Echo Papa
Par un samedi glacé de novembre 2014, un 4×4 Mercedes noire se gara sur le tarmac d’une entreprise d’aéronautique autrichienne, à 30 kilomètres au sud de Vienne. Les employés d’Airbone Technologies, une société spécialisée dans la conception de plateformes de télésurveillance sans fil pour petits aéronefs, étaient sur le pied de guerre ce week-end là: un des investisseurs de la société était attendu pour inspecter leur dernier projet. Quatre mois durant, l’équipe d’Airbone avait travaillé jour et nuit pour faire correspondre un avion d’épandage agricole américain Thrush 510G aux attentes d’un client anonyme. Tous les aspects du projet avaient été tenus secrets jusque là. Les dirigeants de l’entreprise ne faisaient référence au client que sous le nom d’ « Echo Papa », et les employés étaient priés d’utiliser un langage codé pour discuter de certaines modifications de l’avion. Ce jour là, les employés allaient apprendre qu’Echo Papa détenait plus d’un quart de leur entreprise.
C’est un homme svelte et blond aux yeux bleus qui sortit de la Mercedes et entra dans le hangar d’Airbone. Echo Papa, plus communément appelé EP, salua successivement une douzaine d’employés et inspecta l’avion. « Il était comme le soleil, et les dirigeants de la société tournaient comme des planètes autour de lui », confie une personne présente ce jour-là. Un des mécaniciens reconnu rapidement Echo Papa à partir de photos de presse : il s’agissait d’Erik Prince, fondateur de la société de sécurité privée Blackwater. Plusieurs employés se firent discrètement fait passer le mot, étonnés de travailler pour le mercenaire le plus connu d’Amérique. La confidentialité et les étranges demandes de modifications des quatre derniers mois s’expliquaient enfin. En plus de dispositifs de surveillance et de visée laser, Airbone avait équipé le cockpit de l’avion de vitres pare-balles, l’appareil avait été revêtu d’un blindage, le réservoir de carburant d’un maillage anti-explosif, à quoi s’ajoutaient un système de missiles et de téléguidage de bombes. On avait également installé des supports capables d’accueillir deux mitrailleuses de 23 millimètres surpuissantes. Dès lors, ingénieurs et mécaniciens s’étaient inquiétés d’une possible infraction des lois autrichiennes, mais on leur avait dit que tout irait bien si tout restait secret. Prince félicita toute l’équipe d’avoir rendu l’avion si « rude », avant de repartir. L’appareil devait être livré urgemment au Soudan du Sud, où ses services pourraient assurer le premier contrat officiel de la nouvelle société de Prince, Frontier Services Group. Prince trépignait d’impatience de pouvoir lancer le Thrush 510G dans les airs.
La conversion d’avions d’épandage en appareils de combat légers siège depuis longtemps au cœur de la stratégie de Prince pour mettre à mal les organisations terroristes et les insurrections en Afrique et du Moyen-Orient. À ses yeux, ces monomoteurs à voilure fixe, une fois adaptés aux zones de guerre, vont révolutionner la façon d’affronter les conflits secondaires. Sans compter les profits importants qu’ils généreront. Le Thrush du hangar d’Airbone, l’un des deux avions d’épandage que Prince projetait de destiner au combat, n’était que l’étape préalable à l’aboutissement qu’il avait en tête : mettre sur pieds sa propre armée de l’air. L’histoire de la mise au point secrète des deux avions de l’arsenal militaire du mercenaire repose sur des entretiens que nous avons eus avec une douzaine de personnes ayant travaillé avec Prince ces dernières années, dont d’actuels et d’anciens associés, ainsi que sur des notes, des emails et des documents internes. Pendant deux ans, Prince a dû mobiliser ses réseaux professionnels officiels et officieux, recourir à des acquisitions de sociétés confidentielles, rencontrer le marchand d’armes russe Viktor Bout et mettre à profit au moins une guerre civile pour finalement parvenir à fabriquer et à mettre sur le marché son avion de combat contre-insurrectionnel . S’il y parvenait, Prince posséderait deux prototypes jetant les bases d’une force de frappe militaire aéronautique à des prix défiant toute concurrence, susceptibles de générer des bénéfices colossaux en plus de parachever son rêve d’une guerre privatisée.
