Captagon
L’hiver méditerranéen commence à s’installer dans la plaine de la Bekaa libanaise, et l’air est saturé de fraîcheur humide. Trois hommes et deux femmes prennent place sur des coussins dans une maison délabrée et isolée de tout, près de la frontière syrienne, et se réchauffent auprès d’un petit poêle à bois. L’homme le plus âgé, dont les quelques dents restantes sont en voie de perdre leur bataille contre le pourrissement, parle en arabe avec l’accent rugueux caractéristique des musulmans chiites vivant dans les zones rurales de la Bekaa. L’un de ses compagnons, plus jeune que lui et barbu, porte un bonnet de laine bleu. Ses yeux sont grands ouverts, ses pupilles de la taille d’une pièce de monnaie. Il affirme avoir été membre d’une branche syrienne des Frères musulmans (vaguement affiliée à l’organisation égyptienne) actuellement en guerre. C’est là qu’il a pris pour la première fois une drogue appelée Captagon, pour l’aider à se battre. Même s’il dit ne plus prendre part aux combats en Syrie aujourd’hui, il continue de prendre régulièrement du Captagon et admet être sous l’effet de la drogue au moment où nous parlons. Il paraît calme mais extrêmement alerte.
« Quand je prends du Captagon, peu importe si je suis fatigué, je peux marcher quand même », dit l’homme au bonnet bleu. « Et peu importe s’il fait froid – je peux enlever ma chemise et continuer ma route même s’il pleut. Et ça me donne davantage envie de sexe. » Il laisse échapper un ricanement sombre. « Certains en prennent tellement que même si on leur tire dessus, ils ne tombent pas. » La maison abrite une fabrique illégale de Captagon, une substance à base d’amphétamine très controversée qui fait les gros titres depuis l’année dernière. On la tient pour être la « drogue des djihadistes de Daech » et d’autres combattants prenant part à la guerre civile en Syrie. Certains articles ont avancé que les hommes responsables des attaques terroristes de Paris en novembre dernier étaient sous l’emprise de Captagon, et que la drogue expliquait le détachement « zombiesque » dont ils avaient fait preuve au moment de commettre leur massacre. Les deux femmes recouvertes d’un hidjab, jeunes et remarquablement belles, sont des travailleuses syriennes qui aident à fabriquer la drogue. L’homme le plus âgé, qui supervise la production de Captagon ici, attribue toutes sortes de pouvoirs à la drogue, bien qu’il dise ne pas en prendre lui-même. « Ça vous donne de l’énergie, ça vous rend fort, et plus alerte », dit-il, tenant dans ses mains un grand sac rempli de cachets de Captagon jaune pâle, qui seront vendus à des combattants de l’État islamique. « Peu importe à quel point vous êtes fatigué, ça vous réveille. Vos sens deviennent soudain très aiguisés. Quelquefois, vous pouvez ne pas dormir pendant 24 ou 48 heures, tout dépend du nombre de cachets que vous avez pris. Si vous tirez sur des hommes qui ont pris du Captagon, ils ne sentent rien. Et s’ils prennent beaucoup de cachets, disons une trentaine, ils deviennent fous et violents, complètement paranoïaques, et ils n’ont peur de rien. » Il avale une gorgée de café noir en portant sa petite tasse de porcelaine à ses lèvres.
« Ils ont une envie dévorante de se battre et de tuer, et ils tirent sur tout ce qui bouge. Ils perdent tout sentiment ou toute empathie pour les gens qu’ils ont face à eux, ils peuvent les tuer sans souci. Ils oublient leur mère, leur père, leurs familles. Petit à petit, ils développent une accoutumance, alors ils ont besoin d’en prendre plus. » Il y a un débat scientifique à propos de cette drogue – connue officiellement sous le nom de fénétylline et produite légalement aux États-Unis il fut un temps – quant à savoir si elle peut réellement produire les effets que décrivent ses consommateurs du Moyen-Orient. Ces effets incluent une insensibilité à la douleur et à la violence, et une soif de sang à tout prix. Le Captagon alimente-t-il la guerre civile syrienne en créant des super-soldats hystériques, comme le clament certains, ou la drogue est-elle seulement présentée de façon sensationnaliste par les médias et mythifiée par ceux qui la fabriquent, la distribuent et la consomment ?
