Alexandra Pelosi est journaliste et documentariste américaine. Depuis le début des années 2000, elle ausculte la société américaine au travers de ses films, produits par HBO. Son dernier en date est sorti cet été et s’intitule Meet the Donors: Does Money Talk?, ou « Rencontre avec les donateurs : l’argent parle-t-il ? ». Elle s’y intéresse à la centaine de milliardaires américains qui sont les méga-donateurs de la campagne présidentielle en cours. Qu’ils donnent aux Démocrates, aux Républicains ou aux deux, cette élite réputée inaccessible s’ouvre enfin devant la caméra d’Alexandra Pelosi, qui met à nu les mécaniques financières du système politique américain. Fille de la politicienne démocrate Nancy Pelosi et de l’homme d’affaires Paul Pelosi, la journaliste a pu avoir un accès sans précédent aux cercles les plus fermés des États-Unis, qui ont mainmise sur l’appareil démocratique. Elle raconte ses découvertes et l’aventure du tournage du film au cours de cet entretien. https://www.youtube.com/watch?v=-V4aT13ggBM
Retour sur investissement
Comment fonctionne le système de financement des campagnes présidentielles aux Etats-Unis ? Le système politique américain repose en grande partie sur des financements privés. Nous avons également un système de financement public : vous pouvez cocher une case sur votre avis d’imposition pour donner trois dollars aux campagnes. Mais il appartient aux candidats de décider s’ils acceptent le financement public ou non. Quatre présidents ont été élus successivement grâce au financement public avant que Barack Obama décide en 2008 de ne pas en profiter. De cette façon, il pouvait lever autant de fonds que possible. Car si un candidat accepte le financement public, c’est l’unique argent qu’il pourra dépenser lors de sa campagne. On ne peut pas en bénéficier et recevoir de l’argent par d’autres biais. Avec l’argent public, il y a un plafond. Mais Barack Obama voulait pouvoir dépenser un milliard de dollars, et c’est ce qu’il a fait. C’est ce qu’Hillary Clinton compte faire aussi. C’est la raison pour laquelle les donateurs ont tant de pouvoir aux États-Unis. Les politiciens en dépendent pour financer leurs campagnes. Se présenter aux élections américaines, c’est comme de jouer une partie de Monopoly. Vous devez faire le tour du plateau et rendre visite à toutes les personnes les plus riches d’Amérique pour les convaincre de financer votre campagne. Les candidats prennent l’avion pour Chicago et rencontrent un Pritzker, puis ils vont à Dallas, etc. Ils écument toutes les villes d’Amérique dans lesquelles un vieux milliardaire est susceptible de leur signer un chèque d’un million de dollars. C’est comme ça qu’ils financent leur campagne.
Est-ce qu’il arrive que les donateurs contactent eux-mêmes les candidats ? Non, car c’est une question d’orgueil. Ces hommes richissimes veulent que les candidats viennent à eux. Qu’ils viennent leur rendre visite à domicile et qu’ils fassent bonne impression à leurs amis. C’est une sorte de parade. D’autres fois, les candidats les appellent pour quêter leur soutien. Les milliardaires sont alors invités chez eux. J’ai vu beaucoup de présidents et de candidats se mettre à quatre pattes pour demander de l’argent à de riches donateurs. Le système est pensé de telle manière que les politiciens sont dans l’obligation de solliciter des fonds.
Comment savent-ils qui contacter ? Il y a un registre public. Les donateurs sont listés par la FEC, la Commission électorale fédérale. La loi oblige les candidats à révéler qui leur a donné de l’argent. Si je fais un chèque d’un million de dollars à Hillary Clinton, mon nom apparaîtra sur le site de la FEC. Les candidats n’ont qu’à regarder qui a donné par le passé et frapper à leur porte. Il y a également un site nommé Opensecrets qui dresse la liste des 100 plus grands donateurs des États-Unis. Il suffit d’aller y jeter un œil. C’est ce que j’ai fait pour mon film. J’ai récupéré la liste d’Opensecrets et j’ai sollicité des entretiens avec les donateurs. J’étais sur les talons des candidats. Partout où j’allais, on me disait : « Oh, vous venez de manquer Hillary, elle était là hier » ou « Jeb Bush était là ce matin ». Au moment où j’ai réalisé mes entretiens, ils étaient en pleine préparation des primaires. Parfois, j’entrais dans le bureau d’un donateur après avoir vu Jeb Bush en sortir, ou Lindsey Graham. Ils viennent tous leur rendre visite régulièrement.
