Le tour de Kagame

De Kigali, au Rwanda. En novembre, j’ai pris l’avion de Barcelone à Kigali pour assister au Tour du Rwanda, une course d’une semaine, à travers des paysages montagneux. Événement mineur dans le monde du cyclisme, le tour a son importance tant pour le développement du cyclisme africain que pour l’image de ce petit pays qu’est le Rwanda, qui ne compte que 12 millions d’habitants. Créé en 1988, il est désormais une étape incontournable de l’UCI Africa Tour et l’une des plus prestigieuses courses du continent. ulyces-tourdurwanda-01Comme beaucoup d’événements sportifs, le Tour du Rwanda est aussi un gros coup publicitaire. Pour être honnête, c’est ce qui m’a attiré sur place. Le président Paul Kagame, en poste depuis l’an 2000, s’est attaché à développer la passion du cyclisme dans son pays. Son gouvernement a fourni des montures dernier cri – des Pinarello Dogma à 6 000 euros l’un – à l’équipe nationale et aidé deux Américains à mettre sur pied un centre d’entraînement qui accueille des cyclistes venus de toute l’Afrique.

En plus d’être une parfaite success story, l’équipe rwandaise est attentivement suivie par les organismes internationaux de développement, car chaque projet portant ses fruits fait événement. Au Rwanda, de jeunes hommes et femmes issus pour la plupart de milieux défavorisés sont devenus des athlètes de classe mondiale. L’équipe rwandaise a été le sujet d’un film documentaire remarqué (Rising From the Ashes), d’un long article du New Yorker (« Climbers ») et d’au moins un excellent livre (Land of Second Chances, de Tim Lewis). Kagame, qu’on tient pour être un dictateur, a acheté leurs vélos. C’est un personnage instable, impliqué dans les morts mystérieuses de ses opposants et désavoué par les observateurs des droits de l’homme. Il se refuse à quitter son poste, qu’il occupe depuis près de deux décennies. Il reconnaît volontiers qu’il gouverne d’une main de fer, mais il redoute l’alternative. À l’entendre, le passé du Rwanda justifie son statut de figure paternelle autoritaire, seul habilité à fixer les règles. Force est d’admettre qu’il obtient des résultats. Le Rwanda combat la corruption avec plus d’efficacité que n’importe quel autre pays de la région. Sa capitale, Kigali, a le taux de criminalité le plus faible d’Afrique. Le bilan environnemental du pays est excellent, particulièrement en matière d’énergie alternative – en novembre dernier, le Guardian a rapporté qu’un parc solaire avait été mis en place moins d’un an après la présentation du projet, un record qui laissent envieux même les pays les plus riches. À Kigali, les rues sont propres, le réseau d’égouts est en bon état et il n’y a pas de bidonvilles. L’Internet est rapide. Dans beaucoup de pays au profil économique semblable, l’air est saturé d’odeurs nauséabondes. Ici, il sent le thé fraîchement récolté.

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Kigali, ville-lumière
Crédits : Fumnanya Agbugah

Les chefs d’État et businessmans du monde entier adorent Kagame. En avril 2015, six mois avant la course, le président rwandais s’est rendu à la Global Conference de Los Angeles – une sorte de Davos du Pacifique – où il a échangé avec Tony Blair et Patricia Arquette. Il y a animé une « conférence sur les actions à mener pour améliorer la vie des femmes et des jeunes filles dans le monde, ainsi qu’une table ronde pour débattre du futur de l’Afrique » selon le New Times, l’organe médiatique du pouvoir rwandais. On ne compte plus le nombre de fois où l’expression « miracle rwandais » est apparue dans la presse internationale au cours des dix premières années de son règne. Même Bill Clinton estime que Kagame fait partie des « meilleurs chefs d’État contemporains » et selon le magazine Politico, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon espère que « de nombreuses nations africaines suivront l’exemple du Rwanda ». Kagame a pris la tête du pays peu après la fin du génocide de 1994 et il a bien compris l’importance symbolique de la course dans l’imaginaire collectif. Il a souligné à plusieurs reprises le rôle d’ambassadeurs des cyclistes rwandais et considère le tour comme un moyen d’aider son pays à panser la blessure encore vive du génocide. Plusieurs coureurs étaient enfants lorsque c’est arrivé et y ont survécu.

