Écosse
« Il ressemble à un vieil écureuil qu’on aurait croisé avec le lion du Magicien d’Oz. » On en avait peu dit jusqu’ici. Seul le marmonnement du poste de télévision rompait le silence qui régnait dans le pub. C’était un pub terne aux tapis élimés, une clientèle morose. Le type d’établissement qui semble perdu dans les ruelles abandonnées et les sous-sols glauques des villes, le genre de pub qui n’est rempli que de foies en mauvaise santé et d’amertume. « Cet imbécile prétend qu’il est de descendance écossaise, mais ce qu’il veut c’est détruire notre campagne pour construire des terrains de golf BCBG. Et il continue de dire des choses stupides sur les musulmans et les Mexicains. »
Le vieil homme qui venait de parler était un habitué : toujours à moitié ivre, plissant ses yeux éteints, invariablement ignoré par les autres clients à peine conscients autour de lui. Mais cette fois, peut-être, ce qu’il disait était juste. Les deux amis qui m’avaient rejoint pour boire un verre ont esquissé un sourire – la description faite par le vieil homme avait fait mouche. « Je pense qu’il a raison – il a l’air ridicule, il est raciste et absolument pas écossais. » « Oui, je suis d’accord, mais nous pourrions regretter notre animosité envers lui s’il devait, Dieu nous en garde, devenir président. » Ils parlaient, bien évidemment, de Donald Trump. On lui a récemment retiré sa fonction d’ambassadeur d’affaires, un titre honorifique remis par l’université Robert Gordon, et quelques commentateurs font pression pour l’interdire de séjour au Royaume-Uni. Je me suis risqué : « Difficile de comprendre comment un homme comme lui pourrait devenir président des États-Unis. Il y a peut-être quelque chose qui nous échappe. Il n’est sans doute pas aussi stupide qu’il en a l’air. » « Impossible. C’est une sanction bien méritée pour un type qui est aussi proche de l’Écosse qu’une diète méditerranéenne », a répondu l’un de mes amis.
L’histoire de Trump avec l’Écosse est longue et laborieuse. Sa mère est née en Écosse sur l’île lointaine de Lewis, elle parlait le gaélique. Elle a ensuite émigré aux États-Unis dans les années 1930. En 2008, après sa première visite à Lewis, Trump a revendiqué cet héritage. Bien sûr, ce sentiment d’appartenance bucolique s’est rapidement transformé en lourdes pressions lorsque Trump a commencé à détruire les sites protégés de l’Aberdeenshire pour construire un terrain de golf flambant neuf. Le grognement de Trump se faisait entendre depuis le grand écran de télévision du pub et les habitants du coin, plutôt sobres, ont commencé à murmurer des propos impolis.
C’était, sans doute, l’heure la plus bruyante dans le pub ce jour-là. Le bulletin d’informations a continué d’égrainer les mauvaises nouvelles : les emplois promis en vain, les gens de la région humiliés et bafoués, les mensonges à propos de la protection de la côte sauvage. Les actions de Trump ont abouti à plusieurs confrontations légales entre son empire et le gouvernement, ce qui n’a eu pour seul effet que d’accentuer les rancœurs contre lui. Aussi, quand il a prononcé en décembre dernier des commentaires controversés sur l’immigration, la nouvelle Premier ministre d’Écosse, Nicola Sturgeon, l’a rayé de son agenda et a critiqué ses opinions avec une aisance déconcertante. Cela a été tout aussi facile pour l’ex-Premier ministre Alex Salmond, un de ses anciens adversaires, de le qualifier de « loser ». « Il est soi-disant furieux contre l’Écosse », ai-je ajouté. « Nous lui avons retiré ses distinctions, l’avons injurié, et nous sommes en train d’envisager de lui interdire de débarquer sur nos côtes. » « Oui, je sais », a répondu mon ami. « J’ai vu qu’il avait écrit un édito dans le Press and Journal pour exhorter l’Écosse à se montrer reconnaissante envers ses investissements, au lieu de céder au politiquement correct. » Le bulletin d’informations touchait à sa fin, et le silence est retombé sur le pub, qui retrouvait sa vieille torpeur lugubre. Nous étions tombés d’accord sur une chose : l’histoire d’amour entre Trump et l’Écosse n’était qu’une déclaration à but lucratif. Nous étions par conséquent inquiets du dénouement des élections américaines. Quand nous nous sommes levés pour partir, l’homme au comptoir s’est tourné vers nous et, avec un geste réconfortant, a murmuré : « Vous savez, c’est une grande farce ce Trump. Il ne passera jamais. » Nous avons tous réfléchi un instant, en évitant son regard gauche fixé sur nous, jusqu’à ce que mon ami, près de la porte, réponde : « Espérons que cette farce ne se transformera pas en tragédie. » Matthew Bremner
Liban
Pour beaucoup de réfugiés syriens, les complexités de la course à l’investiture républicaine américaine sont tout aussi fascinantes que les règles du rugby à 13 le sont pour les habitants de l’Iowa. Mais Donald J. Trump ne serait pas Donald J. Trump s’il ne détenait pas un pouvoir exceptionnel pour faire les gros titres des journaux, même dans une région où l’évocation des noms de Rubio, Cruz et Carson provoque au mieux un haussement d’épaule confus (Bush, pour des raisons évidentes, bénéficie de plus de renom). Étant donné que Donald Trump a réussi cette prouesse en attisant les craintes des musulmans et particulièrement des Syriens, il n’est pas étonnant que les réactions à Beyrouth, capitale du Liban et terre d’accueil de milliers de réfugiés Syriens, passent du regard déconcerté au franc dégoût. « Il est haï par tout le monde », marmonne Ahmed Bashir, 23 ans, en secouant la tête et en soupirant après avoir entendu le nom de Trump dans une artère commerçante de l’ouest de Beyrouth. Pour lui, Donald Trump incarne le racisme et la haine. Il semble contredire tous les idéaux que les États-Unis défendent, encore plus lorsqu’il a appelé à interdire l’entrée des musulmans aux USA, discours repris en une par beaucoup de journaux arabes. « Arabes et musulmans ne sont pas tous pareils. Beaucoup de musulmans vivent aux États-Unis, des musulmans qui ont accompli beaucoup de choses là-bas. » Bashir continue : « Je pense qui si jamais il est élu président, ce sera une grave erreur pour les États-Unis. »
« Ce Trump est un exemple de stupidité », m’écrit un Syrien qui a réussi à obtenir l’asile aux États-Unis.
