Le djihadiste

Depuis sa création, nous ne connaissons l’État islamique qu’à travers les yeux de ses ennemis. Son histoire a été racontée maintes fois par ceux qui combattent le groupe terroriste en Irak et en Syrie, par des civils traumatisés ayant réussi à lui échapper, ainsi que par une poignée de déserteurs. L’histoire que vous allez lire est différente des autres. C’est celle d’Abu Ahmad, un membre actif de l’État islamique en Syrie qui a vécu de l’intérieur l’expansion éclair de l’organisation terroriste dans le pays et a combattu plusieurs mois aux côtés de ses combattants étrangers les plus notoires. Il raconte ici comment les manœuvres politiques d’Abou Bakr al-Baghdadi ont permis l’expansion de l’État islamique en Syrie, comment Al-Qaïda a tenté d’empêcher sa prise de pouvoir, et comment le califat auto-proclamé est entré en possession d’un arsenal terrifiant. Certains noms et détails de son récit ont été supprimés pour sa sécurité.

Flag of Islamic State of Iraq and the Levant, a Salafi jihadi extremist militant group and self-proclaimed caliphate and Islamic state which is led by Sunni Arabs from Iraq and Syria. Dated 2015. (Photo by: Universal History Archive/UIG via Getty Images)

Le drapeau noir de l’État islamique
Crédits : Universal History Archive/UIG

Abu Ahmad n’a pas hésité une seconde à prendre part au soulèvement syrien. Né dans une ville du nord de la Syrie au sein d’une famille arabe sunnite conservatrice et très religieuse, il était encore étudiant lorsque les protestations ont commencé en mars 2011. Il s’est joint à la révolte contre le président Bashar el-Assad dès le premier jour. « On a regardé le soulèvement en Égypte puis la révolution en Lybie avec du feu dans les yeux », dit-il. « On espérait que le vent du changement ne contournerait pas notre pays. » Quand la révolte s’est changée en guerre civile, à la mi-2012, Abu Ahmad a décidé de prendre les armes et de se battre. Il a rejoint les rangs d’un groupe rebelle djihadiste. Ses membres étaient syriens pour la plupart, mais des combattants étrangers venus d’Europe et d’Asie centrale se battaient à leurs côtés. À l’époque, la composition des brigades n’arrêtait pas de changer. Tous les deux mois, celle d’Abu Ahmad changeait de nom ou s’alliait à d’autres rebelles djihadistes. Puis les factions se sont progressivement consolidées : au printemps 2013, Abu Ahmad a choisi de rallier l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) quand celui-ci s’est officiellement étendu en Syrie et que des tensions ont éclaté avec le Front al-Nosra.

En juin 2014, l’EIIL a franchi un nouveau cap en s’autoproclamant califat. Il a alors pris le nom d’ « État islamique » pour refléter sa soif de conquête. Au cours de plus d’une quinzaine de rencontres avec Abu Ahmad, nous l’avons interrogé en profondeur sur le groupe djihadiste et sur son authentique statut de « soldat du califat ». Nous avons passé plus de 100 heures avec lui sur une période d’environ dix mois. Il a patiemment répondu à toutes nos questions. Il nous a raconté comment il était entré dans les rangs de l’État islamique, comment l’organisation fonctionnait, et il nous a communiqué l’identité de combattants étrangers faisant partie du groupe. Nos entretiens duraient environ 6 heures par jour sur des sessions d’une semaine. Abu Ahmad a couru un risque énorme en nous parlant. L’homme faisant toujours partie de l’État islamique, nous avons volontairement occulté certains détails de sa vie afin de protéger son identité. Il dit avoir accepté de nous parler pour plusieurs raisons. Premièrement, bien qu’il soit toujours membre de l’organisation terroriste, il n’est pas en accord avec tous ses agissements. Il s’est joint à l’EI car il s’agit à ses yeux du groupe sunnite le plus puissant de la région, mais il dit être désarçonné par son extrémisme. Il lui reproche de pratiquer des crucifixions, de brûler vifs ou de noyer tous ceux qui s’opposent à lui ou qui transgressent ses règles. Abu Ahmad évoque avec répugnance un châtiment appliqué par Daech dans la ville nord-syrienne d’Al-Bab. Ils ont installé une cage en centre-ville, sur la place de la Liberté, afin de punir les civils syriens coupables de crimes mineurs – comme la vente cigarettes. Abu Ahmad raconte qu’ils ont enfermé les Syriens dans la cage pendant trois jours d’affilée et accroché des pancartes autour de leurs cous, énumérant les crimes qu’ils avaient commis. « Depuis, l’endroit est surnommé la “place du Châtiment” », dit-il. « Ces punitions devraient être interdites. Les sunnites craignent l’État islamique plus qu’ils ne l’aiment, ce n’est pas bon du tout. »

En temps de guerre, la première victime est souvent la vérité.

Abu Ahmad explique qu’au départ, il espérait que l’État islamique unirait les groupes djihadistes sunnites sous un même drapeau. Il admirait les combattants étrangers qu’il rencontrait sur le champ de bataille, venus pour la plupart de Belgique et des Pays-Bas. Tandis que des dizaines de milliers de Syriens dépensaient des fortunes pour émigrer en Europe afin d’échapper à la guerre, ces volontaires avaient fait le voyage inverse. « Ils ont abandonné leurs familles, leurs maisons et leurs terres pour venir nous aider en Syrie », explique Abu Ahmad. « Ils ont sacrifié tout ce qu’ils avaient pour nous soutenir. » Mais il a rapidement été dérangé par certains aspects du groupe djihadiste. Tout d’abord, l’État islamique n’a rien fait pour unifier les djihadistes. Bien au contraire, des tensions ont éclaté avec les autres factions. « L’ascension de l’EI en Syrie a mené à un clash avec le Front al-Nosra et un affaiblissement des forces djihadistes dans le pays. » Ensuite, alors que certains combattants étrangers étaient des hommes pieux, il a remarqué la présence d’un autre genre de volontaires qu’il considérait comme des « fous ». Il s’agissait principalement de jeunes délinquants belges et néerlandais d’origine marocaine, souvent au chômage ou issus de foyers brisés, qui menaient des vies marginales en Europe dans les banlieues des grandes villes. La majorité d’entre eux n’avaient aucune idée de ce qu’était la religion. Rares étaient ceux qui avaient lu le Coran. Combattre en Syrie n’était pour eux qu’une aventure ou une façon de se repentir de leurs existences « emplies de péchés », à écumer les bars et les discothèques européennes. Abu Sayyaf en faisait partie. Ce djihadiste belge parlait tout le temps de décapitations. Il a un jour demandé à son émir, Abu al-Atheer al Absi, s’il pouvait massacrer quelqu’un. « J’ai envie de tenir une tête entre mes mains », disait-il. Là-bas, il était connu sous le nom d’al-thabah, le meurtrier. En temps de guerre, la première victime est souvent la vérité. Les histoires que nous a racontées Abu Ahmad étaient si incroyables et si proches du pouvoir de l’État islamique que nous avons tout mis en œuvre pour éprouver la véracité de ses affirmations.

