LISEZ ICI LA PREMIÈRE PARTIE DE L’HISTOIRE
Cette fois Yoshinaka, se sachant condamné, exhorte celle qu’il aime à fuir jusqu’aux montagnes de son Shinano natal afin d’échapper à la mort. Mais on ne quitte pas une scène aussi glorieuse sans un dernier rebondissement : l’héroïne est donc interceptée par un lieutenant de Minamoto no Yoritomo. Tomoe met en garde l’ennemi en saisissant un tronc de pin telle une massue, avant de le briser en mille échardes en guise d’avertissement. L’autre ne s’en laisse pas conter, et parvient tout de même à maîtriser la furie. Comme attendu, le vainqueur fera de Tomoe sa concubine, avec la bénédiction du seigneur des Minamoto. La belle aurait engendré un fils, naturellement doté d’une force herculéenne, en la personne d’Asahina Saburô Yoshihide, qui exista probablement, mais auquel la légende attribue des prouesses surhumaines. Quant à la farouche guerrière enfin domptée, elle serait entrée dans les ordres et aurait quitté ce monde à l’âge – canonique selon les critères du temps – de quatre-vingt-onze ans.
Enfin, une troisième version avance qu’à force de courage, Tomoe parvint à disperser ses adversaires, puis à soustraire à l’ennemi la tête de son défunt amant, avant de se jeter dans la mer du Japon en serrant dans ses bras ce macabre trophée. Précision d’importance, les samouraïs avaient pour coutume de prouver de cette façon que leur besogne avait été accomplie. Depuis lors, les spéculations n’ont pas manqué. Les chercheurs n’étant pas parvenus à identifier Tomoe avec certitude en passant au peigne fin les registres des plus anciens monastères, le mystère reste entier, d’autant que les différentes versions de son histoire se sont additionnées durant plus de neuf siècles. La renommée du personnage, tout comme les questions qu’elle soulève à propos de la place des femmes dans l’univers presque exclusivement masculin du guerrier traditionnel nippon, ne laissent pourtant pas d’interpeller.
De grandes oubliées de l’histoire ?
Nombreuses sont les femmes au caractère bien trempé à avoir influé sur le cours de l’histoire du pays. Tout comme bon nombre d’héroïnes dont l’Europe entretient le souvenir, les figures féminines japonaises abondent – qu’elles aient été sœurs, épouses ou concubines –, qui ont pris les armes pour défendre le château assiégé en l’absence d’un mari batailleur, ou se sont illustrées en commandant à des hommes pourtant peu portés à obéir aux ordres d’un représentant du beau sexe. Au lendemain de la guerre des Genpei, le pouvoir va d’ailleurs échoir à une femme, en la personne de Hôjô Masako, veuve de Minamoto no Yoritomo. Les intrigues de cette contemporaine de la célèbre Aliénor d’Aquitaine, passée maîtresse dans l’art de conspirer sous les innocents oripeaux d’une moniale, lui vaudront le sobriquet d’ama-shogûn, le « shôgun-nonne ».
Tomoe Gozen n’en demeure pas moins l’un des seuls exemples un tant soit peu documenté de personnage féminin ayant embrassé la carrière militaire. Est-ce à dire qu’elle fut une exception ? Rien n’est moins sûr, car bien que la thèse soit controversée, la farouche compagne de Yoshinaka pourrait bien ne pas être un cas isolé, mais au contraire l’arbre qui cache la forêt des onna bugeisha, les « femmes-guerrières ». Ces dernières auraient-elles été gommées des annales par des chroniqueurs soucieux de ne pas mettre en péril la domination « naturelle » de la gent masculine, en particulier dans le métier des armes ? Plusieurs commentateurs se sont en effet interrogés sur ce congé soudain donné par Yoshinaka à son lieutenant en jupons, dont Le Dit des Heike vient pourtant de vanter les mérites. Là encore, bien malin qui peut discerner le témoignage de l’ajout ulté- rieur. À en croire Stephen Turnbull, sans conteste l’un des meilleurs spécialistes du Japon médiéval, de récents tests génétiques effectués sur des têtes exhumées de tertres funéraires sur trois champs de bataille distincts ont révélé une forte proportion de combattantes, qui pourrait atteindre un tiers des pertes. L’historien britannique en déduit que « des femmes samouraïs partirent certes à la guerre, mais la guerre vint aussi à elles. Et elles combattirent alors avec la bravoure et l’habileté qui siéent à d’authentiques guerrières. » À l’instar de Yoshitsune, un personnage de la trempe de Tomoe ne pouvait laisser les poètes indifférents. L’amazone ne sera affublée que tardivement de l’épithète « Gozen », dont nul n’a pour l’heure établi la signification de façon certaine, mais qui évoque notre « courtisane ». Faut-il y voir une manière de souligner les liens unissant l’intéressée à la noblesse, ou bien une allusion à des activités moins honorables qui lui auraient attiré les faveurs de Yoshinaka ?