Pour les Syriens qui ont fui cinq années de carnage et de destruction, l’idée qu’on pourrait leur refuser l’accueil à cause de leurs croyances ou de leur nationalité est tout aussi absurde qu’elle est terrifiante. L’image des Syriens, que Trump dépeint comme un potentiel « cheval de Troie », semble totalement étrange vue depuis le Liban, un pays d’environ quatre millions d’habitants qui a accueilli un peu plus d’un million de réfugiés. Les États-Unis, qui en compte 320 millions, n’en a accepté seulement que quelques milliers. Zeina, une trentenaire syrienne qui vit à Beyrouth, affirme que le point de vue de Trump est « ridicule et infect » et que ses propositions sont « racistes, ignorantes et inhumaines ». « Je pense qu’il ne comprend pas ce qui se passe dans le monde et qu’il ne se sent pas assez concerné pour en apprendre plus. » Zeina ajoute : « Il s’adresse à des fanatiques qui pensent comme lui. J’espère qu’ils ne sont pas si nombreux. » Les similitudes entre le ton combatif et ségrégatif de Trump et celui des groupes djihadistes qui causent des ravages au soulèvement Syrien anciennement pacifiste ne sont pas exagérées. « Daech se dit responsable de Donald Trump », pouvait-on lire en première page sur le site du journal satirique Khabaristan Times en septembre dernier. En décembre, le site al-Araby al-Jadeed, en langue arabe, a publié un dessin de presse montrant l’emblématique coupe de cheveux de Trump s’entremêlant avec la longue barbe d’Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’État islamique. En légende, on pouvait lire : « Mort, destruction et choses horribles dans les poils des gens. » Ce dessin a saisi le sentiment, partagé par beaucoup ici, que les rhétoriques de Trump et de l’État islamique sont non seulement similaires mais entrelacées. Les discours de Trump étouffent les voix modérées et détruisent la confiance entre les gens au Moyen-Orient, tout comme ceux de Baghdadi affectent l’Occident.
« Ce Trump est un exemple de stupidité », m’écrit un Syrien qui a réussi à obtenir l’asile aux États-Unis. « Ce serait une catastrophe s’il gagnait ces élections, un désastre d’abord pour les États-Unis puis pour le reste du monde. » Alex Dziadosz
Colombie
Les victoires sont rares pour les Colombiens, et nous en gagnerons autant que nous pourrons. Quand le colombien Juan Pablo Montoya a gagné l’IndyCar il y a plus de quinze ans, le pays tout entier est sorti dans les rues pour faire la fête comme si nous avions gagné collectivement cet obscur championnat de moto-sport américain. Quand L’Étreinte du serpent, premier film colombien nominé aux Oscars en 2015, est sorti au cinéma, les Colombiens se sont rués dans les salles pour célébrer le succès créatif du film. Ce n’est pas souvent qu’on voit la Colombie rayonner à l’étranger, et nous nous délectons toujours des victoires de nos compatriotes jusqu’à l’excès. Et Donald Trump, ce serpent, a déjà sali nos deux sources de joie préférées (pour le succès d’autrui) : le football et les concours de beauté. Miss Univers n’est pas un spectacle fantaisiste en Colombie, c’est une vraie compétition. Les médias rassemblent une série d’experts et de commentateurs qui passent en revue les concurrentes pendant des semaines pour donner leurs précieuses prédictions. La Colombie a toujours une chance de l’emporter, mais elle perd invariablement (et souvent contre le Venezuela, notre voisin qu’on aime autant qu’on déteste). Pourtant, en 2014, nous avons gagné ! Enfin, Paulina Vega, Miss Colombie, a gagné.
En 2015, Donald Trump a commencé à cracher son venin et ses remarques xénophobes dans sa quête de couverture médiatique pour les élections américaines. On a demandé à notre Miss de renoncer à sa couronne en signe de protestation contre les déclarations de Trump à l’encontre des Latino-Américains. Il détenait à l’époque des parts dans la société Miss Univers. Elle ne l’a pas fait, mais une de mes tantes, grande experte des concours de beauté, s’est plainte : « Cet idiot de Trump va nous enlever notre bonheur ! » Elle était déjà fâchée à l’époque, et elle s’est encore plus énervé quand Bogota a retiré sa candidature pour accueillir le concours de beauté de l’année dernière en signe de protestation contre Donald. Et comme si cela ne suffisait pas, les journaux colombiens ont annoncé l’année dernière que Trump (le « candidat controversé à la présidence américaine », je cite) voulait acheter le club Medellín’s Atlético Nacional, sans doute l’équipe de football la plus populaire du pays et certainement la plus brillante. Les fans du Nacional ont-ils voulu être la risée de l’Amérique du Sud en appartenant à un imbécile pragmatique, qui ne se soucierait certainement pas de ce que l’équipe représente ? Non merci. Les fans d’autres clubs auraient-ils voulu qu’une équipe dans la ligue soit rachetée par un idiot également détenteur de l’une des plus grandes fortunes mondiales ? Non merci. Les lettres de fans furieux ont commencées à affluer.
