L’effet Tamagotchi
Les règles du jeu sont simples et adaptées pour les enfants. Elles ont été conçues pour apprendre aux utilisateurs tout ce qu’il y a à savoir sur l’équilibre alimentaire et le diabète. Je m’assois face à Charlie, mon petit compagnon de jeu. Entre nous, un écran tactile. Notre mission : identifier parmi une liste d’une quinzaine d’aliments ceux qui possèdent un taux faible ou élevé de glucides. En faisant glisser les images, on peut les trier et les classer par catégorie. Charlie est poli, il se lève pour me saluer lorsque je le rejoins autour de la table. Nous jouons chacun notre tour. On se félicite mutuellement lorsque nous trouvons la bonne réponse et nous faisons des commentaires à voix basse lorsque ce n’est pas le cas. Tout se passe bien. Je commence à m’attacher à Charlie. Mais Charlie est un robot, une machine électromécanique de 60 cm. Certes il peut parler mais les choses sont ce qu’elles sont : Charlie est une machine ou plutôt un robot humanoïde. Comment puis-je donc m’y attacher ?
Ma réaction vis-à-vis de Charlie est somme toute assez banale. Au cours des dernières décennies, nous avons vu émerger de nombreux appareils industriels qui assemblent des voitures, aspirent le sol et déplacent des objets dans des entrepôts. Mais les années 2010 connaissent l’essor d’un autre type de robots – ceux auxquels nous pensons la plupart du temps lorsque nous parlons de « robots » : des machines autonomes capables de percevoir leur environnement, de s’y adapter, de s’y mouvoir et, surtout, d’interagir avec les êtres humains. Beaucoup de gens sont attachés à R2-D2, WALL·E et leurs congénères moins connus. Mais le plus troublant, c’est que leurs homologues bien réels sont à notre portée.
Dans la presse, certains articles peuvent sembler exotiques – les plus sensationnels étant ceux qui parlent des « sexbots » –, mais nous sommes nombreux à posséder des robots multifonctions aux fins moins hédonistes : ceux qui ont une utilité sociale et aident les personnes âgées ou en situation de handicap. Cela m’a fait me demander comment je réagirai quand je me trouverai dans cette situation – pas pendant une heure ou une journée, mais pendant des mois ou des années. Dans un futur proche, il faudra que je m’habitue à vivre avec des robots, surtout lorsque je serai âgé et/ou infirme. Y réfléchir m’a profondément secoué. Les progrès de la médecine et l’allongement de l’espérance de vie ont accru notre besoin d’encadrement social, qu’il soit à domicile ou au sein d’institutions spécialisées. « Il y a un besoin croissant de robots dans les services de soins aux personnes âgées, en partie car nous avons de moins en moins de personnes en âge de travailler », expose Tony Belpaeme, professeur en systèmes de contrôle intelligents et autonomes à l’université de Plymouth. Les aides-soignants sont des oiseaux rares de nos jours car ils sont mal payés. Plutôt que de revoir leurs salaires à la hausse, les responsables politiques de tous bords commencent à envisager les robots comme source inépuisable de main d’œuvre, docile et peu coûteuse. Belpaeme explique que les robots déjà mis en production sont principalement conçus pour assister les personnes âgées et celles en situation de handicap.
D’autres, plus simplement, leur tiennent compagnie tout en réalisant les tâches physiques les plus élémentaires. « Il serait évidemment mieux que de vraies personnes leur tiennent compagnie », avoue Belpaeme, mais, pour toutes sortes de raisons, cela n’est pas toujours possible. « Par ailleurs, plusieurs études montrent que les gens ne voient pas d’inconvénient à avoir des robots à qui parler chez eux », remarque-t-il. « Demandez aux personnes âgées qui ont participé à ces études si elles aimeraient que les robots restent un peu plus longtemps chez elles : la réponse est presque toujours oui. »
Pensez aux relations que nous entretenons avec une autre entité non-humaine : les animaux. Les liens qui existaient jadis entre nous – comme la chasse, le transport ou la protection – sont passés au second plan. La fonction prédominante des animaux domestiques dans les sociétés industrialisées modernes est tout bonnement de nous tenir compagnie. Lorsque les chercheurs ont commencé à s’intéresser aux effets des animaux domestiques sur la santé de leurs propriétaires, ils ont découvert une multitude de conséquences bénéfiques, aussi bien physiques que psychiques. Même si certains contestent ces résultats, on y trouve par exemple la réduction du stress, de l’anxiété, du sentiment de solitude et de la dépression, ainsi qu’une hausse de l’activité physique. Les animaux de compagnie semblent également minimiser les risques d’accidents cardiovasculaires en réduisant, par exemple, la triglycéridémie et l’hypertension artérielle. Le plaisir que nous prenons à avoir ces animaux et la détresse qu’on éprouve lorsqu’ils disparaissent sont des sentiments qui nous paraissent évidents aujourd’hui. Des études menées au Japon ont révélé que cette relation était basée sur des facteurs biologiques et évolutionnaires, du moins pour un certain type d’animaux de compagnie. Les scientifiques japonais ont réalisé une expérience simple sur des maîtres et leurs chiens : ils ont tout d’abord mesuré séparément le taux d’ocytocine présent dans le sang de chacun, puis ils les ont placé face à face pendant plusieurs minutes avant de renouveler les tests.
