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La mascotte de l’année

On associe si volontiers le mignon au Japon que l’aspect du pays en lui-même peut surprendre : des kilomètres et des kilomètres de constructions bétonnées minimalistes alternant avec des champs verts à perte de vue où surgissent des villes extrêmement denses. Dans le métro tokyoïte s’entassent des hommes d’affaires pressés en costumes noirs, des femmes portant des masques en papier et des écoliers en uniforme lancés au pas de course. Difficile de retrouver les personnages mignons comme Kumamon dans cette ébullition perpétuelle. En fait, penser qu’au Japon, tout est mignon, c’est un peu comme aller aux États-Unis et s’attendre à voir des cow-boys partout.

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Kumamon s’affiche sur les buildings de la ville
Crédits : Aya’s Journey

Quelques éléments mignons font néanmoins partie du paysage, à l’instar des petits yuru-kyara qui se balancent sur les cartables ou surgissent sur des affiches, et même sur les panneaux de construction en forme de canetons. Mais on n’en trouve pas partout. On en trouve même plutôt rarement, et ce même à Kumamoto durant le week-end d’anniversaire de Kumamon. En descendant du Shinkansen à la station de Kumamoto, on ne trouve rien de particulier sur le quai, pas même une bannière. Jusqu’à ce qu’on prenne l’escalator et qu’on se retrouve nez à nez avec l’énorme figurine de Kumamon installée au rez-de-chaussée, déguisée en faux chef de gare. La boutique de la gare est pleine à craquer d’objets à son effigie, qui vont des bouteilles de saké aux animaux en peluche. Parmi eux, il y en a une plutôt bizarre de Kumamon debout derrière Hello Kitty à quatre pattes, comme si… bref, c’est à se demander si ça n’est pas fait exprès. En ville, son visage s’affiche sur les façades des immeubles et des banderoles lui souhaitant bon anniversaire sont accrochées dans les galeries marchandes.

Il y a six ans, Kumamoto était pratiquement inconnue. À proximité de la ville se trouve un volcan actif, le mont Aso, ainsi qu’une piètre reproduction d’un château du XVIe siècle qui a pris feu en 1877. Les habitants de Kumamoto estimaient que leur ville n’avait rien qui soit susceptible d’attirer les visiteurs. Il s’agit en effet d’une région essentiellement agricole qui produit des melons et des fraises. Mais en 2010, alors que la Japan Railways travaillait à l’extension du Shinkansen jusqu’à Kumamoto, les hauts fonctionnaires de la préfecture ont cherché à convaincre les touristes de venir les voir. Ils ont alors engagé un graphiste pour designer un logo qui promouvrait la région. Il leur a dessiné un point d’exclamation stylisé (le slogan officiel, « Kumamoto Surprise », était un clin d’œil malicieux à l’intention des Japonais, qui seraient surpris d’apprendre qu’il y avait quoi que ce soit à voir là-bas). Le point d’exclamation ressemble à une tache rouge en forme de semelle de chaussure. Le graphiste, au fait de la popularité des yuru-kyara, y a ajouté un ourson noir. Kuma signifie « ours » en japonais et Mon est l’argot local pour « homme ».

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La ville de Kumamoto
Crédits : GDACS

Doté d’une personnalité espiègle – Mew le qualifie de « très vilain » –, Kumamon a fait les gros titres après que les autorités de la ville ont donné une conférence de presse pour expliquer que l’ours leur avait filé entre les pattes : il s’était rendu à Osaka à toute vitesse pour presser les habitants de prendre le train. Ce gentil canular a fonctionné à merveille et Kumamon a été élu « yuru-kyara le plus populaire de l’année 2011 ». (Au dernier grand prix Yuru-Kyara, organisé en novembre dernier au Japon, 1 727 mascottes se sont présentées et près de 77 000 spectateurs ont assisté à l’événement. Le scrutin rassemblait des millions de votes.) Certains fonctionnaires de Kumamoto sont pourtant restés insensibles au charme de Kumamon. Ils redoutaient que la mascotte n’effraie les touristes, qui pourraient avoir peur de rencontrer des ours sauvages dans la région alors que l’espèce en est absente. Mais le gouverneur de Kumamoto était fan de Kumamon, à tel point qu’il a astucieusement levé ses frais de reproduction, encourageant les fabricants à l’utiliser sans devoir payer de licence.

Les journalistes s’adressent respectueusement à Kumamon.