Au final, les sbires de Trump ont dit que les gens du Nacional Club étaient des « idiots » parce qu’ils avaient rejeté une offre « extraordinaire » pour l’équipe. Mais les gens du club ont mis les choses au clair : ils n’ont jamais été approchés par l’entourage de Trump. Utiliser la passion du football propre à notre pays juste pour faire les gros titres ? Cela ne marche pas avec nous. On ne veut rien savoir du gratte-ciel que les associés de Trump souhaitent visiblement construire à Bogota. Notre capitale traverse une crise d’identité amère et nous n’avons pas besoin qu’ils créent davantage de problèmes. Quand Steve Harvey a par erreur remis le titre de Miss Univers à une nouvelle Miss Colombie en 2015, nous étions en famille devant la télévision en train de regarder les dernières minutes du concours. Au moment où l’erreur a été révélée, une autre de mes tantes s’est plainte : « Satané Trump ! » Je lui ai rappelé qu’il avait revendu ses parts du concours. Elle m’a répondu : « Je sais, mais quand même ! » Pablo Medina Uribe
Indonésie
En décembre 2015, la saga Donald Trump s’est finalement achevée en Indonésie, État archipel de 250 millions d’habitants qui chevauche les océans Indien et Pacifique. Car oui, l’Indonésie a vécu une saga Donald Trump. L’histoire est aussi bizarre que vous pouvez vous l’imaginer, et elle s’est déroulée ainsi : En septembre 2015, Donald Trump a tenu une conférence de presse pour sa campagne présidentielle à la Trump Tower de New York. Vers la fin de la conférence, Trump a sorti un lapin de son chapeau en présentant Setya Novanto, président de la Chambre des Représentants de l’Indonésie. Avec grandiloquence, comme à son habitude, Trump a annoncé : « C’est le président de la Chambre des Représentants de l’Indonésie, il est venu ici pour me voir. Il fait partie des personnes les plus puissantes du monde et c’est un grand homme. » Puis il a continué : « Nous ferons de grandes choses ensemble pour les États-Unis, n’est-ce pas ? » Novanto a répondu par l’affirmative, posant pour les photographes avec des partisanes qui brandissaient des pancartes de la campagne de Trump. Les photos de l’événement ont rapidement fait la une en Indonésie. Les électeurs étaient mécontents de voir qu’un de leur principal représentant était traité comme un vulgaire soutien dans un rassemblement de campagne triomphal organisé par un milliardaire américain. Sans oublier le fait que Novanto était venu pour « servir » les États-Unis. Il s’est ensuite avéré que Novanto avait utilisé des fonds publics pour rendre visite à Trump, alors même que Novanto n’avait aucune raison légitime de se trouve en Amérique.
Cette histoire s’est transformée en véritable scandale, dominant l’actualité indonésienne pendant des jours. Novanto a été traîné devant un comité d’éthique et son parti politique a dû s’excuser publiquement en son nom. Ça a été la première d’une série d’allégations de corruption faites contre Novanto, qui a quitté sa fonction de président de la Chambre des Représentants en décembre dernier quand des enregistrements ont été divulgués, prouvant qu’il avait exigé de l’argent d’une société minière pour le renouvellement de leur licence d’exploitation. Alors pour les Indonésiens qui n’arrivaient pas à comprendre que Trump – l’homme qu’il connaissaient grâce à l’émission de télé-réalité The Celebrity Apprentice – était l’un des candidats favoris à l’élection présidentielle américaine, les choses se sont simplifiées : Trump était une version américaine de Novanto, un abject oligarque de plus. Pour Arlian Buana, éditeur du magazine satirique indonésien Mojjok.co, c’était le scandale politique parfait. Selon lui, « Donald Trump est vu comme un personnage ridicule de l’autre côté de la planète ». Son magazine a pleinement profité de l’absurdité de la situation en écrivant plusieurs articles traités des réunions de politiciens indonésiens avec Donald. Et comme vous pouvez l’imaginer dans l’un des pays les plus peuplés au monde avec une majorité d’habitants de confession musulmane, à partir du moment où ce scandale a attiré l’attention des gens sur Trump, ses déclarations incendiaires à l’égard des musulmans ont outragé beaucoup d’Indonésiens. Hanum Atika, une jeune diplômée de Yogyakarta, en Indonésie, explique qu’elle n’a pas vraiment apprécié que Trump soit lié avec certains des politiciens les plus corrompus du pays. C’est seulement après ce scandale qu’elle a entendu parler des commentaires que Trump avait fait sur les musulmans. « Son idée d’interdire l’entrée des États-Unis aux musulmans est insensée. » Elle renchérit : « Il ne devrait absolument pas dire des choses pareilles. Il devrait partir et vivre dans la forêt, pas se présenter à la présidence des États-Unis ! » Jon Emont
Nord de l’Angleterre
