisible. « Faisons ça », ai-je acquiescé. « Pour 100 dollars », a-t-il dit, « Je dirai que je ne t’ai pas vu. Quand tu passeras le poste-frontière, tu te débrouilleras tout seul. Je ne suis pas garde-frontière. Je suis de la police de l’immigration. Mon boulot, c’est de t’attraper et de te conduire là-bas. Voilà ce que tu achètes. Pour 300 dollars de plus, on peut peut-être arranger la situation à la frontière. »
Irlan a refermé la porte derrière moi. C’était le moment de lui graisser la patte.
J’étais effrayé et désemparé, mais j’essayais de ne pas le montrer. Je n’avais pas la somme qu’il demandait. J’ai évalué la situation. J’avais 160 dollars en poche. Combien pouvais-je me permettre de dépenser et pour acheter quoi ? Irlan me fusillait du regard sans ciller. « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Réfléchis vite. Est-ce que je dois te dénoncer ? » J’ai essayé de lui faire comprendre que mon argent était à l’arrière, avec mes sacs, afin qu’il ne veuille pas qu’on règle la question sur place. « Continuons vers la frontière », ai-je fini par dire. Je ne voulais pas m’engager à quoi que ce soit pour le moment, il fallait juste que je reste à bord du train. « D’accord, mon frère. Retourne t’asseoir, je reviendrai te voir dans pas longtemps. »
L’ordinateur
Pour me distraire de cette situation pénible, j’ai recommencé à discuter avec d’autres passagers du train, dont la plupart étaient russes. La conversation portait sur des comparaisons : quel pays buvait le plus, lequel avait le plus de problèmes d’héroïne et où y avait-il le plus de criminalité. « De nos jours, la plupart des gamins sont des imbéciles », affirmait Anya, doctoresse cultivée née au Kazakhstan, qui vivait à présent à Saint-Pétersbourg. « Dans le temps, la religion rendait les Kazakhs plus conservateurs, mais avec la nouvelle économie ils se rattrapent en matière de dépravation. » Galina, la grand-mère d’Anya, trouvait absurde d’avoir créé une frontière où il n’y en avait pas avant. Elle critiquait vivement les réglementations douanières qui lui dictaient quelles saucisses elle avait le droit d’apporter chez sa fille.
Prochain arrêt, la frontière. Je suis allé aux toilettes pour préparer mon pot-de-vin, fourrant les billets dans ma poche pour pouvoir les atteindre sans avoir à donner trop d’informations. Quand je suis ressorti, les Kazakhs se préparaient eux aussi. J’ai surpris un conducteur de train ôter un panneau en métal situé entre les wagons pour cacher un gros sachet de saucisses. Il a vu que je le regardais mais n’a rien dit. Irlan m’a fait signe qu’il était prêt. Je me suis rendu dans le petit compartiment situé au bout de la rame. Il l’avait réquisitionné pour y établir son bureau et a refermé la porte derrière moi. C’était le moment de lui graisser la patte. Pour Irlan, l’affaire comportait deux transactions : une destinée à l’apaisement et une autre pour les gardes-frontières. Je n’avais qu’un seul but : passer du côté russe, où mon visa était valide. On passe sa vie à s’y entraîner : les situations de ce genre sont une opportunité d’affiner ses compétences en négociations. « Je suis étudiant », lui ai-je dit. « Je voyage grâce à mes bourses, que j’économise depuis des années. Je suis invité [un mot important en Asie centrale] ici dans votre pays. J’essaie de retourner sur ma terre natale [nostalgie soviétique], dans la ville qui m’a vu naître où ma tante [figure familiale et féminine importante] m’attend. Je n’ai pas d’argent. »