Il leur a en revanche demandé de soutenir Kumamoto, soit en utilisant les pièces produites par les industries de la préfecture, soit en faisant la promotion de la région sur le packaging. Par exemple, sur un des côtés de l’emballage du tracteur télécommandé « Kumamon version Buggy », on peut voir des photos des lieux les plus touristiques de la préfecture. Allez dans une épicerie japonaise et vous verrez Kumamon vous sourire sur toutes les barquettes de fraises et les films plastiques qui recouvrent les melons produits dans la préfecture.

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Le train à grande vitesse a commencé à desservir Kumamoto un 12 mars et depuis, c’est à cette date qu’est fixé l’anniversaire officiel de Kumamon. L’ourson a accueilli le premier train qui s’est rendu jusqu’à Kumamoto. Un moment recréé à l’occasion de sa fête d’anniversaire. Les fans font la queue pour lui faire un câlin et le caressent une dernière fois du bout des doigts tandis qu’on les pousse pour laisser la place au suivant. Un accord tacite interdit d’insinuer que l’ours n’est en réalité rien d’autre qu’un homme dans un costume d’ourson. En somme, si on choisit de ne pas croire à l’existence de Kumamon, le minimum est de faire semblant.

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Crédits : Kumamon/Facebook

En 2014, Kumamon a donné une conférence de presse au Club des correspondants étrangers du Japon en tant que « directeur des relations publiques ». Les questions des journalistes étaient toutes empreintes de respect : « Combien d’employés travaillent pour vous ? » a demandé l’un d’eux. La réponse est venue de la bouche de Masataka Naruo, qui se plaît à dire autour d’elle que Kumamon est son chef. « Il y a vingt personnes dans notre service. » La veille de la fête d’anniversaire, Mew et ses amies font du shopping dans les rues de Kumamoto. Elles portent toutes des t-shirts et des sacs à dos Kumamon. Les trois jeunes femmes se montrent leurs emplettes. Elles ont déjà de nombreux objets Kumamon, alors pourquoi en acheter d’autres ? Et qu’est-ce qui rend Kumamon si spécial ? « Il est très mignon ! » répond simplement Tong. Pour chaque yuru-kyara populaire, il y a une centaine de Harajuku Miccolo. Sur le trottoir, une abeille d’un mètre cinquante aux rayures marron et jaune célèbre la Journée des abeilles en faisant les cent pas devant la pâtisserie et le salon de thé Colombin, trois heures durant. Elle essaie d’attirer l’attention des passants, mais la plupart daignent à peine la regarder et ne ralentissent pas. Quelques uns, malgré tout, vont la voir et prennent la pose pour une photo. On ne fait pas la queue ici. Harajuku_miccolo_cHarajuku Miccolo est mignonne mais très peu connue, comme la plupart des yuru-kyara. À Osaka, 45 personnages font la publicité des points forts de la ville, mais ils doivent lutter contre les menaces régulières de suppression compte tenu de leur peu d’efficacité. Un membre de l’administration explique piteusement que les fonctionnaires d’Osaka ont travaillé dur pour fabriquer ces personnages et qu’ils seront déçus s’ils viennent à être supprimés. Harakuju Miccolo tente d’échapper à ce sort. « Elle n’a pas encore de succès », admet la personne qui porte le costume et distribue des morceaux de gâteau au miel, spécialité du café Colombin. « Ils sont peu à connaître le succès… — … de Kumamon ? — Mais on essaie… »

Mignon et kawaii

Personne n’est mignon dans Shakespeare. Dans les œuvres médiévales, les bébés sont représentés comme des adultes miniatures flétris.

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Un des kewpies de Rose O’Neill

Les images auxquelles nous sommes habitués aujourd’hui sont apparues au XIXe siècle. La culture populaire allait découvrir la valeur marchande infinie des choses mignonnes. En 1909, Rose O’Neill a inventé les « kewpies », d’adorables bébés cupidons aux petites ailes et aux visages ronds, qu’on n’a pas tardé à offrir en guise de récompense dans les fêtes foraines. On pouvait aussi les voir voleter sur les publicités pour le Jell-O, ce dessert américain à base de gélatine. Aujourd’hui encore, la mayonnaise de la marque Kewpie est la plus vendue au Japon. Business et mignoneté font toujours bon ménage. Pourtant, les kewpies n’ont que peu en commun avec l’anatomie humaine : ils ressemblent à peu près autant à un être humain que Mickey Mouse à une souris lors de sa première apparition sur pellicule en 1928. Cinquante après, les ajustements progressifs lui ont donné une apparence bien plus enfantine, un processus qu’explique très bien Stephen Jay Gould dans son « Hommage biologique » à Mickey. Gould a observé la lente métamorphose de la souris espiègle et parfois même violente de la fin des années 1920 en gardien lisse et paterne d’un empire colossal. « Au fil du temps, il a adopté une apparence de plus en plus enfantine », écrit Gould. « Le scélérat du film Steamboat Willie est devenu le gardien inoffensif et mignon d’un royaume merveilleux. »