La ville de Bootle est la seule circonscription parlementaire du Royaume-Uni dans laquelle un parti local – le Monster Raving Lonny Party, composé de clowns à l’allure glam-rock et aux cheveux colorés réunis sous l’étendard « Votez pour la folie » – a dépassé un parti national lors d’une élection législative. On est en droit de se demander ce que ces électeurs, visiblement ouverts d’esprit, penseraient du milliardaire étasunien Donald J. Trump et de sa campagne « anti-establishment » pour les élections présidentielles américaines. Je suis allé à Bootle pour en savoir plus. La ville de Bootle s’étend au nord de Liverpool. Sa zone portuaire faisait partie des cibles principales de la Luftwaffe et l’endroit a été le plus bombardé en Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 2015, deux supermarchés hard-discount allemands attirent l’attention, comme deux tours de garde dressées à l’entrée du quartier commercial de Bootle. Des bookmakers, des bistrots et une grande gare routière sont ici les seuls autres biens immobiliers manifestes. Le canal Leeds-Liverpool traverse la ville, un souvenir du temps où Bootle était une pièce maîtresse du pouvoir britannique. Je me suis d’abord approché de deux femmes qui se tenaient la main. Leurs mains libres et refroidies agrippaient des gobelets XXL de coca de chez Subway. Elles étaient d’allure gothique, des piercings sur le visage et pour le moins amicales, mais très franchement, la politique ne les intéressait pas. Chris Saunders, 73 ans, barbe mal taillée et dents de devant jaunâtres, regardait la roulette tourner chez un bookmaker. Du petit lait pour Trump. Il m’a regardé avec l’œil perçant et a répondu à ma question sur Trump de manière obscure, typique d’un habitant de Liverpool : « Un beau feu vaut bien deux faillites. » Je n’avais jamais entendu cette expression auparavant.
« Trump est la plus grande blague que j’ai vue depuis Reagan. » — Julie Wojcik
Doreen Woods, 78 ans, était assise seule, comme l’Eleanor Rigby de la chanson des Beatles, dans une zone du centre commercial avec chaises et tables en plastique. Elle avait un café chaud pour seule compagnie. La sagesse de son grand âge a fait mouche dès les premiers mots : « C’est un connard fini. » Quand je l’ai quittée, elle a néanmoins ajouté qu’on devrait accueillir moins d’immigrants en Angleterre. Dans la taverne Jawbone, fondée en 1820 située sur Litherland Road, un client habitué – que la serveuse appelle Kenny – m’a lancé : « Ce mec est un merdeux total. » Kenny a refusé de faire d’autres commentaires. Chez tous ceux qui avaient déjà entendu parler de Trump – un peu plus de la moitié des gens interrogés –, il y avait un recours frappant aux obscénités. Dans l’iconique Yate’s Wine Lodge, il était vivifiant de rencontrer deux dames qui s’exprimaient correctement. Julie Wojcik, 49 ans, et sa mère, Joyce, 73 ans, déjeunaient accompagnées d’une bouteille de vin blanc. Julie a été la plus rapide à trancher : « Trump est la plus grande blague que j’ai vue depuis Reagan. » Son conseil aux électeurs américains qui envisagent de voter pour Trump ? « NON, et qu’ils l’écrivent en lettres majuscules. » Joyce était pour Hillary. Un homme prénommé Arthur m’a rattrapé à la sortie de Yate’s pour me dire : « Nous avons nos propres problèmes à régler. Les leurs ne nous intéressent pas. » Ils s’est ensuite tourné vers le barman pour commander deux autres Budweiser. Commander des verres à la chaîne est une tradition typique de Liverpool.
Le lundi suivant, la chaîne BBC Radio 4 diffusait un documentaire captivant de Michale Goldfarb, intitulé Trump et la politique de la paranoïa. La nuit suivante, un autre documentaire donnait à réfléchir : Le Monde cinglé de Donald Trump. Il passait à l’antenne en première partie de soirée sur la chaîne de télévision britannique 4 News, présenté par Matt Frei. Il revenait, entre autres, sur les allégations de viol émises par Ivana, la première épouse de Trump. Allégations reprises par tous les tabloïds britanniques. Bien que Trump ait clairement été, par le passé, une source d’inquiétudes pour les spécialistes qui siègent au Parlement anglais, il s’infiltre maintenant dans les consciences de l’élite britannique et du peuple, y compris, on s’y attendait, des honnêtes gens de Bootle. Davy Lane
Ouganda
Comme Rome, Kampala a été construite sur sept collines. La ville a ainsi pu profiter chaque été de la brise rafraîchissante du lac Victoria avoisinant. Aujourd’hui, Kampala s’étend dans toutes les directions et englobe une vingtaine de collines. C’est l’une des zones d’Afrique où l’urbanisation est la plus forte. Les banlieusards à califourchon sur des motos appelées boda-boda roulent à toute allure en longeant les collines, croisant de temps en temps des marabouts d’Afrique dont certains atteignent près d’un mètre cinquante. Le fond de l’air est rempli ces jours-ci de discussions sur la politique présidentielle. L’Ouganda est en pleine période électorale, et pour la première fois cette année, un débat présidentiel devait être organisé. Yoweri Museveni – le dictateur qui a régné pendant 30 ans ici – a évité le débat. Tout le monde s’attend à sa réélection, qui sera certainement marquée par des problèmes de transparence.
