Le choix de Fayiah
Lorsque Momo et Daniel Dukoe ont fugué pour rejoindre les rangs de l’armée en 1999, leur père, Fayiah, a été anéanti. À l’époque, les deux frères n’avaient que 12 ans, c’était encore des enfants. Fayiah avait désespérément besoin d’eux pour l’aider à s’occuper de la ferme. Il est donc allé trouver leur nouveau commandant. En tant que chef d’un village situé dans le nord-ouest du Liberia, Fayiah espérait que son statut lui donnerait du poids pour pouvoir négocier. Le commandant s’est montré compatissant, mais catégorique. Charles Taylor, qui était alors à la tête du pays, luttait férocement pour consolider son pouvoir. Il avait besoin de gaillards jeunes et forts comme Momo et Daniel pour gagner sa guerre. Le commandant a donc coupé la poire en deux : Fayiah pouvait choisir un de ses fils qui reviendrait à la ferme. L’autre devrait rester et combattre. Fayiah a désigné Daniel.
Il y a un peu plus d’une dizaine d’années que la paix est revenue au Liberia. Entre 1989 et 2003, la guerre a fait plus de 250 000 morts et 1,2 millions de réfugiés. Il est pratiquement impossible de trouver une famille qui n’a pas été personnellement touchée par le conflit. La majorité des enfants qui ont combattu pendant la guerre sont aujourd’hui de jeunes adultes. Ils sont pour la plupart sans abri, sans emploi stable ni éducation. Avec l’aide des Nations Unies et de diverses aides humanitaires, le Liberia a rapidement recouvré ses forces. La capitale du pays, Monrovia, est à présent tapissée de routes goudronnées, et les magasins vendent à nouveau de la nourriture. Cependant, les anciens soldats comme Momo ne trouvent pas leur place au sein de cette nouvelle économie. Dépourvus d’éducation et bien souvent en proie à des troubles psychologiques causés par les horreurs qu’ils ont endurées et perpétrées durant la guerre, ils ont le plus grand mal à trouver un emploi, quel qu’il soit. Momo a survécu à la guerre. C’était un guerrier dans l’âme et il a rapidement gravi les échelons au sein de l’armée. La paix représente pour lui un défi plus grand.
Le matin, il marche en boitant jusqu’à un coin de rue où il retrouve d’autres jeunes hommes comme lui. Des camions s’arrêtent à leur hauteur, il les remplit de bois de charpente. En temps normal, il gagne assez pour s’offrir une assiette de riz. Dans ses meilleurs jours, lorsque les camions défilent et que son corps n’est pas perclus de douleurs, il se fait un peu plus. Ces jours-là, Momo grimpe à bord d’un taxi collectif et traverse la ville pour rendre visite à Daniel, son frère. Au fil des années, leurs vies ont pris des chemins radicalement différents. Bien qu’ils soient nés à un mois d’écart de mères différentes – en tant que chef de village, Fayiah a eu 17 femmes et davantage d’enfants, qui ont tous grandi ensemble –, on peine à imaginer qu’ils font partie de la même famille. Momo est un jeune homme trapu aux épaules larges. Il souffre d’un boitement prononcé, séquelle d’un accident de moto. Daniel, lui, est grand et fin. Studieux et cultivé, il se faufile dans les rues bondées de la ville d’un pas leste. Il travaille comme secrétaire à la Free Gospel Church, l’église de gospel. Il a fini le lycée récemment et espère aller à l’université. Momo, qui a quitté l’école après sa deuxième année de collège, est d’avis qu’il ne finira jamais ses études. Et tandis que Daniel vit dans un petit appartement derrière une école, Momo est pratiquement sans-abri. Quand vient la nuit, il dort généralement sur le sol d’un restaurant tenu par un ami.
La vie normale
En 2012, un tribunal appuyé par l’ONU a condamné Taylor à 50 ans d’emprisonnement pour de nombreux crimes de guerre, parmi lesquels des meurtres, des viols et l’exploitation d’enfants soldats. Avant cela, Charles Taylor a été le maître d’œuvre de la violence au Liberia. Il a d’abord pris la tête d’une rébellion armée sous la bannière du NPFL (National Patriotic Front of Liberia). En 1997, il s’est présenté aux élections présidentielles avec pour slogan : « Il a tué mon papa, il a tué ma maman, mais je voterai pour lui. » Il a remporté 75 % des voix. Pour un grand nombre des 15 000 enfants soldats qui ont combattu sous ses ordres pendant la guerre, c’était à prendre au pied de la lettre. « Il était plus facile de faire confiance à des enfants qu’à des adultes », explique Moses Jarbo, un psychologue qui a supervisé le processus de désarmement du Liberia. « Je l’ai entendu de la bouche de Taylor lui-même. » Les enfants étaient répartis dans des « unités de petits garçons », bien que le droit international interdise formellement l’utilisation d’enfants dans un conflit. De jeunes garçons et filles étaient exploités à toutes les fins possibles et imaginables pendant la guerre : du maintien des barrages routiers à la lutte au front. Certaines unités étaient dirigées par des responsables adultes, d’autres étaient menées par des enfants comme Momo. On les forçait à commettre des crimes inqualifiables, parfois envers leur propre famille, sans quoi ils étaient mis à mort. Beaucoup ont été enlevés, battus, violés ou tués.