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Certains des djihadistes côtoyés par Abu Ahmad

Pour ce faire, nous avons soumis Abu Ahmad à un questionnaire. Il disait connaître beaucoup de combattants belges et néerlandais qui avaient rejoint l’État islamique, aussi lui avons-nous montré les photos d’une cinquantaine de djihadistes originaires de ces pays partis combattre en Syrie. Lors d’une de nos rencontres, nous lui avons demandé de les identifier. Les réponses d’Abu Ahmad ont confirmé sa familiarité avec les djihadistes européens enrôlés dans les rangs de l’État islamique. Face à nous, sans accès à Internet et sans aide extérieure, Abu Ahmad s’est penché sur les images et a correctement désigné une trentaine d’entre eux par leur nom. Dans la plupart des cas, il ajoutait des anecdotes à propos du combattant qu’il avait reconnu. Quant aux autres photos, il nous a dit qu’il ne les avait jamais vus et qu’il ne connaissait pas leurs noms. Il nous a ensuite montré des photos et des vidéos privées de plusieurs combattants néerlandais, belges ou venus d’Asie centrale qui n’étaient pas postées en ligne. Seule une immersion authentique au sein de la communauté djihadiste syrienne peut lui avoir donné accès à ces images. Abu Ahmad nous a également certifié avoir assisté à quelques-unes des démonstrations de cruauté les plus spectaculaires de l’État islamique. Après la prise de Palmyre en 2015, il s’est rendu dans la cité déserte où il a assisté aux exécutions que les terroristes réservaient aux ennemis du groupe.

Un jour de juin 2015, deux membres de Daech originaires d’Autriche et d’Allemagne ont exécuté deux hommes qui affirmaient être des soldats de l’Armée syrienne, sur la grande colonnade de la ville. Ce n’était hélas qu’une exaction parmi d’autres perpétrées à Palmyre. Le 4 juillet, l’État islamique a mis en ligne la vidéo d’un acte encore plus sanglant : l’exécution de 25 soldats syriens présumés par des adolescents dans l’amphithéâtre de la ville. Plusieurs semaines avant que l’État islamique ne mette en ligne sa vidéo des exécutions des deux combattants européens, Abu Ahmad nous en a montré une photographie. L’image montre non seulement les derniers instants des prisonniers avant qu’ils ne soient mis à mort, mais aussi deux membres des équipes de tournage de Daech en train de filmer l’effroyable séquence. Jamais le groupe terroriste n’a publié de photo des « coulisses » de ses exécutions, elle n’est pas disponible en ligne. L’image que nous a montrée Abu Ahmad était unique et authentique – prise secrètement par un membre de l’organisation. L’un des deux cameramans présents sur la photo est visiblement Harry Sarfo, un ressortissant allemand qui a rejoint Daech en Syrie. Il a déclaré plus tard avoir perdu ses illusions sur le groupe et être retourné en Allemagne, où il est actuellement emprisonné. Dans un portrait de Sarfo publié par le New York Times, il raconte que les membres de l’État islamique lui disaient de « brandir le drapeau noir du groupe et de passer encore et encore dans le champ de la caméra » pendant qu’ils tournaient leur vidéo de propagande.

La photographie montrée par Abu Ahmad contredit la version de l’histoire racontée Sarfo, selon laquelle il n’aurait joué qu’un rôle passif dans la séquence : tandis que sur la vidéo, il tient uniquement le drapeau noir, la photo prouve qu’il était l’un des deux cameramans filmant en direct l’exécution des deux hommes. Abu Ahmad ne s’est pas contenté d’observer de loin le conflit entre les groupes djihadistes syriens : il a assisté à sa genèse de l’intérieur. La scission entre le Front al-Nosra et l’État islamique représente un événement crucial de la guerre en Syrie. Elle a provoqué une fracture dans les rangs des djihadistes opposants au régime et symbolisait l’avènement d’une nouvelle force djihadiste menée par Abou Bakr al-Baghdadi, qui a progressivement fait de l’ombre à Al-Qaïda. Abu Ahmad se trouvait en première ligne pour assister au plus grand divorce que l’univers  djihadiste a connu.

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Abou Bakr al-Baghdadi, le leader de l’EI

L’assemblée des chefs

Au mois d’avril 2013, Abu Ahmad a remarqué une voiture rouge sombre stationnée en face du siège du Conseil consultatif des moudjahidines, un groupe djihadiste syrien dirigé par Abu al-Atheer, dans la ville nord-syrienne de Kafr Hamra. Un de ses camarades, un commandant djihadiste, a marché jusqu’à lui avant de chuchoter à son oreille : « Regarde prudemment à l’intérieur du véhicule. » La voiture n’avait rien de spécial : pas assez neuve pour attirer l’attention mais pas une épave non plus. Elle n’était pas blindée et ne comportait pas de plaque d’immatriculation. Quatre hommes étaient assis à l’intérieur. Abu Ahmad n’en a reconnu aucun. L’homme assis derrière le conducteur portait une longue barbe et une cagoule noire relevée comme une casquette. Il avait posé dessus un châle noir qui retombait sur ses épaules. À l’exception du conducteur, ils avaient tous de petites mitraillettes sur les genoux. Abu Ahmad n’a pas remarqué de dispositif de sécurité supplémentaire. Deux hommes en armes montaient la garde devant l’entrée du siège, comme d’habitude. La connexion Internet fonctionnait normalement. Rien ne portait à croire qu’aujourd’hui était différent des autres jours.

