Byzantin, brutal, baroque
J’ai visité pour la première fois Skopje, la capitale macédonienne, à l’automne 2013. À l’époque déjà, c’était une expérience étonnante. La ville est faite d’une juxtaposition étrange de styles architecturaux, qui semblent tous redoubler d’efforts pour attirer l’attention, malgré l’évidente disharmonie de l’ensemble. Des minarets ottomans s’élèvent entre des palais postmodernes faits de plastique et de lambris, et des tours de béton massives, percées de hublots, jettent leurs passerelles au-dessus de la place centrale, comme les visions d’une utopie socialiste.
Chaque ensemble racontait un morceau d’histoire, ce qui aurait dû lui conférer une certaine homogénéité. Mais à Skopje, la configuration des bâtiments est telle qu’on a le sentiment que les siècles passés se sont empilés chaotiquement, mélange saugrenu de styles et d’époques révolus. J’avais prévu d’intituler mon article : « Byzantin, Brutal, Baroque ». Mais l’histoire ne venait pas. Pas de trame narrative, pas de logique, juste une série de photographies architecturales étonnantes qui semblaient avoir été prises dans différentes villes, sur différents continents. Les récents événements ont changé la donne. De retour en Macédoine il y a quelques semaines, je me suis retrouvé au beau milieu d’une révolte. Tous les immeubles flambants neufs – les palais et les musées en style faux-baroque, les monuments et les fontaines pseudo-classiques – semblent désormais jouer un rôle prépondérant sur la scène des agitations politiques. Chaque nuit, les manifestants, armés de pistolets de paintball, déambulent dans Skopje et prennent pour cible l’architecture moderne de la ville. Il n’a pas fallu longtemps aux gens pour appeler ce mouvement la « révolution colorée ». Mais avant d’aborder l’aspect politique et les éclaboussures bariolées qui recouvrent l’actuel Skopje, il faut, pour donner du sens à ce chaos en technicolor, revenir en 2010. Cette année-là, un projet de rénovation urbaine allait changer le visage de la capitale macédonienne.Skopje 2014
Arpenter le centre-ville de Skopje est une expérience étrange. Ce que les photos ne montrent pas, c’est la façon dont tous ces bâtiments s’agencent les uns après les autres, dans un défilé interminable d’architecture pseudo-antique. Les musées ressemblent à des édifices grecs, quatre fontaines s’entassent sur une même place et les ponts sont si chargés de statues qu’on ose à peine les traverser de peur que tout s’effondre. Si vous demandiez à des designers de Disneyland de construire un musée historique à ciel ouvert, il ressemblerait probablement à Skopje. En 1963, Skopje a été touchée par un tremblement de terre qui en a détruit près de 80 %. Elle a été progressivement reconstruite, mais l’allure des nouveaux bâtiments s’inspirait de l’architecture socialiste moderne, alors très populaire dans toute la Yougoslavie. Du béton, beaucoup de béton. Les décennies ont passé et, en 1991, la République de Macédoine a déclaré son indépendance et fait scission d’avec la Yougoslavie. La pays a eu beau tenter d’affirmer son identité nouvelle, l’ombre des tours lugubres de l’époque de Tito planait toujours sur Skopje.
