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Korrespondent
Selon Golovenko, de l’Institut pour l’information, 85 % des Ukrainiens s’informent par la télévision : c’est le média qui forge l’opinion publique. Un public passif et et des médias indépendants presque inexistants – surtout à la télévision – garantissent aux grands groupes médias et à leurs dirigeants une influence hégémonique. Tout particulièrement en période électorale.
On attend des journalistes – qui travaillent sous le contrôle d’éditeurs, d’une direction et d’un propriétaire ayant ses propres objectifs politiques – qu’ils présentent une information orientée. Dans ce contexte, il est difficile pour les médias indépendants de concurrencer leurs rivaux subventionnés par les oligarques. Selon Makarov, certains de ces groupes perdent des dizaines de millions d’euros chaque année : ils sont tous déficitaires. La relative pauvreté de la population et le paysage médiatique engorgé, rend le fait d’être indépendant et économiquement viable impossible. Aussi, les élites politiques et financières ont toutes latitudes pour exercer leur influence médiatique. Korrespondent était autrefois l’un des plus grands titres indépendants d’Ukraine. Mais après avoir publié une enquête poussée révélant les affaires de corruption et le montant de la fortune de l’ancien président Viktor Ianoukovytch, il a été racheté par Serhiy Kurchenko. Kurchenko entretenait des rapports étroits avec Ianoukovytch et, selon Maxim Butchenko, ancien journaliste du magazine, la ligne éditoriale a alors diamétralement changée. Lorsqu’il était la propriété de KP Media Group – dirigé par l’Américain Jed Sanden, puis le Pakistanais Mohammad Zahoor –, Korrespondent était réputé pour son indépendance et son sens critique. Mais quand Kurchenko a repris les rênes, il a nommé des rédacteurs en chef qui exigeaient de Butchenko qu’il écrive « de faux articles sur la bienveillance du gouvernement et la bêtise de l’opposition ». Depuis, Butchenko a quitté le magazine, mais il se souvient de la mis en place « d’un pôle spécialement dédié à la censure qui vérifie toutes les publications. Tout ce qu’ils trouvent de négatif envers l’action du gouvernement est tout bonnement supprimé. »
Le miroir brisé
Depuis le 24 novembre 2015, il est interdit à l’État ukrainien de posséder des médias papiers. Mais la loi l’autorise à toujours détenir des médias audiovisuels, radiophoniques et numériques. Aussi, bien que l’État ne puisse plus être propriétaire de journaux ou de magazines papiers, la loi ne l’empêche en rien d’utiliser les médias publics comme outils de propagande. « La classe politique a besoin d’influence », explique Alasania, de l’Entreprise nationale de l’audiovisuel public.
Alasania rêve de créer une chaîne « totalement libérée de ces contraintes et qui n’appartiendrait à aucun politicien, ni à aucun oligarque ». Certains responsables du gouvernement ont donné à Alasania l’opportunité de reprendre une vieille chaîne pour lancer son projet mais, d’après lui, ils auraient aussi essayé d’enrayer le processus. Officiellement, les fonds publics alloués aux médias publics sont supposés représenter 0,2 % du PIB de l’Ukraine. Pourtant, Alasania affirme qu’ils ne recevront que la moitié de cette somme l’année prochaine. Ce 0,1 % fait pâle figure à côté du 0,25 % du PIB que les Français allouent au financement de leurs médias, et du 0,36 % des Britanniques. D’après les spécialistes, un média public viable donne le ton pour l’industrie toute entière, invite à produire de l’information objective et peut concurrencer les médias financés par des fonds privés. Cela les forcerait à évoluer.