Cependant, malgré la fureur générée par leurs propres élections, Trump a attiré l’attention des médias ougandais par deux fois ces derniers mois. Il faut reconnaître que Trump n’est pas responsable de ces brouhahas – une première, sans doute, pour l’insidieux magnat. En décembre, la chroniqueuse Ann Coulter a affirmé que sans l’élection de Trump à la présidence, « la menace qui pèse présentement sur les États-Unis, c’est de devenir comme l’Ouganda ». Le pays, ayant déjà été utilisé comme comparaison de débâcle nationale, a été piqué à vif. Trump a de nouveau attiré l’attention sur lui suite à la publication d’un article en ligne par le magazine kényan The Spectator (à ne pas confondre avec son homonyme conservateur britannique), dans les pages duquel il était accusé d’avoir menacé d’arrêter Robert Mugabe et Museveni Kaguta si jamais il était élu. L’histoire a été reprise par la presse régionale au Zimbabwe et en Ouganda. Il s’est avéré en fin de compte que cette menace était fausse.
Mais avant que ces accusations ne soient reconnues comme fallacieuses, New Vision – le journal étatique ougandais – a cité Museveni qui affirmait lors d’une conférence de presse : « Je n’ai pas entendu parler de M. Trump et ce qu’il dit ne me regarde pas. Je pense qu’il a assez de travail à mener dans son pays. Les citoyens meurent, tués à cause d’armes à feu. Je pourrais peut-être lui suggérer quelques idées pour instaurer la paix aux États-Unis. » (Après que la déclaration de Trump a été certifiée comme fausse, New Vision a publié la réfutation de Museveni). Paul Ochen est manager de nuit dans un immeuble de bureaux du centre ville de Kampala. Il passe en discontinu de la musique pop ougandaise avec un téléphone posé sur son bureau alors qu’il partage avec moi son opinion sur Donald : « Je crois que Donald Trump est le genre de personne à dire ce qu’il pense. Il ne cache pas ce qu’il ressent. » Il ajoute : « Je pense que les gens ici le voient comme n’importe quel autre politicien : il a du bon et du mauvais. » Au nord, dans la ville de Mbale, nichée au pied du magnifique mont Elgon, Rabbi Gershom Sizomu, le chef de la communauté juive ougandaise et candidat d’opposition aux prochaines élections parlementaires, a une opinion plus négative : « Les quelques personnes qui connaissent Trump pensent qu’il est plus acteur que politicien, pas vraiment prêt à endosser le rôle de leader mondial. » Les habitants de l’Ouganda font face à des problèmes plus urgents alors que le futur politique du pays se dessine entre les collines près du lac Victoria. Joseph Hammond
Malaisie
Pour les Malaisiens, Donald Trump est comme un orang bunian, un esprit invisible de la forêt tropicale qui prend forme seulement devant les sots. Ce n’est pas surprenant quand on sait que le pays est actuellement en train d’assister au spectacle morbide du Premier ministre Najib Tun Razak, suspecté de meurtre, accusé d’avoir volé des millions dans les caisses de l’État, et leader de la coalition raciste dominante Barisan Nasional. Pour les Malaisiens multiethniques de toutes couleurs de peau et de religions, cet homme est une couleuvre bien plus grosse à avaler que Donald.
Néanmoins, selon un sondage Vocativ, il ressort que les Malaisiens constitueraient 44 % des soutiens de Trump sur les réseaux sociaux hors États-Unis. Cette popularité pourrait être due à des logiciels frauduleux générateurs de faux likes, et, en parcourant les rues de George Town, capitale de l’île de Penang, j’aurais tendance à le croire. Tous les kiosques à journaux et les conversations que j’ai entendues par hasard dans les bars et les boutiques sont « Trump-free ». Un conducteur de pousse-pousse malaisien – spécimen urbain en voie de disparition – ne sait même pas de qui je parle. Mais je n’arrive pas à croire que le ministre Datuk Seri Tengku Adnan Tengku Mansor – également secrétaire général du parti islamique United Malay National Organization (UMNO), le plus grand parti politique malaisien – ait été le seul a commenter l’idée de Trump de refuser l’accès des États-Unis aux musulmans. Il me faut juste m’abriter dans un recoin ombragé pour tapoter sur mon téléphone avec mes doigts en sueur et me connecter à l’intelligentsia pan Malaisienne : ces Chinois, Malaisiens, Indiens et quelques autres éclairés qui forment les éléments les plus progressistes du puzzle multiethnique du pays. Selon Dzulhasymi Hakim, 35 ans, chanteur malais aux cheveux longs qui joue dans un groupe de hardcore de Penang, Trump « est une mauvaise blague avec une tête immonde ». Ses propos me font rebondir sur une recherche Google qui me mène à un « Fan club malaisien de Donald Trump » qui comptabilise 16 J’aime au total. Fou. Umapagan Ambikaipakan, critique malaisien d’origine indienne sur la radio indépendante BFM89.9 de Kuala Lumpur, pense que Trump ne sera pas élu. Il affirme, bien conscient de l’inconstance du système électoral américain, que « les résultats des sondages prématurés sont souvent faussés, surtout quand on interroge des électeurs susceptibles de voter pour le candidat républicain ». À travers le pays, dans les villes d’Ipoh et de Johor Bharu, à Kuching et à Kota Kinabalu, qui sont situées de l’autre côté de l’île de Bornéo, les réponses sont les mêmes.