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Aux premiers jours de la lutte américaine contre le terrorisme, Prince et sa société militaire privée Blackwater se sont empressés d’ajouter une force aérienne à leurs services. Ils ont ensuite commencé à fournir des avions de chasse à la CIA et d’autres agences gouvernementales. Ses « petits oiseaux », comme il appelait ses hélicoptères transportant des commandos prêts à s’élancer dans le vide, sont devenus l’un des symboles de l’occupation de l’Irak par les États-Unis. Après plusieurs scandales, un certain nombre d’enquêtes et après que la société a dû s’acquitter d’une amende de 42 millions de dollars sur décision du département de la Justice américain, Blackwater a été démantelée, ses composantes rebaptisées Academi et Prince largement exclu de leurs opérations. Mais son ambition de créer une armée de l’air privée a perduré. Début 2014, Prince et Citic Group, le plus grand fonds souverain chinois, ont fondé Frontier Services Group, une entreprise d’aéronautique et de logistique implantée à Hong Kong et cotée en bourse. FSG proposait des services tels que du transport maritime de minéraux, de l’affrètement de vols professionnels, et quelques évacuations sanitaires dans de lointains pays africains.
Ces deux dernières années, Prince a décrit sa vision de FSG dans des entretiens ou des conférences. « Ce n’est pas un effort patriotique de notre part », a-t-il confié au Wall Street Journal. « Nous sommes là pour monter une grand business et faire de l’argent au passage. » La Chine, selon lui, « a l’audace de prendre des risques en s’aventurant sur des marchés moins sûrs, moins classiques, et de faire en sorte que ça marche ». Mais pendant qu’il polissait sa nouvelle image de chef d’entreprise publique, il chapeautait déjà son programme d’avions de chasse clandestin. Avec un petit groupe d’adjoints fidèles, Prince a caché ses intentions à la direction de FSG par le biais d’emails cryptés non affiliés au groupe, de pseudonymes et d’un jeu de dupes caractérisé. Quand il présentait des contrats logistiques aux gouvernements africains pour le compte de FSG, lui et son équipe mettaient discrètement au point des contrats paramilitaires avec ces mêmes gouvernements.
Dès la création de FSG en 2013, Prince et son équipe ont élaboré un plan secret pour lutter contre le terrorisme et proposer des renforts lors d’opérations contre-insurrectionnelles en Afrique au moyen d’avions d’épandage militarisés. Ébauché pour la première fois fin 2013, le plan a été revu plus d’une centaine de fois jusqu’à la fin de l’année 2015. L’objectif était de garantir une supériorité aérienne abordable et puissante aux clients de Prince qui pourrait « mettre un terme au paradigme des guerres d’usure dans des conflits de basse intensité ». Le plan de Prince prévoyait une forte « vendabilité mondiale » pour ses petits avions de combat. L’avion, dont les premiers schémas préconisaient un processus de production passant outre les « restrictions » d’exportation, serait modifié pour supporter à la fois les munitions à système de guidage et des systèmes d’armements plus simples. Le plan précisait cependant que « les missiles, les mitrailleuses et les bombes non-guidées offrent la solution d’armement embarqué la plus rentable pour les cibles visées ». Les avions devraient être dotés de cockpits, de moteurs et d’une carlingue blindées, d’un système de reconnaissance sophistiqué semblable à ceux utilisés pour les drones, ainsi que d’une capacité de vision nocturne. D’après le plan, les avions prendraient pour cibles des groupes d’insurgés, des avions, des véhicules et des positions fixes, et il était prévu que l’avion bénéficie d’une autonomie de douze heures pour mener ces opérations. D’après les notes accompagnant le plan, l’avion d’attaque léger offrirait « la possibilité, à un prix abordable, d’accéder et de former aux compétences de la “guerre longue” nécessaires dans l’exercice de la contre-insurrection ». Mais Prince ne partageait pas cette ambition avec les gens qu’il recrutait pour monter sa nouvelle entreprise publique.
FSG & Airborne
À l’été 2013, Prince rassemblait déjà une équipe pour diriger FSG. Parmi les recrues, il y avait Gregg Smith, ancien marine et vieil ami de Prince, qui deviendrait plus tard le CEO de l’entreprise. Smith était par ailleurs conseiller financier, c’est lui qui avait aidé Prince à vendre Blackwater et d’autres sociétés après que le gouvernement américain ait commencé à enquêter sur ses activités. En ce mois de juillet, tandis qu’ils discutaient de leur nouvelle aventure, Smith raconte qu’ils se sont rendus en Afrique de l’Ouest à la frontière du Burkina Faso et du Niger, où Prince songeait à investir dans une mine de magnésium. Les deux hommes ont atterri sur une piste contrôlée par les forces françaises. Le Niger était alors un endroit dangereux, en proie à la guerre civile et visé par un groupe affilié à Al-Qaïda. Tout en examinant la mine, ils discutaient des avantages que présenterait l’ajout de caméras de surveillance à de petits avions civils survolant les exploitations minières et les champs de pétrole. De tels avions seraient utiles pour alerter les compagnies minières et les autorités gouvernementales dans le cas d’une attaque d’insurgés ou de bandits. « Si vous vous trouvez dans une zone de conflit et que vous possédez un complexe d’extraction, qu’il s’agisse d’une mine ou de gisements d’hydrocarbures, vous avez besoin de savoir ce qu’il se passe autour de vous – et ce n’est pas toujours facile dans ce genre d’endroits », nous a expliqué Smith au cours d’un entretien. « Disposer d’un avion doté de bonnes capacités d’ISR [renseignement, surveillance et reconnaissance] pour surveiller le périmètre qui vous entoure est un atout certain. »
De tels appareils de surveillance seraient relativement peu chers à produire, et Smith et Prince étaient tous les deux d’avis qu’ils pourraient rapporter gros à la jeune entreprise. Ils se sont entendus sur le fait qu’il leur faudrait à long terme disposer d’une flotte d’avions quadrillant tout le continent africain. « Quand nous avons monté la société et que nous avons discuté de l’objet de FSG, nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’il ne s’agirait pas d’une entreprise de sécurité. Elle n’emploierait pas d’hommes armés », raconte Smith. Prince et FSG ont cependant envisagé d’offrir des services de renseignement et de surveillance, ainsi qu’un soutien logistique non-létal, dans des zones de guerre.