 

Ce sont aujourd’hui des athlètes confirmés, des miraculés qui parcourent les impressionnantes montagnes couvertes de forêts du Rwanda à 30 ou 40 km/h pendant que des enfants courent pieds nus à leurs côtés, les acclamant en riant. Dans les champs, les travailleurs interrompent la récolte du café pour applaudir les héros de leur nation réunifiée. Les forêts luxuriantes qui constituaient jadis le repaire des tueurs sanguinaires sont maintenant le théâtre des exploits des orphelins de leurs victimes, que l’entraînement quotidien sur ces pentes sans merci a rendus plus forts que les génocidaires n’auraient jamais pu l’imaginer. En lisant la description d’une banale session d’entraînement de 16 kilomètres, on a l’impression d’assister à une scène des Chariots de feu.

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Paul Kagame
Crédits : Veni Markovski

Je ne me suis pas envolé pour Kigali avec l’intention de questionner ce récit, idyllique sur le papier, mais avouons que cela sonne comme un conte de fées. On ne peut qu’avoir de l’empathie pour la tâche qui incombe à Kagame. Le meurtre de plus de 800 000 personnes en moins de 100 jours a cristallisé pendant longtemps l’image du pays. Le Rwanda a été abandonné par le reste du monde au moment où il avait le plus besoin d’aide. On peut difficilement imaginer combien le chemin que le pays a parcouru depuis a dû être rude. Au Rwanda, le slogan « Never Again » apparaît dans toute la documentation liés aux droits de l’homme ainsi que sur le site Internet du musée du Génocide de Kigali. Inventée dans les années 1960, cette phrase a d’abord été associée à l’Holocauste. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne n’a-t-elle pas été définie avant tout par ses crimes pendant des décennies ? Une course cycliste est un événement aussi anodin qu’absurde – grimper une montagne à vélo est essentiellement inutile – c’est d’ailleurs très précisément mon passe-temps préféré.

C’était donc le moyen idéal pour Kagame de mettre en valeur ses réussites tout en évitant qu’on ne regarde de trop près ses méthodes. Je me suis demandé la chose suivante : si nous étions en 1966 et non en 2016 et que je m’envolais non pas pour Kigali mais pour Berlin afin de couvrir une obscure course cycliste, me sentirais-je obligé d’évoquer Buchenwald ? Voire d’insister sur ce point ? Ce serait probablement injuste ou du moins contre-productif. J’ai pris l’avion.

Les coachs

La course cycliste est un sport collectif. Un coureur solitaire ne pourrait pas gagner simplement en moulinant à grande vitesse pendant des heures le long de crêtes abruptes. En revanche, un cycliste moins doué aidera ses coéquipiers en courant devant eux, coupant le vent pour que les favoris conservent leur énergie en pédalant dans son sillage. Il arrive aussi qu’un coureur moins connu se lance soudainement dans un sprint pour fatiguer les adversaires qui se lancent à sa poursuite, pendant que son coéquipier économise ses forces au sein du peloton et se tient prêt à tout donner lors du sprint final.

Citer les propos d’un chauffeur de taxi comme s’il était l’oracle de Delphes est une astuce répandue chez les journalistes.

De telles stratégies sont également nécessaires pour le Tour du Rwanda. À l’exception du tarmac de l’aéroport international de Kigali, le pays ne semble pas avoir le moindre mètre carré de terrain de plat à l’intérieur de ses frontières. La majeure partie du territoire s’élève à plus de 1 500 m et ses vallons ne sont interrompus que par de gigantesques montagnes. Toute la journée pendant sept jours, le circuit monte et descend interminablement en dents de scie. Les 69 coureurs sont traités comme des dromadaires : les organisateurs ont imaginé le circuit le plus spectaculaire possible : un véritable supplice. Ceux qui ne se sont pas suffisamment entraînés pour l’altitude abandonnent rapidement. Après deux jours, ils n’étaient plus que 65, puis 61, puis 54. Au sixième jour, ils étaient 47. Le deuxième jour, alors que les coureurs quittaient la capitale et entamaient une ascension de 400 mètres au travers de plantations de café verdoyantes, j’ai été informé qu’on m’avait refusé mes accréditations presse, pour des raisons que personne ne semblait pouvoir m’expliquer.