Si vous savez déjà que l’ocytocine est l’hormone associée au lien qui unit une mère à son enfant, vous devez vous douter des résultats de cette expérience. La longue période de domestication des chiens n’a pas été sans conséquence : leur psychologie et leurs attributs physiques ont été sujets à une intense sélection. À l’issue de leurs expériences, les chercheurs japonais ont ainsi découvert que les périodes de contact visuel entre un animal et son maître faisaient grimper le taux d’ocytocine chez chacun d’entre eux.
Pour résumer : ils ont trouvé la preuve physiologique de l’amour qui vous lie à votre chien. Que ce soit ou non pour des raisons chimiques, les propriétaires d’animaux de compagnie les considèrent souvent comme des membres de leur famille. « Cela ne veut pas dire qu’ils les considèrent comme des êtres humains », nuance le professeur Nickie Charles, sociologue à l’université de Warwick et spécialisé dans l’étude des relations entre les animaux et les hommes. Les relations étroites qu’on entretient avec les animaux ne se font pas au détriment des relations familiales et amicales, au contraire, elles sont complémentaires. « Certains maîtres affirment que les animaux de compagnie sont plus faciles à vivre que les humains. » Suggérer que nous sommes susceptibles de nous comporter de la même manière envers des objets sans vie comme les robots peut nous laisser dubitatif. Et pourtant, il se pourrait bien que ce soit le cas.
Après tout, qui n’a jamais hurlé sur une machine défaillante ? Mon premier véhicule était un van décrépi qui avait un mal fou à avancer, même en pente douce. Plus d’une fois, alors que j’étais au volant de cette épave, je me suis surpris à passer mon bras par la fenêtre pour frapper sur la portière, tel un jockey qui mettrait des coups de cravache à sa monture. « Allez, avance ! » criais-je au tableau de bord. Ce n’est qu’après que je me rendais compte de l’absurdité de mon geste. Ce type de comportement est bien-sûr un moyen de relâcher la pression et la colère, mais pas seulement. Souvenez-vous : dans les années 1990, de petits appareils électroniques en forme d’œuf, dotés d’un écran LCD et de quelques boutons ont fait fureur. Les Tamagotchi. Bandai, le fabricant japonais, décrivait le Tamagotchi comme un « animal de compagnie virtuel dont l’évolution dépendra de la manière dont vous vous occupez de lui. Jouez avec lui, nourrissez-le lorsqu’il a faim, soignez-le lorsqu’il est malade et il deviendra un ami fidèle. » Si vous négligiez votre Tamagotchi, il mourait. Des millions d’enfants – et même des adultes – sont devenus esclaves de la tyrannie de ces porte-clefs électroniques.
PARO
PARO est une autre invention japonaise, élaborée sur le modèle d’un bébé phoque du Groenland. PARO ne pèse que quelques kilos, il est légèrement plus gros qu’un bébé humain. Apparu il y a un peu plus de dix ans, PARO est disponible dans plus d’une trentaine de pays, même si la plupart de de ses 4 000 exemplaires sont restés sur le territoire japonais. Recouvert d’une fourrure blanche et soyeuse, PARO répond au toucher, à la lumière, à la température et à la parole. J’ai pu le constater tandis que je caressais et parlais à la créature posée face à moi. Dès que je me suis mis à parler, il a tourné sa tête vers moi. Lorsque je le caressais, il émettait de petits couinements de phoques et lorsqu’il était « heureux », il baissait la tête et fermait ses beaux yeux noirs. Une manipulation émotionnelle caractérisée qui s’accentue quand on prend PARO dans ses bras : confortablement installé, il se met à remuer dès que je lui parle et le cajole.
