11 tentatives
Saadiya, en Irak. L’écran du téléphone a beau être petit et pixelisé, l’image est assez claire. Sur la vidéo, filmée de derrière des broussailles, on voit une route déserte traversant une plaine aride. Il est évident que la personne qui tient la caméra ne veut pas être vue. Pendant quelques secondes, rien ne bouge. Puis une berline blanche entre au ralenti par la gauche du cadre avant de disparaître dans un éclair aveuglant de lumière blanche. Les attaques au moyen d’engins explosifs improvisés (EEI) comme celle-ci sont le quotidien de la ville de Saadiya depuis dix ans. Pour l’homme assis sur le siège passager de la voiture, elles sont presque une routine. Son nom est Shek Ahmed Thamer Ali. Pendant son mandat de neuf années en tant que maire de la ville, il a survécu à 11 tentatives d’assassinat menées par des combattants d’Al-Qaïda puis de l’État islamique. Les groupes terroristes veulent la mort d’Ali car il entretient des liens étroits avec le gouvernement irakien et qu’il a toujours refusé de rejoindre leurs rangs.
Aujourd’hui, près de deux ans après la défaite de Daech dans cette région au nord-est de l’Irak, Saadiya ne parvient toujours pas à se remettre sur pieds. Ali craint que l’action conjuguée du chômage, de la corruption, de la disparition des services publics et des rivalités sectaires n’aient eu raison de la confiance de la population envers le gouvernement. C’est le terreau dont sont faites les violences en Irak. Ali est un homme doux à la bedaine naissante. Ses yeux sont fatigués, hantés. Il a sacrifié beaucoup pour son travail. Il a vu six de ses voitures pulvérisées, sa maison a été détruite deux fois, son beau-frère a perdu une main et on a cassé les jambes de son fils. L’attentat filmé qu’il m’a montré sur son téléphone a été perpétré par Al-Qaïda au cours des années de violence qui ont débuté avec l’invasion américaine en 2003. Elles se sont poursuivies jusqu’à ce que la ville tombe aux mains de Daech en 2014. « J’allais au travail », raconte-t-il, assis dans le salon à la décoration minimaliste de son habitat provisoire, situé à environ une heure de route de Saadiya. Il y vivra jusqu’à ce qu’il soit en mesure de reconstruire sa maison, détruite par les hommes de l’État islamique en 2014.
L’instant d’après, il reprenait conscience dans un lit d’hôpital à Souleimaniye, la ville kurde voisine. Le blindage de la voiture a eu beau encaisser la majeure partie de l’explosion, l’attaque a endommagé sa colonne vertébrale. Aujourd’hui, Ali ne peut plus soulever d’objets lourds. Il n’a pas l’intention d’abandonner pour autant, surtout maintenant, alors que sa ville lutte pour se remettre de l’occupation de Daech.
L’espoir et la peur
Saadiya est située à environ 160 km au nord-est de Bagdad, sur les rives de la rivière Diyala. Autrefois, ce devait être un endroit agréable : les orangeraies et les palmiers dattiers projettent leurs ombres lascives dans ses grandes rues poussiéreuses, délimitées par de petits bâtiments couleur de sable. Des arbustes couverts de fleurs roses, qui donnaient jadis à la ville un air de banlieue paisible, font aujourd’hui tache dans le paysage dévasté. C’est une ville majoritairement ouvrière, dont l’économie reposait principalement sur l’agriculture. Les ennuis ont commencé après l’invasion de l’Irak par les États-Unis et la montée d’Al-Qaïda qui a suivi. De nombreux attentats ont été perpétrés dans ses rues. « Les Américains ne défendaient qu’eux-mêmes », dit Ali. « Ils n’ont rien fait pour les civils. »
On estime à 1 200 le nombre d’habitants de la ville à avoir été tués par Al-Qaïda au fil des ans. Jusqu’en août 2014, quand l’État islamique a déferlé sur la province de Diyala, faisant main basse sur les villes voisines de Saadiya et Jalula. Contrairement à d’autres parties du pays, où ils se livrent une guerre de tranchées avec les forces pro-gouvernement, la domination de Daech à Diyala n’a duré que quelques mois. La coalition formée des peshmergas kurdes, des milices chiites et de l’armée irakienne a libéré la région en novembre 2014. Près de deux ans plus tard, Saadiya est toujours saccagée. Les vergers autrefois luxuriants se flétrissent peu à peu. Les arbres sont noirs et faméliques, dépourvus de feuillage. Certains ont été détruits par le feu, d’autres par manque d’irrigation. Personne n’a jugé bon de réparer le système défectueux. Certaines parties de la ville ont été démolies par l’EI, comme la maison du maire. D’autres ont été pulvérisées lors des bombardements de la coalition dans la bataille pour reprendre la ville. D’autres encore ont été rasées ou pillées durant la période trouble qui a suivi la libération, quand la ville était une zone militaire que les civils ne pouvaient pas approcher. Personne n’a entrepris de réparer les rues, dont la plupart sont encore jonchées de gravats, de trous béants et de détritus. Les boutiques et les maisons sont en ruines. Les façades de béton éventrées exhibent leurs tripes d’acier et les verrous pendent aux portes, criblées de balles.
