DMZ
À l’automne 1966, les choses commencèrent véritablement à changer sur la péninsule de Corée. Le pacte d’armistice qui avait marqué la fin de la guerre de Corée en 1953 avait donné naissance à une zone démilitarisée entre la Corée du Nord et du Sud, une zone tampon destinée à assurer le calme entre les deux pays. Cela ne fonctionna pas toujours. Dans les années qui suivirent le cessez-le-feu, la Zone coréenne démilitarisée (DMZ) fut le théâtre d’affrontements occasionnels rappelant que techniquement, les deux pays étaient encore en guerre. En 1965, les forces de la Corée du Nord tuèrent 20 soldats sud-coréens (ils en avaient tué quatre l’année précédente).
Mais à compter de la mi-octobre, l’atmosphère le long de la zone s’assombrit brutalement, présageant une fin de décennie sanglante. Des combattants nord-coréens, dont la plupart étaient des espions cherchant à passer au Sud via la DMZ, parvinrent à esquiver les patrouilles américaines et sud-coréennes en se faufilant discrètement. Les soldats nord-coréens étaient armés jusqu’aux dents et voulaient en découdre. Sur une période de cinq jours qui débuta le 13 octobre 1966, une escouade tendit cinq embuscades aux soldats de la République de Corée. Le président américain Lyndon Johnson devait visiter la Corée du Sud quelques semaines plus tard, mais la CIA ne pensait pas que les violences étaient liées. Un Presidential Daily Brief – un document présenté chaque matin au président des États-Unis – contenant un résumé d’informations classifiée avançait plutôt l’hypothèse que Pyongyang cherchait à mettre à l’épreuve les unités que Séoul avait récemment déployées sur la DMZ.
Le 2 novembre, alors que le séjour de Johnson en Corée du Sud approchait de son terme, une embuscade tendue pas les Nord-Coréens entraîna la mort de six soldats américains et d’un soldat sud-coréen. Ces incidents étaient les premières salves d’une campagne de guérilla qui plongerait la péninsule de Corée dans la violence jusqu’à la fin des années 1960. Kim Il-sung, le fondateur de la dynastie stalinienne qui dirige la Corée du Nord depuis 1948, décida d’envoyer des centaines de commandos et d’espions au Sud pour recruter des citoyens mécontents, perpétrer des actes de sabotage, attaquer les troupes américaines et sud-coréennes, et bâtir l’infrastructure secrète nécessaire pour fomenter une révolution communiste. Les experts du renseignement de l’époque évoquaient plusieurs raisons susceptibles d’expliquer pourquoi Kim Il-sung s’était embarqué dans cette affaire. Parmi celles-ci, il y avait le désir de déstabiliser la dictature du président sud-coréen Park Chung-hee et de mettre la pression sur les forces sud-coréennes, tandis que l’armée du pays combattait également les camarades de Pyongyang au Vietnam.
Mais quelle que fut son intention, ses efforts finirent par échouer. Les Nord-Coréens avaient fondamentalement mal jugé le climat politique dans lequel évoluaient les Sud-Coréens, dont l’opposition farouche au communisme et à la Corée du Nord se révélèrent être des terres stériles où tenter de semer la révolte. La Corée du Nord commença à développer l’infrastructure de sa campagne révolutionnaire dès le début de l’année 1965. Les interrogatoires d’agents capturés révélèrent que les agences de renseignement nord-coréennes avaient commencé à former les agents cette année-là aux techniques de guérilla.
En 1967, les services d’espionnage de Pyongyang étaient capables de former 500 agents par an. Il y avait aussi des signes d’un changement de politique. Peu de temps avant les affrontements de la mi-octobre, Kim Il-sung prononça un discours devant le Parti des travailleurs de Corée dans lequel il promettait de se montrer plus agressif envers le Sud et les États-Unis. Le dirigeant tonna qu’il était temps de se révolter contre la République de Corée et qu’ils y parviendraient au moyen de « luttes violentes et non-violentes, légales et illégales ». Kim Il-sung appela également ses camarades communistes du monde entier à se dresser contre les États-Unis, particulièrement au Vietnam. D’après lui, une défaite de l’Amérique en Asie du Sud-Est mettrait fin à « l’illusion » de sa supériorité militaire.