Le prix a chuté de 400 dollars à 300, 200 et nous avons fini par nous entendre sur une somme que je possédais réellement : 100 dollars. « Irlan, je vous donne cet argent pour ne plus avoir affaire à vous. Si je ne parviens par à traverser la frontière, pour une quelconque raison, vous n’aurez rien. C’est ce que j’achète. » Je lui ai tendu la main. « C’est une vraie poignée de main d’homme kazakh », ai-je ajouté. Irlan était perplexe. « Tu vois des femmes ici ? » Mais il m’a tout de même serré la main en précisant : « Je ferai de mon mieux. » Il a pris mon passeport et m’a dit de retourner m’asseoir et de dire aux gardes-frontières qu’il était aux mains de la police de l’immigration. Le train s’est arrêté et les gardes-frontières sont montés à bord. Ils ont confisqué les saucisses de Galina. « Vous faites ça à chaque fois ! » a-t-elle dit. Quand ils se sont postés devant moi, j’ai répété ce qu’Irlan m’avait dit de dire. « C’est la police de l’immigration qui a mon passeport. » Ils ont tourné les talons. À leur retour, ils m’ont dit : « Prenez vos affaires et descendez du train. » Ils m’ont fait descendre du wagon sans ménagement. Ces fois, mes supplications ne m’ont pas permis de rester à bord. Je me tenais sur la voie, découragé et délesté de 100 dollars en regardant le train s’éloigner. Irlan est apparu derrière moi. Lui aussi avait l’air découragé et il était sur le point de perdre 100 dollars : Il m’a tendu mon passeport, mon argent replié à l’intérieur. « Je suis désolé. Le problème, c’est l’ordinateur ! L’ordinateur sait que ton visa a expiré. Ils ne peuvent pas te laisser partir car l’ordinateur saura qu’ils l’ont fait. Malheureusement, on doit suivre le protocole. »
Le poste-frontière
Les gardes-frontières m’ont ordonné de porter mes affaires jusqu’à leurs quartiers, un ensemble de cinq baraquements perdus au milieu des steppes immenses. Ils voulaient que j’écrive des aveux. J’ai pris cela comme un exercice de russe, que je n’avais plus étudié depuis mes sept ans. J’ai écrit en termes très généraux, afin de me laisser des options. Pour écrire ces « aveux », je me suis assis en face d’une fille qui pleurait à chaudes larmes. Elle avait l’air fragile. Ses ongles rongés étaient vernis de noir et son cou et ses bras étaient couverts de bleus, qu’elle avait essayé de dissimuler avec du maquillage. Dans ce poste-frontière reculé, j’ai remarqué un étrange schéma hiérarchique. D’après les insignes affichés sur leurs épaules, il y avait un garde de chaque rang. Ça partait d’un type chétif portant un insigne vide et on grimpait progressivement dans les échelons : une flèche >, deux flèches >>, une étoile, deux étoiles et ainsi de suite jusqu’au chef, qui portait quatre étoiles. Le chef, c’était Ermek, ★★★★. Chaque garde de rang supérieur était plus imposant que ses subordonné-e-s. Ils auraient pu rentrer entièrement dans leur supérieur, comme des matriochkas. Sauf Ermek. S’il avait eu un supérieur, ils auraient fait face à un problème logistique car tous les encadrements de porte auraient dû être agrandis. Il était immense et large d’épaules, pourvu d’un visage rond planté d’un nez rouge et variolé. Son sourire plein de dents en or lui donnait un air espiègle. Lorsque je lui ai présenté mes aveux, Ermek a remarqué mon stylo plume Lamy et m’a proposé de l’échanger contre un crayon gris. « Je plaisante. » Rinat, ★★★, a passé en revue ma déclaration. Il était installé derrière un bureau légèrement plus petit et faisait preuve de moins d’arrogance. Il avait l’air de ne pas se soucier de ce que j’avais écrit. Il a seulement insisté pour que j’ajoute une phrase : « Je n’ai eu aucun problème et n’ai aucune plainte à formuler quant à la manière dont les fonctionnaires du poste-frontière de Kairak m’ont traité. » Je lui ai demandé pourquoi et Rinat m’a dit que c’était important. J’ai réalisé que cette phrase me donnait un certain pouvoir, mais je n’étais pas bien sûr de la manière dont l’utiliser. J’ai fini par me dire que Rinat n’allait pas me rendre ma liberté en échange d’une phrase et j’ai accepté de l’écrire contre un repas, une copie des charges retenues contre moi et une explication de ce qui allait m’arriver ensuite.