Ce que les dirigeants de FSG ne savaient pas à l’époque, c’est que Prince détenait 25 % d’Airborne.
Mais Prince était réputé pour prendre d’énormes risques, notamment quand il s’agissait d’interpréter la définition légale de « militaire » ou de « services de sécurités ». Ces contrats requerraient des permis et des autorisations émis par le gouvernement américain, et les dirigeants de FSG doutaient sérieusement du fait qu’ils pourraient les obtenir avec Prince à la tête de la compagnie. En février 2014, un mois après que Prince soit devenu le président de FSG, il a autorisé l’achat de deux avions d’épandage Thrush 510G fabriqués à Albany, dans l’État de Géorgie. Chaque avion coûtait approximativement un million de dollars. Prince a expliqué aux dirigeants que l’achat était urgent car il avait reçu le feu vert pour un contrat. Il était supposé apporter son aide au gouvernement malien dans sa guerre contre un groupe terroriste local, affilié à Al-Qaïda. L’idée était d’équiper les avions de matériel de surveillance dont les données seraient communiquées à une station au sol, afin que l’appareil puisse effectuer des vols de reconnaissance utiles aux forces terrestres.
D’après une source familière du fonctionnement interne de FSG, Prince aurait affirmé que Project Mike, comme il surnommait le projet, « était une occasion pour FSG de fournir du soutien en ISR. Nous avions donc besoin des appareils le plus vite possible. » Prince s’est arrangé pour que les avions soient équipés de caméras et d’autres équipements de surveillance par Airborne Technologies, en Autriche. Airborne, fondée en 2008, est célèbre dans le secteur pour son dispositif appelé SCAR Pod. Il se monte sur de petits aéronefs et permet aux caméras de surveillance de diffuser de la vidéo en direct et d’autres données en wifi. Dans ses documents promotionnels, Airborne dit de son produit qu’il fait « sortir la surveillance des sentiers battus ». Ce que les dirigeants de FSG ne savaient pas à l’époque, c’est que Prince, à travers l’une de ses mystérieuses sociétés, détenait 25 % d’Airborne. Dorian Barak, l’avocat personnel de Prince en charge de ses investissements, avait négocié son entrée au capital d’Airborne début 2013, et il le représentait au conseil d’administration de la société. En préparant l’accord, Barak a suggéré qu’Airborne devrait étendre son activité au domaine de la sécurité. Prince pourrait alors apporter « une orientation stratégique », des contacts et des clients à l’entreprise, d’après un mémo préparé pour Prince.
Barak et Prince n’ont pas répondu aux nombreuses sollicitations de commentaires que nous leur avons envoyées. Prince et son équipe avaient décidé que les deux avions feraient directement le voyage depuis les États-Unis jusqu’au hangar d’Airborne, situé près de l’aéroport Wiener Neustadt East, au sud de Vienne. Le contrat signé avec Airborne prévoyait d’ajouter aux appareils de l’équipement de surveillance – dont une caméra à imagerie infrarouge frontale (FLIR) similaire à celles utilisées sur les drones d’attaque et d’espionnage américains. En mai 2014, les appareils Thrush ont décollé des États-Unis et traversé l’océan Atlantique pour rejoindre le hangar d’Airborne. Une fois arrivés en Autriche, Prince s’est assuré de pouvoir superviser les modifications et d’être habilité à s’exprimer au nom de FSG et d’Airborne. Le projet Thrush était dirigé par Christian « Serge » Durrant, un associé de longue date de Prince. Prince avait engagé Durrant, ancien pilote des forces spéciales australiennes, pour diriger la « division d’aviation spécialisée » de FSG.