Après le mois de novembre 1966, le calme revint sur la DMZ. Les incidents le long de la frontière arrivaient généralement par cycles, ce répit n’avait donc rien de surprenant. Depuis 1953, le Nord envoyait ses espions dans la zone. On constatait que les tentatives d’infiltration nord-coréennes connaissaient un pic à l’automne avant de diminuer soudainement de novembre à février. L’hiver présentait en effet des difficultés supplémentaires. Outre la neige, les arbres entourant la frontière n’avaient plus de feuilles, rendant plus délicate pour les agents toute tentative de dissimulation. Dès que les températures remontaient, les opérations reprenaient de plus belle.
À l’été 1967, les incidents survenant le long de la zone démilitarisée avaient dramatiquement augmenté comparé au des années précédentes. Les Nord-Coréens menaient davantage d’opérations de reconnaissance lors desquelles ils repéraient les positions des forces du Commandement des Nations unies en Corée, constituées de soldats américains et sud-coréens opérant sous l’égide de l’ONU. La CIA rapporta qu’il y avait eu environ 200 accrochages cette année-là, contre 44 en 1966. Et cette campagne de harcèlement ne se limitait pas aux êtres humains. Cet été-là, le magazine Time révéla que l’Armée populaire de Corée, ayant appris que l’Armée de la République de Corée utilisait des chiens mâles pour détecter les intrus à la frontière, commença à patrouiller de son côté avec des chiennes en chaleur, dans une tentative comique de distraire les troupes canines sud-coréennes. Au-delà de la zone démilitarisée, le renseignement nord-coréen augmenta sensiblement le nombre d’agents qu’il envoyait en Corée du Sud. Une soixantaine d’agents nord-coréens armés divisés en neuf équipes se trouvaient à présent dans le pays, avec à leur trousse approximativement 10 000 agents de sécurité sud-coréens qui tentaient de les débusquer. Les agents restaient au Sud plus longtemps qu’ils en avaient l’habitude et « faisaient un plus grand usage de la radio et de moyens de communication clandestins », d’après le département d’État américain.
Ils étaient également chargés d’une nouvelle mission. La CIA avertit que les espions « tentaient d’accomplir des opérations de sabotage pour la première fois depuis l’armistice ». Au printemps, le Nord commença également à accroître son recours aux débarquements maritimes clandestins pour faire passer en douce des agents dans le pays. Les Nord-Coréens développèrent leur infrastructure maritime pour aider à mener à bien ces débarquements secrets dès 1965.
En 1970, des photos de reconnaissance et des interrogatoires de déserteurs indiquaient que Pyongyang avait augmenté le nombre de ses bases d’infiltration le long des côtes nord-coréennes de six à 20. Disséminées le long de ses côtes est et ouest, elles ressemblaient vues de l’extérieur à des villages de pêcheurs. En réalité, elles abritaient les troupes et leurs familles, ainsi que des installations d’amarrage où les navires d’infiltration pouvaient jeter l’ancre. Les navires ressemblaient à des bateaux de pêches et pouvaient se déplacer à une vitesse de 30 ou 35 nœuds, permettant aux agents de s’infiltrer plus loin sur le territoire sud-coréen que ne le permettaient les opérations frontalières. En cas de face à face avec les forces sud-coréennes, les bateaux étaient équipés de canons sans recul et de mitrailleuses dissimulés sur le pont. Les navires d’infiltration capturés par le Sud mesuraient un peu plus de 20 mètres et pouvaient accueillir à leur bord une quarantaine d’hommes. Mais c’est la mission qui incombait aux officiers militaires présents sur ces navires qui laissa penser que le pire était à venir. Ils avaient reçu l’ordre de se diriger vers l’intérieur des terres sud-coréennes, d’explorer la zone pour repérer les coins idéals où lancer des opérations de guérilla, et de rentrer au bercail avant que le mauvais temps ne revienne.