Plus tôt ce jour-là, le Français qui supervisait le Tour avait agité sous mon nez un document que je lui avais envoyé en hurlant que je ne le lui avais pas envoyé. Il avait l’air stressé. Qu’importe, je suis monté avec un photographe dans la voiture réservée à la presse internationale – façon de parler car elle était vide. Nous avons roulé avec le publicitaire de l’équipe rwandaise pendant deux heures, jusqu’à la frontière avec la République démocratique du Congo. La voiture se maintenait à quelques minutes d’avance sur la course et nous ne voyions aucun cycliste à moins de deux kilomètres de distance.

Parvenus à la ligne d’arrivée, le publicitaire a dit au photographe qui m’accompagnait d’aller se tenir près de la ligne, ce qu’il a fait. Le Français a vu ce qu’il se passait, s’en est pris au photographe et nous a virés. Le jour suivant, nous avons engagé un gars du coin, Fabian, pour nous servir de chauffeur. Il a passé son temps à nous dire que tout le monde haïssait Paul Kagame et que les Rwandais vivaient dans la peur. D’après lui, les rues de Kigali sont impeccables parce qu’une amende pour avoir jeté ses détritus équivaut à trois mois de salaire – même chose pour les excès de vitesse (La police de Kigali a refusé de confirmer ses dires.) Il semblerait aussi que les malades mentaux et les opposants à Kagame soient enfermés dans une prison sans nom située à seulement six kilomètres de l’ambassade américaine. Fabian était en colère. Citer les propos d’un chauffeur de taxi comme s’il était l’oracle de Delphes est un tour de passe-passe connu de tout reporter qui enquête sur un régime dictatorial. Ce n’est généralement pas comme ça qu’on apprend la vérité. Mais il s’est avéré que Fabian disait vrai. Les abus d’incarcération au Rwanda ont attiré l’attention de Human Rights Watch et il y a une raison terrible à la propreté des rues de Kigali. « Son image de ville clean et sûre est avant tout liée aux pratiques de la police nationale rwandaise. Les agents arrêtent massivement les “indésirables” et les placent en détention au centre Gikondo. Il s’agit d’un centre privatif de liberté non-officiel situé dans le quartier résidentiel de Gikondo, à Kigali », écrit l’organisation dans un rapport publié en septembre 2015. « Les détenus y sont victimes d’atteintes aux droits de l’homme et de traitements inhumains et dégradants, avant d’être relâchés dans les rues – souvent avec ordre de quitter la capitale. »

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L’équipe au complet
Crédits : Team Africa Rising

En 2014, après qu’une équipe rwandaise entraînée par des Américains a réalisé de bonnes performances sur le tour, Kagame a invité le fondateur de l’équipe, Jock Boyer, à prononcer un discours lors d’un événement officiel. « Les gens lui ont dit que s’il avait l’opportunité de parler au président, il devait en profiter pour lui demander quelque chose », raconte Kimberly Coats, qui supervise avec lui Team Africa Rising – le nom de l’équipe rwandaise. « On lui a donc demandé des vélos ainsi qu’un centre d’entraînement. » Kagame a accepté et vous connaissez la suite. Mais les largesses du président ne se sont pas arrêtées là. Le vainqueur de la seconde étape a reçu un chèque en bonus. « Cadeau de la part du président Kagame », a dit l’annonceur dans le haut-parleur. Il s’est ensuite empêtré à expliquer qu’il ne provenait pas de fonds publics ou des impôts. C’était un cadeau personnel du président, un grand fan. Les vélos et l’équipe étaient inclus dans le budget de l’État. L’un des Pinarello flambants neufs portait un cycliste rwandais aux jambes d’acier nommé Jean Bosco Nsengimana : le plus grand espoir de Coats. Bosco, comme il se fait appeler, a 22 ans. À la fin du deuxième jour, il était en tête du classement général et ses perspectives pour le reste de la semaine étaient bonnes, s’il tenait ce rythme. La Team Africa Rising dominait déjà la course et ce jour-là, il l’a finie loin devant ses principaux rivaux, pédalant à une vitesse impressionnante pendant trois heures d’une ascension éprouvante. La deuxième étape reliait Kigali à une ligne d’arrivée située près du parc national des Virunga, qui abrite les fameux gorilles des montagnes. Coats espère que la vallée sera un jour aussi célèbre pour sa course cycliste que pour sa nature luxuriante. Elle m’a invité à visiter le centre d’entraînement, situé près de la ligne d’arrivée.