À partir de ce moment-là, je suis devenu la mascotte de tout le département de la police de l’immigration.
Rinat m’a expliqué les choses en détails et m’a montré la loi applicable dans mon cas, qui requérait jusqu’à 15 jours d’emprisonnement et une amende de 500 dollars pour le « crime » que j’avais commis. Il m’a informé que j’avais encore quelques heures à tuer avant d’être conduit au QG de la police de l’immigration à Kostanaï, qui se chargerait de l’affaire. À l’heure du repas, les larmes de la jeune femme avaient un peu séché et elle était prête à parler. Elle m’a confié que son nom était Madina. Madina avait 18 ans et elle étudiait pour devenir chef cuisinière dans un lycée de Fedorovka. La nuit précédente, son petit ami l’avait violée en représailles : elle avait rompu avec lui après avoir subi un avortement. Couverte de bleus et de suçons, elle n’avait pas eu le courage de rentrer au pensionnat de son lycée pour expliquer ce qui lui était arrivé cette nuit-là. Le directeur surveillait étroitement les allées et venus des étudiants. Elle ne voulait parler à personne de son ex-petit ami et cela ne pouvait lui causer que davantage de problèmes. Sa fugue n’était pas préparée : elle n’avait pas d’argent, pas de papiers, pas de vêtements de rechange, rien qu’un sac plein de maquillage et un téléphone sans chargeur. Malgré tout, elle avait décidé ce matin-là qu’il valait mieux ça plutôt que de faire face au directeur de l’école. Elle a acheté un billet pour passer la frontière et elle est descendue du train en route. Elle marchait sur les rails en direction de la Russie quand les gardes l’ont attrapée. Maintenant qu’elle y avait réfléchi, elle était soulagée d’avoir été arrêtée et de passer du temps en compagnie de quelqu’un qui l’écoutait. Elle avait besoin de raconter son histoire. Elle m’a demandé de l’écouter chanter et de prendre des photos d’elle pour que je ne l’oublie pas. Elle disait qu’elle allait s’ennuyer sans moi. Nous sommes sortis dans la cour où nous avons fait de l’exercice en utilisant les poids des gardes-frontières.
Quand j’ai demandé la permission d’aller faire un tour, les gardes ont ri en ajoutant : « Du moment que tu ne vas pas trop loin. » La blague, c’est qu’il n’y avait pas grand-chose à voir aux alentours. Des poulets en liberté picorant une pile de déchets, un chien en colère qui s’étranglait au bout d’une laisse et un banc dans un parc, ombragé par un gros champignon en métal peint aux couleurs d’une amanite tue-mouches. C’était tout. Autour des baraques, la steppe plate s’étendait dans toutes les directions. Les seuls reliefs géographiques étaient formés par les touffes d’herbe décolorée qui surgissaient ici et là, et par la centrale au charbon qui se dressait dans le lointain, à cheval sur la frontière avec la Russie. Lorsque je suis revenu, Madina m’a raconté qu’un des gardes (★) lui avait donné un morceau de chocolat et lui avait demandé son numéro de téléphone. Il avait l’air très gentil, mais elle l’a accidentellement surpris en train d’embrasser une de ses collègues (>) peu après.
Les trois juges
En début d’après-midi, on m’a conduit dans la ville de Kostanaï, où j’ai été remis aux mains d’Irlan. Il a immédiatement voulu savoir si j’avais parlé à qui que ce soit de notre petite interaction financière. Après l’avoir convaincu que je n’avais rien dit à personne, il est devenu mon meilleur ami. À partir de ce moment-là, je suis devenu la mascotte de tout le département de la police de l’immigration. Un officier a réécrit mes « aveux ». Il s’est creusé la tête avec ses collègues pour que j’ai l’air d’être le plus innocent possible. La dernière phrase a été remplacée par la formule magique : « Je n’ai eu aucun problème et n’ai aucune plainte à formuler quant à la manière dont les employés de la police de l’immigration de Kostanaï m’ont traité. » Un second officier a préparé l’accusation officielle prononcée contre moi. Lui aussi a demandé aux autres leur avis sur la formulation.