Que dit la loi américaine de ce système de financement ? Bernie Sanders est devenu populaire en s’en prenant à la classe des milliardaires. Il a expliqué aux électeurs comment fonctionnait le système. Les gens n’étaient pas réellement au courant et Sanders a été le premier à attirer l’attention sur ce problème. Les Américains sont très mécontents de ce système. Beaucoup de gens ont le sentiment d’être laissés sur la touche car c’est un système pay-to-play, il faut payer pour participer. C’est la vraie nature de la démocratie américaine. Mais si je vous fais un chèque d’un million de dollars, c’est que j’attends un retour sur investissement, n’est-ce pas ?
Cela énerve beaucoup les gens, mais quelle est l’alternative ? Les Américains ne veulent pas que leur argent finance les élections. Tout le monde est déçu par la politique. Donald Trump et Bernie Sanders ont tous les deux attiré l’attention sur la corruption au cœur du système. C’est comme ça qu’ils ont gagné en popularité. Trump a révélé qu’avant qu’il ne soit candidat à l’élection présidentielle, il donnait de l’argent aux autres candidats pour qu’il puisse les appeler en cas de besoin. Il a parlé de son expérience personnelle et c’est comme ça qu’il a remporté les primaires républicaines. Avant qu’il ne le dise, personne n’avait avoué que le système fonctionnait de cette façon. Aujourd’hui on parle beaucoup de la façon dont les candidats financent leur campagne, car les gens ont fini par se demander comment cela fonctionnait.
Pourquoi y a-t-il tant d’argent dépensé durant ces élections ? Tout l’argent va dans la pub télévisée. C’est de ça qu’il s’agit : acheter du temps d’antenne. En croisant les sources, on estime que cette élection pourrait coûter jusqu’à dix milliards de dollars. Les candidats vont lever des milliards pour leurs campagnes. Le prix des publicités TV ne cesse d’augmenter, sans compter qu’organiser une campagne coûte extrêmement cher. Il vous faut une équipe, un cabinet, des opérations gigantesques… Les États-Unis sont un grand pays dont il ne faut négliger aucune partie du territoire. Il leur faut des bureaux dans chaque ville. C’est une super production.
Méga-donateurs
Qu’est-ce que l’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission de 2010, qui permet la participation financière des entreprises aux campagnes politiques, a changé au financement des campagnes ? Citizens United a fait prendre conscience aux milliardaires qu’ils avaient la possibilité d’investir des millions de dollars dans les élections. Il y a toujours eu de l’argent en politique, mais Citizens United représente un tournant décisif car les dirigeants leur ont clairement fait savoir que donner de l’argent était un droit fondamental, un exercice de la liberté d’expression. C’est à partir de là qu’on a commencé à voir des chèques à sept chiffres sur la table.
Les avocats qui défendaient Citizens United face à la Cour suprême ont expliqué lors d’interviews qu’il a toujours été possible de donner de l’argent aux politiciens en Américain, mais que Citizens United avait permis de mettre tout le monde au courant. Mais ce n’est pas pour ça qu’il y a tout cet argent, et lorsque Hillary Clinton déclare qu’elle mettra un terme à tout ça une fois qu’elle sera élue, c’est un mensonge. Il y a toujours eu de l’argent pour alimenter le système politique américain et il y en aura toujours, c’est l’eau qui fait tourner le moulin. Les gens voient l’annulation de Citizens United comme la solution au problème, mais c’est simplement une chose que dit Clinton pour les rassurer. La réalité, c’est qu’ils trouveront toujours un moyen d’injecter de l’argent dans le système.
Comment ces méga-donateurs financent-ils les campagnes ? Ils le font via les super-PAC (comité d’action politique). S’il y a une limite fixée par chaque État au montant que vous pouvez donner aux candidats, vous pouvez faire un chèque d’un milliard de dollars à un super-PAC si vous le souhaitez. Ensuite, il est supposé y avoir un mur étanche entre le super-PAC et le candidat, mais ce n’est pas le cas. Les donateurs auxquels j’ai parlé m’ont expliqué qu’ils appelaient leur poulain aussi sec après avoir fait le chèque. Il n’y a pas à proprement parler de distinction entre le super-PAC et la campagne. Ce mur est une farce, les donateurs ont tous leur place autour de la table. Lorsqu’ils signent un chèque, ils s’assurent d’avoir accès à Hillary. Elle sait exactement qui a donné combien. Faire un chèque à la campagne d’un candidat, c’est s’acheter du temps d’antenne auprès de lui.