Dès le XVe siècle, dans le drame portant son nom, Tomoe voit déjà sa réputation militaire écornée. Et les choses vont de mal en pis puisqu’en 1746, l’auteur d’Onna Shibaraku, une pièce de kabuki, tourne en ridicule la redoutable guerrière afin de mettre en évidence l’absurdité d’une situation qui permettrait à une simple femme de l’emporter sur autant de champions virils. Si elle constitue un âge d’or des arts dramatique et pictural, la société étroitement corsetée de l’époque Edo ne saurait tolérer le moindre écart au respect des bonnes mœurs, quitte à réécrire quelque peu l’histoire. Bien qu’elle soit le plus souvent interprétée par un homme, comme le veut la coutume classique, Tomoe n’en devient pas moins une personnalité récurrente du théâtre, ce qui va assurer sa postérité. Depuis lors, la popularité de l’illustre femme-samouraï n’a cessé de grandir, jusqu’à franchir les frontières de l’archipel. C’est ainsi qu’au début des années 1980, Tomoe Gozen ressuscite en improbable héroïne d’un best-seller littéraire, adaptation horrifique du Dit des Heike commise par l’Américaine Jessica Amanda Salmonson. La belle guerrière est même parvenue à surpasser son alter ego masculin, Yoshitsune, en remportant haut la main le concours de figuration dans une multitude de jeux vidéo, mangas et autres dessins animés.
Les admirateurs de l’intrépide Tomoe Gozen trouveront cependant un cadre plus propice aux déclarations enflammées dans le décor somptueux du Jidai matsuri de Kyôto. Ce festival réunit chaque automne des milliers de participants venus rencontrer leurs héros en chair et en os à l’occasion d’un extraordinaire cortège de cavaliers et piétons, tous revêtus de leurs plus beaux atours, aux couleurs des différentes périodes de l’histoire du Japon. Comme il se doit, Tomoe figure parmi les personnages les plus acclamés. Le rôle est toujours confié à une magnifique jeune femme, qui veille ainsi à perpétuer la mémoire de la mystérieuse guerrière dont la lame a fait couler le sang, et dont les secrets n’ont pas fini de faire couler beaucoup d’encre.
Extrait du livre Samouraïs, 10 destins incroyables, paru en 2016 aux éditions Prisma. Couverture : estampe de Tomoe Gozen lors de la bataille d’Awazu. Crédits : Wikipédia.
POURQUOI TROIS SOLDATS JAPONAIS ONT CONTINUÉ LA SECONDE GUERRE MONDIALE JUSQU’EN 1974
Les derniers soldats japonais de la Seconde Guerre mondiale ont été retrouvés en 1974. Qu’ont-ils fait tout ce temps sur leurs îles du Pacifique ?
Il y a près de quarante ans, le passé et le présent du Japon se rencontrèrent au bord d’une rivière traversant la forêt tropicale de l’île de Lubang, aux Philippines. La rencontre eut lieu au crépuscule du 20 février 1974, alors que la brise retombait et que l’air se remplissait d’insectes volants. L’homme qui incarnait le présent s’appelait Norio Suzuki. Il avait quitté l’université à 24 ans sans diplôme et portait ce jour-là un t-shirt, un pantalon bleu foncé, des chaussettes de laine et une paire de sandales en caoutchouc. Il était accroupi, occupé à allumer un feu à partir d’une pile de branchages, et il ignorait encore qu’il n’était pas seul. Celui qui le fixait depuis la lisière de la forêt était vêtu des haillons d’un uniforme militaire et tenait un fusil à la main. Au moment de la rencontre, il avait passé presque trente ans sur l’île de Lubang, à continuer tout seul de livrer une guerre qui s’était officiellement terminée avec la capitulation japonaise dans la baie de Tokyo le 2 septembre 1945.
Le nom de cet homme incarnant le passé était Hirō Onoda. Officier des renseignements de l’Armée impériale japonaise, il était sur le point de devenir très célèbre et allait sur ses 52 ans. Onoda n’avait pas quitté Lubang depuis 1944, quelques mois avant l’invasion et la reprise des Philippines par les Américains. Les dernières instructions qu’il avait reçues de son supérieur immédiat lui ordonnaient de se retirer à l’intérieur des terres de l’île – qui était petite et, en vérité, d’une importance stratégique négligeable – et de harasser les forces occupantes jusqu’au retour de l’Armée impériale. « Il vous est formellement interdit de mourir de votre propre main », lui avait-on dit. « Que ce soit dans trois ans ou dans cinq ans, quoi qu’il arrive, nous reviendrons pour vous. En attendant, tant qu’il vous reste un soldat, votre devoir est de le diriger. » « Vous devrez peut-être vous nourrir de noix de coco. Si c’est le cas, prenez-en votre parti ! Aucune circonstance ne justifie de se rendre. »