Les hôpitaux ont été vidés de leur équipement médical, qui n’a pas encore été remplacé. Les cours n’ont toujours pas repris dans les collèges et lycées, et dans les quelques écoles primaires qui ont tenté de rouvrir, la classe se fait sans matériel. D’après le maire, les écoles étaient utilisées comme bases militaires par les deux camps. Elles ont subi des dégâts considérables. Mais ce qui frappe avant tout, c’est que la ville semble déserte – à l’exception d’une poignée de miliciens chiites qui tiennent un barrage à l’entrée de la ville et de quelques garçons à l’air morne assemblés dans un café. Pendant des mois, le gouvernement a barré des noms sur la liste des résidents dans le but d’écarter ceux ayant collaboré avec Daech, permettant aux autres de revenir. Malgré cela, plus de la moitié des 50 000 habitants de la ville ne sont toujours pas revenus. La peur n’y est pas étrangère. L’assassinat du mukhtar de Saadiya à la fin du mois de mai – un coup de Daech selon Ali – a ravivé les tensions ces derniers temps. Ali sait bien que ce n’est pas parce que l’EI a perdu la bataille que de nouvelles attaques ne sont pas à craindre. D’après lui, la ville abrite encore des cellules dormantes de l’organisation, ce qui l’a conduit à demander des mesures de sécurité supplémentaires. Mais si l’Europe ne peut pas empêcher Daech de commettre des atrocités à Paris ou à Bruxelles, fait-il remarquer, quel espoir y a-t-il pour Saadiya ?
Un nouveau conflit
Globalement, Saadiya est plus en sécurité de nos jours qu’elle ne l’était à l’époque d’Al-Qaïda. Il y a bien moins d’attentats. Le principal problème, d’après Ali, c’est que le gouvernement n’a pas les moyens de réparer les dégâts qu’elle a subis. La double peine d’une chute des prix du pétrole et du coût élevé de la guerre contre l’EI dans l’ouest du pays ont fait sombrer l’économie irakienne, laissant peu de ressources pour la reconstruction. Le FMI estime que la dette irakienne pourrait atteindre 17 milliards de dollars en 2016. « Le gouvernement irakien est tellement occupé à combattre Daech qu’il a tout dépensé pour libérer le territoire et n’a rien laissé aux services publics », expliqué Ali, pour qui cette stratégie a conduit beaucoup de jeunes à rejoindre l’EI. « Le gouvernement est comme un père pour son peuple. Si un père ne s’occupe pas de ses enfants, ils vont chercher de l’attention ailleurs. » Dylan O’Driscoll, chercheur au Middle East Research Institute, dénonce un manque d’organisation dans les opérations anti-EI. « Malheureusement, les victoires militaires contre l’EI se font souvent sans aucune planification post-EI », dit-il. « Il y a des problèmes politiques et structurels très profonds dont il faut s’occuper au sein des zones à majorité sunnite », poursuit-il. Il règne en effet un mécontentement viscéral chez de nombreux Irakiens sunnites qui se sentent marginalisés depuis l’accession au pouvoir des chiites, après l’invasion américaine. « Si rien n’est fait pour résoudre ces problèmes et apporter un plan détaillé de reconstruction et de relance post-conflit, j’ai peur que Daech ne renaisse de ses cendres ou qu’une autre entité radicale n’apparaisse pour perpétuer le cycle de violence ethno-sectaire qui est à l’œuvre en Irak. »
Jusqu’ici, les rares travaux de reconstruction à Saadiya ont été menés par des associations humanitaires. L’Organisation internationale pour les migrations a commencé à réparer certaines maisons détruites, tandis que les Anglais d’Oxfam ont aidé à remettre sur pieds l’usine d’eau potable. Le Programme des Nations unies pour le développement a également exprimé son intention d’entreprendre la reconstruction des services publics de la ville. « Notre priorité est d’aider les familles à se reconstruire et reprendre le cours leur vie après le passage de l’État islamique », explique le directeur d’Oxfam en Irak, Andres Gonzalez Rodriguez. « La plupart d’entre elles ont tout perdu et se battent pour réparer leurs maisons et relancer leurs affaires. » Il n’est pas simple de gagner sa vie pour ceux qui sont revenus, témoigne Saad Qader Hussein, un chauffeur de taxi rentré à Saadiya un an après la défaite de l’EI. Il a trouvé la ville quasiment déserte et sa maison avait été pillée. Il est fier de son taxi – un camion de transport de troupes soviétique vert bouteille retapé pour accueillir des civils – mais il raconte que ces temps-ci, il peut se passer une semaine sans qu’il ne voie passer un seul client. Nous parlons à l’extérieur d’un café quasi-désert du centre-ville. Hussein dit qu’il garde une rancune tenace envers le jour où les Américains ont envahi l’Irak. En renversant le régime, ils ont créé un vide politique qui a précipité le pays dans le chaos.