Les infiltrés
Lorsque Kim Il-sung déclencha sa guerre secrète à la fin des années 1960, sa bureaucratie s’inspirait de stratégies mises au point et perfectionnées avant et pendant la guerre de Corée. Avant la guerre, la Corée du Nord entraînait ses troupes à l’infiltration et à la guérilla avec l’aide de l’Institut politique de Kangdong. L’institut, créé en 1947, avait chargé quelques 630 agents dotés d’une formation militaire de fomenter une révolution au Sud. Quand ces derniers furent envoyés en Corée du Sud en 1949 et qu’ils échouèrent à allumer la mèche de l’insurrection, Kangdong ferma ses portes. L’École des cadres de Hoeryong poursuivit l’œuvre de Kangdong et son personnel avait pour mission de constituer un corps opérationnel pour mener à bien la guérilla : la 766e unité indépendante. Commandée par le directeur de l’école Hoeryong, le général O Chin-u, la 766e deviendrait plus tard le modèle des unités de guérilla formées par le Nord en 1966. Durant la guerre de Corée, elle mena une série de débarquements sur la côte est de la péninsule coréenne durant les premiers jours du conflit. L’un d’eux eut lieu à Ulchin où, 18 ans plus tard, ses successeurs de la 124e unité militaire accosteraient aussi, pratiquement au même endroit.
Tout cela n’était qu’un prélude à ce que Pyongyang mijotait contre son voisin du sud.
Le Bureau de reconnaissance, créé en 1948, conduisit de son côté plusieurs opérations impliquant des agents secrets durant la guerre de Corée. Il utilisait une poignée de recrues – choisies principalement parmi les hommes ayant de la famille dans le Sud – pour collecter des renseignements sur des objectifs militaires. Ils étaient habillés en civil et rétribués en or pour leurs services. Dans les années 1960, une répartition des tâches rudimentaire apparut entre les différentes unités, pour chaque activité menée en Corée du Sud et le long de la DMZ. Elle n’était cependant pas toujours respectée. Les responsabilités avaient tendance à se chevaucher et les organes clandestins du pays se tiraient mutuellement dans les pattes pour obtenir des faveurs et grimper les échelons de l’administration sécuritaire nord-coréenne. Le service de liaison du Comité central du Parti des travailleurs de Corée était en charge des opérations politiques, du recrutement des agents et de l’infiltration maritime. Le long de la DMZ, des stations de reconnaissance terrestre récoltaient des informations sur les forces américaines et sud-coréennes stationnées de l’autre côté de la frontière, donnant parfois lieu à des échanges de tirs. Mais ils s’aventuraient rarement en Corée du Sud. Les opérations de guérilla étaient supervisées par le Bureau de reconnaissance et les unités sous son commandement. La 124e unité militaire, en particulier, mena certaines des opérations les plus périlleuses de la période.
La 124e s’inscrivait dans la ligne d’une ancienne unité, la 283e unité militaire. « La 283e a été établie en 1965 et ses opérations politiques en Corée du Sud n’ont pas été couronnées de succès », raconte Joseph S. Bermudez, spécialiste des questions de renseignement et d’opérations militaires de la Corée du Nord. « Elle a plus tard été démantelée et certains de ses membres ont intégré la 124e unité militaire. » La Corée du Nord tira également profit de sa relation avec Chosen Soren, une organisation de résidents coréens installés au Japon, dont les membres accomplissaient de temps à autre des missions de renseignement pour Pyongyang, faisant passer des agents au Sud. Le réseau était essentiellement administré par le ministère de la Sécurité publique, mais aussi parfois par le département de la Culture du Parti des travailleurs de Corée, qui s’occupait des opérations psychologiques et de la propagande.