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Le parc national des Virunga
Crédits : Nyota TV

« Je l’appelle la petite Amérique », a-t-elle déclaré en se tenant à l’intérieur d’un ensemble de petites maisons de brique, à une heure de Kigali. « Sincèrement, je n’ai pas besoin de sortir beaucoup. » Elle et Boyer ont récemment étendu le projet à l’Érythrée, un autre pays dans lequel il vaut mieux s’intéresser au vélo qu’à la politique, où les routes sont impeccables et les questions restent le plus souvent sans réponses. « Si on me donne dix millions de dollars, je forme une équipe continentale dès demain », a ajouté Coats. Malgré cela, elle et Boyer, qui faisait l’imbécile un peu plus loin avec la moto d’un des organisateurs, songent à rentrer au pays. Le centre d’entraînement, que l’équipe aide à administrer, fourmillait d’activité après la course. Boyer, qui a été le premier Américain à courir le Tour de France dans les années 1980, est aussi passionné de moto. Il prête sa petite collection de vélos à l’organisation de la course pour transporter les photographes de presse et certains juges, dont il fait partie. (C’est également un ancien criminel qui a été condamné pour agression sexuelle sur mineure, une sale affaire qui a fait grand bruit à l’époque.) Derrière Coats, de l’autre côté d’une pelouse dégarnie, des mécaniciens passaient de l’eau sur les précieuses montures pour enlever la terre qui s’y est déposée dans la journée. « Je veux juste que mes coureurs assurent », m’a-t-elle confié. Elle ne s’occupe pas de politique, tant qu’elle peut éviter. Ce qui est généralement le cas.

Les espions

Il existe deux versions de l’histoire rwandaise de 1994 à 2016, et toutes les deux ont leur importance. Le récit officiel, raconté dans les livres d’école, dans les musées et par les membres du gouvernement, fait le portrait d’une petite nation brutalement divisée par l’occupant colonial. Dans le cas du Rwanda, c’étaient les Belges, mais il serait un peu rapide d’imputer la responsabilité du génocide à la seule famille royale : Au XIXe siècle, toute l’Europe pillait l’Afrique. Les Belges ont attisé les rancœurs entre les différentes ethnies du pays pour qu’ils demeurent faibles. La politique était la même au Burundi.

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Le mémorial du génocide à Kigali
Crédits : Richard Wainwright

Des décennies plus tard, ces vieilles divisions coloniales ont engendré le génocide. Les Casques bleus ont demandé des renforts ainsi que la permission d’intervenir, mais ni l’un ni l’autre ne leur ont été accordés par les dirigeants des Nations Unies à New York. Le pays devait se débrouiller seul et les avertissements ont été ignorés. L’actuelle conseillère à la sécurité nationale du président Obama, Susan Rice, à l’époque directrice du maintien de la paix et de la sécurité internationale au Conseil de sécurité de l’ONU, se refusait d’agir. Des notes de service de la Maison-Blanche datant de 1994 et déclassifiées en 2015 ont par ailleurs montré que son supérieur, Richard Clarke, avait proposé d’organiser le retrait des Casques bleus au Rwanda alors même que la situation s’aggravait. Vingt ans plus tard, Rice est toujours pointée du doigt pour ne pas avoir alerté la Secrétaire d’État du président Clinton, Madeleine Albright, au sujet du génocide. Clinton ne cesse de présenter ses excuses depuis. La carrière de Rice, pour sa part, a survécu aux critiques. Trois mois de massacres s’en sont suivis.