LASA
L’idée de militariser des avions agricoles pour mener des attaques ne vient pas de Prince. Au début des années 2000, un programme top secret de la CIA en Colombie utilisait un autre avion d’épandage américain, l’Air Tractor. En accord avec le département d’État, les avions pulvérisaient de l’herbicide sur les champs de coca pendant la journée. Mais d’après un ancien agent proche du programme, on avait ajouté à l’avion de l’équipement ISR ainsi que des systèmes de fixation pour y monter des armes. Les avions pouvaient ainsi être utilisés pour des bombardements nocturnes contre les rebelles FARC et les cartels de la cocaïne. Prince n’était pas impliqué dans le programme, mais en 2008, il a fait l’acquisition d’un Super Tucano, un avion d’attaque léger fabriqué au Brésil. Il a ensuite loué l’avion au Pentagone comme prototype, et près d’une décennie plus tard, les États-Unis ont commencé à fournir à l’armée de l’air afghane des Super Tucano militarisés. Prince aurait également tenté de vendre un avion d’attaque léger à la CIA comme couverture aérienne rapprochée, selon deux de ses anciens collègues qui travaillaient avec lui à l’époque.
D’après plusieurs sources qui ont travaillé étroitement avec lui pendant des années, Prince est persuadé de s’être fait voler son idée par le gouvernement américain et par ses concurrents. L’un d’eux dispose d’ailleurs d’une licence délivrée par le gouvernement qui l’autorise à vendre des avions Thrush militarisés. Mais Prince n’a pas abandonné ses ambitions pour autant, et les modifications sur les Thrush qu’il coordonnait étaient prometteuses. Les appareils étaient peu coûteux, fiables et relativement discrets. Des mois avant de lancer le projet secret dans le hangar autrichien, Prince et ses alliés d’Airborne ont commencé à élaborer des stratégies. Ils réfléchissaient à une façon de contourner un obstacle qui risquait de mettre un terme au projet : les réglementations liées à l’exportation d’armement en Autriche. Ils savaient pertinemment que le gouvernement verrait les Thrush modifiés pour ce qu’ils étaient : des appareils militarisés. Et l’Autriche, qui a joué un rôle central dans le déclenchement de deux guerres mondiales, observe depuis une politique de neutralité et des réglementations strictes qui s’appliqueraient forcément à l’exportation d’un avion paramilitaire fabriqué dans le pays et destiné à être utilisé dans une guerre civile.
Mais le challenge n’était pas nouveau pour Prince. Avec Blackwater, il avait acquis une expérience considérable en la matière, en défiant ou contournant les réglementations américaines relatives à l’exportation d’armement. Dans le but d’échapper aux restrictions en Autriche et en Europe, Prince a porté son regard vers le sud, en Bulgarie – un pays réputé pour ses réglementations laxistes et son rôle en tant que plaque-tournante du trafic d’armes international. « Il est extrêmement difficile de fabriquer un tel avion en Autriche et de le garder secret », nous a confié un ancien employé d’Airborne qui a travaillé sur l’avion. « C’est trop risqué pour les Autrichiens. L’idée était donc d’aller en Bulgarie. »
En mai 2014, Kristof Nagl, le directeur financier d’Airborne, a explicitement écrit à Prince qu’il lui faudrait créer une société de façade en Bulgarie pour maquiller la production de l’avion prêt à être militarisé. Dans son message, Nagl faisait référence à des discussions qu’il avait eues précédemment avec Prince et Dorian Barak, et il confirmait à Prince qu’il avançait sur la création d’une entreprise bulgare nommée LASA Engineering Ltd. « LASA signifie “light armed surveillance aircraft” » – aéronef de surveillance léger et armé –, écrivait Nagl. Dans le mémo, il décrivait aussi la structure organisationnelle de LASA, dans laquelle Prince fournirait « les clients et le savoir-faire ». Airborne ferait l’acquisition des Thrush puis effectuerait les modifications liées à la reconnaissance et la surveillance. LASA, de son côté, serait « utilisée pour le marketing » et « la vente de solutions aéroportées équipées d’armement léger », bien que son matériel promotionnel ne ferait pas directement mention du mot « Thrush ». Cette omission, écrivait Nagl à Prince, serait effectuée « conformément à son désir ». Selon l’arrangement proposé, LASA achèterait les Thrush modifiés directement à Airborne et à leur prix standard. La transformation des appareils en avions de combat légers serait achevée à Sofia. LASA obtiendrait ensuite les licences d’exportation nécessaires auprès du gouvernement bulgare afin que les avions puissent être vendus ou déployés à l’étranger.