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Au Japon,  la fascination généralisée pour le mignon se retrouve jusque dans la manière d’écrire des petites filles. Dans les années 1970, des écolières japonaises ont commencé à écrire comme dans les bulles des mangas : c’est ce qu’on appelait le koneko-ji, l’ « écriture de chaton ». En 1985, la moitié des jeunes Japonaises avaient adopté ce style d’écriture. Les entreprises vendant des stylos, des carnets et toutes sortes d’objets peu chers, comme Sanrio, se sont rendues compte que les articles à l’effigie d’un personnage se vendaient mieux – la reine des ventes étant Hello Kitty.

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Hello Kitty
Crédits : DR

Son nom complet est Kitty White. Elle a une famille et vit à Londres (une lubie du Japon des années 1970). Le premier produit Hello Kitty, un porte-monnaie en vinyle, a été mis en vente en 1974. Aujourd’hui, le montant annuel des ventes d’articles à l’image d’Hello Kitty représente environ 5 milliards de dollars. Sur le continent asiatique, on trouve des aires de jeux Hello Kitty, des restaurants Hello Kitty et même des suites d’hôtel Hello Kitty. Sept avions de la compagnie taïwanaise EVA Air ont été entièrement customisés à l’image du chaton blanc et de ses amis : les coques mais aussi les coussins et les housses des sièges, ou encore… les feuilles de papier hygiénique sur lesquelles sont imprimées le visage d’Hello Kitty. Un détail qui ferait s’interroger n’importe qui et pas seulement les doctorants en psychologie. « Si les jeunes femmes constituent votre cible, le marché est saturé », affirme Hiroshi Nittono au sujet des produits mignons vendus au Japon. Le directeur du laboratoire de psychophysiologie cognitive de l’université d’Osaka a certainement raison. Pour sortir du lot, certains yuru-kyara sont intentionnellement crus, voire un peu effrayants. Il existe tout un monde du kimo-kawaii ou « mignon-dégueu », qu’illustre parfaitement Gloomy (« lugubre »), l’ours câlin aux griffes rouges du sang de son maître, qu’il ne perd pas une occasion de mutiler. Même l’ourson Kumamon, pourtant révéré, a fait l’objet d’un meme qui affirme qu’il agit « pour la gloire de Satan ». Gloomy-Bear-gloomy-bear-19698337-454-822

Mettre des images de personnages sur des produits est devenu une pratique par trop généralisée  et Nittono, un homme placide et souriant qui porte une lavallière, travaille conjointement avec le gouvernement pour développer des objets « intrinsèquement mignons ». Il a fixé lui-même notre lieu de rendez-vous : ce ne sera ni chez lui, ni dans son bureau à l’université, mais au ministère de l’Économie, du commerce et de l’industrie, où il travaille depuis qu’il a quitté son poste de professeur. Ces dernières années, Nittono et le gouvernement japonais ont travaillé à la conception d’objets mignons dont certains sont exposés sur la table : un pinceau à maquillage, un bol, un brasero, quelques pendentifs et des mosaïques. Compte tenu de la quantité ahurissante d’objets mignons vendus aux quatre coins du monde, le fruit de la collaboration astucieuse d’un universitaire et du gouvernement peut sembler bien maigre. Mais l’objet de cette collaboration est en réalité de savoir si le mignon peut être utilisé en soi pour attirer les clients vers des produits qui n’affichent pas leur marque. « On utilise le kawaii pour susciter l’émotion, éveiller des sentiments. Les objets kawaii n’ont rien de menaçants et c’est ça qui fait la différence : ils sont petits et inoffensifs », explique Nittono. « Un produit de grande qualité est d’une certaine manière éloigné des consommateurs : il a l’air de coûter cher. Mais si on y ajoute une touche kawaii, les mêmes articles semblent plus accessibles. » « Si vous voyez un objet mignon, vous aurez envie de le toucher et ce faisant, vous allez tester sa qualité », ajoute Youji Yamashita, qui travaille au ministère.