En d’autres circonstances, le Rwanda était un paradis sur Terre isolé par sa géographie et son altitude.  Couvert de forêts denses et de hautes montagnes, c’est l’endroit rêvé pour une course cycliste. Mais d’avril à juillet 1994, son territoire s’est transformé en piège impitoyable pour les civils qui tentaient d’échapper à l’enfer. Les seules zones relativement sûres se situaient près des frontières ougandaise et congolaise, d’où l’armée rebelle menée par Paul Kagame a lancé l’assaut contre les milices armées de machettes, conquérant Kigali et mettant fin au génocide. Kagame est par la suite devenu vice-président et ministre de la Défense au sein d’un gouvernement de transition, avant de prendre les rênes du pouvoir en 2000. Au cours des 16 dernières années, Kagame a orchestré d’une main de fer la reconstruction d’une nation brisée et traumatisée, en entamant un processus de réconciliation. Autrefois menacé par le choléra, le Rwanda connaît aujourd’hui l’ordre à l’excès. Une fois par mois, les citoyens cessent toute activité durant trois heures pour une séance de nettoyage communautaire durant laquelle ils ramassent les ordures et nettoient les bancs des arrêts de bus. Dans une partie du pays, les revenus ont doublé – plus dans les villes qu’à la campagne, où la pauvreté reste critique. Au travers d’un film comme Hotel Rwanda, Hollywood raconte le parcours héroïque d’un seul homme – un genre d’Oscar Schindler rwandais – qui se dresse face au mal et le fait plier. C’est le récit prédominant dans le pays. L’autre version de l’histoire rwandaise relate grosso modo les mêmes événements mais avec une différence de taille.

En août 2010, un rapport des Nations Unies a fuité dans la presse internationale. Il s’intitule : Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo. Il accuse les forces rwandaises d’avoir mené une campagne d’épuration ethnique en représailles dans les années qui ont suivi le génocide. La plupart ont eu lieu du côté congolais de la frontière avec le Rwanda. NAR-Logo-vraiLe rapport décrit au moyen de termes très spécifiques un génocide similaire à celui perpétré contre le peuple de Kagame : « Les massacres ont été pensés pour faire le plus grand nombre de victimes possible. Chaque fois qu’ils repéraient un grand groupe de réfugiés, les soldats de Kagame faisaient feu sans distinction à l’arme lourde. Ils promettaient ensuite aux survivants de les aider à rentrer au Rwanda. Après les avoir rassemblés, ils les tuaient à coups de marteau ou de houes. Ceux qui tentaient de s’échapper étaient abattus. » La description aborde ensuite les décapitations d’enfants. Kagame a ardemment dénoncé ce rapport. « L’idée même qu’un génocide a pu être perpétré au Congo est absurde », a-t-il assuré à la BBC à l’époque.

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L’avant-dernière étape du Tour du Rwanda se terminait par l’ascension d’une côte vertigineuse d’un kilomètre et demi dans un quartier résidentiel de Kigali. Le tracé en question était une avenue pavée si ridiculement escarpée que j’ai cru me trouver au mauvais endroit. Mais une heure avant l’arrivée des cyclistes, les gens du voisinage ont commencé à s’aligner de part et d’autre de l’avenue. Un policier qui stationnait au sommet de la côte m’a confirmé, en français, que la course passait par là. Je me suis installé. C’était le 21 novembre durant la saison des pluies, quand le ciel équatorial du Rwanda ne se découvre pas avant 14 heures. Au moment où le fil Twitter a indiqué que les 47 coureurs avaient atteint les environs de la ville, la pluie s’est mise à tomber, et les centaines de fans ont joué des coudes pour se faire une place sous les petits stores des commerces qui longent la route.

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Le tour sous la pluie
Crédits : tourdurwanda.rw

Nous avons attendu et regardé la pluie inonder la rue. Je suivais la course depuis une semaine et j’en avais conclu qu’elle était trop cruelle, même pour une course cycliste – un sport masochiste par excellence. Pour compliquer encore les choses, cette dernière côte est l’une des rares qui n’est pas encore recouverte d’asphalte au Rwanda. C’est une surface inégale faite de pavés boueux, et avec cette pluie diluvienne, l’eau dévalait la pente en formant de minuscules torrents. Les cyclistes étaient encore à vingt minutes de là, bataillant contre la tempête. Près de moi, sous le auvent, un homme m’a questionné sur mon appareil photo. Pour n’importe quel esprit vaguement critique, la monstruosité qui pendait à mon épaule semblait hurler : « Presse Internationale. Je vous juge en silence. » C’était le cas de Martin, qui n’en finissait plus de me poser des questions – pour qui je travaillais, si l’appareil pouvait faire de la vidéo, ce que je faisais au Rwanda, quel journal m’employait… À ce moment-là, Martin devait être mon troisième ou quatrième espion. Lorsqu’on s’apprête à visiter le Rwanda, on entend des rumeurs comme quoi des informateurs amateurs se glissent souvent dans les quartiers à la recherche d’informations à revendre la police. Ce ne sont peut-être que des rumeurs, mais Martin collait à la description. À ceci près qu’il était tellement maladroit que j’avais du mal à le prendre au sérieux. « Tu es un reporter », a-t-il chuchoté sous la pluie. « Dis-moi ce que tu as envie d’écrire sur le Rwanda. Je te dirai quoi écrire et je t’aiderai dans ton travail. » Je suis dit qu’il disait n’importe quoi et qu’il avait surtout envie de parler. Quand la pluie s’est arrêtée, je me suis excusé et j’ai quitté l’abri. Il a eu l’air déçu.