Des rapports sur Chosen Soren transmis aux Américains par des diplomates japonais en 1969 indiquent que le renseignement nord-coréen utilisait l’organisation comme paravent pour le transport et l’endoctrinement de potentiels agents, recrutés pour des opérations de renseignement dans le Sud. Les rapports disent que Chosen Soren « capturait » des ressortissants de Corée du Sud entrés illégalement au Japon pour s’exfiltrer en Corée du Nord. Avant que les autorités n’aient vent de leur présence, les membres de l’organisation cachaient les recrues pour quelques mois avant de les envoyer secrètement en Corée du Nord où ils recevaient une « éducation ». La Corée du Nord les renvoyait ensuite au Japon afin qu’ils soient traduits devant les autorités et déportés en Corée du Sud pour avoir pénétré illégalement sur le territoire. À l’époque, le cas d’un Sud-Coréen sur lequel la police d’Osaka et de Moriguchi enquêtèrent à montre une variation dans le schéma. La police japonaise prétend que l’ouvrier de 38 ans voulait passer en Corée du Nord depuis quelques temps, alors qu’il travaillait dans une usine sud-coréenne à Saigon. Il prévoyait d’entrer dans le pays via le Cambodge ou Hong Kong.
À la fin du mois de janvier 1969, en correspondance à Osaka, alors qu’il était en route vers la Corée du Sud, les autorités japonaises affirment qu’il décida de passer en Corée du Nord. Il trouva une école de Chosen Soren à Osaka, dont les membres prirent vite conscience de son potentiel en tant qu’agent. Après avoir suivi des cours sur « la supériorité du socialisme », le rapport explique que les membres de Chosen Soren le contraignirent à abandonner ses plans et le renvoyèrent chez lui en Corée du Sud pour qu’il fomente la révolution là-bas. Après avoir inventé une histoire pour dissimuler son association avec le groupe, l’homme se présenta devant les autorités japonaises. Il fut arrêté, condamné à dix mois de travaux forcés et on le renvoya finalement en Corée du Sud sans qu’il purge sa peine.
Lorsque l’année 1967 prit fin, les attaques nord-coréennes à l’encontre des Nations unies et des troupes américaines avaient considérablement augmenté. Les agents nord-coréens menèrent également des opérations de sabotage, endommageant deux chemins de fer sud-coréens en septembre. Mais ce n’était qu’un prélude à ce que Pyongyang mijotait contre son voisin du sud. En décembre 1967, Kim Il-sung s’engagea une nouvelle fois publiquement à réunifier la péninsule coréenne par la force. En quelques semaines, le Nord allait mettre en marche son plan le plus spectaculaire pour parvenir à ses fins.
Les assassins de Kim Il-sung
Par une froide nuit d’hiver de janvier 1968, 31 ombres se faufilèrent jusqu’à la clôture, y firent un trou et se glissèrent au travers, marchant à pas de loups, côté américain de la zone démilitarisée. Les unités spéciales nord-coréennes se dirigeaient vers le sud. Les hommes faisaient partie de la 124e unité militaire. Ils étaient vêtus de combinaisons noires et portaient en-dessous des uniformes sud-coréens. Lourdement armés, chacun d’eux transportait une mitraillette, un pistolet, huit grenades et une mine anti-tank. Leur mission, selon les termes employés par un des membres du groupe, était « de décapiter le président sud-coréen Park Chung-hee et d’abattre ses meilleurs lieutenants ». Alors qu’ils passaient au travers de la DMZ, la radio de propagande nord-coréenne diffusait un appel tonitruant du président nord-coréen Kim Il-sung à frapper les États-Unis et « diviser ses forces le plus possible ». Il implorait le monde de « barrer la route aux Américains où qu’ils aillent afin qu’ils n’aient plus nulle part où aller ». La tentative d’assassinat du dictateur sud-coréen Park Chung-hee par la 124e serait l’acte le plus éloquent de la campagne du Nord – qui durait depuis trois ans.