Les problèmes de Saadiya sont exacerbés par sa situation géographique.
« Ils sont venus et ont destitué notre chef, ils ont détruit notre pays et nous ont laissés en pâture à l’État islamique », dit-il, ses amis opinant du chef en signe d’assentiment. Le propriétaire du café, dont la maison a elle aussi été pillée, dit que les affaires sont catastrophiques depuis que l’EI a occupé la ville. Si son bar reste ouvert, c’est grâce aux jeunes au chômage qui viennent tuer le temps ici. Ceux qui ont des connexions au sein du gouvernement n’ont bizarrement aucun problème à trouver du travail, ce qui ne fait qu’envenimer les choses avec les autres habitants. Pour Ali, la corruption est endémique en Irak. « L’égalité des chances n’existe pas ici », dit Ali. « Les fils de fonctionnaires peuvent trouver du boulot sans être allé à l’université, mais les gens normaux et ceux qui se sont battus contre l’injustice n’ont rien du tout. »
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Les problèmes de Saadiya sont exacerbés par sa situation géographique. La ville se trouve au cœur d’une zone disputée, à cheval entre la région kurde du nord de l’Irak et celles sous contrôle du gouvernement. « Les Kurdes disent que Saadiya leur appartient et le gouvernement central fait pareil. Les sunnites aussi », dit-il. « Au final, personne ne s’en occupe car il s’agit d’un territoire conflictuel. »
Un rapport d’Amnesty International datant de janvier 2016 accuse les peshmergas d’utiliser la guerre contre l’État islamique pour consolider leur pouvoir et redessiner les frontières. Le meilleur exemple de cette situation peut être observé à quelques kilomètres au nord de Saadiya. La route principale enjambe une tranchée de trois mètres de profondeur qui court sur 1 000 km autour du territoire kurde, séparant Saadiya de la ville de Jalula, à quelques minutes vers le nord. Les Kurdes affirment qu’il s’agit d’une mesure de protection contre Daech, mais le gouvernement irakien et les milices chiites y voient une tentative d’annexer davantage de territoires. Dans les années 1970, Saddam Hussein a mis en place une politique d’ « arabisation » suite à laquelle de nombreux Kurdes ont été contraints de quitter ces terres pour laisser la place aux Arabes, qui s’y sont installés. Human Rights Watch estime qu’à la fin des années 1970, plus de 250 000 personnes avaient été déplacées. Pour de nombreux Kurdes, le conflit actuel est l’opportunité de reprendre le contrôle d’une terre qu’ils considèrent leur revenir de droit. À Jalula, où les forces kurdes ont été accusées d’avoir détruit de nombreux bâtiments appartenant aux Arabes sunnites, certains résidents ont peint les mots « maison kurde » sur leur porte afin de se prémunir contre une éventuelle attaque.
Peu après que Daech a été bouté hors de Saadiya, les peshmergas ont exigé qu’on leur abandonne le contrôle la ville. Des affrontements entre soldats kurdes et miliciens chiites ont eu lieu dans les mois qui ont suivi. Aujourd’hui la situation est revenue au calme, mais le maire est conscient que Saadiya pourrait bientôt se trouver sur le front d’un nouveau conflit. C’est d’après lui ce qui fait que tant de gens hésitent à revenir en ville.