À 13 ans, Momo était au front et commandait sa propre unité de petits garçons. Il prenait directement ses ordres du combattant Benjamin Yeaten, plus connu comme « 50 ». Yeaten était le commandant du Special Security Service, la garde rapprochée de Charles Taylor. Au Liberia, on le connaissait comme l’homme ayant arrêté puis brûlé vif le leader de l’opposition, Samuel Dokie. Yeaten s’était pris d’affection envers Momo. Il lui donnait de l’alcool et des drogues et le félicitait de son courage. Quand Momo tuait, il recevait souvent de l’argent en récompense. Lorsque Momo évoque cette époque révolue, ses yeux deviennent vitreux et il peine à trouver ses mots. Ce dont il se souvient clairement, c’est qu’il n’avait que 13 ans. « Les gens qu’on exécutait, ils hantent mon esprit », dit-il, « J’étais très jeune. » Mais malgré ça, confie-t-il, si Charles Taylor était libéré de prison demain, il voterait pour lui sans aucun doute. « C’est mon chef. »
Quand la guerre a pris fin, la Mission des Nations Unies au Liberia a lancé une campagne pour désarmer le pays. Les stations de radio annonçaient que ceux et celles qui ramèneraient leur arme recevraient 300 dollars (une somme considérable pour le Liberia d’après-guerre). Dès le premier jour de la campagne, plus de 8 000 hommes, femmes et enfants se sont rendus dans une base de désarmement qui n’était disposée qu’à en accueillir un millier. Une fois là-bas, on leur a dit qu’ils ne recevraient que 75 dollars ce jour-là et qu’ils recevraient le reste lorsque le processus serait terminé. Fous de rage, des hommes armés ont pris d’assaut les rues de Monrovia. Plusieurs personnes ont été tuées dans le chaos qui a suivi, ce qui a entraîné un blocage provisoire du processus. Ce faux-pas prématuré était révélateur de ce qui allait arriver. Alors que le désarmement était censé aider à réinsérer les enfants soldats dans la société, les mesures se sont souvent montrées inefficaces. À l’époque, l’ONU s’attendait à ce qu’environ 38 000 soldats prennent part au processus sur une période de six mois. Au lieu de ça, ils ont été plus de 100 000, créant un déficit de 39 millions de dollars pour les phases de réhabilitation et de réintégration du programme. Les deux programmes ont été coupés net, avec de graves conséquences pour ces enfants. Rien qu’en 2005, plus de 4 000 anciens enfants soldats ont été renvoyés de l’école car l’ONU n’a pas réussi à couvrir leurs frais de scolarité.
« On parle d’enfants qui ont été arrachés à leur village, en toute impunité, et transformés en machines à tuer », déplore Jarbo, le directeur du processus lancé par l’ONU, dont il reconnaît les manquements. « Vous pensez vraiment qu’on peut réhabiliter ces enfants soldats en deux semaines ou en un mois ? Ça va prendre des années ! »
Le retour
Beaucoup d’enfants n’avaient nulle part où aller. Soit leur famille avait été décimée, soit elle ne voulait pas d’un ancien combattant à la maison. Les soutiens psychologiques promis se terminaient souvent après seulement deux semaines. L’enfant se retrouvait alors une nouvelle fois à la rue. Momo avait 16 ans quand la guerre a pris fin et qu’il a déposé les armes. Il a vécu un temps au camp de désarmement de l’ONU. Puis il a erré dans les rues avec les autres garçons.
En 2006, Ellen Johnson Sirleaf a été élue présidente d’un Liberia nouveau et pacifique. Elle a promis que la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) au Liberia réparerait les erreurs du passé. Elle a également promis d’aider les milliers d’anciens enfants soldats à se réinsérer dans la société. Mais lorsque est enfin paru le rapport de la commission en 2009, il mentionnait la présidente parmi les personnes devant être évincés des élections futures, en raison de son association avec Charles Taylor dans les années 1980 et de sa participation au financement de l’invasion du Liberia en 1989. Les recommandations du rapport, qui comprenaient un segment très long sur les moyens de subvenir aux besoins des anciens enfants soldats, ont été en grande partie ignorées. « Ils ne sont pas réinsérés dans la société », affirme Jarbo, « Beaucoup d’entre eux ont détruit leur propre village. Ils ont massacré leurs oncles et leurs tantes. Ils n’y sont jamais revenus depuis. » Momo a tenté de revenir. En 2007, il a fait le voyage vers le nord pour retourner au village et voir Daniel. Leurs retrouvailles ont été joyeuses. Ils n’étaient pas sûrs que Momo ait survécu à la guerre – beaucoup de petits garçons sont morts. Daniel était heureux de voir son frère de retour au village. Mais les deux frères étaient trop proches pour que Momo puisse cacher à Daniel sa souffrance psychologique. Daniel raconte qu’il a perçu un changement dans la façon de marcher de son frère et dans la cadence de sa voix. Il a compris immédiatement que Momo n’allait pas bien.