ALEPPO, SYRIA - JUNE 22: War craft belonging to the Russian army carry out an attack on the Kafr Hamrah village of Aleppo, Syria on June 22, 2016. It has been claimed that the Russian army carried out the attacks with white phosphorus bombs. (Photo by Anas Sabagh/Anadolu Agency/Getty Images)

Bombardement nocturne à Kafr Hamra
Crédits : DR

Mais après que les quatre hommes furent sortis de la voiture et entrés dans le bâtiment, le commandant djihadiste s’est de nouveau approché de lui : « Tu viens de voir Abou Bakr al-Baghdadi. » Depuis 2010, Al-Baghdadi était le leader de l’État islamique en Irak (EII), la filiale d’Al-Qaïda dans ce pays déchiré par la guerre. D’après les dires d’Al-Baghdadi, il avait envoyé Abou Mohamed al-Jolani en Syrie en 2011 en qualité de représentant. Il avait pour mission d’y constituer le Front al-Nosra pour mener le djihad. Jusqu’au début de l’année 2013, l’État islamique en Irak et le Front al-Nosra travaillaient main dans la main. Mais Al-Baghdadi n’était pas satisfait. Il voulait fusionner les filiales irakienne et syrienne d’Al-Qaïda pour créer une seule et même organisation étendue sur les deux pays – dont il serait évidemment le leader. Tous les matins durant cinq jours, la voiture rouge sombre déposait Al-Baghdadi et son adjoint au siège de Kafr Hamra. Avant le coucher du soleil, elle venait les récupérer et conduisait Al-Baghdadi jusqu’à un lieu tenu secret pour la nuit. Le lendemain, le chauffeur le déposait à nouveau.

Durant ces cinq jours, Al-Baghdadi a fait face à une assemblée de leaders djihadistes en Syrie. Ces hommes parmi les plus recherchés du monde étaient tous réunis dans la même pièce, assis sur des matelas et des coussins posés à même le sol. On leur servait le petit-déjeuner et le déjeuner : du poulet rôti et des frites, du thé et des boissons fraîches pour faire passer le tout. Al-Baghdadi, l’homme le plus recherché du monde, buvait tantôt du Pepsi, tantôt du Mirinda – un soda aromatisé à l’orange. Outre Abou Bakr al-Baghdadi, à ces réunions, il y avait Abu al-Atheer, l’émir du Conseil ; Abu Mesaab al-Masri, un commandant djihadiste égyptien ; Omar al-Shishani, un djihadiste tchétchène de premier plan qui avait fait le voyage depuis la Géorgie ; Abou al-Waleed al-Libi, un leader djihadiste libyen ; Abeb al-Libi, un émir de l’organisation libyenne Katibat al-Battar ; deux membres des services de renseignement du Frontal-Nosra ; et Haji Bakr, le second d’Al-Baghdadi. Abu Ahmad était fasciné de voir autant de commandants réunis en un seul endroit. Pendant les pauses dans les pourparlers, il se promenait autour du siège et discutait avec certaines des personnes qui assistaient à la réunion. Abu Ahmad se posait beaucoup de questions : Pourquoi Al-Baghdadi était-il venu d’Irak en Syrie ? Pourquoi tous ces émirs avaient-ils accepté de le rencontrer ? Et qu’y avait-il de si important pour qu’Al-Baghdadi en personne viennent en parler pendant des jours ?

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Des hommes du Front Al-Nosra en Syrie

Les réponses aux questions d’Abu Ahmad se trouvaient dans un discours prononcé par Al-Baghdadi peu de temps avant les réunions de Kafr Hamra. Le 8 avril 2013, le chef de l’EII a annoncé que son organisation s’était étendue à la Syrie. Il a appelé toutes les factions djihadistes syriennes – dont le Front Al-Nosra – à se soumettre à son autorité : « Nous déclarons donc, avec l’appui d’Allah, l’annulation du nom d’État islamique en Irak et de celui du Front Al-Nosra, qui seront désormais regroupés sous un seul et même nom : l’État islamique en Irak et au Levant. » « Le cheikh est ici pour convaincre tout le monde d’abandonner le Front Al-Nosra et son chef Al-Joulani », a confié un des participants à Abu Ahmad. « Tout le monde doit se joindre à lui et s’unir sous la bannière de l’EIIL, qui deviendra bientôt un État. »

La création de l’État islamique

Un obstacle de taille se dressait cependant sur la route d’Al-Baghdadi vers son but. L’assemblée des émirs lui a expliqué que la plupart d’entre eux avaient prêté allégeance à Ayman al-Zawahiri, le successeur désigné d’Oussama ben Laden à la tête d’Al-Qaïda. Comment pouvaient-ils soudain abandonner Zawahiri et Al-Qaïda pour se tourner vers Al-Baghdadi ? D’après Abu Ahmad, ils ont demandé à Al-Baghdadi s’il avait prêté allégeance à Al-Zawahiri. Il a répondu que c’était le cas, mais que sur la demande d’Al-Zawahiri il ne l’avait pas annoncé publiquement. Toutefois, Al-Baghdadi les a assurés qu’il agissait sous les ordres du leader d’Al-Qaïda. Les chefs djihadistes n’avaient aucun moyen de vérifier la véracité de ses propos et Al-Zawahiri était probablement la personne la plus difficile au monde à contacter. Il ne s’était pas montré en public depuis des années et se terrait probablement dans les zones tribales du Pakistan ou de l’Afghanistan. Il était donc pour le moment dans l’incapacité de trancher le débat. Les chefs djihadistes devaient prendre seuls une décision. Si Al-Baghdadi agissait véritablement au nom d’Al-Zawahiri, il ne faisait aucun doute qu’ils devaient obéir et se joindre à l’État islamique. Mais s’il faisait cavalier seul, sa volonté de soumettre Al-Nosra et les autres factions s’apparentait à une mutinerie. Cela ne ferait que diviser Al-Qaïda et créer de la fitna, des dissensions entre les djihadistes. Les chefs ont finalement offert à Al-Baghdadi leur loyauté conditionnelle. « Ils lui ont dit : “Si ce que tu dis est vrai, alors nous te soutiendrons” », raconte Abu Ahmad.

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Ayman al-Zawahiri a pris la tête d’Al-Qaïda à la mort d’Oussama Ben Laden

Al-Baghdadi leur a également parlé de la création d’un État islamique en Syrie. C’était selon lui capital, car les musulmans avaient besoin d’un dawla, d’un État. Il voulait doter les musulmans de leur propre territoire, sur lequel ils pourraient se réunir avant de partir à la conquête du monde. La création d’un tel État divisait l’assemblée. Al-Qaïda a toujours travaillé dans l’ombre en tant qu’acteur non-étatique et l’organisation n’a jamais ouvertement contrôlé de territoire, orchestrant ses actes de violence depuis des positions reculées. Cela présente de nombreux avantages : elle est difficilement repérable ou attaquable par l’ennemi et donc difficile à détruire. Les chefs djihadistes ont répliqué qu’en créant un État, ils s’exposeraient aux feux ennemis. Un État doté d’un territoire défini et d’institutions serait une cible facile. Abu al-Atheer, l’émir du Conseil, avait déjà prévenu ses hommes avant l’arrivée d’Al-Baghdadi  qu’il était opposé à la proclamation d’un État. « Des gens discutent en ce moment-même de cette idée déraisonnable », a-t-il dit. « Quel genre de fou proclame un État en temps de guerre ?! » Omar al-Shishani, le leader des djihadistes tchétchènes, était lui aussi dubitatif quant à l’idée de fonder un État, raconte Abu Ahmad. Si Oussama ben Laden s’était caché durant toutes ces années, c’était pour une bonne raison : éviter de se faire tuer par les Américains. Proclamer un État serait une invitation pour l’ennemi à attaquer.