« C’est un clown, le pire produit créé par les médias, le grand puritain américain. » « Il croit vraiment qu’il peut devenir président ? » « C’est un homme d’affaires roublard. Cet effet d’annonce d’empêcher les musulmans d’entrer aux États-Unis est juste un stratagème marketing. » « La première fois que je l’ai vu, il jouait le père de Waldo dans le film Les Chenapans. Maintenant, on dirait Adolf Hitler. » Certes, « Trump est un bon orateur et il a influencé beaucoup d’Américains », admet Adi Herman, un Malais de Bintulu, la capitale pétrolière de Sarawak à Bornéo. « Mais il ne sait rien du sens profond de l’islam. » Le musicien et écrivain Antares Maitreya a vécu pendant des années avec une tribu d’Orang Asli, les aborigènes de Malaisie. Il suggère à l’électorat américain : « Humains, ignorez ces jeux de l’esprit et regardez-vous dans le miroir pendant une heure. Vous en apprendrez beaucoup plus qu’en suivant l’actualité. » Donald Trump pourrait craindre les djihadistes, mais il est en train d’ouvrir des hôtels sur l’ancestrale terre d’Obama : Bali, la seule île hindou d’Indonésie. Même s’il ne gagne pas l’élection présidentielle, les habitants de Malaisie devraient peut-être enfin se préoccuper de lui. Marco Ferrarese
Mexique
À partir du moment où, en juin dernier, Donal Trump a affirmé – lors du discours annonçant sa candidature à l’élection présidentielle américaine – que le gouvernement mexicain envoyait des narcotrafiquants, des violeurs et des criminels vers son voisin du Nord, il a été accueilli avec un mélange d’aversion amusée et de franc dégoût ici dans la capitale mexicaine. Maria-Eugenia Gutierres se réunit régulièrement avec ses amis à la terrasse d’un café situé au rez-de-chaussée de l’Edificio Condesa, un très bel immeuble vieux d’un siècle du quartier cosmopolite de Condesa à Mexico. Elle suggère que le phénomène Trump a permis de révéler une tranche dormante et pas très séduisante de la société américaine.
« Comme partout, les gens ont tendance à généraliser. Tous les gringos sont comme ça. Tous les chilangos sont comme ça. Pour eux, tous les Mexicains sont des narcotrafiquants – ou des mariachis. » Elle ajoute : « On pourrait penser que les États-Unis sont un pays progressiste. Mais en réalité, il y a des communautés vraiment fermées d’esprit, surtout dans le centre du pays. Beaucoup de moralistes et de puritains. » Mme Gutierrez et son compagnon, Gonzalo Herrerias, doutaient au départ du sérieux de la campagne de Trump. Mais plus ses commentaires sont devenus incendiaires, plus il a obtenu de soutiens. « Je pensais qu’il s’était présenté avec l’idée d’obtenir de la publicité pour ses émissions de télé-réalité, et soudainement il s’est retrouvé face à une société souterraine qui s’est enfin manifestée. Et ce sont, excusez-moi du terme, légèrement des gros fachos. » Selon Herrerias, « cette société était recluse depuis les années 1960, voire même un peu avant, et maintenant on se rend compte qu’ils sont vraiment énervés ». À l’automne dernier, alors que le monde entier commençait à admettre la montée en puissance électorale de Trump, l’attitude des Mexicains face au nouveau démagogue du Nord étaient souvent légères et joyeuses.
« Ce sont les Mexicains qui sèment et qui récoltent : sans eux, que deviendraient les États-Unis ? » — Marco Antonio Davila Hernandez
Pendant la fête d’Halloween, les masques siliconés de Trump étaient un best-seller dans toutes les boutiques de déguisement de la ville. D’après un rapport, ils ont seulement été devancés par le masque de Joaquín « El Chapo » Guzmán, le chef du cartel de Sinaloa, après son évasion de prison spectaculaire quelques mois plus tôt. Dans la ville frontalière de Reynosa, les piñatas en forme de Donal Trump se vendaient apparemment comme des petits pains. Bien que certains commentateurs aient tourné en dérision l’absurdité de Trump, d’autres ont vu en lui des raisons sérieuses de s’inquiéter. Milenio, le plus grand quotidien mexicain, a argué que la « plaisanterie » Trump pourrait se changer en quelque chose de bien plus sinistre, alors même que les insultes scandaleuses qu’il déblatère à l’encontre des femmes et des minorités semblent seulement avoir pour effet d’augmenter sa côte de popularité. D’autres commentateurs réputés, comme Jorge Ramos, présentateur sur la chaîne de télévision mexicaine Univision qui s’est fait éjecter par Trump d’une conférence de presse en août, l’a qualifié d’homme « dangereux ». Enrique Krauze, historien reconnu et essayiste, a également affirmé que les allégations de criminalité chez les immigrants faites par Trump ne s’appuyaient sur aucune statistique, et que les déportations massives qu’il envisageait seraient catastrophiques pour l’économie des États-Unis. M. Krauze constate que Trump est un authentique démagogue de droite, mais peut-être plus proche des fascistes italiens que des national-socialistes allemands. Dans la rue où s’élève l’édifice Condesa, près de l’escalier de service d’un vieil hôtel particulier qui a appartenu au peintre Miguel Covarrubias, Marco Antonio Davila Hernandez, 64 ans, éboueur qui parcourt Condesa, exprime sans détour une vue de l’économie mondiale qui diffère fondamentalement de celle de Trump. « Selon moi, il a tort. Parce que les Mexicains qui sont aux USA sont ceux qui font tout. » Et d’ajouter : « Ce sont eux qui sèment et qui récoltent : sans eux, que deviendraient les États-Unis ? » William Sprouse
