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Yeezus Walks
Aux studios Baseline, Kanye était le vilain petit canard. Trop passionné, trop bizarre. Il n’avait pas ce côté gangster que cultive la scène rap depuis des décennies, particulièrement à New York. Lorsqu’il m’a entendu poser une rime à la Karlito, il était ravi : « Me and Kanye made this real picante and grande / While you suckers act—Armand Assante. » Personne en dehors de ses amis proches n’avait jamais prononcé son nom dans un son. Il parlait vite et beaucoup trop, un truc qu’il n’est pas parvenu à changer aussi vite que sa garde-robe. Le premier jour d’enregistrement, il m’a confié un secret. « Tu sais, je rappe aussi », m’a-t-il révélé nerveusement, s’assurant que personne d’autre ne l’avait entendu.
De l’avis général, il n’avait ni le talent, ni l’attitude pour monter seul sur scène.
J’étais pris au dépourvu. Personne ne m’avait dit qu’il n’était pas juste beatmaker, et encore moins qu’il rappait. « Pour être honnête, je garde la plupart de mes meilleurs beats pour des morceaux persos », a poursuivi Kanye. Il oubliait visiblement que je venais de payer 7 000 dollars pour un beat qu’il ne pensait pas être ce qu’il faisait de mieux. « Je fais tout ça pour rapper. » Mais à la façon dont il m’a confié ça, j’ai eu l’impression qu’il n’était censé en parler à personne. Ou qu’on lui avait répété de la fermer à ce sujet pendant les sessions d’enregistrement. Car aux studios, personne ne considérait Kanye comme un rappeur. À chaque fois qu’il y faisait allusion, les MC s’énervaient. Ses managers levaient les yeux au ciel. Tout le monde savait qu’il était un beatmaker de talent – même si on le critiquait parce qu’il sonnait comme un Just Blaze bon marché –, mais de l’avis général, il n’avait ni le talent, ni l’attitude pour monter seul sur scène.
Un jour, entre deux sessions, Kanye nous a fait écouter une des premières versions de « Jesus Walks » – des années avant sa sortie. Dans le studio, il y avait plusieurs A&R, des types de l’industrie, DJ Clue, Fabulous, l’ingénieur du son Duro et moi. Pendant le morceau, Kanye mimait les paroles en silence (un truc qu’il a toujours fait sur sa propre musique et que je le soupçonne encore de faire). Il se comportait comme s’il était la star d’un clip, faisant preuve d’un enthousiasme et d’un égocentrisme qui ont tout de suite fait de lui la risée de Baseline. Puis le morceau s’est terminé. Certains ont fait quelques commentaires positifs du bout des lèvres et Kanye s’est éclipsé vers la cuisine. Quelques secondes plus tard, tout le monde a éclaté de rire. Certains se moquaient de lui en parodiant son flow et sa grandiloquence. Un grand producteur présent ce jour-là a même demandé à son assistant de s’assurer que Kanye ne se donnerait plus jamais en spectacle comme ça. Heureusement pour lui, ce ne fut pas nécessaire car trois ans plus tard, « Jesus Walks » décrochait le Grammy du meilleur titre rap. Sans blague, il l’a mérité.
La superstar et moi
Soyons clair : je faisais parti des haters. Je suis coupable d’avoir sous-estimé Kanye alors que j’aurais dû essayer de le comprendre, étant moi-même à l’époque le plus mésestimé des rappeurs du milieu. Quand j’ai rencontré Redman, que je payais bien trop cher pour son featuring, on s’est assis une vingtaine minutes pour parler de la façon dont allait se passer notre collaboration. Je lui ai fait écouter le morceau avec ma partie de voix pré-enregistrée. Je souriais jusqu’aux oreilles en le voyant bouger la tête sur mon flow. On a jeté sur le papier quelques idées pour ses lyrics et nous avons discuté de sa philosophie d’écriture. Au bout d’une heure d’enregistrement, alors que j’avais l’impression que nous avions développé une vraie connexion artistique, il m’a poliment demandé quand est-ce que le rappeur arrivait. Confus, je lui ai dit que c’était moi. Moi, le type avec qui il travaillait depuis des heures en studio. Moi qui le payais grassement pour qu’il soit sur le morceau. Il a avoué qu’il m’avait pris pour l’assistant de studio. Quel crédit musical Redman pouvait-il bien accorder à un simple assistant ? Je me suis promis de ne plus inviter que des rappeurs avec qui j’étais ami sur mon album. J’avais envie de produire un remix underground du morceau avec Redman sur lequel il n’y aurait que des nouveaux venus comme moi, pas seulement des gars payés 15 000 dollars pour faire semblant d’être mes amis. J’ai demandé à mon pote Mr. Eon du groupe The High & Mighty de participer. Et Redman a suggéré – ou plutôt exigé – qu’on engage son pote Ikarus. Je me suis forcé car lui au moins, c’était l’ami de quelqu’un.