Après des jours de discussion, tous les participants soutenaient le plan d’Al-Baghdadi.

En dépit de leur hésitation, Al-Baghdadi ne s’est pas démonté. Pour lui, proclamer et gouverner un État était d’une importance capitale. Jusqu’à présent, les djihadistes agissaient sans contrôler de territoire. Al-Baghdadi plaidait en faveur de frontières, d’une citoyenneté, d’institutions et d’un véritable système bureaucratique. Abu Ahmad résume ainsi le discours d’Al-Baghdadi : « Si l’État islamique survit à cette phase initiale, il durera pour toujours. » Il avait un autre argument de poids : un État offrirait un refuge aux musulmans du monde entier. Al-Qaïda étant tapi dans l’ombre, il était difficile pour les musulmans ordinaires de s’engager. Mais Al-Baghdadi était d’avis qu’un État islamique pourrait attirer des milliers, voire des millions de djihadistes partageant la même idéologie. Il agirait sur eux comme un aimant. « Al-Baghdadi et d’autres chefs djihadistes comparaient cela à la hijrah, la migration du Prophète Mahomet de La Mecque à Médine pour échapper aux persécutions », dit Abu Ahmad. L’assemblée a débattu longuement de la façon dont fonctionnerait cet État : comment gérer sa population, quels seraient ses objectifs et sa position vis-a-vis des minorités religieuses. Après des jours de discussion, tous les participants – y compris les sceptiques de la première heure tels qu’Atheer, Al-Shishani et les deux membres du renseignement d’Al-Nosra – soutenaient le plan d’Al-Baghdadi. À une seule condition : ce nouvel État devait être proclamé en totale coopération avec le Front al-Nosra et Ahrar al-Sham, un autre groupe djihadiste. Al-Baghdadi a accepté ces conditions. Ils ont alors prêté allégeance immédiatement. Les uns après les autres, ils ont fait face à Al-Baghdadi, lui serrant la main et répétant ces mots : « Je prête allégeance au commandeur des croyants, Abou Bakr al-Baghdadi al-Qureshi, et lui jure soumission et obéissance, dans la vigueur et l’impulsion, dans la misère et l’abondance. Je favoriserai toujours ses préférences aux miennes, et je ne contesterai pas les ordres de ses émissaires, à moins d’être témoin d’infidélité manifeste. »

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Abou Omar al-Chichani a été tué en juillet en Irak

Al-Baghdadi a ensuite demandé à chaque commandant de faire entrer quelques-uns de ses combattants. Abu al-Atheer, l’émir du Conseil, a convié des soldats belges, néerlandais et français sous son commandement. Parmi les étrangers ayant personnellement rencontré et prêté allégeance à Al-Baghdadi se trouvaient Abu Sayyaf, dit « le meurtrier » ; Abu Zubair, un djihadiste belge ; Abu Tamima al-Fransi, un djihadiste français mort en juillet 2014 ; et Abou Omar al-Chichani, un djihadiste blond d’origine tchétchène venu de Belgique et recherché pour avoir possiblement participé à des décapitations. Plus tard ce jour-là, les Européens – qui n’étaient quelques temps plus tôt que des petits délinquants d’Amsterdam, de Bruxelles et de Paris – ont raconté à tout le monde avec enthousiasme comment ils avaient fait la bayah en prêtant allégeance à Al-Baghdadi en personne. Beaucoup d’autres ont suivi. Notre narrateur, Abu Ahmad, a prêté allégeance deux jours plus tard à son chef Abu al-Atheer. Le passage d’État islamique en Irak à celui d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) signifiait que toutes les filiales et factions qui avaient rejoint l’EIIL cessaient d’exister en leur nom. Le leader du Front al-Nosra Abu Muhammad al-Jolani voyait ce changement comme un potentiel désastre. Il risquait de mettre fin à leur influence sur le champ de bataille du djihad le plus important au monde. Al-Jolani a ordonné aux combattants d’Al-Nosra de ne pas rejoindre l’EIIL avant qu’Al-Zawahiri n’ait rendu son verdict sur la façon dont le djihad devait être mené en Syrie. La grande majorité des commandants et des combattants du Front al-Nosra en Syrie ne l’ont pas écouté. Quand Abu Ahmad a rejoint Alep seulement quelques semaines plus tard, près de 90 % des combattants d’Al-Nosra présents dans la ville avaient rejoint l’EIIL. Les nouveaux soldats d’Al-Baghdadi ont alors ordonné aux rares fidèles du Front al-Nosra restant dans l’hôpital al-Oyoun, le QG d’Al-Nosra en ville, de débarrasser le plancher. « Vous devez partir. Nous venons d’al-dawla (de l’État) et la plupart des combattants sont avec nous », ont-ils dit aux hommes d’Al-Nosra, d’après les dires d’Abu Ahmad. « Désormais, cette base est la nôtre. » Partout dans le nord de la Syrie, l’EIIL s’est saisi des quartiers généraux d’Al-Nosra, de ses planques de munitions et de ses stocks d’armes. La filiale d’Al-Qaïda a soudain été contrainte de se battre pour sa survie. Une nouvelle ère avait commencé : celle de l’État islamique.