Certes, le budget national a souffert de la guerre mais Alasania est convaincu que cette réduction de moitié des subventions est « un moyen de de tuer les médias publics ». Alasania dit avoir été approché par des gens qui se sont présentés comme des émissaires du président Porochenko et du Premier ministre Arseni Iatseniouk. Ils lui ont proposé de subventionner certains programmes de sa chaîne afin de pouvoir y exercer leur influence politique. « Si j’avais accepté cet argent, c’était fini pour moi. Ils m’auraient systématiquement dicté quoi faire : du choix des invités aux questions politiques abordées. C’est pourquoi j’ai refusé. » Au niveau local, les représentants du gouvernement s’assurent également le contrôle des médias publics. À Kryvyï Rih, une ville de plus de 600 000 habitants située dans la région de Dnipropetrovsk, la chaîne locale publique a été fondée par le conseil municipal en 1993. L’actuel maire de la région, Yuri Vilkul, a récemment remporté une élection déclarée frauduleuse par la commission parlementaire. D’après Sofia Skyba, une journaliste de la chaîne, « l’actuel maire et sa bande dictent constamment aux journalistes ce qu’ils peuvent dire, ne peuvent pas dire, qui filmer ou ne pas filmer… les articles sont envoyés pour relecture au comité de direction de la mairie avant leur parution. Et leur service de presse nous renvoie les modifications. »
Pour Skyba, la chaîne fonctionne « comme à l’apogée de l’Union soviétique ». Ses reportages font discrètement la promotion de certaines politiques et les journaux télévisés sont tournés de façon à montrer le maire sous son plus beau jour – particulièrement durant les dernières élections. La chaîne touche plus d’un million de téléspectateurs potentiels à Kryvyï Rih et ses environs. Les 752 voix qui ont assuré la victoire litigieuse du maire actuel proviennent sans doute de son influence sur les médias. Aujourd’hui, les médias sont une menace pour la démocratie naissante du pays. Les médias contrôlés par les oligarques « refusent de fournir une information objective aux spectateurs », observe Roman Shutov de Telekritica. « Cela influe sur leur comportement politique et électoral. » L’utilisation des médias comme armes de guerre politique et économique par les différentes factions de l’establishment nuit à la démocratie. « À force de manipuler et de diviser le public », observe Shutov, les oligarques sapent « la stabilité intérieure du pays ». Les élites se sont appropriées les institutions et la presse pour fonder une ploutocratie, divisée en factions et déguisée en démocratie. Pour Youri Makarov, les médias ukrainiens ne sont « qu’un reflet dans un miroir brisé », et l’État ukrainien risque de subir le même sort.
Traduit de l’anglais par Adélie Floch et Nicolas Prouillac d’après l’article « Who owns Ukraine’s media? », paru dans Al Jazeera. Couverture : Le président ukrainien s’adresse à ses concitoyens. (Création graphique par Ulyces)
LE COMBAT D’UNE MINISTRE POUR SAUVER L’UKRAINE
Depuis sa nomination en décembre au poste de ministre des Finances, Natalie Jaresko fait son possible pour redorer l’image du pays auprès des investisseurs étrangers.
L’Ukraine est une nation en guerre. C’est pourquoi la ministre des Finances, Natalie Jaresko, a parcouru les quelque trente kilomètres qui séparent Kiev d’Irpin, une ville de 40 000 habitants située en bordure d’une forêt de pins. Au cours de sa visite dans un hôpital militaire, elle a rencontré et apporté son soutien à des soldats de l’arrière-garde qui ont récemment combattu contre des forces russes et leurs mandataires dans l’est de l’Ukraine. « Où avez-vous servi ? » demande-t-elle, passant d’une chambre à l’autre. « Comment avez-vous été blessé ? » Elle vient peut-être des quartiers ouest de Chicago, mais elle parle couramment ukrainien. Et si certains remarquent son accent, ils n’ont pas l’air d’y prêter attention. Natalie Jaresko dit aux soldats qu’ils sont des héros, des représentants de la nation assumant la responsabilité de généraux. La crise a poussé les individus à revêtir un costume qui n’est pas le leur. Il y a trois mois, Jaresko, 49 ans, quittait le fonds d’investissement privé qu’elle avait co-créé en Ukraine en 2006 afin de rejoindre le gouvernement de Petro Porochenko. L’homme, qui a fait fortune dans l’industrie du chocolat et de la confiserie, a été élu président au lendemain du soulèvement de Maïdan. À cette époque, Jaresko ne possédait pas encore la nationalité ukrainienne. Mais aujourd’hui, elle occupe le poste économique clé du pays et joue le rôle d’intermédiaire entre l’Ukraine et la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. La réforme fiscale, c’est elle. Les finances, c’est elle aussi. Elle doit parvenir à constituer un budget avec des miettes. « J’ai hâte que la situation soit parfaite », déclare Jaresko.