Certains objets peuvent aussi être kawaii sans le vouloir. Date Tomito et son époux Makoto sont les propriétaires d’une petite taverne appelée Bar Pretty, située dans une ruelle d’Hiroshima. À six au bar, on s’y trouve déjà à l’étroit. Makoto rentre du marché avec une petite plante dans un pot jaune, un cadeau pour sa femme. « Voilà, ça c’est kawaii », dit Date d’un air songeur, la plante dans les mains. « Ce terme recouvre de nombreuses significations : mignon, petit, maladroit. Parfois, c’est simplement la forme de l’objet qui est mignonne. »

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Le Bar Pretty
Crédits : Sophie Carr

Elle souligne un aspect important de la mode kawaii : « Ce n’est jamais malveillant », dit-elle. « Je n’utilise jamais le kawaii de façon ironique. Quelque part, c’est le plus beau compliment qu’on puisse faire à des Japonais, particulièrement aux femmes et aux petites filles. Elles aiment tout ce qui est kawaii. » Peut-être pas toutes les femmes. À l’instar des mensurations de Barbie, qui se sont attirées les foudres des féministes comme des chercheurs, Hello Kitty suscite l’intérêt des universitaires – tout particulièrement au Japon, où la condition des femmes a peu évolué comparé aux autres pays industrialisés. Avec l’obsession nippone du côté « petite-fille » – la possession d’images pédopornographiques n’a été interdite qu’en 2014 sur l’archipel – et leur héroïne favorite qui n’a pas de bouche, si les cute studies deviennent un champ académique à part entière, il faudra remercier pour cela la lutte des féministes contre ce que Hiroto Murasawa, de la Shoin Women University d’Osaka, appelle « une mentalité reproductrice de non-affirmation chez les femmes ».

Le sauveur

À l’ouverture de l’UltraSuperNew Gallery à laquelle Soma et son père ont assisté, les convives observent une femme qui porte une minijupe blanche à froufrous recouverte de plumes, des leggings duveteux et un imposant nœud placé au sommet de sa tête. Son visage est entièrement peint en blanc avec des fleurs rouges à chaque joue et des gouttelettes bleues sur le nez. Agenouillée sur la scène de la galerie, elle est en train de tamponner une toile jaune et cyan qui ressemble à une immense empreinte digitale.

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Crédits : Gerutama/Facebook

Son nom de scène est Gerutama. Elle insiste sur le fait qu’en dépit des apparences, elle n’est pas du tout kawaii : son art, c’est la peinture en live. Certains Japonais, hommes et femmes, rejettent la mode kawaii – trop « fausse » pour eux. Mais ils sont une minorité. Les Japonaises vivent au sein d’une culture où les femmes trentenaires célibataires sont parfois considérées comme les « restes du gâteau de Noël ».  Cela signifie qu’après le 25 décembre pour le gâteau et le 25e anniversaire pour les femmes, la date d’expiration est consommée et il est difficile de s’en débarrasser. Plus personne ne veut de l’un ou de l’autre. Quid des masques chirurgicaux portés en public ? Certes, ils permettent d’éviter le froid, la pollution et les allergies, mais si vous posez la question aux Japonaises, elles seront nombreuses à vous répondre que c’est « uniquement pour sortir », parce qu’elles n’ont pas eu le temps de se maquiller ou qu’elles ne se trouvent pas assez mignonnes et préfèrent mettre une barrière entre elles et le regard des foules.

D’après une étude allemande qui a sondé 270 000 personnes dans 22 pays, les Japonais arrivent derniers en matière d’estime physique. Plus d’un tiers des habitants de l’île, soit 38 % d’entre eux, se disent « pas du tout satisfaits » ou « pas vraiment satisfaits » de leur apparence physique. « Le kawaii est maladif », déplore Stefhen Bryan, un écrivain jamaïcain présent à la galerie. Cela fait une dizaine d’années qu’il vit au Japon et il est marié à une Japonaise. « Être kawaii, c’est se comporter comme un bébé. Si une femme agit en adulte au Japon, c’est perçu comme une offense. L’estime de soi est une notion qui n’existe pas ici. Tout se fait selon la culture kawaii. »