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Jean « Bosco » Nsengimana, le favori
Crédits : The New Times

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De l’autre côté de la rue, une émeute s’est déclenchée à l’endroit où la foule était la plus dense. Un homme hurlait qu’un autre avait essayé de voler dans sa poche. Deux agents de police qui observaient la scène du haut de la colline se sont précipités et ont plaqué un homme au sol face contre terre, au beau milieu de la route. Un troisième policier est arrivé en courant avec une matraque et a commencé à frapper l’homme derrière ses jambes. Les cris ont retenti de plus belle. Quelques hommes et une femme se sont extraits de la foule pour participer. Ils lui donnaient des coups de pieds tout en l’insultant en kinyarwanda. La police les a laissés continuer un moment avant de menotter le voleur présumé et de le traîner au pied d’un mur à quelques mètres. Il s’est assis, l’air abattu et la bouche en sang, et je l’ai perdu de vue. Les coureurs approchaient. Après avoir tabassé le voleur présumé, les policiers sont retournés écarter la foule du chemin des vélos. Plutôt que de dire aux gens de reculer, les policiers donnaient des coups de matraque dans la foule, faisant des allers-retours comme s’ils coupaient de l’herbe. Quand ça ne suffisait pas, ils prenaient de l’élan en les faisant tournoyer au-dessus de leurs têtes. Là, ça marchait. À chaque minute, de nouvelles personnes se faisaient frapper brutalement au hasard. De l’autre côté de la rue, un garçon a pris un coup de matraque dans le genou. Il devait avoir 14 ans. De notre côté, un homme a été frappé à l’arrière de la tête. Il a perdu connaissance et deux de ses amis l’ont traîné dans un magasin. Il est bon de rappeler qu’il ne s’agissait pas d’un rassemblement politique, d’une manifestation ou d’une émeute. C’était une course de vélos.

Des cris ont retenti lorsque le premier coureur a commencé son ascension sous les dernières gouttes de pluie.

La foule s’armait de patience face aux coups. Les gens préféraient faire quelques pas de côté et rentrer la tête dans leurs épaules calmement plutôt que de s’enfuir courant. Peut-être par peur de rater la course. D’autres policiers sont descendus du haut de la rue et ont commencé à balancer des coups près de moi. Les quelques centaines de spectateurs autour de moi, dont la plupart étaient de jeunes hommes, ne semblaient pas s’inquiéter des matraques et savaient les esquiver. En se penchant de quelques centimètres à droite ou à gauche au moment critique, à la manière d’un boxeur esquivant un crochet, le policier loupait son coup de justesse. Ils ne frappaient pas les Blancs, que j’estimais à quatre personnes, et dont je faisais partie. Le policier avec qui j’ai discuté plus tôt a estimé que moi et un autre étranger avions besoin de mieux voir. Il a alors joué de sa matraque et a frappé un garçon qui se tenait devant moi dans le genou. Le jeune homme s’est effondré sur moi un bref instant, puis s’est relevé en disant que ce n’était rien. Il a reconnu qu’il était blessé mais il m’a assuré qu’il allait bien. La scène a continué pendant plusieurs minutes encore. Les matraques vrombissaient, les spectateurs les esquivaient puis retournaient sur le trottoir pour retrouver un bon emplacement. Après une dizaine de minutes rythmées par les coups de matraques, des cris ont retenti lorsque le premier coureur a commencé son ascension sous les dernières gouttes de pluie. Distraits, les policiers ont cessé leurs violences pour voir si le favori, Bosco, était parmi les gagnants. Les coureurs sont finalement arrivés et les gens couraient à leurs côtés en les acclamants. Les matraques ont retrouvé leurs étuits. Partout dans le monde, des gens se font matraquer. Tout le temps. Quelques semaines après la course, c’est la police française qui a joué du tonfa contre les manifestants pendant la COP21 à Paris. Aux États-Unis, on relève à peine l’utilisation excessive de matraques puisque c’est des armes à feu que les policiers abuses. On a vu pire. Mais je ne parviens pas à me rappeler qui a remporté l’étape alors que nous étions à un kilomètre de la ligne d’arrivée. Mon carnet de notes ne contient que les détails de l’affrontement.