Qui sont ces méga-donateurs ? Ils représentent 1 % de l’élite américaine. Il y a une centaine de familles en Amérique qui financent nos élections et notre démocratie toute entière. Leurs noms sont publics, on les trouve sur Internet. Ils possèdent les équipes de baseball, les équipes de football américain, les entreprises du textile… C’est une micro-classe de propriétaires qui détiennent toutes les industries américaines. C’est pour eux que le système travaille. On peut présenter les choses ainsi : la démocratie est supposée être un bien commun, mais de la façon dont nos élections sont financées, elle ne profite qu’à quelques-uns. Seule une poignée d’individus ont réellement de l’influence dans le pays. Notre démocratie est devenue le porte-voix du capitalisme. Les plus riches se délestent d’un peu d’argent pour qu’elle parle aux foules en leur nom.
Il y a peu, j’ai été invitée sur le plateau d’une émission de CNBC, la chaîne business américaine. Ils parlent d’argent à longueur de temps. Je leur ai posé la question suivante : « Si cette fraction, ces 1 % de capitalistes qui font marcher le pays contrôlent aussi la démocratie, le capitalisme et la démocratie peuvent-ils encore coexister ? » J’avais l’impression d’avoir jeté une bombe en direct et que tout le monde me tomberait dessus, mais ils m’ont répondu : « Vous avez raison. La démocratie est aux mains de ces capitalistes. » C’était dingue, ils l’ont reconnu.
Pourquoi les super-riches donnent-ils de l’argent aux candidats ? Parce qu’ils veulent que les lois promulguées aillent dans le sens de leurs intérêts. Ils veulent protéger leurs biens. Dans le cas des banques, elles donnent de l’argent car elles veulent s’assurer que lorsqu’elles accordent des crédits, ce sont elles qui en sortiront gagnantes et pas les consommateurs. D’autres le font pour le « bien commun », comme Tom Steyer qui a donné 80 millions de dollars au Sénat. Il dit que c’est pour aider à combattre le réchauffement climatique. Contrairement aux frères Koch, qui donnent de l’argent car ils veulent s’assurer qu’aucune réglementation ne viendra faire obstacle à leurs affaires.
Il y a une différence entre ce qu’on appelle les donateurs idéologiques et les donateurs transactionnels. Les premiers sont des gens qui signent des chèques en raison de leurs convictions personnelles. Tom Steyer est d’avis que le réchauffement climatique est une menace pour la survie de l’espèce humaine, il donne 80 millions de dollars pour tenter de l’arrêter. C’est un donateur idéologique. Bill Gates est un donateur transactionnel. Il veut s’assurer que les produits de Microsoft seront distribués autour du globe sans restriction d’aucune sorte et c’est pour cela qu’il signe un chèque. C’est pour la même raison que la Silicon Valley s’est lancée dans la partie. Les Airbnb, les Uber, ils veulent tous faire de l’argent. Et ils ont réalisé qu’en Amérique, pour faire de l’argent, il faut graisser la patte des politiciens. C’est assez loin de l’idée qu’on se fait d’un pays aussi avancé, mais c’est bien ce qu’il se passe. J’ai interviewé de nombreux milliardaires qui l’avouent. Je dois préciser que je descends d’une longue lignée de politiciens : mon grand-père était au Congrès, ma mère y est depuis près de 30 ans… Je ne parle pas en militante, j’assiste à ces soirées depuis que je suis toute petite. J’ai vu tout cela de mes propres yeux et je fréquente ces gens depuis toujours. Je ne suis pas une étudiante engagée qui clame aveuglément que la démocratie est corrompue. J’ai côtoyé de près les gens qui ont gagné au jeu de la démocratie et ceux qui ont gagné au jeu du capitalisme. Je peux vous assurer que ce sont les seconds qui financent les premiers.
