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L’allié Giustra
Parmi les plus importantes et les plus lucratives amitiés commerciales que les Clinton ont formées à travers la Fondation Clinton et l’ONG Clinton Global Initiatives figure le milliardaire canadien Frank Giustra. Grand donateur de la fondation depuis de nombreuses années, Giustra est devenu membre de son conseil et depuis 2007, il est le co-sponsor de la Clinton Giustra Sustainable Growth Initiative (« l’initiative de croissance durable Clinton-Giustra »), ou CGGI. À son tour, l’influence politique de Bill Clinton et ses contacts personnels avec des chefs d’États étrangers ont été cruciaux pour les intérêts internationaux de Giustra. En septembre 2005, Bill Clinton et Giustra ont voyagé à Almaty, dans le sud-est du Kazakhstan, pour rencontrer le président kazakh Nursultan Nazarbayev. Durant leur entretien, Clinton a dit à Nazarbayev qu’il appuierait la nomination du Kazakhstan à la présidence de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). L’OSCE est une organisation qui a la responsabilité de vérifier, entre autres choses, l’impartialité des élections parmi ses États membres. D’après de multiples sources, parmi lesquelles la BBC, le Washington Post et le New York Times, Nazarbayev convoitait cette position pour le Kazakhstan avant tout comme une marque de respectabilité diplomatique européenne pour son pays et pour lui-même.
Le soutien de Clinton à la nomination du Kazakhstan était pour le moins étrange au regard de la position du pays au classement de Transparency International, qui le range parmi les pays les plus corrompus du monde : 126e à égalité avec le Pakistan, la Biélorussie et le Honduras. L’organisation Freedom House à New York juge que le Kazakhstan n’est pas un État libre – notamment quand on voit que Nazarbayev remporte régulièrement les élections présidentielles avec plus de 90 % des voix, une marge de victoire digne de l’ère soviétique. Et pourtant, dans une lettre de décembre 2005 adressée à Nabayev à la suite d’une de ses victoires tonitruantes, Bill Clinton écrit : « Voir que votre travail a reçu une mention excellente est l’une des récompenses les plus importantes dans la vie. » Il est difficile de déterminer quelle influence, s’il en a eu, le soutien de Bill Clinton a pu avoir sur les efforts du Kazakhstan pour diriger l’OSCE, mais en 2007, après que les États-Unis se sont prononcés en faveur de la nomination, le Kazakhstan a été choisi comme prochain président de l’OSCE, poste auquel le pays a accédé en 2010. Les raisons potentielles du soutien de Clinton se font plus claires lorsqu’on examine les activités de Frank Giustra.
Dans un article du New York Times daté du 31 janvier 2008, les journalistes Jo Becker et Don Van Natta, Jr, ont fait la preuve détaillée que Nazarbayev avait fait peser son influence pour permettre à Giustra de battre des concurrents plus qualifiés que lui pour décrocher un contrat de mines d’uranium au Kazakhstan d’une valeur de 350 millions de dollars. Dans une interview avec le Times, Moukhtar Dzakishev, alors président de la société holding nucléaire d’État Kazatomprom, a confirmé que Giustra avait rencontré Nazarbayev à Almaty, que Giustra avait dit au dictateur qu’il tentait de faire affaires avec Kazatomprom, et qu’il lui avait dit en retour : « Très bien, allez-y. » L’accord a été conclu moins de 48 heures après le départ de Clinton d’Almaty. Après cette visite couronnée de succès en Asie centrale, Giustra a fait don de 31 millions de dollars à la Fondation Clinton. Puis il a fait un autre don à la fondation de 100 millions de dollars, en juin 2008. Dans un entretien avec le journaliste David Remnick pour un portrait du New Yorker paru en 2006, sur le Clinton post-présidence, Giustra décrivait comment les liens qu’il entretenait avec Clinton pouvaient avoir un effet bénéfique pour lui-même et ses intérêts. Alors que Bill Clinton était à ce moment-là à bord de son jet privé d’affaires pour un voyage en Afrique (« agrémenté de mobilier en cuir et d’une cabine personnelle », d’après le New Yorker), Giustra a confié à Remnick : « Tous mes jetons, presque tous, je les dois à Bill Clinton. C’est une marque à lui tout seul, une marque internationale, et il peut faire et demander des choses que personne d’autres ne peut. »
Amitiés colombiennes
La connexion entre Clinton et Giustra est devenue plus importante encore en Colombie, où dès 2005, Bill Clinton a arrangé une série de rencontres entre Giustra et le président d’alors Alvaro Uribe, durant lesquels Clinton était régulièrement présent. Giustra était déjà connu en Colombie comme le fondateur et bailleur de Pacific Rubiales, une compagnie de pétrole colombienne lancée en 2003. En 2007, d’après le Wall Street Journal, Bill Clinton a invité Uribe et Giustra à venir lui rendre visite dans la maison des Clinton à Chappaqua, dans l’État de New York. Ces rencontres étaient l’occasion pour Giustra de faire du lobbying auprès d’Uribe et de son administration pour le compte de Pacific Rubiales, à un moment où l’administration Uribe cherchait à mettre à terme à la domination de la compagnie de pétrole nationale Ecopetrol, et ouvrir le secteur à des investisseurs étrangers. Ces contacts semblent avoir porté leurs fruits pour Giustra.