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Un convoi de Daech

Les armes du califat

Abu Ahmad nous a raconté comment l’État islamique en Irak et au Levant est parvenu à acquérir certaines des armes les plus effroyables du monde, qui constituaient auparavant le butin de guerre des forces du président Assad. C’était en décembre 2012, approximativement quatre mois avant la scission entre le Front al-Nosra et l’État islamique. Des dizaines de combattants djihadistes syriens ont gravi une colline menant au Régiment 111 – une grande base militaire située tout près de la ville de Darat Izza, dans le nord de la Syrie. La ville avait été prise environ cinq mois plus tôt par une coalition de groupes rebelles. Bien qu’ils assiégeaient le Régiment 111 depuis l’été, ils n’étaient toujours pas parvenus à prendre la base aux troupes d’Assad. Mais avec l’hiver, le temps était désastreux et tenir les rebelles à distance devenait plus compliqué pour l’armée de l’air syrienne. Sans compter que la base était immense, elle s’étendait sur plus de 200 hectares. Il était difficile de la protéger dans toutes les directions. Les soldats de l’armée syrienne à l’intérieur du Régiment 111 avaient réussi à défendre leur base durant le premier assaut de novembre 2012, abattant 18 combattants d’Al-Nosra. Mais le vent glacé de décembre n’a fait que renforcer la détermination des rebelles. La base était une vraie mine d’or : elle contenait des armes, de l’artillerie lourde, des munitions et des véhicules. Au cœur des bunkers du Régiment 111 était entreposée une chose encore plus précieuse : un stock d’armes chimiques.

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Des soldats du régime syrien en 2016

L’assaut était mené par le Front al-Nosra et soutenu par Kataib Mujajiri al-Sham, une unité au sein de Liwa al-Islam (la « Brigade de l’islam ») majoritairement composée de djihadistes libyens. Les assaillants savaient que la base renfermait des munitions et de nombreuses armes, mais ils ignoraient que des armes chimiques s’y trouvaient. Alors que les rebelles escaladaient la colline proche du Régiment 111, un affrontement intense a éclaté. « Ce jour-là, nous étions tous remplis d’excitation, on voulait notre revanche », raconte Abu Ahmad. « Nous voulions venger les 18 frères d’Al-Nosra qui étaient morts en martyrs pendant la première attaque. Les hommes criaient : “Cette fois, on l’aura !” » En une journée, la coalition des forces djihadistes avait percé les défenses de l’armée syrienne. Le Régiment 111 s’est rapidement retrouvé sous contrôle total des djihadistes. Ils ont trouvé d’énormes stocks d’armes, de munitions et, à leur grande surprise, des agents chimiques. Selon Abu Ahmad, il y avait là de nombreux barils remplis de chlore, de sarin et de gaz moutarde. S’en est suivie la répartition du butin de guerre. Tout le monde a pris des munitions et des armes,  mais le Front al-Nosra s’est réservé les armes chimiques. Abu Ahmad était là lorsque les hommes de la filiale d’Al-Qaïda ont fait entrer une dizaine de camions qu’ils ont chargés de 15 containers de chlore et de gaz sarin, qui sont ensuite partis vers une destination inconnue. Il ne sait pas ce qu’il est advenu du gaz moutarde.

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Des containers de gaz sarin
Crédits : DR

Trois mois plus tard, le gouvernement syrien et les groupes rebelles ont signalé une attaque à Khan al-Assal, tout près d’Alep. Les médias internationaux ont parlé de 26 victimes, dont 16 soldats du régime et dix civils. Le régime syrien et ses opposants ont tous affirmé que des armes chimiques avaient été utilisées. Ils se sont mutuellement accusés d’avoir perpétré une des premières attaques à l’arme chimique de la guerre en Syrie. Abu Ahmad n’a rien dit en public, mais en privé, il a discuté de la situation avec d’autres camarades djihadistes syriens. Ils n’avaient pas de preuve mais ils se sont demandé si les armes utilisées dans l’attaque de Khan al-Assal ne provenaient pas du Régiment 111. Il savait bien qu’il ne pouvait pas demander confirmation à Abu al-Atheer, connaissant par cœur l’une des règles d’or du mouvement djihadiste : si ça ne te regarde pas, boucle-la. « Chez nous, ça ne se fait pas de poser des questions », explique Ahmad. Il n’entendrait plus parler de l’incident au cours des huit mois suivants. Au début du mois d’avril 2013, Abu Ahmad et ses camarades s’inquiétaient de l’expansion en Syrie d’Abou Bakr al-Baghdadi et de l’escalade des tensions entre l’EIIL et le Front al-Nosra. C’était une période critique pour les djihadistes syrien : de nombreuses factions du Front al-Nosra désertaient pour rejoindre l’organisation d’Al Baghdadi tandis que la filiale d’Al-Qaïda s’échinait à préserver la loyauté dans ses rangs. Ils se disputaient plus que jamais territoires, bases et armes lourdes.

À la mi-août 2013, Abu Ahmad a reçu des nouvelles qui lui ont fait penser que Daech s’était consolé de sa scission d’avec le Front al-Nosra en s’emparant des armes chimiques saisies au Régiment 111 : ils les utilisaient à présent contre leurs ennemis. De but en blanc, Abu al-Atheer – l’homme à qui Abu Ahmad avait prêté allégeance et qui avait prêté la sienne à Al-Baghdadi – a révélé à ses commandants que l’État islamique avait utilisé des armes chimiques à deux reprises pendant des attaques contre l’armée syrienne. Il a raconté cela au beau milieu d’une conversation banale entre Abu al-Atheer et ses hommes, avec joie et fierté. « Les frères ont envoyé une bombe chimique sur un checkpoint de l’armée syrienne près du village d’al-Hamra, dans la province d’Hama », a-t-il dit alors qu’ils étaient assis dans leurs quartiers généraux.

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La base aérienne de Menagh, détruite
Crédits : Anha

Al-Hamra est situé approximativement à 30 kilomètres au nord-est de la ville d’Hama. Cette zone est toujours contrôlée par les forces gouvernementales. Abu al-Atheer a continué en racontant l’histoire d’une autre attaque chimique de l’EI. « On a aussi utilisé une bombe chimique contre les forces du régime près de la base aérienne de Menagh. » Elle se trouve pour sa part à une trentaine de kilomètres au nord d’Alep. Après un long siège d’un an, des djihadistes de l’EI s’en sont emparés le 5 août 2013. Abu Ahmad s’est remémoré à nouveau cette froide journée de décembre, lorsque les combattants djihadistes se sont emparés du Régiment 111. S’agissait-il des mêmes armes chimiques que lui et ses camarades avaient trouvé entreposées là-bas  ? Quoi qu’il en soit, l’État islamique n’en détenait pas moins des armes chimiques dans son arsenal. De deux ans plus tard, le 6 octobre 2015, le New York Times a publié un article expliquant que l’organisation terroriste avait fait usage d’armes chimiques contre des combattants rebelles modérés dans la ville de Marea. D’après le Times, l’EI a lancé des projectiles contenant « de l’ypérite », une substance plus connue sous le nom de gaz moutarde. Le djihadiste turco-néerlandais Salih Yilmaz, un ancien soldat de l’armée néerlandaise qui a rejoint les rangs de l’État islamique, a révélé le 3 août 2015 sur son blog aujourd’hui fermé que Daech avait bel et bien fait usage d’armes chimiques à Marea. « Pourquoi le régime syrien a t-il accusé l’État islamique d’avoir récemment utilisé des armes chimiques dans la province d’Alep ? » a demandé un lecteur à Yilmaz. « D’où crois-tu que l’EI tient ces armes chimiques ? » a-t-il répliqué. « De ses ennemis. Nous utilisons leurs propres armes contre eux. »