Un jour, j’ai appelé Kanye pour qu’il passe au studio. Une fois de plus, il est arrivé en avance. Toute la journée, il a insisté auprès de mon manager pour pouvoir rapper sur le remix. Aujourd’hui, je m’en veux encore de lui avoir dit non. Pour ma défense, mon avis sur ses talents de rappeur était partagé par tout le monde. Et ceux qui ont écouté ses premières démos sont tous d’accord : il n’était pas très bon. Il sonnait comme un mauvais Ma$e et reprenait tellement son souffle que je ne comprenait pas la moitié de ses punchlines. Je me souviens qu’il m’a fait écouter un morceau au téléphone, dont les paroles étaient une succession de titres de films. J’en ai reconnu quatre, cinq, grand max. Il avait l’air de trouver ses morceaux plus géniaux que n’importe quel autre auditeur. Du coup, quand mon manager m’a demandé si je voulais le faire participer au remix, j’ai ri. Je lui ai dit de lui raconter que le morceau était déjà trop long et de proposer qu’il se joigne au chœur des voix qui crient pendant le refrain.
Donc pour résumer : j’ai empêché Kanye West de rapper sur un de mes morceaux mais j’ai dit oui à deux inconnus dont vous n’avez jamais entendu parler ; j’ai payé Redman pour me confondre avec un employé de studio ; j’ai fait crier un mot à une future superstar du rap noyée au milieu de sept autres voix… et il l’a fait. Après l’enregistrement de notre morceau, Kanye est venu régulièrement à L.A. pour bosser avec d’autres rappeurs et rencontrer des labels pour faire avancer sa carrière. En coulisse, le bruit courait qu’Interscope, Capitol et Atlantic n’étaient pas plus impressionnés que nous par ses ambitions de rappeur, mais qu’ils avaient hâte de travailler avec lui comme beatmaker. Du coup, ils acceptaient de le rencontrer. Un animateur radio que je connaissais m’a appelé un jour pour me dire qu’un de mes amis New-yorkais avait fait irruption dans leur réunion hebdomadaire. Il a passé son morceau à un volume indécent et a sauté sur la table de conférence en chantant par dessus. Pas la peine de préciser qui c’était, j’avais mon idée. Kanye a commencé à faire le buzz après sa collaboration avec Jay Z et Beanie Sigel. Il composait aussi pour un chanteur de R&B qui avait bossé avec will.i.am, un certain John Legend. Nous sommes restés en contact et nous essayions de nous voir dès qu’il passait sur la côte Ouest. Fait étonnant, nous avons vu le film Master and Commander ensemble. Kanye a adoré, et moi, je me suis endormi pendant la séance. Nous sommes aussi allés à Las Palmas tous les deux, où il a payé DJ AM 50 dollars pour qu’il scratche le moment de « Guess Who’s Back » où Jay Z dit son nom. Nous avons pris un de nos derniers repas au Mel’s Drive-In, près de Hollywood Boulevard. (C’est marrant, je suis revenu dans le même resto en 2013 et la tête de Kanye était projetée sur les murs : il venait de sortir un single). J’ai payé le repas. Ce n’est pas la seule fois que j’ai payée pour Kanye. Il me doit encore 300 dollars. Quand j’y pense, je ris plus fort que ces rappeurs pliés en quatre en écoutant « Jesus Walks » pour la première fois aux studios Baseline. https://www.youtube.com/watch?v=K6SDRhENuwY
Traduit de l’anglais par Antonin Padovani et Nicolas Prouillac d’après l’article « A Former Rapper Remembers When Kanye Was ‘Urkel’ », extrait du livre Kanye West Owes Me $300: And Other True Stories From a White Rapper Who Almost Made It Big, paru chez Crown Archetype. Couverture : Kanye West et Jensen Karp durant leur collaboration en 2001.