En 2010, le gouvernement macédonien a inauguré un projet intitulé « Skopje 2014 » : un programme s’étalant sur quatre ans dont l’objectif était de moderniser l’image de la ville et d’y attirer davantage de visiteurs, tout en réaffirmant son rôle dans l’histoire de la région. C’est ainsi qu’a commencé une longue campagne d’historicisme national et de réappropriation culturelle. En empruntant certaines caractéristiques visuelles à Vienne, Paris, Athènes et Rome, le gouvernement macédonien a lancé la construction de nombreux bâtiments, dans un extraordinaire mélange de styles architecturaux venus du monde entier. Les personnages qui peuplent ce royaume magique comptent d’importantes figures historiques qu’on ne savait pas faire partie de l’histoire macédonienne : la religieuse catholique albanaise Mère Teresa (née à Skopje) ; Le tsar bulgare Samuel (né dans la ville de Prilep, bulgare à l’époque et aujourd’hui macédonienne) ; Le tsar serbe Dusan (un ancien envahisseur) ; et le héros national albanais Skanderberg, qui parcourut la région alors qu’il guerroyait contre les Ottomans. J’ai traversé le pont des Arts fraîchement rénové en compagnie d’une Bulgare et j’avoue avoir ri en voyant son visage s’affaisser devant ce qu’elle a vu. Toutes les grandes figures qui peuplent les livres d’histoire de la Bulgarie ont aujourd’hui leur place dans le panthéon macédonien. Le dramaturge Vojdan Chernodrinski, le poète bulgare révolutionnaire Nikola Vaptsarov, l’écrivain Grigor Parlichev et même les frères Miladinov. Ces derniers, qui se considéraient comme bulgares et ont inventé les Chants populaires bulgares, sont ici présentés comme des piliers de la littérature macédonienne. Les monuments érigés en l’honneur de Saint-Cyrille et Saint-Méthode ont fini de l’achever : ils sont considérés par beaucoup comme les premiers défenseurs de la culture slave et célébrés par les Bulgares comme leurs deux héros nationaux principaux. Les Macédoniens racontent une toute autre histoire. Mais si les Bulgares trouvent Skopje déconcertant, leur réaction n’est en rien comparable à celle des Grecs. Pour eux, même le nom du pays est problématique. Il trouve son origine dans l’ancien royaume de Macédoine, où s’étend aujourd’hui une grande partie de la Macédoine grecque. Depuis les 24 dernières années, Athènes insiste pour que ses voisins slaves dissipent toute confusion en adoptant l’appellation (ingrate) d’ « ARYM » : Ancienne République yougoslave de Macédoine. Peu de temps après que la Grèce a formulé sa requête, Skopje a rebaptisé son principal aéroport « Alexandre le Grand », du nom de l’ancien roi de Macédoine. Vengeance. Puis en 2011, une statue de 22 mètres est apparue au beau milieu de la Place de la Macédoine, qui porte le nom très neutre de Guerrier à cheval. Mais ledit guerrier ressemble de façon troublante à Alexandre le Grand. De l’autre côté du fleuve Vardar, un monument haut d’une quinzaine de mètres lui fait face. Baptisé Le Guerrier, il représente le père d’Alexandre, le roi Philippe II. Athènes n’a pas aimé. Interrogé au sujet de ce conflit culturel lors d’un entretien paru dans le Guardian, l’ancien ministre des Affaires étrangères macédonien Antonio Milososki a déclaré : « C’est notre façon de leur dire d’aller se faire voir. » Le message semble avoir été compris. Pour la défense de Skopje, il faut reconnaître que le gouvernement n’a fait aucune déclaration officielle reliant les Macédoniens aux figures historiques célébrées dans la ville. Sur le pont de l’Œil (le pont des Civilisations avant sa rénovation), une plaque explique que toutes ces statues commémorent les grands dirigeants et philosophes « de cette terre ». Il n’est fait aucune mention de l’appartenance à une ethnie, une nation ou une culture particulière, il est seulement question d’un même espace géographique. Sans compter qu’il n’est pas nécessaire de chercher bien loin pour justifier le lien de chacune de ces personnalités avec la Macédoine : certains y sont nés (ou bien un de leurs parents), d’autres y vivaient, quelques-uns y sont morts et dans les cas les plus abstraits, certains sont nés dans des villes qui sont devenues macédoniennes. Alors qu’une minorité de Macédoniens revendiquent sérieusement une ascendance directe avec Alexandre le Grand (ils sont souvent appelés les « macédonistes »), l’écrasante majorité de la population semble ravie de sa généalogie slave. Ils partagent ainsi des liens plus étroits avec la Russie Kievienne qu’avec l’antique royaume de Macédoine. Vraisemblablement, les habitants de Macédoine sont simplement fiers des histoires qu’a connu la terre que leurs ancêtres foulent depuis le Ve siècle. La Grèce n’a de soucis qu’avec une infime partie des Macédoniens, ainsi qu’avec les politiciens responsables de Skopje 2014. Il est en effet difficile de voir dans leur entreprise autre chose qu’un doigt d’honneur fait à la Grèce. Mais ce n’est pas ce qu’il y a de pire avec Skopje 2014.LISEZ ICI LA SUITE DE L’HISTOIRE
LA RÉNOVATION DE LA CAPITALE A PRÉCIPITÉ LE SOULÈVEMENT DE TOUT LE PAYS
Traduit de l’anglais par Claire Larroque d’après l’article « Skopje’s « Colourful Revolution » : Fighting Tyranny with Street Art », paru dans The Bohemian Blog. Couverture : Le pont de l’Œil à Skopje. (Crédits : Darmon Richter)