Kosovo
Ici, dans le pays le plus jeune d’Europe, où le drapeau américain flotte à côté des drapeaux albanais et kosovar, où les rues sont nommées d’après Bill Clinton et d’autres leaders américains, les gens se demandent comment Donald Trump a pu devenir si populaire. « Je ne comprends pas grand-chose à la politique américaine, mais je pense que les droits de l’homme qu’ils défendent ne sont pas compatibles avec les pensées de Trump », affirme Nadire Dobratiqi, 22 ans, étudiant en philosophie à l’université de Pristina, la capitale. « Il est polémique au sujet des musulmans – sur le fait qu’ils ne devraient pas pouvoir pas entrer aux États-Unis –, et je pense que c’est vraiment absurde. »
Même si environ 90 % des 1,8 million d’habitants du pays sont de confession musulmane, le Kosovo se considère comme un pays laïc. Pourtant, les propos incendiaires de Trump ne conviennent pas à tous. « Il ne deviendra jamais président », assure Violeta Boraku, 55 ans, en marchant le long du célèbre boulevard Mother Teresa dans le centre de Pristina. « Je n’aime pas ce qu’il a dit récemment sur le fait de ne pas laisser les musulmans entrer aux États-Unis. » Pour certains, ses propos séparatistes rappellent la récente histoire sanglante de la région. « Toute cette rhétorique sur le fait de renvoyer les musulmans ou de leur faire porter des signes distinctifs nous rappelle le ghetto de Cracovie et les ghettos de Varsovie et de Prague », dit Igor Zlatojev, 26 ans, Serbe qui vit et travaille à Pristina. « Nous, dans les Balkans, nous connaissons les désastres causés par la haine ethnique et par le système d’apartheid mieux que quiconque. Même en Serbie nous sommes abasourdis par ses propos, vraiment. Comment un pays démocratique qui a donné naissance à des personnalités comme George Washington et Abraham Lincoln peut-il laisser Trump faire partie du récit dominant ? » Il fait référence aux conflits militaires qui ont éclatés pendant la dissolution de la Yougoslavie. Le Kosovo a déclaré son indépendance face à la Serbie en 2008, presque dix ans après les 78 jours de frappes aériennes de l’OTAN – soutenues à l’époque par le président américain Bill Clinton –, qui a expulsé l’armée serbe de cette province du Sud. Même si cela signifie que le pays est prêt à soutenir quiconque deviendra président, les gens espèrent encore un autre Clinton. Beaucoup de gens au Kosovo continuent d’assimiler la libération de leur pays, face à la Serbie, à Bill. Quand on leur demande si les Kosovars choisiraient Trump plutôt qu’Hillary, Yllka Asimi, 27 ans, n’hésite pas : « Non, impossible. Nous sommes pro-Clinton. » Valerie Plesch
Ukraine
La pluie se mélange à la neige ce matin et fond en une matière qui ressemble à des flocons d’avoine boueux sous les pieds des passants à Kiev. Les gens se plaignent des mauvaises routes, de l’épidémie de grippe, du taux du dollar US qui s’envole et des prix qui augmentent tous les jours sur presque tout. La campagne pour l’élection présidentielle américaine les préoccupe à peine ces jours-ci, bien que le candidat le plus extravagant soit déjà en train de devenir un personnage familier. « Vraiment, Trump ne m’intéresse pas. C’est un démocrate, c’est ça ? » me dit Liza, une jeune mère. « Je ne sais pas grand chose sur lui, mais c’est un démagogue et sa coupe de cheveux est horrible », lance un jeune homme nommé Artem. « S’il devient président, Bush va presque nous manquer. » « Je ne connais Trump que par le Daily Show, alors que pourrais-je réellement penser de lui ? » me répond Anastasia, une militante trop occupée avec les droits des femmes et le problème des vétérans pour se préoccuper du candidat américain. La campagne électorale est relatée par la télévision ukrainienne et par les journaux, mais pas de près, juste assez pour donner une idée de ce qu’il se passe aux États-Unis. Quand la guerre a éclaté en Ukraine et que le pays cherchait des alliés à l’Ouest, les États-Unis étaient un grand espoir pour ces Ukrainiens. Et le fait qu’ils refusent de s’impliquer militairement dans le conflit en Ukraine de l’Est a été une déception toute aussi grande. « Si ça avait été Bush à la place d’Obama, nous aurions reçu plus de soutien », disait mon père à l’époque (il a des avis sur tout), en ajoutant : « Mais s’ils nous avaient donné des armes, nous nous serions probablement entre-tués sur-le-champ. Et puis l’économie est un moyen de pression beaucoup plus efficace. » Pour beaucoup de gens comme lui, Donald Trump est le représentant d’un parti républicain radical qui appelle à davantage d’interventions militaires dans le monde, ce qui peut être soit une aide, soit un danger pour les gens qui vivent dans les zones contestées. Pour beaucoup d’autres, il symbolise également le businessman accompli qui mérite le respect – et même l’admiration. Si un acteur peut devenir gouverneur, comme Arnold Schwarzenegger, se demandent-ils, pourquoi un homme d’affaires ne pourrait-il pas devenir président ?