Pouvez-vous nous parler des soirées de donateurs ? Les partis politiques américains organisent des soirées et des collectes de fonds. On se retrouve dans la maison de George Soros, dans les palaces des 1 %, et parfois le président est de la partie. Il faut payer pour se mêler à tout ce beau monde et être pris en photo avec le président. La moindre de ces soirées est plus grandiose que tous les mariages auxquels vous avez jamais assisté. Ce sont les soirées les plus sélects qu’on puisse imaginer. De grands vins, du champagne, des dîners somptueux… Les participants sont assurés d’intégrer le réseau des Américains les plus privilégiés. Mais on n’est pas invité aux soirées de donateurs, il faut payer pour y aller. C’est écrit sur le carton d’ « invitation ». 30 000 dollars pour assister à la réception, 100 000 dollars pour le dîner, et bien plus si vous voulez faire la queue pour être pris en photo avec le président.
Certains donateurs disent qu’il s’agit pour eux d’un acte « patriotique » et qu’ils n’attendent rien en retour. Qu’en pensez-vous ? Je suis certaine que c’est ce qu’ils croient, mais je ne pense pas que qui que ce soit signe un chèque de dix millions de dollars sans rien attendre en retour. Personne au monde n’est prêt à le croire. Mais ils s’en persuadent et ils ont l’air sincère. Combien donnent-ils, en moyenne ? La plupart d’entre eux ne font même pas attention au montant qu’ils ont donné. Certains à qui j’ai demandé combien ils avaient donné m’ont répondu qu’ils ne savaient plus. Ce sont des gens extrêmement riches. On a du mal à se figurer à quel point les milliardaires sont riches. Un chèque d’un million de dollars n’est rien pour eux. Il faut qu’ils trouvent des moyens d’écouler leur argent car il s’amasse continuellement, à une vitesse folle. Pour les besoins de mon film, je ne voulais rencontrer que les milliardaires qui avaient fait des chèques de plus de dix millions de dollars. Je les ai trouvés sur Opensecrets, avec leur nom et le montant des chèques qu’ils ont signés. Le méga-donateur le plus pauvre que j’ai rencontré avait donné dix millions de dollars tout rond.
Donnent-ils de l’argent à un parti ou à une personne ?
Ils donnent aux deux. Les gens qui donnent donnent à tout le monde : à la Chambre des représentants, au Sénat, au président… le président est l’enjeu le plus important. À cet instant de la campagne, les méga-donateurs sont des convaincus. Ils croient vraiment en Hillary, et c’est de leurs poches que vient la majeure partie de son argent. Beaucoup donnent de l’argent comme on s’assurerait la protection de la mafia. Et beaucoup donnent aux deux camps, juste au cas où, pour s’assurer qu’on prendra soin d’eux. Ceux-là donnent le même montant aux deux camps pour être sûrs d’être à l’abris. Ils veulent avoir leur place aux dîners d’État peu importe qui sera élu président. Mais ces grands donateurs sont tous différents, chaque cas est intéressant. Ils donnent tous aux deux camps, mais certains vont donner dix millions à l’un plutôt qu’à l’autre. Ils parient sur le vainqueur, comme à Las Vegas.
Le côté obscur
Pourquoi certaines grandes entreprises font des donations et pas d’autres ? La plupart d’entre elles donnent, et elles donnent le même montant aux deux camps pour se protéger. Trump a un problème car certaines entreprises ne veulent rien lui donner. Elles le trouvent dangereux. Beaucoup d’entreprises ne lui ont rien donné et il se pourrait qu’il revoit son discours. Mais il obtient beaucoup de petites donations de la part de gens. Que ce soit vrai ou faux, c’est un milliardaire qui dit pouvoir s’auto-financer. Les gens aiment ça, alors ils lui font de petits chèques. Y a-t-il un lien entre le secteur industriel d’une entreprise et le candidat auquel elle donne ? Cela arrive. Par exemple, le parti républicain est tenu par la National Rifle Association car ils veulent pouvoir continuer à vendre des armes, ce que défendent les Républicains. Dans la Silicon Valley, c’est différent. Ce ne sont pas des méga-donateurs. Le seul grand nom de la Silicon Valley à figurer sur la liste est Peter Thiel. Autrement, ils ne sont pas au niveau des grands donateurs américains. Pas encore, du moins.
Les gens qui donnent de l’argent à Hillary Clinton sont-ils les mêmes que ceux qui donnent à la Clinton Foundation ? Nous ne savons pas, c’est un sujet épineux. Il faudrait enquêter davantage, mais certains donnent au deux, sans aucun doute.