J’ai utilisé le téléphone portable d’un troisième officier pour envoyer un SMS à ma tante à Ekaterinbourg. Elle se préparait sûrement à me voir arriver d’un instant à l’autre. Lorsqu’elle m’a rappelé, j’ai dû crier pour couvrir le vacarme que faisaient les officiers. « — Je ne suis pas près d’arriver à la gare, j’ai été arrêté au Kazakhstan. Je te dirai quand je serai libre. — Tu es où ? — À Kostanaï. — Où c’est, ça ? — Ils disent que tu peux le trouver sur une grande carte ! » Sur ordre d’Irlan, un quatrième agent a pris mon billet de train à moitié utilisé et mon passeport pour se rendre à la gare et obtenir le remboursement de la partie non-utilisée. (Il a réussi !) Irlan a insisté pour qu’il fasse en sorte d’obtenir le plus d’argent possible. Il était devenu mon avocat et mon conseiller financier. « C’est un étudiant qui voyage grâce aux bourses qu’il a économisées », a-t-il dit avant de se tourner vers moi : « Il faut que tu gardes ton argent. » J’avais l’impression de me trouver dans une ruche et d’être la reine des abeilles. C’était touchant. La situation m’amusait, mais je me demandais ce qui allait m’arriver. Je connaissais la peine maximale pour ma transgression, mais quelle était la peine minimum et qui décidait de ça ? Où se trouvait le tribunal dont ils parlaient ? Qu’allait-il se passer le lendemain ? Où allais-je dormir ? Quand allais-je pouvoir passer en Russie ? Que devais-je dire à ma tante qui se faisait un sang d’encre ? « Relax », m’ont-ils répondu. Les choses allaient s’arranger. J’aurais pu appeler l’ambassade américaine, mais je savais d’expérience que leur aide était souvent inutile et qu’elle aggravait même parfois les choses. J’ai donc gardé cette carte dans mon jeu.
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Quand le chef de la police est parti, Irlan et un ami ont demandé à ce qu’on me fasse sortir de cellule. Ils ont touché un mot aux autres, m’ont conduit dans le couloir et nous avons quitté le poste.
« Et si on allait boire une bière ? » a demandé Iryukhan. Il a ensuite demandé à Irlan s’il pouvait lui avancer 1 000 tenge (un peu moins de 6 euros) jusqu’à son prochain salaire. À ce moment-là, les policiers avaient revêtu leurs tenues civiles. Nous sommes montés dans la voiture d’Iryukhan et avons fait un tour de la ville. Ils me montraient fièrement les monuments, mais j’avais du mal à faire semblant de m’y intéresser. « Le tribunal est ouvert le samedi ? » ai-je demandé. « On essaiera de réveiller le juge et le procureur. » « Comment ils vont prendre le fait d’être tirés du lit pour travailler le week-end ? Ça va les mettre en colère ? » « On essaiera de réveiller le juge clément. » « Le juge clément ? » Iryukhan m’a expliqué qu’il y avait trois juges. Les deux juges hommes, mieux valait ne pas les appeler.
Le premier ne supportait pas les étrangers qui transgressaient la loi kazakhe et l’autre ne supportait pas les étrangers tout court. Il valait mieux appeler la femme. C’était elle, « le juge clément ». Il m’a dit de ne pas m’inquiéter. On ne pouvait rien faire pour le moment ; il nous restait juste à boire des bières et faire connaissance. Toujours inquiet pour mes finances, Irlan a acheté plusieurs litres de bière et du poisson fumé. Pour nous détendre, nous nous sommes installés dans le quartier de détention pour mineurs, au fond de la gare, et nous avons mis les pieds sur la table. Irlan m’a fait promettre de ne rien dire de tout ça au chef de la police et il était ravi que je l’en assure. « N’oublie jamais que tu as des amis au Kazakhstan. » Il s’est avéré que nous avions le même âge et que nous étions nés tous deux en Union soviétique. Cela l’a tellement touché qu’il a failli verser une larme au moment du dernier toast, mais il s’est retenu. Il m’a dit qu’on devait partir. Je pourrais prendre une douche et passer la nuit à l’hôtel de la gare, mais ils garderaient mon passeport.