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Joshua Paul Dale s’arrête pour enlever ses chaussures à l’entrée de son appartement lumineux du quartier Sendagaya de Tokyo. Dale, professeur d’études culturelles quinquagénaire à l’université Gakugei, est l’instigateur des cute studies. À mi-chemin entre les sciences, les études culturelles et la biologie, c’est un champ d’étude tout nouveau sur lequel il n’y a pas encore eu de colloque. Dale a été le premier à rassembler des écrits académiques afin de constituer une bibliographie des cute studies qui recense aujourd’hui plus de 100 publications. La dernière étape qu’il a franchie a été la publication en avril 2016 d’une collection de travaux parus dans l’East Asian Journal of Popular Culture. « Les articles regroupés dans ce numéro montrent la flexibilité du mignon en tant que catégorie analytique et les nombreuses perspectives qu’il offre », dit-il en introduction.

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La culture kawaii tokyoïte
Crédits : Gabby Laurent/Julia Pott

Pour l’heure, le mignon n’est pas encore considéré comme un domaine scientifique à part entière. Dale estime que seules quelques dizaines de chercheurs s’intéressent au sujet dans le monde entier, mais il a l’espoir de voir grossir leur nombre. Il s’inspire notamment des porn studies, qui font aujourd’hui l’objet d’une publication trimestrielle après que des scientifiques ont décidé de travailler ensemble sur un sujet qu’ils estimaient négligé par les chercheurs en pratiques culturelles par excès de pudibonderie. Selon lui, la création d’un champ d’étude spécifique encourage l’exploration. Hiroshi Nittono a participé à l’écriture d’un article sur le mignon. Il est par ailleurs l’auteur de la première étude académique validée par d’autres universitaires dont le titre comporte le mot kawaii. Dans son article, Nittono avance que le mignon possède une « double facette » : d’abord, il incite les parents à prendre soin du nouveau-né, puis, une fois que le bébé est en âge de marcher et qu’il commence à interagir avec son entourage, le mignon favorise la sociabilité. « C’est intéressant car on se penche sur la nature même du concept », explique Dale. « Les choses mignonnes font souvent penser à d’autres choses. Le mignon brise les barrières entre nous et les autres, entre le sujet et l’objet. Son étude fait appel à d’autres domaines. Il est intéressant de voir des chercheurs aux spécialités différentes travailler ensemble sur le même sujet. » Mascot Bag Cute Bear Backpack Cosplay Bag Kumamon SchoolMais nul besoin d’assister à une conférence universitaire pour comprendre ce concept. Le Japon a adopté la mode du mignon pour refléter sa personnalité, comme jadis la cérémonie du thé et les cerisiers en fleurs étaient des symboles nationaux.

En 2009, le gouvernement a nommé un trio d’ « ambassadeurs mignons » : trois femmes vêtues de robes de poupées avec des rubans dans les cheveux, chargées de représenter leur pays à l’étranger. Les divinités du foyer ont toujours existé. Par « divinités du foyer », on ne parle pas d’un dieu créateur de l’univers mais plutôt de sortes d’alliés personnels qui viennent alléger la charge d’une vie trop solitaire et difficile. Nous n’avons pas tous les amis que nous méritons d’avoir ou un enfant à chérir. Les hommes et les femmes du monde entier sont souvent seuls. C’est dans cet esprit que les nounours ont été inventé, car la nuit est longue et noire et que nos parents doivent aller se coucher et nous laisser tout seuls. Il y a quelque chose de réconfortant dans la mignonnerie. « Satisfaire un besoin émotionnel, voilà la raison d’être du kawaii », écrit Christine R. Yano, professeure d’anthropologie de l’université d’Hawaï à Manoa. « Même aux États-Unis, le journaliste Nicholas Kristof a écrit un article à propos du “gouffre empathique” de notre société », écrit-elle. « Il y souligne le rôle prépondérant des objets, qui deviennent sources de joie, de consolation et de réconfort. Quand une société a besoin de réconfort, elle le cherche dans ce qui est familier. Et souvent, ce qui est familier est “mignon”. Rappelons-nous des nounours qui réconfortaient les pompiers new-yorkais après le 11 septembre. Pour moi, les objets kawaii sont avant tout générateurs d’empathie. » Kumamon est une véritable centrale génératrice d’empathie. Dans les semaines qui ont suivi le séisme de Kumamoto, le besoin de l’ourson s’est tellement fait sentir que ses fans l’ont eux-mêmes invoqué et ont fait de lui un protecteur bienveillant, un sauveur infatigable, un héros incontesté. ulyces-kumamon-06 Trois semaines après le tremblement de terre du 14 avril, Kumamon a visité la salle des congrès de Mashiki, une ville durement touchée par la catastrophe naturelle. Certains de ses habitants dormaient encore dans leurs voitures pour se protéger des 1 200 répliques qui continuaient à gronder dans la région. Sa visite a été diffusée à la télévision et la presse en a aussi parlé, comme si Kumamon était un survivant que personne n’espérait plus et qui refaisait surface, sain et sauf, au milieu des décombres. Les enfants, nombreux à avoir perdu leur maison dans le séisme, se pressaient autour de lui. Ils criaient, lui faisaient des câlins et posaient avec lui. Leur ami était enfin revenu.