D’après Nagl, la société de façade présentait un avantage de taille : ils pourraient obtenir « un accès indirect à des clients potentiels que nous devons refuser pour le moment ». Quant aux risques liés à l’exportation, ils seraient couverts par la nouvelle entreprise bulgare. Il proposait également que les partenaires impliqués dans l’accord prennent en charge un pourcentage du coût de la création de LASA, qui « ne nécessitera pas d’investissement significatif ». En réponse à nos questions détaillées, l’avocat représentant Nagl et Airborne déclare que les affirmations contenues dans cet article étaient « incorrectes, à l’exception du fait que notre client propose sur le marché des modifications ISR sur des appareils divers, dont des Thrush ». Il ajoute : « Notre client a obtenu toutes les licences d’exportation requises pour toutes ses opérations effectuées jusqu’ici, et il continuera à faire de même à l’avenir. » L’avocat affirme que Nagl et Airborne « suivent à la lettre toutes les lois et les réglementations sur le contrôle des exportations appropriée ». La firme qui a envoyé la lettre, Specht & Partner, représente également Prince en Autriche. L’avocat d’Airborne nous a récemment envoyé d’autres commentaires, écrivant que l’entreprise n’a jamais fabriqué ou vendu d’avion militarisé et qu’elle ne détient pas, « (directement ou indirectement), de parts dans la société » qui a militarisé les appareils.
Prince a pris des dispositions pour se rendre en Bulgarie en mai 2014 pour participer à une réunion et visiter l’usine Arsenal AD de Kazanlak. Arsenal est le plus grand fabricant d’armes de Bulgarie, et Prince souhaitait voir leur chaîne d’ « armement aérien » – qui se compose d’artillerie, de missiles, de bombes et de systèmes de gestion de l’armement destinés aux aéronefs, d’après un document interne que nous avons pu récupérer. Le mois d’après – selon d’autres documents internes –, Shawn Matthews, l’ancien pilote des forces spéciales australiennes qui était l’adjoint de Durrant sur le programme Thrush, s’est rendu en Bulgarie pour rencontrer Peter Mirchev, un trafiquant d’armes bulgare ayant loué ses services à Viktor Bout. (Bout purge actuellement une peine de 25 ans de prison aux États-Unis pour avoir tenté de vendre des armes aux FARC en Colombie.) Quand l’un des dirigeants de FSG a appris que Matthews avait rencontré Mirchev, il a ordonné à Matthews ainsi qu’à Durrant de couper tout contact avec lui. On ne sait pas ce dont Matthews et Mirchev ont discuté, mais le dirigeant de FSG en question a mis en garde les hommes de Prince contre le fait de militariser les avions Thrush. Il leur a dit que cela constituerait une violation de la loi américaine. Matthews et Durrant ont refusé de se livrer à tout commentaire sur l’affaire. D’après l’ancien employé d’Airborne et un autre lanceur d’alerte travaillant pour l’entreprise, la plupart des modifications étaient effectuées en Autriche. Lorsque l’avion arriverait en Bulgarie, un ingénieur terminerait le travail en installant simplement quelques ferrures. « L’installation des systèmes de fixation avait lieu en Bulgarie », dit l’ancien employé.
En eaux troubles
Pendant près de vingt ans, Prince avait patiemment bâti un réseau labyrinthique de sociétés et de chaînes d’approvisionnement pour servir son objectif: être en mesure de proposer une gamme complète de « solutions militaires clés en main ». Avec sa participation au capital d’Airborne et une société de façade en Bulgarie, Prince, aidé par son avocat Dorian Barak, possédait un écosystème entier de services paramilitaires : de la surveillance, des armes, de l’ingénierie et un appareillage clandestin permettant de contourner les régulations relatives à l’exportation d’armement au niveau national et international.
Lorsqu’on examine les solutions militaires proposées par Prince et les sociétés étrangères qu’il détient, deux fils rouges apparaissent : premièrement, il possède différentes parties de la chaîne d’assemblage nécessaire au déploiement de forces armées privées dans des pays étrangers ; deuxièmement, depuis 2012 au moins, il ne parvient pas à les mettre en place. Le plan que Prince et son équipe ont mis au point pour armer les avions d’épandage Thrush s’est révélé être un cauchemar d’ingénierie. Les hommes de Prince traitaient le hangar d’Airborn comme s’il s’agissait de leur laboratoire de Frankenstein privé : ils dirigeaient ingénieurs et mécaniciens dans une expérimentation périlleuse visant à transformer un avion agricole en tank volant complètement bricolé. Sans compter que Prince voulait que les choses soient faites rapidement. Nous avons passé en revue des dizaines de documents liés aux modifications des appareils Thrush en Autriche. L’ancien employé d’Airborne, qui a joué un rôle central dans les modifications effectuées sur le Thrush, a accepté de nous parler à la seule condition de pouvoir conserver l’anonymat, en raison du caractère délicat du projet et de craintes de représailles de la part de Prince et d’Airborne.