Le commando allait entraîner la guerre jusque sous les fenêtres de Park Chung-hee, mais ils n’iraient pas plus loin. Cette tentative avortée serait le point culminant de la campagne de Kim Il-sung, après laquelle ses espoirs d’un soulèvement populaire finiraient par s’évanouir. Une fois passée la clôture, les assassins de la 124e se retrouvèrent sur une section de la DMZ où patrouillaient les troupes américaines de la 2e division d’infanterie. La Corée du Nord avait profité des hautes températures de l’année 1967 pour conduire ses missions infiltrations et lancer une série d’attaques le long du 38e parallèle.
En mai, des sacoches explosives plantées par des agents nord-coréens avaient détruit les baraquements de la 2e division d’infanterie, entraînant la mort de deux soldats américains. À la fin de l’année, les attaques nord-coréennes avaient coûté la vie à 16 membres de la division. Après deux jours passés dans la DMZ, les assassins croisèrent le chemin de quatre bûcherons. Cette rencontre fortuite était une menace pour la mission : les citoyens sud-coréens rapportaient ce qu’ils avaient vu aux autorités au moindre soupçon. Mais c’était le mois de janvier et creuser des tombes pour enterrer les hommes dans la terre glacée aurait été difficile et chronophage. Sans compter que leurs familles risqueraient de s’apercevoir de leur absence et appeler la police. Les soldats préférèrent encercler les hommes et improviser une session de propagande, fulminant contre Park Chung-hee et les États-Unis, et promettant que l’unification de la grande République populaire démocratique de Corée serait bientôt à portée de main.
Avant de partir, ils firent promettre aux bûcherons de ne parler à personne de leur petite réunion. Manquant à leur parole, les civils informèrent rapidement la police sud-coréenne de ce dont ils avaient été témoins, donnant le départ d’une chasse à l’homme effrénée pour mettre la main sur les agents nord-coréens. Tandis que la police sud-coréenne était lancée sur les traces des resquilleurs, les soldats de la 124e unité militaire entrèrent dans Séoul et abandonnèrent leurs combinaisons. Ils mèneraient à bien leur funeste mission en tenues de soldats sud-coréens. Parvenus à 800 mètres du palais présidentiel, un policier les aborda pour les questionner. Lorsqu’ils sentirent qu’ils étaient sur le point d’être découverts, ils ouvrirent le feu et déchaînèrent les enfers. Deux membres de l’unité perdirent la vie dans les premiers échanges de tirs, et au cours des jours qui suivirent, seuls deux hommes survécurent. Les 27 autres soldats mourraient dans leur retraite, en se faisant sauter avec des grenades pour éviter d’être capturés ou sous les feux des forces sud-coréennes et américaines lancées à leur poursuite. Un des survivants parvint même à regagner la Corée du Nord, où il est aujourd’hui général au sein de l’Armée populaire de Corée.
L’autre, Kim Shin-jo, fut capturé par les soldats sud-coréens. Il avait fui dans les montagnes d’Iwang avec une vingtaine d’hommes sur ses talons, abandonnant toutes ses armes en chemin à l’exception d’une grenade qu’il avait gardé pour en finir au dernier moment. Kim Shin-jo raconta plus tard que son « désir de vivre » l’avait empêché de se suicider à la dernière seconde, alors qu’il était encerclé par la troupe sud-coréenne. Mais il s’avéra que sa grenade était défectueuse, ce qui peut faire douter de sa version de l’histoire. Les responsables sud-coréens le jetèrent en pâture aux journalistes, qui l’assaillirent de questions sur sa mission, sur les conditions de vie en Corée du Nord et sur ce que la vie dans son pays avait de mieux qu’en Corée du Sud. Sa réponse ? « À part le kimchi et les femmes, rien du tout. » Des décennies plus tard, il se verrait offrir le pardon du gouvernement sud-coréen ainsi qu’un emploi comme conseiller des droits de l’homme au sein du Grand parti national de Corée. Aujourd’hui, il est pasteur presbytérien dans une grande congrégation située tout près de la capitale qu’il prit d’assaut des années plus tôt.