« En toute sincérité, il a une personnalité désagréable mais c’est un politicien sensationnel », affirme Ksenia, qui travaille dans les relations publiques. « Ses déclarations sont provocantes et racistes, et ce n’est pas ce qu’on entend tous les jours de la part des hommes politiques ordinaires. Il sort du lot. Il me rappelle Jirinovski. » Vladimir Jirinovski est un homme politique russe dont les propos sont si absurdes qu’il serait congédié comme un clown s’il ne faisait pas de la politique depuis tant d’années. Ses discours étranges, dans lesquels il propose tout et n’importe quoi (comme reprendre l’Alaska ou appeler à des frappes nucléaires sur la République tchétchène, entre autres) sont soupçonnés d’être une méthode pour sonder l’opinion publique. Quand on évoque Trump en Ukraine, la première image qui vient à l’esprit est celle de notre vieux Jirinovski : révoltant, mais pas stupide. « J’ai même étudié Trump au cours d’une master class », me raconte Vlad, qui est impliqué dans la politique et la sécurité. « Pourquoi ne devrait-on pas l’admirer ? Nous devrions nous inspirer de son modèle de réussite et l’utiliser. » Olga Kovalenko
Canada
Il y a seulement deux ou trois choses que les Canadiens apprécient plus encore que de parler du temps qu’il fait (« l’hiver a été doux ici, hein ») ou de donner de parfaites excuses (« je suis vraiment désolé de m’appuyer sur ce cliché »). Et l’une d’entre elles est de dire : « Je vous avais prévenu. » Dès le moment où il a sorti la carte du Make America Great Again! sur le ring présidentiel, les Canadiens ont été nombreux à prévenir nos cousins américains de ne pas sous-estimer Donald Trump. De ne pas l’écarter comme une simple plaisanterie, une représentation passagère des frustrations des électeurs, comme un cheveux sur la soupe. Le fait qu’il ait l’air d’être totalement fou ne veut pas dire qu’il ne sera pas élu.
Nous autres – et surtout ceux d’entre nous qui vivent à Toronto – savons bien qu’être totalement fou n’empêche pas d’être élu. Oui. Je parle de Rob Ford. Au premier abord, les deux hommes ont beaucoup de choses en commun. Ils sont tous deux démagogues et véhéments, et ils se nourrissent de la négativité et de la discorde. Ils mentent comme ils respirent. Ils sont tous les deux théoriquement de droite mais vont tendre leurs opinions jusqu’à ce qu’elles ne soient plus identifiables pour obtenir des votes, défendre un compère ou simplement faire la une. Ils ont tous les deux des capacités politiques réelles et n’hésitent pas à attaquer – ou pire, contre-attaquer – avec une furie sans limite et imprudente. Et ils font tous les deux partie d’une élite qui attire profondément les blancs prolétaires désabusés de la classe moyenne. En juin dernier, quand Trump faisait 8 % dans les sondages, Rob Ford en personne a remarqué les similarités et a prédit son succès. Il a affirmé au journal Toronto Sun : « Ils peuvent rire autant qu’ils veulent, mais M. Trump est un homme brillant et un excellent candidat à la présidence. » « Ils étaient peu à penser que j’allais gagner l’élection municipale en 2010, et ils ont eu tort. »
En août, alors que la campagne de Trump atteignait les 20 %, le chroniqueur Edward Keenan a écrit dans les colonnes du Toronto Star que « Toronto [avait] appris à la dure qu’on pouvait finir par regretter de tourner le dos au candidat rangé sous l’étiquette du clown démagogue ». Il a aussi interviewé un consultant politique, homme clé de la victoire de Ford, qui a dit de Trump qu’il « pourrait gagner » s’il « se contente de rester cohérent ». Keenan terminait son article par ces mots : « États-Unis : on vous aura prévenus. » En décembre, alors que Trump se rapprochait des 40 %, le chroniqueur de Toronto Marcus Gee écrivait dans une rubrique adressée à ces « Chers Américains » que l’élite politique dans son ensemble avait échoué à comprendre l’attrait que Ford exerçait sur sa base – et le pouvoir de cette base électorale – jusqu’à ce qu’il soit trop tard. « Ne répétez pas l’erreur que Toronto a commise. Ne sous-estimez pas Donald Trump. » Même le nouveau Premier ministre du Canada a donné son point de vue. En novembre, il s’est fendu d’un commentaire pour la BBC sur « la montée de l’anti-politicien, que ce soit notre Rob Ford à Toronto, ou bien Donald Trump ». Malgré toutes ces ressemblances, il y a des différences significatives. Ford était un politicien de carrière sans autre compétence que celle de mener à terme des politiques municipales. Il suintait l’échec sale et désespéré. Il n’était pas particulièrement brillant. Et il n’était que maire, un poste doté de peu de pouvoir chez nous. Bien sûr, c’était un triste sire, autodestructeur et glouton invétéré dont les fringales, les addictions, le manque de contrôle et le déni en ont fait une figure raillée publiquement dans le monde entier.
On les avait prévenus.
D’autre part, malgré tout son ridicule superficiel, Trump fait preuve d’une longue suite de réussites. Il a bâti des entreprises. Il a créé et développé une marque puissante. Il est intelligent, impitoyable et discipliné. Malgré ses trois mariages et deux divorces spectaculaires, il prend la pose avec une famille enjouée et photogénique, qui adoucit son attitude toujours venimeuse. Et il est en lice pour ce qui reste encore aujourd’hui, malgré quelques signes de discrédit, le poste le plus important de la planète. Ces différences le rendent beaucoup plus puissant en tant que force politique, comparé à celui qui a rabaissé Toronto pendant quatre affreuses années. Et alors qu’il vient de remporter le New Hampshire, les Canadiens n’ont qu’une seule chose à dire. On les avait prévenus. Benson Cowan
Traduit de l’anglais par Natacha Mary d’après l’article « Dispatches from an Anti-Trump Planet », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Donald Trump, par trumpdonald.org.