D’après cet ancien employé, dès que les appareils sont arrivés à Vienne, il a été clair que l’objectif était de concevoir des avions de combat. Il raconte que Nagl, le directeur financier d’Airborne, et Wolfgang Grumeth, son CEO, devaient forcément savoir que les modifications qu’ils effectuaient étaient interdites par les réglementations autrichiennes. Mais les employés d’Airborne, qui ont travaillé sur plusieurs projets sensibles pour différents gouvernements, se sont laissés dire qu’ils travaillaient sur un contrat secret mais légal. Grumeth n’a pas répondu à nos demandes de commentaires, mais l’avocat d’Airborne affirme que l’entreprise « se plie scrupuleusement toutes les lois et les réglementations autrichiennes et internationales en rapport avec son secteur d’activité ». Le travail a débuté au mois de juillet 2014 en Autriche, sur l’un des avions Thrush. L’adjoint de Durrant, Shawn Matthews, a été affecté au hangar autrichien pour superviser l’avancement des modifications. Modifications que les employés d’Airborne devaient désigner en utilisant des noms de code comme « aéromagnétique » et « capteur » au lieu de parler ouvertement de l’équipement.
Les premières modifications consistaient à attacher à l’appareil le SCAR Pod et les caméras de surveillance. Après quoi les anciens employés racontent qu’ils ont dû installer une armure lourde sur l’avion, remplacer les vitres originales par du verre pare-balles de 19 mm d’épaisseur, et doubler le cockpit de Kevlar. Il ont également placé un maillage spécial dans le réservoir d’essence pour qu’il n’explose pas dans le cas où il serait touché par des balles ou des éclats d’obus. Enfin, ils ont fixé un support de caméra amovible permettant d’abaisser le kit de surveillance une fois l’avion en l’air, afin de laisser la place à une plateforme laser pour assister la visée. À ce moment-là, il était évident pour la plupart des employés travaillant sur l’avion que les modifications, demandées par une entreprise qu’ils connaissaient sous le nom de Frontier, allaient poser de sérieux problèmes. « Ils se moquaient complètement de l’homologation », raconte l’ancien employé d’Airborne en parlant de l’équipe de Prince. « Si vous faites une modification sur un appareil et qu’elle n’est pas homologuée, toute l’opération est illégale. En Europe, on ne peut pas faire pire, on enfreint un paquet de lois en faisant ça. » Il se souvient d’avoir entendu un des assistants de Prince dire que les appareils seraient utilisés pour des opérations de surveillance en Afrique, « où personne ne s’inquiète des homologations ». Il raconte aussi que lui et d’autres membres du personnel travaillant sur le projet Thrush se sont entendus dire que l’homologation était le problème des propriétaires de l’appareil. Le message était clair : « On ne risque rien tant que tout le monde la boucle. »
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En août 2014, un mois après l’échange de Nagl avec Prince concernant la fondation de LASA, l’entreprise a été officiellement lancée à Sofia. L’homme de Prince en Bulgarie était Zachary Botchev, un homme d’affaires ayant fait ses études aux États-Unis, dont le CV indique qu’il est à l’origine du premier producteur de carreaux de céramique des Balkans, et qu’il a plus tard lancé une compagnie aérienne de jets.
Botchev est un des investisseurs initiaux d’Airborne, et il a contrôlé pendant un temps un tiers des actions de la compagnie. Botchev et Nagl travaillaient ensemble avant la fondation d’Airborne, d’après l’ancien employé. « L’idée était que Botchev achèterait un aérodrome en Bulgarie, où ils armeraient les avions », dit-il. Botchev n’a pas répondu à nos multiples sollicitations de commentaires. Dans le mémo que Nagl a envoyé à Prince dans lequel il détaille le plan de la fondation de LASA, il ajoute que Botchev serait à même de fournir des contacts sur place pour les licences d’exportation et les « produits ». Botchev était également chargé de nommer le directeur général de LASA, et c’est lui qui a arrangé la visite de Prince dans l’usine d’armement bulgare. Des dossiers judiciaires nous apprennent que Botchev est un criminel condamné avec un mandat d’arrêt toujours valable aux États-Unis. Il a été jugé coupable de vol aggravé pour avoir dérobé des fichiers commerciaux à un employé texan lorsqu’il vivait à Dallas, dans les années 1990. Botchev a violé les termes de sa libération conditionnelle et a quitté les États-Unis.