Qu’en est-il de la dark money, ces fonds dont la provenance est obscure ? Je ne me suis pas intéressée à la dark money justement car leur provenance est très difficile à tracer. C’est un procédé légal, seulement anonyme. Ces donateurs prétendent donner de l’argent à une œuvre de charité, mais en réalité il est injecté en politique. C’est légal pour la simple raison que c’est la Commission électorale fédérale, qui est supposée réglementer la façon dont l’argent est dépensé dans les élections, en est incapable. La raison pour laquelle un donateur choisit la dark money est qu’il ne veut pas que les gens le sachent. Ils peuvent par exemple être à la tête d’une grande entreprise et ne pas avoir envie d’être associés à un candidat. Ils donnent donc de l’argent anonymement à un organisme qui s’en chargera à leur place. Il y en a trois pour les Démocrates et trois pour les Républicains. Parmi les personnes que j’ai rencontrées, certaines ont donné beaucoup d’argent en dark money. Certains donateurs choisissent ce biais parce qu’il s’agit de l’argent d’un héritage et qu’ils ne veulent pas que leur famille apprenne qu’il va à des politiciens. D’autres encore pensent qu’être associés à un politicien pourrait nuire à leurs affaires. Les frères Koch disent avoir été diabolisés pour avoir participé à l’élection. Beaucoup de gens les connaissent et de nombreux livres ont été écrits à leur sujet. Cela a nui à leur business. C’est la raison pour laquelle ils investissent autant dans la pub à la télévision américaine. Ils veulent redorer leur image et passer pour plus gentils qu’ils ne le sont, car ils ont constaté que les donations avaient nui à leurs affaires. C’est le risque quand on s’investit en politique.
Est-ce que ce sont les candidats qui reçoivent le plus d’argent qui gagnent toujours ? Non. Jeb Bush est celui qui a levé le plus de fonds durant les primaires et il a perdu. On ne peut pas obliger les gens à voter pour quelqu’un qu’ils n’aiment pas. Vous aurez beau avoir tout l’argent du monde, ça ne vous assurera pas de devenir président. En résumé, vous avez besoin d’argent car sans lui, vous ne pouvez pas participer, mais cet argent ne vous assure pas pour autant la victoire.
Ce lien étroit entre argent et politique donne-t-il lieu à de la corruption ? On peut le penser. Les Démocrates sont pour la transparence. S’ils accèdent au pouvoir, ils disent qu’ils changeront le système. Ce qui est sûr, c’est qu’ils disent ça pour être élus. Mais s’ils le sont, qui sait s’ils le feront vraiment ? Il existe néanmoins un mouvement réformiste qui prend de plus en plus d’ampleur. Il rassemble des politiciens des deux camps qui souhaitent voir les choses changer. Et vous avez des milliardaires comme George Soros qui investissent dans les réformes… ce qui semble ironique, voire hypocrite. Ils donnent des millions de dollars à Hillary Clinton qui dit qu’elle changera le système si elle gagne. Le fera-t-elle vraiment ? On n’en sait rien, mais elle dit que oui.
Les détracteurs du système sont d’avis que les politiciens ne devraient pas passer tout leurs temps avec les vieux milliardaires qui dirigent l’Amérique. Cela pose question, effectivement, car les politiciens vivent dans une bulle dans laquelle ils ne parlent qu’à ces gens. Cela a forcément une influence sur leurs actes. Ce n’est pas sain. Ils est nécessaire qu’ils parlent à tout le monde, pas seulement aux gens qui leur signent des chèques.
Faire parler l’argent
Comment enquête-t-on sur un monde aussi protégé ? J’assiste à ces soirées depuis que je suis toute petite. Ma mère, Nancy Pelosi, en organisait régulièrement pour récolter de l’argent pour des présidents ou des candidats de la région. Mes frères et sœurs et moi-même, on s’occupait du catering. Plus tard, j’ai assisté à des soirées plus chics que mon propre mariage, et j’ai eu un beau mariage. C’est en allant là-bas que j’ai réalisé à quel point ces gens étaient déconnectés de la réalité. Sachant que les Américains ne savent pas pour la plupart comment notre système d’élections est financé, j’ai voulu leur montrer. Je voulais leur donner un aperçu de ces soirées coûteuses pour qu’ils voient à quoi elles ressemblent. J’ai réalisé dix films pour HBO, avec une petite caméra pas plus grosse qu’un iPhone. C’est comme ça que j’ai pu filmer tout ça ces dernières années. J’ai eu accès à des gens à qui il est habituellement impossible de parler. Je connaissais bien les Républicains de la campagne de George Bush de 2000. J’ai passé un an et demi avec lui dans son bus de campagne lorsqu’il se présentait à l’élection présidentielle. Je couvrais sa campagne pour NBC News. C’est là que j’ai rencontré bon nombre de ses donateurs. J’ai simplement décidé qu’il était temps que les gens sachent. Était-il facile de les convaincre de vous parler ? Ceux qui sont dans le film ont été faciles à convaincre. Mais sur cette centaine de personnes, certaines ont refusé de manière très peu diplomatique.