Le lendemain matin, Irlan était là de bonne heure. Il m’a payé le petit déjeuner : café, yaourt et biscuits salés. Pour sauver les apparences devant son supérieur, il m’a remis en cellule. Iryukhan et le chef de la police sont arrivés à 7 h 30 tapantes. Ils ont plaisanté sur l’essence qu’ils économiseraient s’ils laissaient Irlan au poste. Lorsqu’ils ont vu qu’il avait terriblement envie de venir, ils ont plaisanté en disant qu’il devrait participer pour l’essence. Nous avons roulé 160 km jusqu’au tribunal de Karabalyk. La voie ferrée était bordée par un paysage désolé.
En chemin, ils m’ont raconté un accident survenu récemment : le chauffeur d’un camion-citerne était tellement ivre qu’il avait oublié qu’il tirait deux citernes d’essence, en traversant les rails alors qu’un train arrivait. Il a eu une fin flamboyante. Nous avons conduit jusqu’à Fedorovka, où Madina devait probablement encore dormir – elle avait été raccompagnée à son lycée la nuit précédente. Il ressemblait à un bloc de parpaings, comme tous les bâtiments aux alentours. Les policiers m’ont demandé ce que je pensais du Kazakhstan, et avant que je n’ai la chance de répondre, le chef de la police m’a dit : « Regarde-nous bien parce que ça n’a rien à voir avec ce que c’était il y a dix ans. Si tu reviens dans dix ans de plus tu verras, on vivra comme des Arabes. »
Vasja
Au tribunal de Karabalyk, le procureur est arrivé le premier. Il avait 21 ans mais ressemblait à un ado. C’était sa première affaire. Il a expliqué qu’il était stagiaire au bureau du procureur. Puis la juge a fait son entrée. Son nom était Honorable SS Usenko, alias « le juge clément ». J’ai fait valoir mon droit à un interprète et à un avocat, et je me suis représenté seul devant la cour.
J’ai parlé avec autant d’éloquence et d’obséquiosité que je pouvais, endossant la responsabilité de ce qui était arrivé tout en soulignant mes nombreux efforts pour quitter le pays au plus vite – ce qui n’aurait été qu’une question d’heures. Je lui ai parlé de ma récente soutenance de doctorat et de mon long voyage à travers l’Asie centrale, de mon amour pour sa terre et pour l’hospitalité de son peuple. J’ai évoqué mon pèlerinage sur mes « terres ancestrales », où ma tante s’inquiétait terriblement pour moi. J’ai souligné le fait que j’avais jusqu’ici toujours, toujours respecté la loi. Enfin, du ton le plus sincère possible, je l’ai implorée de se montrer clémente dans son jugement, au nom de Barack Obama, de l’État de Californie, d’Arnold Schwarzenegger et de toute ma famille. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Même à mes oreilles, ça sonnait bien. Je parlais calmement, d’une voix mesurée et dans un russe plus appliqué que jamais. Je ne sais pas s’il était vraiment nécessaire de prononcer un tel discours, mais le chef de la police m’a donné une tape amicale dans le dos quand j’ai terminé. La juge m’a remercié et s’est tournée vers le procureur, qui a lu les notes qu’il avait préparées. « Je requiers que le prévenu soit jugé coupable et condamné à un jour de prison et une amende de 500 dollars. » L’Honorable SS Usenko m’a demandé de quitter la salle d’audience. Les trois policiers et moi-mêmes nous sommes affalés dans les canapés du hall. Ils ont sorti leurs téléphones portables. Quand le procureur a fini par sortir, les trois hommes l’ont interpellé. « Alors, elle a dit quoi ? »
« On va s’ennuyer sans toi ! » est la dernière chose que j’ai entendu dire Irlan.
