RETROUVEZ ICI LA PREMIÈRE PARTIE DE L’HISTOIRE
Thor
La descente était à couper le souffle. Chris Tarbell, un agent spécial du bureau du FBI de New York, était assis côté hublot et avisait une anomalie verte au milieu d’une mer de bleu, alors que l’avion s’immergeait dans le décor inquiétant mais superbe de l’Islande. À l’approche de l’aéroport de Keflavík, il pouvait à présent voir apparaître la ville de Reykjavik. Et juste un peu plus loin, perché à l’extrémité d’un champ de lave recouvert de mousse : l’imposant cube blanc mat où était situé le centre de données Thor. C’était pour cette raison que Tarbell, accompagné de deux avocats représentants des États-Unis, était venu de si loin jusqu’ici. Thor hébergeait un ordinateur dont l’adresse IP était capitale, que Tarbell et ses collègues du FBI avaient découvert à New York : le serveur secret d’une vaste organisation criminelle en ligne du nom de Silk Road, la « route de la soie ». Ils s’affairaient sur le sujet depuis des mois, ainsi que d’autres agents fédéraux dans tout le pays, dans le cadre d’une cyber-chasse à l’homme de grande envergure visant le Terrible Pirate Roberts : le mystérieux propriétaire de Silk Road, une marketplace en ligne qui fonctionnait sur le même principe qu’Amazon, mais pour les biens et services illégaux. Des enquêtes sur Silk Road furent lancées par la sûreté nationale, les services secrets et le bureau de la DEA à Baltimore – où un agent du nom de Carl Force menait une tentative d’infiltration de Silk Road depuis plus d’un an.
Tarbell et son équipe – nom de code Cyber Squad 2 (ou CY2 pour faire plus court, ou encore « la deuze » pour les intimes) – étaient arrivés relativement tardivement sur l’affaire. Les autres agences avaient congédié le FBI, en partie en raison des tensions qui perduraient entre les services, mais aussi parce que les agents traditionnels du « Bureau » estiment que le travail de terrain consiste à faire face à des flingues, à endurer la poussière et la sueur, et n’ont aucune considération pour les intellos de la lutte contre la cybercriminalité. Mais le déploiement de cet énorme arsenal légal n’avait jusqu’ici pratiquement pas porté ses fruits, et ce furent Tarbell et le CY2 qui apportèrent la première piste prometteuse au dossier. Les agents de la lutte contre la cybercriminalité passent une bonne partie de leur temps assis à leur bureau, et il était excitant pour eux de se rendre sur le terrain pour changer. Au-dessous d’eux, ils pouvaient constater l’intensité géologique de l’Islande, intégralement formée de roches saillantes érigées au-dessus de la surface en volcans.
Dans l’océan environnant reposent les câbles démesurés qui sont la raison même de la position stratégique qu’occupe le pays pour le trafic d’Internet ; l’île est située presque à égale distance de l’Amérique du Nord et de l’Europe, et sa géographie et son climat hostiles réduisent les coûts de refroidissement en plus de fournir de l’énergie géothermique gratuite. L’un des deux avocats avaient décrit à Tarbell les forces tectoniques qui animaient l’Islande – les plaques nord-américaine et eurasienne qui ouvraient lentement une faille grandissante. Cela remet les choses en perspective, s’était dit Tarbell. Une fois arrivés au sol à Reykjavik, Tarbell et les avocats prirent contact avec leurs homologues locaux, et expliquèrent la raison de leur venue. Silk Road avait échappé à la loi pendant presque trois ans parce que le site fonctionnait sur Tor – un browser en forme de camouflage crypté qui rendait presque invisibles utilisateurs, vendeurs, et serveurs du site. Jusqu’à ce que Tarbell fasse une découverte improbable. Son enquête avait débuté par les bonnes vieilles méthodes, un travail qui restait confiné au bureau, à tourner autour du protocole de publication des adresses IP de Tor et à arpenter le site de Silk Road à la recherche d’un endroit ou d’une personne qui évoquerait une potentielle faille de sécurité du site. La brèche qu’il découvrit par chance provenait d’un thread sur Reddit : un utilisateur avait posté une alerte à propos de l’adresse IP de Silk Road, qui avait une « fuite » – et était visible par d’autres ordinateurs. Le Terrible Pirate Roberts (ou DPR, l’acronyme anglais par lequel il était souvent appelé) avait été mis au courant du problème par un utilisateur mais avait ignoré l’alerte. Le succès de Silk Road avait rendu DPR arrogant. Il avait baissé sa garde, répétant plein d’assurance à ses collaborateurs que le site ne serait jamais découvert.