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Les spectateurs restent calmes face aux coups de matraque
Crédits : Sam Wolson

La colline sur le flanc de laquelle grimpait les coureurs se situe à moins d’un kilomètre et demi du musée du Génocide, et cet après-midi-là les matraques décrivaient les mêmes arcs de cercles terrifiants que les machettes. La tâche de Kagame est compliquée par les gens comme moi qui ont tendance à voir une matraque et penser à une machette, à observer sur une scène de violence policière et à penser au génocide plutôt qu’à un abus de pouvoir. Les spectateurs ne sont pas rentrés chez eux. Ils ont attendu et lorsque le champion rwandais Bosco est passé, déployant un effort héroïque pour grimper la côté glissante et escarpée, ils l’ont fièrement acclamé. Qui suis-je pour juger, moi qui n’étais là que pour deux semaines en tant qu’amateur de cyclisme ? Je suis rentré à ma chambre le plus discrètement du monde, déchargeant les photos des flics frappant la foule dans un dossier contenant les photos d’anniversaire de mon fils. On raconte que les douaniers saisissent fréquemment les fichiers numériques à l’aéroport, même si ce n’est pas avéré. Une exportatrice de thé qui séjournait au même endroit que moi a vu les photos en regardant par-dessus mon épaule et m’a suggéré de les cacher. Les douaniers auraient confisqué le disque dur d’une de ses amies quelques semaines plus tôt alors qu’elle quittait le pays. Elle faisait des recherches sur un sujet sensible. Comment avaient-ils pu savoir ce qui se trouvait à l’intérieur ? Elle n’en avait aucune idée.

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Le dernier jour, il est tombé des cordes jusqu’à 14 heures, comme le reste de la semaine. Bosco a gagné. Des acclamations ont retenti dans tout Kigali à l’annonce de la nouvelle. Tous les citoyens ont reçu une notification sur leur téléphone. C’est le résultat que tout le monde attendait « Les Rwandais ont 15 coureurs, ils peuvent maîtriser la course », ont déclaré deux des perdants au mot près, à quatre jours d’intervalle. L’un était érythréen et l’autre suisse – aucun des deux n’a voulu être précisément identifié, disons juste qu’ils ont fini dans le top 10 de la course. « C’est le plus gros événement de l’année au Rwanda, il faut que tout le monde participe », a déclaré Usher Komugisha, journaliste sportif local et porte-parole de la Team Africa Rising. « Et puis bien sûr, ils sont à la maison, ils s’entraînent sur ces routes. » Les équipes d’Égypte, du Maroc, du Kenya, de la France, de la Suisse, d’Afrique du Sud et des États-Unis comptaient chacune cinq membres. Les Rwandais ont coopéré pour contrôler le rythme de la course. Le simple fait d’avoir un coureur sympathique à vos côtés qui donne le rythme tandis que vous pédalez pour grimper une côte peut faire la différence entre gagner la course et simplement la terminer. Si vous accélérez d’un dixième de km/h, malgré la sensation de brûlure dans les jambes, vous devancerez de 4,5 mètres votre rival en quelques minutes et de près d’un kilomètre après 1,5 km de course. Au moment de franchir la ligne d’arrivée, si vous avez maintenu la cadence, vous aurez 16 km d’avance sur votre adversaire. Pendant une semaine, Bosco, la star de la Team Africa Rising et le fils prodigue du Rwanda, a bénéficié de ce  genre de soutien.