La nuit de leurs retrouvailles, ils ont dormi dans le même lit. Momo n’a pas pu fermer l’œil, il était en proie à une profonde terreur. « Cette chambre est ensorcelée », murmurait-il. Il a demandé à Daniel de lui donner un couteau pour les défendre des mauvais esprits. Daniel a refusé. Un mois plus tard, Momo a déserté le village, convaincu que ses voisins et sa famille lui avaient jeté des mauvais sorts pour le punir des atrocités qu’il avait commises pendant la guerre. Il continue à croire qu’il est possédé par les fantômes de son passé, et il lui arrive d’avoir des accès de colère. La violence est le seul moyen qu’il connaît d’interagir avec le monde. Lors de ces explosions de rage, Daniel lui vient en aide. « Il a toujours eu un caractère bien trempé », confie ce dernier.
« Quand on vivait tous les deux au village, on m’appelait “le héros” », se souvient Momo. « Et Daniel, c’était “l’avocat” », car il avait un talent pour manier les mots. Les deux garçons pensent que c’est pour cette raison que leur père Faiyah a décidé de garder Daniel auprès de lui et de laisser Momo aller au front : il savait que Momo avait plus de chances de s’en sortir. Dans le Liberia d’après-guerre, pourtant, Momo lutte corps et âme pour garder la tête hors de l’eau. Sans l’aide du gouvernement, il est peu probable qu’il y arrivera longtemps. À défaut, il compte sur l’aide de son frère. « Il a pris les armes à ma place », dit Daniel, « aujourd’hui je prends la parole pour lui. C’est le moins que je puisse faire. »
Traduit de l’anglais par Paul Fouyer et Nicolas Prouillac d’après l’article « Children of War », paru dans Al Jazeera. Couverture : Momo et Daniel Dukoe. (Kuni Takahashi)
LE SEIGNEUR DE GUERRE LE PLUS CRUEL DU MONDE EST-IL DEVENU UN HOMME BIEN ?
Vingt ans après avoir mis un terme à ses exactions abominables pour devenir pasteur, le Général Butt Naked est-il vraiment repenti ?
I. Général Butt Naked
Par un dimanche matin de février à Monrovia, la capitale du Liberia, quelques dizaines de personnes se rassemblent dans une église au toit de tôle pour écouter le prêche d’un ancien seigneur de guerre. Il se nomme Joshua Milton Blahyi, mais la plupart des Libériens le connaissent sous son nom de guerre des années 1990 : Général Butt Naked (« général Cul Nul »). Blahyi, un homme robuste de 45 ans à la tête en forme d’obus, entre en scène vêtu d’un pantalon de costume noir et d’une chemise couleur crème. S’il a donné des sermons dans toute l’Afrique de l’Ouest sur le pouvoir du pardon et la perfidie des politiciens libériens, un de ses sujets de prédilection est sa propre personne. « En Afrique du Sud, j’ai eu le privilège de prêcher au parlement », annonce-t-il fièrement à sa congrégation. « Alléluia ! Cela vous arrivera peut-être. » À cet instant, un bout de papier tombe de sa Bible qu’un fidèle s’empresse de ramasser. « Garde-le en souvenir », lui dit Blahyi.
En 1980, Samuel Doe a pris la présidence du Liberia par la force. Blahyi affirme qu’il est ensuite devenu le conseiller spirituel de Doe et qu’il a eu recours à la sorcellerie pour l’aider à remporter son second mandat. (Doe a aussi eu recours à des méthodes plus prosaïques, en brûlant les bulletins de vote de ses adversaires par exemple.) Lors du réveillon de Noël 1989, Charles Taylor, un ancien membre du gouvernement libérien, a envahi le pays depuis la Côte d’Ivoire avec une centaine de soldats, faisant sombrer le Liberia dans la guerre civile. Un cessez-le-feu a été déclaré en 1996 et Taylor a été élu l’année suivante. Puis, en 1999, un autre groupe rebelle a lancé une offensive depuis la Guinée, déclenchant un deuxième conflit qui s’est poursuivi jusqu’à l’éviction de Taylor en 2003.
Dans les années 1990, la majeure partie du pays était aux mains de milices rivales. Dans le bush, ils s’affrontaient pour le contrôle des mines d’or et de diamant ; à Monrovia, ils se tiraient dessus dans les rues. Les chefs de milice avaient sous leurs ordres des dizaines de commandants rebelles, dont beaucoup portaient des noms improbables : Chuck Norris, One-Foot Devil (« le Diable à un pied »), Général Mosquito (« général Moustique ») et son ennemi juré, Général Mosquito Spray (« général Bombe anti-moustique »). Blahyi a participé activement au conflit pendant environ trois ans. Sous le nom de Général Butt Naked, il a mené au combat plusieurs dizaines de soldats, lesNaked Base Commandos, qui sévissaient principalement à Monrovia. Beaucoup de ces soldats étaient des enfants qui, comme leur commandant, ne portaient souvent qu’une paire de chaussures et des grigris. Blahyi, en déformant à sa guise la tradition animiste, prétendait ainsi qu’ils étaient « immunisés contre les balles ».