Ils ont refusé car la façon dont sont financées les élections est le côté obscur de la politique américaine. Ces gens ne veulent pas que vous sachiez combien d’argent ils investissent dedans et ce qu’ils obtiennent en retour. Ils ne veulent pas répondre à ce genre de questions. J’ai fait beaucoup plus d’entretiens que ce qu’on peut voir dans le film, l’ennui c’est que tout le monde me disait la même chose : « Je le fais parce que j’aime l’Amérique. Je fais mon devoir de patriote et je n’obtiens rien en retour. » Au bout de la centième fois, ça devient ennuyeux. Elles se sont toutes bien passées, mais il a fallu couper beaucoup de choses. Votre travail a-t-il changé quelque chose ? En toute modestie, personne n’avait jamais eu accès à ces gens pour entendre ce qu’ils avaient à dire. Je pensais que cela déclencherait une révolution ! (Rires) J’imaginais qu’il y aurait des émeutes dans les rues, que ça aurait ouvert les yeux au monde. Car les gens ordinaires ne mettent jamais les pieds dans ces soirées.
Le documentaire a été très bien accueilli, beaucoup de gens l’ont vu et nous ont écrit par la suite. Ils n’en revenaient pas. Mais il y a une certaine intelligentsia américaine qui ne s’y est pas intéressée. Pour eux, c’est un problème dont il n’est pas nécessaire de parler. Le Wall Street Journal n’en a même pas fait mention. Cela m’a choqué. Pas parce qu’ils n’ont pas aimé le film, mais parce que cela signifie qu’ils n’ont pas jugé bon de faire mention du fait que 20 milliardaires expliquaient pour la toute première fois la raison pour laquelle ils donnent des millions de dollars aux candidats. Une auteure du New Yorker du nom de Jane Mayer a écrit un livre intitulé Dark Money, dans lequel elle parle des frères Koch. On en parle beaucoup dans les soirées cocktails de Manhattan car cela entache uniquement des milliardaires républicains. Mais si vous critiquez les deux camps, ce n’est plus pareil. Ça ne fait pas vendre de critiquer Hillary. Pour ma part, je voulais montrer ce qu’il se passe dans les deux camps. C’était important car vu mon parcours, on pourrait m’accuser de protéger les Démocrates. Ce n’est pas le cas, j’appelle toujours un chat un chat, même quand il s’agit de l’hypocrisie des médias. L’ennui, c’est qu’aujourd’hui dans les documentaires américains, on attend de vous que vous preniez position. C’est la raison pour laquelle vous regardez Fox News si vous êtes républicain, MSNBC si vous êtes démocrate. Les gens aiment qu’on leur dise ce qu’ils veulent entendre. Si vous vous pliez à cette exigence, ils vous adorent. Mais si vous critiquez les deux camps et que vous montrez la réalité des choses, cela implique que vous révéliez les mécaniques du système. En définitive, tout l’argent va à la publicité. Les vrais gagnants dans tout ça, ce sont les chaînes, les gens qui possèdent les médias. Ces gens-là n’ont aucune envie que le système change car il est très lucratif pour eux. C’est un problème complexe. Je vais vous donner un exemple concret : le New York Times a écrit une excellente critique du documentaire, très fouillée. Il y a un an, j’ai dit à mon équipe : « N’envoyez pas le DVD au Washington Post, ils vont le tourner en dérision et dire que ça ne vaut pas la peine d’être vu. » Pourquoi ? Parce que le Washington Post fait partie du système. Ça n’a pas loupé. Ils ont écrit que le film ne disait rien de neuf. Eux qui n’ont jamais pu décrocher d’entretiens avec ces milliardaires. Malgré cela, ils ont dit à leurs lecteurs que ça ne valait pas le coup d’être vu. Encore une fois, le problème n’est pas qu’ils n’aiment pas le film, mais qu’ils écrivent que le sujet n’est pas intéressant. En recommandant de ne pas voir ce film, le Washington Post dit en substance : « Nous n’avons pas besoin de savoir comment sont financées nos élections. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’entretien réalisé par Mathilde Obert. Couverture : « L’argent n’a rien à voir avec la liberté d’expression ». (HBO)
LES SECRETS INAVOUABLES DU SYSTÈME CLINTON
Derrière les paravents de leur Fondation, l’ancien président et la candidate démocrate entretiennent des liens étroits et douteux avec le monde de la finance.