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Extrait du blog du djihadiste Salih Yilmaz

 Les enquêteurs d’Al-Qaïda

En mai 2013, l’État islamique en Irak et au Levant voulait consolider son statut de force djihadiste la plus redoutable du monde. Mais avant d’y parvenir – et d’utiliser son tout nouvel arsenal d’armes chimiques –, ils ont été confrontés à un nouveau défi imposé par les leaders d’Al-Qaïda. Les hauts dirigeants d’Al-Qaïda n’étaient pas près de se soumettre à l’autorité d’Abou Bakr al-Baghdadi, particulièrement après qu’ils ont appris qu’il avait menti effrontément en disant suivre les ordres d’Ayman al-Zawahiri. Un mois après la rencontre historique entre le chef de l’EI et les autres leaders djihadistes à Kafr Hamra, un petit groupe d’hommes armés ont secrètement traversé la Syrie à bord de deux véhicules. Craignant d’être repérés par les fidèles d’Al-Baghdadi ou pris pour cible par le régime syrien, ils ont voyagé en toute discrétion. Ce groupe était appelé Lajnat Khorasan, le « groupe Khorassan ». Ses membres avaient quitté leurs repères souterrains en Afghanistan et au Pakistan pour rejoindre la Syrie sur ordre d’Al-Zawahiri, qui demeurait caché. L’un des membres du groupe Khorassan, un Syrien répondant au nom d’Abou Oussama al-Shababi, a conseillé à ses camarades de se montrer extrêmement prudents durant leurs déplacements. « J’ai ouï dire qu’Al-Baghdadi projetait d’assassiner l’émir d’Al-Nosra Abou Mariya al-Qahtani », aurait dit Al-Shababi aux autres d’après Abu Ahmad. « C’est pourquoi nous devons tous nous montrer prudents. »

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Mouhssine al Fadhli

La mission du comité était d’enquêter sur l’expansion d’Al-Baghdadi en Syrie. Leurs conclusions seraient transmises à Al-Zawahiri, qui déciderait de la stratégie qu’Al-Qaïda devrait adopter face à la situation en Irak et en Syrie. Là-bas, la rivalité entre l’EI et le Front al-Nosra devenait clairement hors de contrôle. L’existence du groupe Khorassan n’a été rendue publique qu’en septembre 2014, quand la coalition menée par les États-Unis a pris pour cible ses membres lors des premières frappes aériennes qu’elle a menées en Syrie. À ce moment-là, les vétérans d’Al-Qaïda qui avaient fondé le groupe ont interrompu leur enquête sur Al-Baghdadi pour planifier des attaques à l’étranger. « En terme de menace envers notre pays, Khorassan peut constituer un danger aussi important que l’État islamique », a déclaré James Clapper, le directeur du renseignement national des États-Unis.

Mais durant l’été 2013, le groupe Khorassan s’intéressait principalement à ses rivaux djihadistes. C’était une mission d’une extrême urgence : chaque jour, un nouveau groupe djihadiste tournait le dos à Al-Qaïda pour rejoindre l’État islamique. Si Al-Zawahiri ne parvenait pas à regagner le soutien de certains groupes en Syrie, le leader d’Al-Qaïda courait le risque de devenir un général sans soldats. Six membres du groupe Khorassan ont rendu visite au siège de l’EI à Kafr Hamra, qui était autrefois celui du Conseil consultatif des moudjahidines. Abu Ahmad en a rencontrés quatre personnellement : Abou Oussama al-Shababi ; Mouhssine al Fadhli, né au Koweït (tué par des frappes aériennes américaines le 8 juillet 2015 dans la ville syrienne de Sarmada) ; Sanafi al-Nasr, un Saoudien également connu sous le nom d’Abou Yasser al-Jazrawi (tué par un drone américain dans la ville nord-syrienne d’al-Dana le 15 octobre 2015) ; et Abou Abdel Malek, un autre ressortissant saoudien (tué lui aussi dans l’attaque d’al-Dana). Abu Ahmad raconte que les membres du groupe Khorassan se montraient tous très amicaux et avaient une excellente connaissance du Coran. Chacun d’eux a passé des années aux côtés de Ben Laden ou Al-Zawahiri dans le Khorassan, une région à cheval entre l’Iran, l’Afghanistan et l’Asie centrale. Abu Ahmad n’a pas passé beaucoup de temps avec Al-Fadhli. Ils ont discuté brièvement au cours d’une réunion dans la ville nord-syrienne de Sarmada. À l’époque, Abu Ahmad ne savait pas qu’il était une figure si importante au sein d’Al-Qaïda. Mais deux ans plus tard, quand Fadhli a été tué dans une attaque aérienne, Abu Ahmad a trouvé en ligne une photo de l’homme qu’il avait rencontré. Elle illustrait un article de Reuters citant un porte-parole du Pentagone le décrivant comme « un des rares leaders d’Al-Qaïda à avoir été informé à l’avance des attentats du 11 septembre 2001 ».

En 2012, le département d’État des États-Unis a même promis 7 millions de dollars de récompense pour toute information qui permettrait de mettre la main dessus. Abu Ahmad a davantage fait connaissance avec les deux Saoudiens du groupe. Il a voyagé en voiture avec eux et il savait que Malek louait une maison à Al-Bab. Parallèlement, Jazrawi était à la tête du bureau politique du Front al-Nosra. Il était basé dans la province de Lattaquié, au nord-ouest de la Syrie. Quand Abu Ahmad a appris que les deux hommes avaient été tués par des frappes américaines, il s’en est attristé. « Ils semblaient être des hommes normaux et agissaient comme tels », dit-il. « Ils faisaient partie des chefs mais ne se comportaient pas avec arrogance. »

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Le repère du groupe Khorassan frappé par l’armée américaine
Crédits : US Department of Defense