D’après les données de LASA en possession du gouvernement bulgare, l’adresse officielle de la société et son numéro de téléphone sont les mêmes qu’une compagnie d’aviation bulgare que contrôle Botchev – qui parle d’un « partenariat étroit » avec Airborne. Sur le site web très sommaire de LASA, l’email de contact dirige vers l’adresse de ventes de l’entreprise de Botchev. L’acte fondateur de LASA ainsi que d’autres documents déposés auprès du gouvernement bulgare ne font pas mention de Prince, d’Airborne, de FSG ou même des appareils Thrush. Sur le papier, LASA a été montée par un consortium de sociétés toutes liées à Botchev, qui ont en commun une poignée d’adresses et de numéros de téléphone. Dans un email, un avocat de LASA nous a écrit que l’entreprise était « en totale conformité avec la loi » et qu’il n’était pas en mesure de parler des « accords commerciaux ». Les associés de Botchev, disséminés dans un réseau obscur d’entreprises bulgares, constituent 100 % des détenteurs de LASA et de sa direction. Parmi les adresses communiquées au gouvernement bulgare par LASA et d’autres entreprises affiliées à Botchev, on trouve un bâtiment couvert de graffitis à Sofia et un bureau dans un centre commercial désaffecté… Dans ses déclarations, LASA résume son activité à de l’ingénierie effectuée en Bulgarie et à l’étranger, du courtage en technologie, du commerce intérieur et extérieur, « ainsi que n’importe quelle autre activité commerciale autorisée par la loi ». Il n’y est pas fait mention de la militarisation ou de la modification d’aéronefs.
En septembre 2014, Durrant a informé les dirigeants de FSG que certains des essais et des modifications des Thrush devraient être effectués en Bulgarie, où il avait passé un accord avec LASA. Quand les dirigeants ont voulu en savoir plus sur LASA, ils n’ont trouvé quasiment aucune information publique indiquant que LASA aurait déjà exercé ce genre d’activités. L’entreprise ne semblait pas avoir de précédents en matière de modifications d’appareils, pas plus qu’une usine ou des employés qualifiés pour les réaliser. Et d’après ses déclarations de 2014 en Bulgarie, LASA aurait payé moins de 5 000 dollars en salaires. L’un des responsables de FSG chargé de l’examen dit que LASA ressemblait à une « société fictive ». Il ajoute que Prince et ses adjoints sont restés « délibérément vagues » concernant la nature des modifications et des essais additionnels, ainsi que la raison pour laquelle il était nécessaire d’engager LASA.
La visite
Kristof Nagl a informé en septembre l’équipe travaillant sur l’appareil qu’ils devraient effectuer de nombreuses heures supplémentaires pour achever les modifications, racontent l’ancien employé et l’autre lanceur d’alerte. Les gens qui travaillaient sur le projet pour FSG affirment que Prince dirigeait le programme Thrush comme si FSG n’était pas une entreprise publique avec un CEO ou des actionnaires, mais sa société privée. L’un d’eux se souvient que Prince a exigé d’Airborne qu’ils équipent les Thrush avec « plus de jouets », sans prévenir personne à FSG. « Nous étions très occupés avec ces avions », dit l’ancien employé d’Airborne. « Nous n’avions pas le temps de réfléchir, nous ne faisions que travailler car nous avions de nombreuses modifications à effectuer sur les appareils. On travaillait nuit et jour, même le week-end. » L’équipe de Prince a dit aux ingénieurs d’Airborne qu’ils voulaient pouvoir fixer des mitrailleuses russes sur les deux flancs de l’avion. Ces armes entraînaient un recul puissant que les ingénieurs d’Airborne ont lutté pour compenser, au prix de modifications supplémentaires complexes. Ils ont travaillé 24 heures sur 24 pour remplacer l’intégralité du système électrique. Tandis que la deadline du déploiement des Thrush approchait à grands pas, les hommes de Prince ont dû faire face à un nouveau défi : ils n’avaient pas réussi à se procurer les pylônes – le hardware nécessaire à la fixation de bombes et de missiles sur les avions.
Le pilote a dû interrompre son voyage et atterrir en catastrophe.