En 2007, Pacific Rubiales a signé un contrat de 300 millions de dollars avec Ecopetrol pour construire un pipeline de 250 kilomètres entre les provinces de Meta et Casanare, dans le centre de la Colombie. La même année, Pacific Rubiales a également mis la main sur les champs de pétrole de Rubiales, les plus grands de Colombie. Uribe était un interlocuteur singulier pour Clinton et Giustra. Le chef d’État colombien avait été considéré par l’administration Bush comme un allié crucial dans la guerre contre les drogues, dans laquelle la Colombie a souvent été tenue comme un exemple de succès. Pourtant, Uribe et ses alliés politiques entretenaient de vieilles accointances avec les cartels de la drogue colombiens. Un rapport de renseignements de 1991 émis par l’Agence de renseignement du département de la Défense américain (DIA), déclassifié en août 2004, décrivait Uribe comme « un homme politique et sénateur colombien dévoué à la collaboration avec le cartel de Medellin dans les hautes sphères du gouvernement. (…) Uribe était impliqué dans une entreprise impliquant des activités narcotiques aux États-Unis. Il a travaillé pour le cartel de Medellin » et c’est « un ami intime de Pablo Escobar Gaviria », le légendaire baron de la drogue.
Un rapport de 2011 de Human Rights Watch sur des événements de 2010 produit des preuves détaillées du fait qu’Uribe n’était pas lavé de ce passé empoisonné lorsqu’il faisait affaires avec Clinton et Giustra. Le rapport décrivait l’administration du président Uribe comme « dévastée par des scandales à propos d’assassinats extrajudiciaires exécutés par l’armée, un processus de démobilisation paramilitaire hautement remis en question, et des abus perpétrés par le service de renseignement national », qui a participé à la surveillance illégale de défenseurs des droits de l’homme, de journalistes, de politiciens de l’opposition, et de juges de la Cour suprême. Hillary Clinton était au courant de ces violations des droits de l’homme lorsque, en tant que secrétaire d’État, elle a pris part à une rencontre entre Bill Clinton, Giustra et Uribe durant un voyage à Bogota, la capitale colombienne, en juin 2010. Dans un email transmis à la Secrétaire Clinton par l’ambassade américaine à Bogota, le représentant du Massachusetts Jim McGovern mettait en garde que « tant qu’elle est en Colombie, la chose la plus importante que madame la Secrétaire puisse faire c’est d’éviter de faire l’éloge du président Uribe ». Hillary Clinton a choisi d’ignorer l’avertissement. En parlant d’Uribe dans le discours liminaire de la visite, Clinton l’a décrit comme « un partenaire essentiel des États-Unis », dont « la détermination à bâtir de solides institutions démocratiques en Colombie » laisserait « un héritage de grand progrès qui fera date dans l’histoire ».
Durant sa visite, Clinton a également affirmé son soutien d’un accord de libre marché entre les États-Unis et la Colombie, dont Giustra et d’autres riches investisseurs tireraient un grand bénéfice. Cela contredisait son opposition à cet accord, qu’elle avait mis en avant durant sa campagne présidentielle de 2008, à cause du non-respect des droits de l’homme de la Colombie, tout particulièrement concernant les droits des organisations syndicales. Depuis le deal de Giustra, il y a aussi eu des plaintes à propos du traitement des ouvriers dans les champs de pétrole colombiens de Pacific Rubiales, qui ont été la cible de nombreuses grèves et de procès intentés par des groupes en faveur des ouvriers. Dans un discours d’août 2011 au Sénat colombien, Jorge Robledo, le leader du parti Polo Democratico Alternativo au Sénat colombien, a décrit les quartiers de vie des employés de Pacific Rubiales « pareils à des camps de concentration », avec des quarts de travail dépassant parfois 16 heures par jour pendant des semaines, des infrastructures sanitaires déplorables et des lits partagés – sans compter que la compagnie confiait à un tiers la gestion des bureaux d’embauche syndicaux pour éviter la syndicalisation et le paiement des pensions et des avantages santé. En avril 2015, Peter Volk, directeur juridique de Pacific Rubiales, a nié ces accusations, en répliquant que la compagnie « respecte intégralement les droits de ses ouvriers et demande des compagnies avec lesquelles elle traite de faire de même ».