Désillusion
La tentative d’assassinat contre Park Chung-hee fut un choc terrible pour les citoyens sud-coréens, bien qu’elle ne fût pas totalement imprévisible – du moins pas pour la CIA. L’agence de renseignement américaine avait eu vent du complot six mois avant l’assaut sur la Maison Bleue. Le vice-président Hubert Humphrey devait assister à l’inauguration de Park Chung-hee en juillet 1967 et la CIA lui fit parvenir une évaluation des conditions de sécurité en Corée du Sud rédigée avant le voyage. « Nous avons pris connaissance de plusieurs projets d’attentats nord-coréens contre la vie du président Park, ainsi que de l’équipe d’agents chargée de cette mission », disaient-ils. « La possibilité d’une autre tentative de la part des communistes durant la période inaugurale ne peut être écartée. »
Un autre choc était à venir. Deux jours après l’assaut contre la Maison Bleue, la Corée du Nord s’empara de l’USS Pueblo, un navire espion américain qui écoutait les communications en provenance de la côte est de la péninsule coréenne. La Corée du Nord tua l’un des membres de l’équipage du Pueblo dans l’incident et ramena les 82 autres en Corée du Nord où ils restèrent prisonniers toute une année, jusqu’à ce que les négociations entre les Américains et Pyongyang parviennent à leur libération. Park Chung-hee était furieux. En un peu plus d’un an, le Nord avait kidnappé des pêcheurs sud-coréens, coulé un navire de l’Armée de la République qui tentait de les protéger et abattu des troupes sud-coréennes et américaines le long de la zone démilitarisée. Dans son esprit, cette vague de violence annonçait les prémices d’une nouvelle guerre de Corée. Park Chung-hee fit part de ses soupçons à l’ancien secrétaire adjoint à la défense envoyé par la Maison-Blanche, Cyrus Vance. « Leur mode d’action a changé », lui dit-il, d’après un résumé de leurs conversations. « Les Nord-Coréens préparent une agression à grande échelle contre la Corée du Sud. » Les responsables américains ne voyaient pas les choses sous cet angle. Dans des rapports rédigés dans les semaines qui suivirent les incidents, la CIA affirmait que l’assaut contre la Maison Bleue indiquait « probablement le début d’une campagne de terrorisme musclée de la part des communistes », mais rien de ce qu’avaient fait les Nord-Coréens ne laissait penser qu’ils allaient s’engager dans des hostilités de grande envergure. Trois jours après la tentative d’assassinat, le contre-amiral de la marine américaine John Smith, membre de la Commission de l’armistice militaire – constituée pour superviser le traité à la fin de la guerre de Corée –, organisa une réunion avec son homologue nord-coréen, le général Pak Chang Kuk. Il protesta contre l’attentat mené par les Nord-Coréens et exigea la fin des provocations et le retour de l’équipage du Pueblo.
Pyongyang accordait plus d’importance à ses prises américaines qu’à ses propres combattants.