Traduit de l’anglais par Lucile Martinez et Nicolas Prouillac d’après l’article « What’s Behind Japan’s Obsession With Cuteness? », paru dans Mosaic. Couverture : Deux écolières japonaises avec des cartables Kumamon. (Wiennat Mongkulmann)


POURQUOI TROIS SOLDATS JAPONAIS ONT CONTINUÉ LA SECONDE GUERRE MONDIALE JUSQU’EN 1974

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Les derniers soldats japonais de la Seconde Guerre mondiale ont été retrouvés en 1974. Qu’ont-ils fait tout ce temps sur leurs îles du Pacifique ?

I. Le traînard

Il y a près de quarante ans, le passé et le présent du Japon se rencontrèrent au bord d’une rivière traversant la forêt tropicale de l’île de Lubang, aux Philippines. La rencontre eut lieu au crépuscule du 20 février 1974, alors que la brise retombait et que l’air se remplissait d’insectes volants. L’homme qui incarnait le présent s’appelait Norio Suzuki. Il avait quitté l’université à 24 ans sans diplôme et portait ce jour-là un t-shirt, un pantalon bleu foncé, des chaussettes de laine et une paire de sandales en caoutchouc. Il était accroupi, occupé à allumer un feu à partir d’une pile de branchages, et il ignorait encore qu’il n’était pas seul. Celui qui le fixait depuis la lisière de la forêt était vêtu des haillons d’un uniforme militaire et tenait un fusil à la main. Au moment de la rencontre, il avait passé presque trente ans sur l’île de Lubang, à continuer tout seul de livrer une guerre qui s’était officiellement terminée avec la capitulation japonaise dans la baie de Tokyo le 2 septembre 1945.

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Les îles du Pacifique ont abrité de nombreux soldats japonais

Le nom de cet homme incarnant le passé était Hirō Onoda. Officier des renseignements de l’Armée impériale japonaise, il était sur le point de devenir très célèbre et allait sur ses 52 ans. Onoda n’avait pas quitté Lubang depuis 1944, quelques mois avant l’invasion et la reprise des Philippines par les Américains. Les dernières instructions qu’il avait reçues de son supérieur immédiat lui ordonnaient de se retirer à l’intérieur des terres de l’île – qui était petite et, en vérité, d’une importance stratégique négligeable – et de harasser les forces occupantes jusqu’au retour de l’Armée impériale. « Il vous est formellement interdit de mourir de votre propre main », lui avait-on dit. « Que ce soit dans trois ans ou dans cinq ans, quoi qu’il arrive, nous reviendrons pour vous. En attendant, tant qu’il vous reste un soldat, votre devoir est de le diriger. » « Vous devrez peut-être vous nourrir de noix de coco. Si c’est le cas, prenez-en votre parti ! Aucune circonstance ne justifie de se rendre. » La détermination d’Onoda à obéir fut telle qu’il ignora les efforts répétés pour le persuader de se rendre – à l’aide de tracts, de haut-parleurs et de patrouilles au sol –, et il continua à livrer la guerre aux insulaires. Au cours de trois décennies, accompagné d’un groupe de plus en plus réduit de compagnons, il tua trente habitants de Lubang et en blessa une centaine d’autres dans une guérilla sporadique qui vit l’Armée impériale, autrefois si puissante, réduite au meurtre de quelques vaches et à l’incendie de piles de riz récoltées à l’orée de la jungle. Suite à la perte du dernier de ses quatre hommes lors d’un échange de coups de feu avec la police locale, Onoda persévéra seul dans sa mission.

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