I. Les Clinton et Wall Street
Le 17 janvier dernier aux États-Unis s’est tenu le dernier débat opposant les candidats démocrates avant le lancement de la course aux primaires. Bernie Sanders a dénoncé les liens étroits qu’entretient Hillary Clinton avec la bourse de Wall Street, attaque qu’il s’était retenu de proférer jusqu’à ce stade de la campagne électorale. « Je ne perçois pas d’argent des grandes banques… En un an, vous avez perçu 600 000 dollars d’honoraires de Goldman Sachs pour des conférences », l’a-t-il accusée. Les critiques de Sanders surviennent au moment même où de récents rapports révèlent que le FBI a étendu son enquête sur les emails envoyés par Hillary Clinton alors qu’elle était secrétaire d’État à ses relations avec les grands donateurs. Ce qui soulève une autre question : comment Hillary et Bill Clinton ont-ils tissé un tel réseau de donateurs, et qu’est-ce que ce réseau présage de la conduite de l’ex-première dame si elle venait à être élue présidente des États-Unis ? L’enquête, qui s’appuie sur de nombreuses sources, vise à éclairer des faits concernant Hillary Clinton et ne prétend en aucun cas favoriser tel ou tel candidat à l’élection présidentielle.
Depuis l’arrêt Citizens United et l’arrivée des Super PAC (ou comités d’action politique), il est fréquent sur la scène politique américaine que des sociétés et de riches donateurs transmettent des sommes illimitées d’argent aux candidats à de hauts postes en vue d’obtenir des faveurs. D’après les données publiées sur le site Open Secrets, en octobre dernier, aux fins de la campagne présidentielle de 2016, Jeb Bush disposait, en plus des participations directes, de près de 103 millions de dollars de « contributions extérieures ». Il peut s’agir de montants provenant des PAC, ces comités d’action politique, ou des Super PAC, mais également d’ « argent occulte » versé par des organisations au profit d’un candidat. Cette somme s’élevait respectivement à 38 millions de dollars, 17 millions de dollars et 14 millions de dollars pour les candidats Ted Cruz, Marco Rubio et Chris Christie. Pourtant, peu ont su exploiter cette politique de gros sous autant que Bill et Hillary Clinton.
Au mois d’octobre, Hillary Clinton avait soulevé 20 millions de dollars « extérieurs » qui se sont ajoutés aux 77 millions de contributions directes, soit la somme la plus importante réunie alors par un candidat. Mais Hillary et son mari entretiennent d’autres relations avec les grands donateurs, qui remontent bien avant l’élection en cours. Le « Système Clinton » se démarque par l’ampleur et la complexité des connexions qu’il implique, mais également par une présence de longue date sur la scène politique, par le rôle de l’ancien président Bill Clinton à ses côtés en tant que partenaire dans cette entreprise et par les sommes faramineuses mises en jeu. Cette ampleur et cette complexité s’expliquent par les différentes formes de contributions qui unissent les Clinton à leurs donateurs. Tout d’abord, il y a ces honoraires à six chiffres perçus par Bill et Hillary Clinton, principalement de la part de sociétés et de banques et qui leur ont déjà rapporté 125 millions de dollars depuis le départ de Bill Clinton de la présidence en 2001. Il y a également les contributions directes aux campagnes d’Hillary Clinton, notamment pour un siège au Sénat en 2000, pour la présidence du pays en 2008, puis en 2016, soit un total de 712,4 millions de dollars au 30 septembre 2015, selon les données publiées récemment par Open Secrets. Sur cinq sources de financement majeures, quatre sont de grandes banques : Citigroup Inc., Goldman Sachs, JPMorgan Chase & Co., et Morgan Stanley. Objectif de cette campagne : soulever un milliard de dollars de fonds pour la super PAC en vue de l’élection présidentielle de 2016.