Il faut mesurer l’ampleur de ce qu’il se passait : j’étais l’accusé, assis avec trois officiers de police que je commençais à considérer comme mes potes. Là-dessus, le chef de la police arrêtait un procureur de 21 ans pour lui soutirer des informations et me les communiquer. « Elle pourrait bien le laisser partir », a dit le procureur d’une voix neutre. Les policiers étaient partagés. D’un côté ils étaient contents pour moi, mais de l’autre ils étaient un peu tristes de ne pas avoir eu le temps de me montrer plus de monuments, de boire davantage de bières et peut-être même d’aller pêcher dimanche. La juge a rendu son verdict. Elle a expliqué son recours à l’ordonnance 68, qui permet au juge de laisser partir l’accusé avec un avertissement verbal dans le cas où la sévérité de la peine semble disproportionnée au regard de la faute commise. J’étais officiellement libre. Irlan m’a convié à prendre un café et des éclairs au chocolat pour célébrer la bonne nouvelle, en attendant que la déclaration de la juge soit retranscrite et officiellement enregistrée. Ai-je besoin de le préciser ? C’est lui qui invitait. La juge a demandé à ce qu’on avertisse le poste-frontière de me laisser passer. Mes trois nouveaux amis m’ont conduit à la gare de Karabalyk. Un bus était sur le point de partir. Pendant qu’Irlan m’achetait un billet pour Chelyabinsk, en Russie, j’ai couru pour retenir le bus. Tandis que je m’éloignais, les trois hommes me regardaient partir. « On va s’ennuyer sans toi ! » est la dernière chose que j’ai entendu dire Irlan.
Je me suis assis à côté d’un garde-frontière qui allait prendre son tour de garde au poste-frontière. Son nom était Vasja, et contrairement aux autres, il m’a laissé le prendre en photo. Il m’a parlé d’une de ses anciennes camarades d’école qui était partie à San Francisco où elle avait épousé un Américain. « Elle a fait ce qu’il y avait de mieux à faire pour elle », dit-il, « et je ne la blâme pas. Mais le type auquel elle était fiancée au Kazakhstan a complètement perdu la tête. » Il m’a dit son nom et, même s’il a insisté pour que je ne perde pas de temps avec ça, il m’a demandé : « Si jamais tu la vois à San Francisco, passe-lui le bonjour de la part de Vasja. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « I got arrested in Kazakhstan and represented myself in court », paru dans Medium. Couverture : Le passage de la frontière du Kazakhstan et de la Russie.
COMMENT S’ENFUIR DE TRANSNISTRIE
Hommes d’affaires véreux, politiciens retors et gueules cassées en tous genres : les mésaventures d’un Américain trop curieux dans les entrailles de la Transnistrie.
Ils s’y sont pris à quatre pour nous emmener au commissariat. À travers les barreaux d’une des fenêtres, nous pouvions admirer deux chiens en train de se besogner dans la neige sale. L’autre fenêtre donnait sur le poste de commandement local, un cul de basse-fosse aux relents de pot-de-vin et de vieille côtelette. Les policiers du ministère de l’Intérieur de Transnistrie avaient de vraies gueules de durs, du genre de celles qu’on peut voir à Pelican Bay, côté détenus. Il y a peu, c’était encore la guerre ici, la vraie. Ces types n’allaient sans doute pas tarder à nous poser des questions à propos des armes. « Nous avons reçu l’ordre de vous emmener directement à Tiraspol. » Le policier qui nous a dit ça avait de vilaines bajoues. Il a sorti le flingue qui pendait à sa hanche et a commencé à charger son arme. On nous a parqués dans une voiture – « nous », c’est-à-dire le photographe Jonas Bendiksen et moi-même. Quelques instants plus tard, nous roulions à travers les rues de Dubăsari, filant le train d’une vieille Lada rouge cabossée supposée dégager des voies qui s’avéraient à peu près désertes. Ça n’a pas empêché les flics de jouer de la sirène comme dans une série de mafieux russe, noyant nos doutes dans un gémissement lancinant. Ils nous avaient pris à moins d’un kilomètre de la frontière : ça, c’était acquis. Pour le reste… Dans cet obscur avant-poste communiste qu’on appelle la Transnistrie, les faits sont glissants, et se montrer évasif relève d’un droit fondamental.