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Bosco et l’équipe nationale
Crédits : Team Africa Rising

La célébration de la victoire s’est déroulée sous les parapluies. Bosco, dans son maillot jaune de vainqueur, rayonnait sur le podium. « Merci au président Kagame », pouvait-on lire sur des panneaux placés sur le podium. Dans les bars, à l’abri de la pluie, les gens prenaient des photos des écrans de télévision qui diffusaient les images de la remise de la médaille au champion rwandais. Quelques semaines plus tard, Bosco a signé dans une équipe française. L’équipe rwandaise a donné naissance un nouveau miracle, un sportif à vous émouvoir aux larmes. L’histoire parfaite. Après ça, le parlement rwandais, formé par le parti de Kagame, a annoncé qu’un référendum aurait lieu en décembre. Il revenait aux Rwandais d’approuver ou non un changement dans la Constitution qui permettrait à Kagame – dont le second et dernier mandat prend fin en 2017 – de briguer un troisième mandat de sept ans, puis deux mandats de cinq ans. Le 18 décembre 2015, 98,4 % des votes se sont prononcés en faveur du changement. Il est désormais possible à Kagame d’être le président du Rwanda jusqu’en 2034.


Traduit de l’anglais par William Rouzé, Valentine Lebœuf, Mathilde Obert d’après l’article Rwanda’s Tour de Farce, paru dans Take Part  Couverture : Des cyclistes et leurs vélos (L’Express)


 

QUI POURRA SAUVER LE PARC LE PLUS DANGEREUX D’AFRIQUE ?

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Menacé par les compagnies pétrolières et les factions rebelles, le parc national des Virunga repose sur les épaules d’une poignée d’hommes et de femmes.

Alors que les hommes commencent à tirer dans sa direction, Emmanuel se jette de côté et essaie d’accélérer pour sortir de cette embuscade. Quatre cartouches font éclater le pare-brise ; d’autres atteignent le bloc moteur, stoppant net le véhicule. Saisissant son fusil, Emmanuel se glisse hors de la jeep par la portière de droite et se précipite en direction de la forêt. Les tirs ne cessent de pleuvoir tandis qu’il s’élance. Une balle l’atteint au thorax, une autre à l’abdomen. Après avoir couru une trentaine de mètres, Emmanuel s’arrête et fait feu en direction de la route ; à quatre reprises, le mécanisme se bloque, l’obligeant à marquer une pause. Puis, ainsi qu’il le raconte, il s’est assis et a attendu. Il perd alors beaucoup de sang. Une des balles a fracturé quatre côtes et perforé l’un de ses poumons. « C’était dur de souffrir ainsi et de savoir que le danger n’était peut-être pas écarté », se souvient-il. Près d’une demi-heure plus tard, Emmanuel sort de la forêt, non sans difficulté, pour retourner sur la route. Les assaillants ont disparu mais le Land Rover est hors d’usage. Impossible d’avancer. Une jeep de passage appartenant à une ONG refuse de s’arrêter, probablement parce qu’Emmanuel est couvert de sang. Peu de temps après, un fermier à moto se montre heureusement plus charitable. Après l’avoir installé à l’arrière de son deux-roues, le fermier le conduit dans un village où il intercepte un camion militaire. Cependant, l’armée congolaise dispose de peu de moyens, comme chacun sait, et très vite le camion tombe en panne. Emmanuel est transféré dans un second camion militaire qui n’a pas suffisamment d’essence pour terminer le trajet.

Finalement, il parvient à l’hôpital de Goma. Reste un obstacle majeur : tandis qu’on le prépare pour l’intervention, il apparaît évident que les chirurgiens, un Congolais assisté d’un médecin indien provenant d’une base voisine de l’ONU, ne peuvent pas communiquer. Le premier parle français, mais le second parle uniquement l’anglais. C’est ainsi que le patient, qui parle couramment les deux langues, endosse le rôle d’interprète au début de l’opération : « Scapel ! » « Je souffrais atrocement. Mes blessures s’étaient rigidifiées et commençaient à lancer, mais la situation était comique », explique Emmanuel. Après quatre jours d’hospitalisation, il est transféré par avion dans un centre médical au Kenya. Trois jours plus tard, il marchait dans les couloirs, sa perfusion à la main.

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Emmanuel de Merode progresse dans la jungle
Crédits : virunga.org

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