100 caisses de Pepsi
Les faits montrent que la vraie nature de la variante du Captagon en circulation au Moyen-Orient et sa relation au terrorisme sont à la fois complexes et troublantes. Bien qu’il semble y avoir un aspect mythologique rattaché au Captagon dans la région, des experts disent qu’il est probable que des amphétamines plus fortes soient utilisées pour produire les variantes de la drogue qu’on y trouve actuellement. Avec les doses que consomment les membres de l’État islamique, le Captagon peut avoir sur eux des effets puissants et dangereux – peut-être plus particulièrement dans le cas de religieux fanatiques violents. Bien que la drogue originale ait cessé d’être produite dans les années 1980, du Captagon de contrebande a longtemps tourné dans la région, et en grande quantité.
En octobre 2015, les autorités libanaises ont saisi deux tonnes de cachets de Captagon à l’aéroport de Beyrouth, en possession d’un prince saoudien qui s’apprêtait à grimper à bord d’un jet privé pour rentrer chez lui. En 2013, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a publié un rapport établissant que 64 % des saisies d’amphétamines à travers le monde avaient lieu au Moyen-Orient, et que la majeure partie était sous la forme de cachets de Captagon. Dans son repère de la Bekaa, le vieux manufacturier décrit la façon dont il produit la drogue en utilisant une machine initialement conçue pour faire du chocolat, avant de l’expédier à destination de groupes armés en Syrie ou de particuliers dans le Golfe. Pour cela, il utilise des intermédiaires à Arsal, une ville proche d’ici réputée pour abriter des combattants de Daech. La machine qu’il utilise se trouve dans un bâtiment non loin de là, mais il se montre méfiant à l’idée de révéler son emplacement, car les autorités libanaises ont récemment saisi ce genre de machines dans le cadre de leur campagne d’éradication du trafic de Captagon dans le pays.
« Nous utilisons une machine à faire du chocolat dans laquelle nous plaçons un petit moule pour faire des bonbons, à peu près de la taille d’un cachet de Doliprane », explique-t-il. « Puis on met les ingrédients à l’intérieur et on les laisse durcir pour faire les cachets. » Lorsqu’il conclue des deals avec ses intermédiaires, il parle en langage codé. « L’un deux m’appelle d’Arsal et me dit : “On a besoin de 100 caisses de Pepsi.” Ça veut dire 100 000 cachets. Je les envoie à l’intermédiaire, et il les livre aux membres de Daech à Arsal. Ensuite ils les font passer en Syrie, où les combattants les consomment pour se battre. Ils les utilisent pour eux-mêmes ou les revendent à travers tout le Moyen-Orient. Ici, 200 cachets coûtent 65 dollars, mais en Arabie saoudite, c’est 20 dollars le cachet. » D’après les témoignages des combattants syriens qui ont pris de cette drogue, ils croient dur comme fer qu’elle les rend invincibles et leur permet de se battre sans considération pour leurs propres vies ou celles des gens qu’ils abattent. Un documentaire de la BBC paru en septembre de l’année dernière sur le sujet était ponctué d’entretiens avec des hommes qui affirmaient que la drogue les aidait grandement sur le champ de bataille. Dans l’atelier de la plaine de la Bekaa, l’homme au bonnet bleu acquiesce. « En Syrie, les chefs des groupes armés les distribuent sans compter », dit-il. « Les combattants prennent parfois jusqu’à 30 ou 40 cachets. Si tu en prends trop, tu ne peux penser à rien d’autre qu’à tuer. »
« Les ingrédients viennent pour la plupart de Turquie. »
Le Dr Carl Hart, professeur associé de psychiatrie à l’université de Columbia, est formel sur le fait que consommer de tels doses d’amphétamines expose à des risques sérieux pour la santé. « Ceux qui prennent d’énormes quantités de ces cachets vont au devant de sérieux problèmes », explique-t-il. « Vous pouvez par exemple commencer à ressentir des palpitations, et faire de l’hypertension qui peut entraîner une attaque… les effets sont horribles. » D’après Hart, il n’y a aucune chance pour que la drogue, dans sa forme initiale – la fénétylline –, produise les symptômes décrits par les combattants et les témoins. « C’est une amphétamine légère », dit-il. « Le Captagon produit les mêmes effets que la caféine. Ça me rend fou de les entendre parler d’effets aussi extrêmes. Ça fait vendre du papier, des gens se font interviewer. Ceux qui pensent être invincibles sont des gens à qui on a dû rabâcher qu’ils prenaient de la drogue de Superman, du coup il y a peut-être un effet placebo. »
La drogue de guerre
Mais la drogue connue sous le nom de Captagon au Moyen-Orient aujourd’hui contient-elle seulement de la fénétylline ? Le fabricant de Captagon dans la plaine de la Bekaa n’a aucune idée de ce que c’est. « Les ingrédients viennent pour la plupart de Turquie », dit-il. « Il y a des vitamines, des amphétamines, de la caféine… On utilise toutes les amphétamines qu’on peut se procurer. Certaines personnes mettent même du colorant dedans pour que les cachets aient une apparence singulière. » Le Dr Richard Rawson, professeur de psychiatrie à UCLA, est d’avis que, à certaines doses, les amphétamines les plus fortes peuvent tout à fait produire les effets décrits par les consommateurs de Captagon et certains témoins.