De tous les membres du groupe Khorassan, c’est d’Al-Shababi qu’Abu Ahmad était le plus proche. Ce Syrien âgé d’une quarantaine d’années était originaire d’Al-Bab. Al-Shahabi était en contact direct avec Al-Zawahiri, le commandant en chef d’Al-Qaïda. Il a mis un mois et demi pour voyager entre l’Afghanistan et la Syrie en passant inaperçu. Il voyageait avec sa femme enceinte, ce qui rendait le voyage encore plus difficile. « Déjà 20 ans que je suis dans le djihad, la souffrance n’a rien de nouveau pour moi », a-t-il confié à Abu Ahmad. L’objectif du groupe Khorassan était essentiellement politique. Ils étaient chargés de convaincre les chefs djihadistes qui avaient déjà prêté allégeance à Al-Baghdadi, à l’issue des cinq jours de réunion à Kafr Hamra, de changer d’avis. Ils disaient à tout le monde que les revendications d’Al-Baghdadi étaient insensées. Jamais Al-Zawahiri n’avait envoyé Al-Baghdadi en Syrie. Il n’avait pas non plus permis que d’autres chefs puissent prêter allégeance à l’EI et à Al-Baghdadi lui-même. Ce n’était pas une tâche aisée. Al-Shababi a finalement réussi à convaincre un important commandant qui avait récemment rejoint l’EI de le rencontrer dans une petite ville proche de la frontière syrienne. « Il est évident qu’Al-Baghdadi n’a créé l’EI que parce qu’il sentait que le Front al-Nosra devenait trop puissant », lui a dit Al-Shababi. « Il savait que Abou Mohammed Al-Joulani (le chef d’Al-Nosra) était en passe de devenir un leader important. » « Nous pensions qu’Al-Baghdadi agissait sous les ordres d’Al-Zawahiri », a rétorqué le commandant. « Tes paroles me laissent sous le choc. » Al-Shababi lui a suggéré de rompre immédiatement son allégeance à l’EI, mais le commandant n’était pas prêt. « J’ai lui ai prêté allégeance, donne-moi du temps pour réfléchir et discuter avec les autres. Je ne peux pas faire ça dans la précipitation », a conclu le commandant. « En tout cas, nous avons déjà envoyé la plupart des rapports d’enquête à Al-Zawahiri », a répliqué al-Shababi. « Il tranchera en faveur d’Al-Nosra, pas de l’EI. »

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Abou Mohammed al-Joulani, fondateur du Front al-Nosra

Le divorce

Jusqu’au mois de mai 2013, la rivalité entre l’EI et Al-Nosra était plus ou moins pacifique. Les combattants des factions rivales pouvaient encore voyager sur les territoires sous contrôle d’autres groupes et se rendre mutuellement visite dans leurs quartiers généraux. Les organisations djihadistes cherchaient toujours à résoudre leurs différends de façon pacifique, et Abu Ahmad a connu de nombreux commandants du Front Al-Nosra tandis qu’ils combattaient sous le même drapeau. C’est la raison pour laquelle il a pu rencontrer des membres du groupe Khorassan. Mais quand l’équilibre des forces a basculé du côté de l’EI, les amitiés entre factions ont cédé la place à la méfiance. Les hommes du Front al-Nosra étaient écœurés par les stratagèmes mis en place par Daech pour déstabiliser et fragiliser le mouvement djihadiste en Syrie. Les membres de l’EI accusaient Al-Nosra de s’être ramollis et d’être devenus lisses. Au sein du groupe, beaucoup de combattants ne considéraient même plus leurs anciens camarades d’Al-Nosra comme des musulmans. Alors que les lignes de front se précisaient, le groupe Khorassan a achevé son enquête sur la stratégie d’Al-Baghdadi. Lorsqu’Al-Zawahiri a reçu les conclusions, il s’est prononcé en faveur d’Al-Nosra et contre l’État islamique. Il a appelé Al-Nosra à poursuivre le djihad en Syrie et a clairement dit que l’organisation d’Al-Baghdadi devrait se cantonner à l’Irak. « Al-Baghdadi a eu tort de proclamer l’État islamique en Irak et al-Sham (au Levant) sans notre permission, sans nous demander conseil et sans nous en avertir », a déclaré Al-Zawahiri dans une lettre datée du 23 mai 2013.

Chaque camp tentait de convaincre les combattants de l’autre de déserter.

Son message disait clairement qu’Al-Baghdadi n’avait jamais été proche de lui et que ses projets d’expansion étaient uniquement les siens. Certains djihadistes se sont sentis dupés après ces révélations et ont fait machine arrière. Abu Ahmad estime qu’un tiers des membres d’Al-Nosra qui avaient changé de camp sont revenus dans les rangs de l’organisation après les déclarations d’Al-Zawahiri. D’autres factions se sont déclarées neutres dans le conflit. Des groupes comme Ahrar al-Sham et Jund al-Aqsa espéraient pouvoir rester en dehors de tout ça. Ils se battaient contre le régime de Bachar el-Assad, pas pour se quereller avec d’autres djihadistes. Sur les quelques 90 djihadistes néerlandais et belges du Conseil consultatif des moudjahidines – les camarades de combat d’Abu Ahmad –, 35 environ sont retournés dans les rangs d’Al-Nosra. Les autres sont restés au sein de l’État islamique. Abu Ahmad a également entendu dire que les commandants de l’EI qu’Al-Shababi avait tenté de convaincre de déserter avaient eux aussi quitté l’organisation pour rejoindre Al-Nosra.

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Abu al-Atheer, l’émir du Conseil qui avait rejoint l’EI, était quant à lui fermement déterminé à rester avec le groupe. Il vénérait Abou Bakr al-Baghdadi. Mais Al-Atheer s’inquiétait de perdre davantage de combattants néerlandais et belges au profit d’Al-Nosra. « Je vous défends de parler à des membres d’Al-Nosra sur Internet », a t-il dit. « Vous devez couper toute communication avec eux. » Il a même envoyé un message aux combattants belges et néerlandais d’Al-Nosra à leur QG d’Urum al-Sughra, dans la province d’Alep. « Ne vous avisez pas de contacter mes hommes », les a-t-il menacés. Ces combattants étaient restés aux côtés d’Abu Suleyman al-Australi, un idéologue australien membre d’Al-Qaïda.