Après plusieurs tentatives avortées d’en faire l’acquisition via différents pays, ils ont baissé les bras. L’avion devrait être déployé sans pylônes. Mais ils ont chargé Airborne de commencer à fabriquer des pylônes sur-mesure capables d’accueillir indifféremment des munitions russes ou de l’OTAN. D’après les plans initiaux de Prince, le but était de breveter un nouveau pylône. Créer un tel dispositif représentait un défi, mais les ingénieurs d’Airborne sont finalement parvenus à le fabriquer, d’après l’ancien employé de la firme. « C’est une prouesse d’ingénierie », dit-il, expliquant que les bombes russes et les bombes occidentales requièrent des systèmes de fixation différentes. « On peut armer ces appareils avec n’importe quelle arme grâce aux pylônes que nous avons construits. C’est assez incroyable. »
En octobre 2014, Prince est finalement parvenu à faire signer un contrat à FSG pour qu’un des avions Thrush subisse davantage de modifications avant d’être testé par LASA en Bulgarie, le travail devant commencer au printemps suivant. « C’est le patron qui veut ça », aurait dit Serge Durrant à l’une des personnes impliquées dans le contrat. Le patron, c’était Prince, même si la nature exacte des modifications additionnelles est restée vague. À ce moment-là, Airborne avait déjà attaché plus de 680 kilos d’équipement à l’un des appareils. On a informé les ingénieurs du fait que l’avion devait être envoyé en Afrique immédiatement – on leur a fait croire que la destination était le Kenya. Sous la pression de la direction d’Airborne et des hommes de Prince, l’ancien employé de la société raconte qu’il a organisé en hâte un vol d’essai de 30 minutes en Autriche. Le test a été désastreux. « Après toutes ces modifications, nous n’avions droit qu’à un seul vol d’essai. On n’avait aucun document officiel, il fallait juste se lancer et voler », raconte-t-il. « Nous avons décelé une trentaine de problèmes que nous avons dû résoudre en deux jours, car il fallait envoyer l’avion par ferry en Afrique. » En dépit des problèmes de sécurité relevés par les techniciens d’Airborne, quelques jours plus tard, l’appareil Thrust lourdement modifié s’est envolé pour l’Afrique. Le pilote a dû interrompre son voyage et atterrir en catastrophe à cause d’un réservoir endommagé. Le Thrush, d’après son numéro de queue, avait été enregistré en Europe dans le micro-État de Saint-Marin. La photo prise par un amateur et postée sur Flickr montre clairement un appareil blindé à l’aspect militaire, équipé ostensiblement de matériel de surveillance de pointe. L’avion a fini par revenir en Autriche, où les employés d’Airborne ont passé trois semaines à le réparer.
Tandis qu’ils travaillaient sur l’appareil, par un samedi glacé de novembre, l’ancien employé d’Airborne raconte que Nagl leur a annoncé qu’ils allaient recevoir une visite inattendue. Nagl n’a pas donné le nom du visiteur, mais il l’a décrit en ces termes : « Disons que c’est le propriétaire de notre entreprise », quelqu’un de « très important ». Le visiteur, arrivant à bord d’un 4×4 Mercedes noir, était le mystérieux Echo Papa. « Nous n’avions aucune idée de qui c’était. Quand il est entré dans le hangar, son visage m’a paru familier mais je ne me souvenais pas de son nom. » L’un de ses collègues lui a dit que l’homme en question n’était autre qu’Erik Prince, le fondateur de Blackwater. L’ancien employé avait lu des articles au sujet de Prince quelques années auparavant dans le journal local, et il l’a immédiatement googlé. « Erik Prince est le co-propriétaire de notre entreprise ? » se rappelle-t-il avoir pensé avec dégoût. C’est à ce moment-là qu’il a réalisé que le Thrush qu’il avait aidé à modifier n’était pas destiné à ce que lui et ses collègues considéraient comme un client en règle, « il avait été construit pour les sales besognes d’Erik Prince ». Il raconte que lorsqu’il a appris que Prince possédait une partie d’Airborne et qu’il jouait un rôle déterminant dans le programme Thrust, il en a conclu que ce qu’ils faisaient n’était pas simplement risqué. « C’était complètement illégal. » Plusieurs employés d’Airborne ont démissionné car ils n’étaient pas tranquilles à l’idée de travailler sur le projet de Prince.
Lorsque ce dernier a visité le hangar ce samedi après-midi-là, le premier appareil était presque prêt pour une militarisation complète. « 99 % de cet horrible travail avait été effectué », dit l’ancien employé d’Airborne. L’avion était doté d’une caméra rétractable qui pouvait être abaissée sous le propulseur afin que des lasers puissent assister la visée des bombes et des missiles, et un système de transmission de données sans fil permettait le tir de munitions à distance, comme sur des drones armés. « Travailler sur un avion militaire comme celui-ci pour le compte de l’armée allemande ou suisse ne me poserait aucun problème », ajoute l’ancien employé. « Mais un avion blindé privé ? C’est complètement impensable pour moi. »
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COMMENT ERIK PRINCE A GAGNÉ SA BATAILLE CONTRE FSG ↓
Traduit de l’anglais par Ronan des Vallières, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Inside Erik Prince’s Treacherous Drive to Build a Private Air Force », paru dans The Intercept. Couverture : Erik Prince et ses Thrush 510G (création graphique par Ulyces).