Smith lui présenta une carte qui montrait l’itinéraire précis suivi par la section d’élite jusqu’à la Maison Bleue ainsi que des photographies de leurs cadavres et des armes qu’ils avaient utilisées, afin de prouver la complicité de Pyongyang dans la tentative d’assassinat. Si le Nord-Coréen était impressionné, il n’en laissa rien deviner. Un résumé de la rencontre rédigé par le département d’État indique que les hommes nord-coréens semblaient amusés par les exigences de Smith et qu’ils lui rirent au nez. La menace d’autres opérations de guérilla menées par les commandos nord-coréens pesait toujours. Lors de sa rencontre avec Vance en février, Park Chung-hee l’informa que ses espions avaient appris que la 124e unité militaire se divisait entre 80 et 90 sections constituées chacune d’une trentaine de soldats. Il avait peur qu’ils ne prennent pour cible les terrains d’aviation sud-coréens, ainsi que leurs barrages et leurs usines. Les détails sur la 124e donnés par Kim Shin-jo offraient un aperçu de l’équipement des opérations spéciales nord-coréennes. Avant d’intégrer la 124e unité, Kim Shin-jo avait été membre du Parti des travailleurs de Corée et ses parents vivaient encore en Corée du Nord, avec ses trois sœurs. Il avait servi dans l’Armée populaire de Corée et avait été choisi pour faire partie de l’unité d’élite. Seuls les hommes dotés « de dossiers militaires irréprochables et de capacités physiques exceptionnelles » étaient élus, disait-il. Une fois au sein de l’unité, les troupes étaient formées au ju-jitsu, à la boxe et au tir de précision. Les informations données par Kim Shin-jo recoupent ce qu’on sait aujourd’hui de l’unité. « En général, il fallait être un membre du parti de haut rang et jouir d’une bonne réputation pour faire partie de la 124e unité militaire », explique Joseph Bermudez. « La plupart d’entre eux devaient avoir de la famille vivant en Corée du Nord, pour qu’on soit assuré de leur loyauté. »
Une fois au Nord, les membres de la 124e étaient préparés à repasser au Sud pour de longues périodes. « Ils avaient des messagers à leur service qui leur transmettaient les ordres, et ils se servaient d’eux pour envoyer leurs rapports au Nord », dit Bermudez. La vie pouvait être difficile pour les agents nord-coréens et les commandos stationnés au sud. Les missions derrière les lignes ennemies étaient risquées et à la fin de l’année 1967, la Corée du Sud avait tué 130 infiltrés et capturé 43 d’entre eux. Lorsqu’on lui demanda s’il avait espéré sortir vivant de l’assaut contre la Maison Bleue, Kim Shin-jo répondit simplement. « Je pensais que je serais tué, mais cela ne m’a pas arrêté. » Pyongyang ne se battait pas pour récupérer ses hommes après qu’ils eurent été capturés. Des diplomates évaluèrent les chances pour que la Corée du Nord accepte d’échanger l’équipage du Pueblo contre des agents nord-coréens capturés : faibles. Pyongyang accordait plus d’importance à ses prises américaines qu’à ses propres combattants.
Par ailleurs, la propagande nord-coréenne niait en bloc toute association avec les soldats et les espions qu’ils envoyaient au Sud. Ils prétendaient qu’ils faisaient partie d’une insurrection spontanée contre la dictature de Park Chung-hee. Négocier pour le retour des agents capturés reviendrait à admettre implicitement leur culpabilité et invalider le discours de la propagande de Pyongyang. La mission de la 124e n’avait en réalité aucune chance de réussir. Kim Shin-jo confia aux journalistes qu’ils était convaincu que les citoyens sud-coréens seraient en faveur de leur mission et les aideraient, mais les bûcherons reflétèrent la suspicion et l’hostilité que la plupart des gens du Sud nourrissaient envers le Nord et ses espions. La Corée du Nord avait mal préparé ses troupes à la vie au-delà de la DMZ. Peut-être est-ce là le reflet d’une erreur d’appréciation stratégique globale qu’avait commis Pyongyang à l’égard de la viabilité de sa campagne de guérilla.
D’après un rapport de la CIA de 1969, les interrogatoires des agents infiltrés capturés révélèrent qu’on « leur avait mis en tête qu’ils seraient chaleureusement accueillis par un peuple oppressé. Au lieu de quoi ils se butèrent l’anticommunisme des Sud-Coréens, et il était si prononcé, qu’ils étaient incapables d’y faire face – leurs propagandistes n’en avaient jamais fait mention. » Kim Shin-jo assura qu’il ne s’attendait pas à ce que le raid de la Maison Bleue déclenche une autre guerre sur la péninsule coréenne, mais il avoua qu’il pensait que cela pourrait donner lieu à un soulèvement en Corée du Sud et mettre les États-Unis et leurs alliés dans une situation délicate. L’opération eut précisément l’effet inverse, renforçant la mainmise des États-Unis sur la sécurité sud-coréenne et retournant encore davantage la population contre ceux qui se voyaient comme ses « libérateurs ».