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Abu Sulayman al-Muhajir, dit « al-Australi »

Al-Atheer a menacé de confisquer les passeports de tous les combattants étrangers de l’EI afin de les empêcher de partir. Cette annonce a provoqué la colère des combattants, qui ont accusé leur émir de ne pas leur faire confiance. Al-Atheer s’est alors rétracté et ses hommes ont pu garder leurs passeports. De vieux amis étaient en train de devenir ennemis. Chaque camp tentait de convaincre les combattants de l’autre de déserter. Abu Ahmad a remarqué une soudaine augmentation des activités de la police secrète de l’EI, Al-Amneyeen. La rumeur circulait sur le territoire de l’EI que quiconque voulait déserter serait immédiatement exécuté. Un des amis d’Abu Ahmad au sein de l’EI a clairement fait savoir qu’il était mécontent de la rivalité entre les groupes djihadistes. Il a ouvertement critiqué Al-Atheer et Al-Baghdadi pour leur position intransigeante et a transformé les paroles d’un célèbre nachîd de l’État islamique. (Ce type de chants est admis parmi les djihadistes car il ne s’accompagne pas d’instruments de musique.) Il a changé « nos émirs se tiennent loin de toute suspicion » en « nos émirs se tiennent loin de toute ligne de front ». La nuit où l’ami d’Abu Ahmad a chanté son nachîd, la police secrète a déboulé en voiture et il a été jeté en prison. Il a été incarcéré pendant deux jours mais n’a pas été torturé. On lui a remis à la place un manuel du châtiment de l’État islamique : c’était à lui de torturer les autres.

Le putsch d’Al-Baghdadi en avril 2013 avait mené le Front al-Nosra au bord de l’implosion, mais à présent le groupe reprenait doucement des forces. Ils ont commencé à se réorganiser et à forger des alliances avec des groupes salafistes tels qu’Ahrar al-Sham et certaines unités de l’Armée syrienne libre (ASL). Quand les tensions entre les deux camps ont atteint leur paroxysme, Al-Nosra, Ahrar al-Sham et l’ASL ont commencé a repousser l’État islamique hors d’Idlib et de plusieurs zones de la province d’Alep. Ils ont également repris la ville de Daret Izza où se trouve le Régiment 111, la base de l’armée syrienne où Al-Nosra avait dérobé les barils de chlore et de sarin. Finalement, l’État islamique a décidé d’abandonner tout le nord-ouest de la Syrie. Le 4 mars 2014, ses forces se sont repliées à Azaz, une ville-frontière d’une importance stratégique majeure. L’EI a regroupé la majorité de ses forces près de Kafar Joum, près de l’ancien siège du Conseil consultatif des moudjahidines.

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L’arrivée de l’État islamique à Raqqa
Crédits : AP

Les fractures qui sont apparues à cette période définissent encore le champ de bataille du nord de la Syrie. Deux ans plus tard, l’État islamique a fait disparaître « en Irak et au Levant » de son nom. Le groupe continue d’exister loin d’Al-Nosra et ils sont tous deux engagés dans des guerres différentes. L’État islamique gouverne son califat dans le nord et l’est de la Syrie, et les rebelles modérés ont été tués ou chassés de son territoire. Le Front al-Nosra, pendant ce temps, a renforcé son influence dans le nord-ouest de la Syrie pour devenir un acteur majeur de la province d’Idlib. Les territoires de deux groupes ne se touchent quasiment plus – l’unique ligne de front sur laquelle ils se font face se situe dans le nord de la province d’Alep. Ces anciens alliés vivent désormais dans des mondes parallèles. Le 20 janvier 2014, la scission entre les deux puissances djihadistes de la Syrie a été définitivement actée. À Katar Joum, l’État islamique a préparé un convoi de plus de 200 véhicules. Voitures et camions étaient remplis de combattants, de familles, d’armes et d’otages étrangers. Au cœur du convoi, Abu Ahmad a remarqué la présence de trois des 15 containers de produits chimiques volés au Régiment 111. Le gigantesque train de corps et d’acier a mis le cap vers l’est, en direction de la ville de Raqqa.


Traduit de l’anglais par Justine Frayssinet et Nicolas Prouillac d’après l’article « Present at the Creation », paru dans Foreign Policy. Couverture : Des djihadistes portent l’étendard de Daech.


COMMENT VIVRE APRÈS DAECH

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Conquise par Daech puis libérée en 2014, la ville irakienne de Saadiya est toujours en ruine. Pourquoi la vie n’a-t-elle pas repris son cours ?

I. 11 tentatives

Saadiya, en Irak. L’écran du téléphone a beau être petit et pixelisé, l’image est assez claire. Sur la vidéo, filmée de derrière des broussailles, on voit une route déserte traversant une plaine aride. Il est évident que la personne qui tient la caméra ne veut pas être vue. Pendant quelques secondes, rien ne bouge. Puis une berline blanche entre au ralenti par la gauche du cadre avant de disparaître dans un éclair aveuglant de lumière blanche. Les attaques au moyen d’engins explosifs improvisés (EEI) comme celle-ci sont le quotidien de la ville de Saadiya depuis dix ans. Pour l’homme assis sur le siège passager de la voiture, elles sont presque une routine. Son nom est Shek Ahmed Thamer Ali. Pendant son mandat de neuf années en tant que maire de la ville, il a survécu à 11 tentatives d’assassinat menées par des combattants d’Al-Qaïda puis de l’État islamique. Les groupes terroristes veulent la mort d’Ali car il entretient des liens étroits avec le gouvernement irakien et qu’il a toujours refusé de rejoindre leurs rangs.

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Shek Ahmed Thamer Ali
Crédits : Tommy Trenchard/Oxfam

Aujourd’hui, près de deux ans après la défaite de Daech dans cette région au nord-est de l’Irak, Saadiya ne parvient toujours pas à se remettre sur pieds. Ali craint que l’action conjuguée du chômage, de la corruption, de la disparition des services publics et des rivalités sectaires n’aient eu raison de la confiance de la population envers le gouvernement. C’est le terreau dont sont faites les violences en Irak. Ali est un homme doux à la bedaine naissante. Ses yeux sont fatigués, hantés. Il a sacrifié beaucoup pour son travail. Il a vu six de ses voitures pulvérisées, sa maison a été détruite deux fois, son beau-frère a perdu une main et on a cassé les jambes de son fils. L’attentat filmé qu’il m’a montré sur son téléphone a été perpétré par Al-Qaïda au cours des années de violence qui ont débuté avec l’invasion américaine en 2003. Elles se sont poursuivies jusqu’à ce que la ville tombe aux mains de Daech en 2014. « J’allais au travail », raconte-t-il, assis dans le salon à la décoration minimaliste de son habitat provisoire, situé à environ une heure de route de Saadiya. Il y vivra jusqu’à ce qu’il soit en mesure de reconstruire sa maison, détruite par les hommes de l’État islamique en 2014.

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