Rejoindre ou résister
L’opposition entre sunnites et chiites en Irak représente une menace plus grande encore. À mesure que l’État islamique perd ses territoires, l’organisation terroriste sème derrière elle la paranoïa et la suspicion. Bien que certains groupes sunnites combattent activement l’EI, nombre d’entre eux sont accusés de les soutenir et d’embrasser leur idéologie violemment anti-chiite. Les récents attentats meurtriers de Bagdad n’ont fait qu’ajouter aux tensions. Sur la route principale de Saadiya, les ruines d’une mosquée sunnite témoignent d’une situation désastreuse. Elle aurait été détruite par la milice chiite qui a repris la ville – un rapport de l’ONU affirme que quatre d’entre elles détruites à Saadiya. De l’édifice, seuls la porte et la carcasse vacillante du minaret sont encore debout.
Il est difficile de vérifier les récits de saccages de la période qui a suivi la libération de la ville, car les milices avaient défendu aux civils de rentrer chez eux. Un bulletin d’informations locales cité dans une publication du département d’État américain affirme que « les milices chiites ont rasé des maisons, des champs et des vergers » à Saadiya et dans les environs. Human Rights Watch avait rapporté auparavant ce type d’exactions ailleurs dans la province de Diyala. Aux quatre coins de Diyala, les Arabes sunnites déplacés disent se sentir persécutés par les forces kurdes et chiites, qui les soupçonnent de soutenir Daech. De nombreux témoignages relatent que les hommes en âge de se battre sont interrogés, emprisonnés et parfois tués. Installé à l’intérieur d’un petit édifice en briquette situé à 40 km au nord-ouest de Saadiya, Abu Bakr Hamed raconte comment son village tout entier a été détruit par la milice chiite qui l’a repris des mains de l’EI. « Ils nous accusaient de soutenir l’EI », dit-il entre deux bouffées d’une élégante chicha bleu de cobalt, qui remplit la pièce d’une fumée aux senteurs de citron. « Mais ce n’est pas vrai. Nous voulons vivre librement… nous ne voulons pas choisir de camp. »
Pendant longtemps, les communautés sunnite et chiite du Bas et Haut Ali Sarayah ont entretenu des relations amicales. Les hommes travaillaient et passaient du bon temps ensemble, et les mariages mixtes étaient chose courante. Tout cela a pris fin après l’arrivée de l’EI en 2014, dit Hamed. Aujourd’hui, peu de bâtiments sont encore debout dans son village du Bas Ali Sarayah. Les civils n’ont toujours pas le droit de mettre les pieds dans le village détruit – contrairement au village chiite voisin, dont les habitants ont été autorisés à rentrer chez eux. Leurs maisons n’ont pas été touchées. Un commandant chiite stationné dans la région affirme que le Bas Ali Sarayah était un terrain propice aux combattants de l’EI. Peu après la destruction de son village, Hamed raconte que les miliciens chiites ont arrêté son frère, son neveu et son oncle pour « leur poser quelques questions ». Il ne les a plus revus depuis. Des histoires similaires me sont parvenues de la province d’Anbar, dans l’ouest du pays, où les forces irakiennes ont reconquis Falloujah. « Je pense qu’il sera difficile de repartir du bon pied », dit Hamed.
Rien que dans la région kurde irakienne, on compte plus d’un million de déplacés.
Pendant ce temps, Ali tente de rétablir la confiance à Saadiya. Originaire d’un clan kurde chiite, il se voit comme un rempart contre les divisions sectaires de sa ville. Il a demandé à ce que des forces mixtes assurent la sécurité de Saadiya et il s’échine à persuader sa population à majorité sunnite que tant qu’ils ne soutiennent pas Daech, ils n’ont rien à craindre. Un message qu’il a bien du mal à faire passer. Il raconte que lorsque les combattants de l’EI ont pris possession de la ville, ils ont posté sur Facebook des vidéos sur lesquelles on voit des habitants leur réserver un accueil chaleureux. C’était peut-être l’unique moyen pour eux d’espérer survivre à l’occupation de la ville, mais Ali pense qu’ils se sentent aujourd’hui personæ non gratæ et qu’ils ont trop peur des représailles pour revenir en ville. Les sunnites déplacés dans les provinces de Kirkouk et Diyala sont nombreux à dire qu’ils n’ont aucun espoir d’être traités équitablement par le gouvernement et les milices. Il en a découlé un déplacement massif des populations au sein du pays. D’après l’Oxfam, plus de trois millions d’Irakiens ont été déplacés – la plupart dans des zones à majorité sunnite qui incluent le gros du territoire conquis par Daech depuis 2014. Rien que dans la région kurde irakienne, on compte plus d’un million de déplacés.