J’ai rencontré PARO dans les bureaux londoniens de la fondation japonaise. Il accompagnait son inventeur, Takanori Shibata, ingénieur à l’Institut national japonais des sciences et techniques industrielles avancées (AIST). Shibata distingue les bienfaits de PARO en trois catégories : les bienfaits psychologiques (il atténue la dépression, l’anxiété et la solitude), physiologiques (il réduit le stress et aide à motiver les gens en cours de réhabilitation) et sociaux. Dans cette dernière catégorie, Shibata explique que « PARO encourage la communication entre les personnes et les aide à interagir avec les autres ». Il s’agit donc d’un outil de médiation sociale. Selon lui, « les effets de PARO sont similaires à ceux de la zoothérapie. Mais certains hôpitaux n’admettent pas les animaux à cause du manque d’aménagements et de la difficile gestion de telles situations. » Sans parler des problèmes liés à l’hygiène et aux maladies. La majorité des preuves des bienfaits de PARO sont basées sur des observations non-officielles (bien qu’il y ait eu des essais plus contrôlés). Pour une étude pilote, trois chercheurs néo-zélandais ont observé un petit groupe de résidents d’une maison de retraite. Chaque résident a passé un laps de temps à tenir, caresser et parler à PARO. Cette activité a déclenché chez eux une baisse de la tension artérielle comparable à celle provoquée par l’interaction avec un véritable animal.
« Il est parfois compliqué de converser avec les gens atteints de démence. PARO s’avère utile dans ce genre de situation. » — Amanda Sharkley
Pendant le court instant où j’ai tenu PARO dans mes bras, je dois avouer avoir trouvé cela amusant. Malgré cela, je n’ai pas eu de sensation comparable à celle ressentie lors d’une interaction avec un véritable animal. Les chats et les chiens sont indépendants : ils peuvent vous ignorer, vous mordre ou tout simplement quitter la pièce s’ils le souhaitent. Leur simple présence à vos côtés signifie quelque chose. En revanche, la présence constante de PARO, elle, ne signifie rien. Mais je ne suis pas une personne fragile, je ne suis pas seul et je ne vis pas dans une maison de retraite. Si c’était le cas, ma réaction aurait peut-être été différente, sans doute plus encore si j’étais atteint de démence. C’est l’une des afflictions pour lesquelles la « PARO-thérapie » connaît un vif engouement. Shibata explique que ses robots peuvent réduire l’anxiété et l’agressivité chez les personnes atteintes de démence, mais également apaiser leur sommeil et limiter leurs besoins en médicaments. Il réduirait également leur dangereuse tendance au vagabondage et boosterait leurs capacités à communiquer.
Amanda Sharkey et ses collègues de l’université de Sheffield s’intéressent à cette fonction de médiateur social. « Il est parfois compliqué de converser avec les gens atteints de démence. PARO s’avère utile dans ce genre de situation. Certaines expériences l’ont prouvé, mais les résultats ne sont pas aussi bons qu’ils pourraient l’être. » Sharkey et ses collègues mettent actuellement en place des protocoles expérimentaux plus rigoureux. Elle trouve toutefois l’utilisation de PARO quelque peu inquiétante s’il s’agit de simple compagnie. « On peut s’imaginer qu’une personne âgée est entre de bonnes mains parce qu’elle a un robot de compagnie mais sa présence pourrait mener à des dérives dans les maisons de retraite. Imaginez un instant qu’on se dise : “Oh, pas la peine de lui parler, elle a son PARO, ça devrait l’occuper un moment.” » Lorsque je fais part de ses inquiétudes à Shibata, il m’assure qu’il n’y a aucun souci à se faire. Mais, devant mon insistance, il n’est pas en mesure de me le prouver.
Pour Reid Simmons, qui travaille à l’Institut de robotique de l’université de Carnegie-Mellon, il est absurde de prétendre qu’on peut créer un robot qui répondrait à nos besoins physiques sans qu’il soit question, d’une manière ou d’une autre, de « compagnie ». « C’est inextricablement lié », affirme-t-il, « tout robot fournissant une aide physique à une personne doit interagir avec elle sur le plan social. » C’est aussi l’avis de Belpaeme : « nous sommes des animaux sociaux, nos cerveaux sont programmés de cette façon. Notre conscience nous pousse vers tout ce qui est animé, qui bouge et semble vivant. Et nous ne pouvons pas nous empêcher d’être attirés par ces choses, fussent-elles des seulement des objets technologiques. »
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CARE-O-BOT VA-T-IL REMPLACER VOTRE CHIEN ET VOTRE MAJORDOME ?
Traduit de l’anglais par Maureen Calaber d’après l’article « The one-armed robot that will look after me until I die », paru dans Mosaic. Couverture : le Sunflower et le Care-O-Bot, deux prototypes de robots. Crédits : Thomas Farnetti.