Le bilan du Système Clinton soulève des questions profondes quant au fait de savoir si la présidence d’Hillary Clinton serait placée sous le sceau de l’influence grandissante des intérêts des grandes compagnies et des banques de Wall Street. Le prochain (ou la prochaine) président(e) des États-Unis devra répondre à des problèmes économiques et sociaux critiques, parmi lesquels la stagnation des revenus de la classe moyenne, les évasions fiscales qui permettent aux fonds d’investissement et autres membres de la classe très restreinte des super-riches d’être imposés à de plus bas niveaux que la plupart des Américains, ainsi que la montée en flèche des coûts d’une éducation supérieure dans ce pays. Et par-dessus tout, il y a la question d’une réforme en profondeur de Wall Street et du système bancaire pour éviter la récurrence du comportement qui a mené à la grande récession de 2007-2008. Jusqu’ici, Hillary Clinton a refusé de s’engager à réintroduire le Glass-Steagall Act de l’époque de la Grande Dépression, que Bill Clinton a permis de faire abroger en 1999 sur le conseil de Démocrates entretenant des liens étroits avec Wall Street, parmi lesquels Robert Rudin et Larry Summers. La réintroduction du Glass-Steagall Act, en faveur de laquelle s’est prononcé Bernie Sanders, empêcherait les banques de spéculer sur des produits financiers dérivés, l’une des causes majeures du crash boursier de 2007-2008. Au vu de la prééminence des banques de Wall Street dans les sources de collecte de fonds des Clinton, peut-on imaginer qu’Hillary Clinton réformera les banques plus en profondeur que la loi Dodd-Frank de 2010, aux résultats modestes ?
Traduit de l’anglais par Audrey Previtali et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Clinton System », paru dans la New York Review of Books. Couverture : Hillary et Bill Clinton.
UN WEEK-END AVEC BERNIE SANDERS
I. Bernie n’est pas d’accord
La toute première question qu’on pose à Bernie lors de sa toute première assemblée locale en Iowa vient d’un jeune homme barbu qui porte un t-shirt à l’effigie de Green Lantern. Il veut savoir ce que le candidat a l’intention de faire quant à la réglementation du poker en ligne, s’il est élu président. « Je vais être très honnête avec vous : ça n’est pas une question à laquelle j’ai beaucoup songé », répond du tac au tac Bernie Sanders, 73 ans, sénateur du Vermont depuis 2007. Il fait une pause puis marmonne : « Il me semble qu’un de mes enfants joue beaucoup au poker. Si la question est de savoir si les grandes entreprises peuvent arnaquer les joueurs de poker, la réponse est non. Vous voyez ce que je veux dire ? Une des choses que vous apprenez en tant que sénateur américain, c’est que tout problème a une solution. »
Sanders a les cheveux particulièrement blancs et une façon brutale de s’exprimer. Son débit de parole et son fort accent de Brooklyn rappellent étrangement Larry David. Ou, plus précisément, Larry David imitant Georges Steinbrenner dans Seinfeld. « On a beaucoup plus écrit sur mes cheveux que sur mon programme d’infrastructure ou mon programme pour l’éducation supérieure – pas de question là-dessus », s’en plaindra Sanders auprès de moi plus tard. En ce jeudi soir de mai, Sanders prononce un discours à l’université privée catholique Saint Ambroise de Davenport, dans l’Iowa. Par pur hasard, Rick Santorum se trouve lui-aussi à Davenport, pour lancer sa campagne de 2016 en Iowa. D’après le registre de la ville de Des Moines, le discours de Santorum a attiré environ 80 personnes. Ce sont près de 700 personnes qui se sont déplacées pour Sanders – la meilleure performance réalisée par un candidat en Iowa durant cette campagne électorale. La montée d’un candidat à gauche du favori est presque devenue une habitude en tout début des primaires démocrates : Bill Bradley en 2000, le compagnon de Sanders du Vermont, Howard Dean, en 2004, Barack Obama en 2008. Mais Sanders se situe à gauche de tous ces révoltés. Son adversaire, Hillary Clinton, serait la première femme à être élue présidente des États-Unis ; Sanders serait le premier président à se déclarer ouvertement socialiste. Il attire l’attention de ses concitoyens sur l’Europe, en particulier sur la Scandinavie, en expliquant comment on pourrait mettre les choses en pratique : avec des programmes d’aide sociale généreux assurant un revenu minimum pour tous, mis en application rapidement par un gouvernement fort et actif, et financé par des taxes plus élevées sur les grandes entreprises, ainsi que par la réduction des dépenses inutiles dans des secteurs comme, disons, les deux milliards de dollars pour la guerre en Irak.