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Vue de la maison temporaire du maire à l’extérieur de Saadiya, l’ampleur de la tâche paraît insurmontable. Trois mois d’occupation de Daech ont plongé la ville dans le chaos et il a le sentiment que rétablir l’ordre n’est pas la priorité du gouvernement irakien.
« Je n’ai croisé personne qui soit peiné pour Saadiya », dit-il tristement. Je lui demande comment il peut être si déterminé à continuer de se battre malgré le manque de soutien, les tentatives d’assassinat et la peur permanente que surviennent de nouvelles attaques. Il se tait un moment avant de répondre. « C’est une bonne question », dit-il. « Il y a deux façons de s’en sortir, ici. Soit on rejoint Daech, soit on leur tient tête. J’ai choisi de résister. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « ‘Either you join ISIL or you challenge them’ », paru dans Al Jazeera. Couverture : Saadiya à sa libération. (Reuters)
COMMENT KURDES ET IRAKIENS PRÉPARENT LA BATAILLE DE MOSSOUL
Après la libération de Sinjar, les nombreuses factions kurdes et yézidies doivent mettre un terme au désordre et s’entendre pour mettre le cap sur Mossoul.
I. La prise
Il y a quelques mois, Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, organisait une conférence de presse sur les hauteurs de Sinjar, une ville du nord-ouest de l’Irak. La veille, pour la première fois depuis août 2014, un bombardement de Sinjar par l’aviation américaine permettait aux forces kurdes de reprendre le contrôle de la ville, jusqu’alors aux mains de Daech. Alors que derrière lui, des panaches de fumées s’élèvent et des hélicoptères décollent, Barzani, perché sur une estrade faite de sacs de sable, déclare la ville « libérée ».
Un cortège de gardes du corps escorte le président jusqu’à un 4×4, puis correspondants étrangers et journalistes locaux descendent la colline pour constater les dégâts. Autour de Sinjar, les routes – endommagées, encombrées de camions militaires et couvertes de débris – sont devenues impraticables. Avec mon interprète, nous décidons de nous garer et de continuer à pied. La ville, qui comptait autrefois 100 000 habitants, est dévastée. La quasi-totalité de la population, dont une grande partie de Yézidis – une minorité religieuse irakienne – a été tuée par les djihadistes ou a dû fuir. Les occupants ont brûlé leurs maisons, pillé les magasins et saccagé leurs lieux saints. Puis les frappes aériennes américaines se sont chargées de détruire tout le reste. Armé d’un fusil, un homme solitaire semble connaître les lieux. Nous hâtons le pas pour le rattraper. « Je vais jeter un œil sur la maison de mon oncle », nous dit-il. Il s’appelle Azad – il ne veut pas nous donner son nom de famille – et dit avoir grandi à Sinjar. L’été 2013, quand Daech a commencé à envahir l’est de la Syrie puis le nord de l’Irak, des troupes de peshmergas – les forces armées kurdes irakiennes – ont été déployées dans sa ville.
En juin, Daech a pris Mossoul, la deuxième plus grande ville du pays, à 130 kilomètres à l’est de Sinjar, et malgré tout, la plupart des habitants ne se sentaient pas encore en danger. Mais les peshmergas se sont retirés lorsque Daech a atteint Sinjar. Des centaines de civils y ont été tués. Azid et sa famille font partie des 50 000 Yézidis qui ont réussi à fuir dans les montagnes qui surplombent la ville. La plupart des réfugiés ont ensuite été évacués par hélicoptère ou relogés dans des camps plus au nord, mais beaucoup, dont la famille d’Azad, ont choisi de rester dans les montagnes glaciales et vivent dans des tentes, avec peu de nourriture et d’eau, en attendant le jour où elles pourront rentrer chez elles. « C’est là », dit Azad. Il nous montre de la tête un bâtiment étroit dont les vitres sont explosées, le toit éventré et les murs effondrés. Avant, il y avait un magasin au rez-de chaussée. Ses volets métalliques forment un tas sur le trottoir, comme une étoffe déroulée.