« Sans connaître les détails, il est difficile de savoir exactement à quel point c’est puissant », dit Rawson. « Ils ne la fabriquent pas en laboratoire avec un contrôle qualité. Mais si vous prenez de grandes quantités d’un stimulant comme les amphétamines, vous aller subir des effets prévisibles : vous allez vous sentir comme si vous aviez une pêche incroyable, avec un moral au top et une capacité à rester éveillé pendant de longues heures. À très hautes doses et sur de longues périodes de temps, vous commencez à développer des psychoses et des réactions violentes. Vous pouvez aussi développer une hypersexualité. C’est exactement le genre de drogue que vous n’avez pas envie de mettre entre les mains d’une bande de terroristes. » Lorsque je l’interroge sur le fait que les terroristes de Paris pourraient avoir pris du Captagon par injection, Rawson s’assombrit. « C’est malheureux », dit-il. « La façon dont les gens prennent l’amphétamine fait une différence considérable sur l’impact de la drogue, et c’est l’injection qui produit les effets les plus dévastateurs. » Nadya Mikdashi est la directrice du Skoun, une clinique de traitement de l’addiction au Liban. De son côté, elle insiste sur le fait que si le Captagon exacerbe peut-être la violence, il est faux de dire que c’est la drogue qui alimente la guerre en Syrie.
« L’utilisation de stimulants par les combattants n’a rien de nouveau », me dit-elle. « Le Captagon était un stimulant populaire dans la région bien avant l’effondrement de la Syrie. Évidemment que les soldats de Daech prennent des drogues ! Où est le problème pour eux ? Si les chefs leur garantissent que ce n’est pas comme l’alcool et que ça ne va pas à l’encontre de la religion, ils en prendront sans souci. Mais le Captagon n’est pas le moteur de la guerre en Syrie. C’est la politique. » Confronté aux déclarations qui affirment qu’il n’y a aucune chance que sa drogue puisse produire véritablement les effets qu’il décrit, le fabricant de Captagon se met à rire. « Les docteurs sont stupides », dit-il. « Ils n’y connaissent rien. C’est le Captagon qui entretient la guerre. Tous les camps en prennent. Le régime, le Hezbollah et Daech en prennent. Les meurtriers de Paris et les autres types qui partent en mission-suicide en prennent des tonnes pour se préparer. Ça leur vide le crâne. Leur cœur bat la chamade. Ils perdent toute connexion à leurs émotions et à leurs pensées. Tout ce que fait Daech, c’est à cause de ces cachetons. » Je lui demande alors s’il ressent la moindre culpabilité en sachant ce pour quoi le Captagon est utilisé. Le vieil homme fait non de la tête. « Chiites, sunnites, Druzes, Saoudiens : peu m’importe entre les mains de qui finit le Captagon », déclare-t-il avec un large sourire édenté. « Ce n’est pas mon problème. J’ai besoin d’argent. Ce n’est que du business. C’est mal, évidemment, mais ce n’est pas mon problème. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « These Are the People Making Captagon, the Drug ISIS Fighters Take to Feel ‘Invincible’ », paru dans New York Magazine. Couverture : Plaine de la Bekaa. Création graphique par Ulyces.