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après les articles « The Great Leader’s Shadow War » et « North Korea’s Special Operations Assassins », parus dans War Is Boring. Couverture : Un monument de Pyongyang. (Ulyces)
DANS L’INTIMITÉ DE KIM JONG-UN LE DICTATEUR LE PLUS ÉNIGMATIQUE DE LA PLANÈTE
Depuis décembre 2011, Kim Jong-un règne sur la Corée du Nord. Les spéculations vont bon train, mais que sait-on vraiment du dictateur ?
I. Fatboy Kim
Existe-t-il une cible plus facile que Kim Jong-un ? Kim Jong-un : Fatboy Kim troisième du nom, le tyran nord-coréen avec une coupe à la Fred Pierrafeu ; fumeur invétéré et propriétaire bégueule de son petit arsenal nucléaire personnel ; maton brutal de 120 000 prisonniers politiques ; et de facto l’un des derniers monarques absolus de la planète à avoir hérité du pouvoir de manière héréditaire. Il est le maréchal de la République populaire démocratique de Corée, grand successeur de la cause révolutionnaire du Juche, Soleil du XXIe siècle. Âgé de 33 ans, le leader suprême détient la plus longue liste de titres honorifiques jamais vue, qu’il n’a jamais rien fait pour mériter. Il est le plus jeune chef d’État du monde et probablement le plus gâté. Dans la vaste cour de récré des affaires étrangères, il pourrait tout aussi bien porter un panneau « Frappez-moi ! » en travers de son gros derrière. Il est si facile de taper dessus que les Nations Unies, qui sont réputées pour n’être jamais d’accord sur rien, ont voté avec une majorité écrasante en novembre 2014 pour que lui et le reste du gouvernement nord-coréen soient traduits devant la Cour pénale internationale de La Haye et jugés pour crimes contre l’humanité. Il est au pouvoir depuis un peu plus de quatre ans.
Dans la presse mondiale, Kim est présenté tour à tour comme un fou assoiffé de sang et un bouffon. On dit de lui qu’il est alcoolique, qu’il est devenu si obèse à force de se gaver de fromage suisse qu’il ne peut plus voir ses parties génitales, et qu’il a eu recours à toutes sortes de remèdes étranges contre l’impuissance (il aurait utilisé une distillation de venin de serpent). On raconte qu’il a fait abattre son oncle, Jang Song-thaek, et le reste de la famille Jang à la mitrailleuse lourde – d’autres versions parlent de tirs de mortier, de RPG, de lance-flammes, à moins qu’il ne les ait tout simplement donnés à manger à des chiens affamés. On rapporte également qu’il a un penchant pour le porno bondage et qu’il a ordonné que tous les jeunes hommes du pays adoptent la même coiffure que lui. Le bruit court enfin qu’il a fait exécuter certaines de ses ex-petites amies. Tout ce que vous venez de lire est faux – ou infondé, peut-être est-il plus prudent de le dire ainsi. L’histoire des Jang donnés en pâture à des chiens a en réalité été inventée par un journal satirique chinois, mais en un rien de temps, la blague s’est changée en vérité et elle a fait le tour du monde. (Il a bel et bien fait exécuter son oncle Jang, néanmoins.) Cela prouve que les gens sont prêts à croire pratiquement n’importe quoi à propos de Kim, du moment que c’est scandaleux. Sachant cela, doit-on considérer que la façon dont on perçoit généralement Kim Jong-un est éloignée de la réalité ? Et si – en dépit des horreurs bien documentées du régime stalinien dont il a hérité en 2011, alors qu’il était encore dans sa vingtaine – Kim nourrissait des ambitions « bien intentionnées » pour son pays, dans une certaine mesure ?