Tarbell assaillit Silk Road de données, espérant ainsi mettre en évidence la faille. Il entra des identifiants accompagnés du mauvais mot de passe (et vice-versa) et alimenta des champs vides avec des données – tout en utilisant en parallèle un logiciel gratuit pour analyser le trafic du réseau et collecter les adresses IP qui étaient en lien avec son ordinateur. Après quoi il testa ces données. Le 5 juin 2013, après des heures passées à scruter des adresses IP, Tarbell copia et colla l’une d’entre elles – 193.107.86.49 – dans un moteur de recherche, et soudain elle apparut : la case CAPTCHA à renseigner issue de Silk Road. Il la montra à son coéquipier, l’agent Ilhwan Yum, ainsi qu’à l’informaticien Tom Kiernan, un civil qui avait formé la CY2 aux aspects plus techniques. C’était bel et bien ce que l’équipe traquait : un défaut de configuration quelque part dans le site qui permettait de révéler l’adresse IP réelle de Silk Road, que Tarbell s’attela à remonter, jusqu’à aboutir à cet édifice à la pointe de la technologie, ici, en Islande. Tarbell s’était déjà rendu sur l’île-nation une fois par le passé, et connaissait certaines personnes présentes à la réunion. Il y avait une procureure islandaise – séduisante avec sa jupe droite, ses lunettes de secrétaire et ses cheveux rassemblés en un chignon, ce qui ne manqua pas de distraire légèrement Tarbell – ainsi qu’un attaché de l’ambassade des États-Unis. Solliciter un autre gouvernement est une chose délicate – un avocat américain avait rédigé le document de la commission rogatoire demandant à l’Islande de répondre aux demandes des agents du FBI liées à l’enquête –, mais les autorités Islandaises se montraient conciliantes et la réunion fut terminée une heure plus tard. Peu de temps après, un détachement de la police islandaise pénétra dans le hall épuré du centre de données Thor. Quel genre de datacenter peut donc comporter un hall ? Le genre qui comprend également une façade étincelante, un sol immaculé, et héberge le premier superordinateur à zéro émission du monde. Les experts de la cybercriminalité ont souvent affaire à des écheveaux de câbles provenant de machines installées dans un sous-sol. Mais Thor est carrément futuriste. En dépassant l’entrée par carte magnétique du hall, on accède à un ancien hangar d’avion dans lequel se trouve un double conteneur, bleu brillant avec des conduits argentés, rempli de serveurs.
À l’intérieur, trois rangées de serveurs lames sont alignées du sol au plafond, clignotant par intermittence d’une lumière bleutée. L’air y est frais et empli du vrombissement d’une centaine de ventilateurs, chacun d’entre eux alimenté par les forces volcaniques de la roche, juste en dessous. Les autorités islandaises localisèrent la boîte en question et découvrirent qu’elle comprenait un disque à miroir, un double niveau de contenu. Ils replacèrent le miroir, retournèrent à Reykjavik et remirent le disque à Tarbell. Mine de rien, il tenait Silk Road au creux de ses mains. Même à première vue, le volume du site était étonnant : le 21 juillet 2013, à peu près à l’heure où Tarbell atterrissait en Islande, le compte de DPR comptait 3 237 transferts, totalisant un montant de 19 459 dollars, ce qui, rapporté à l’année, représenterait pour DPR un revenu annuel de plus de sept millions de dollars. Le centre de données avait également conservé les connexions au système des six mois précédents ; on pouvait donc identifier tout ordinateur qui s’y était récemment connecté. Du pain béni pour l’enquête. À son retour à New York, Tarbell commença à dérouler les liens électroniques connectant le serveur en Islande à des ordinateurs situés un peu partout dans le monde. Ils suivirent le trafic enregistré correspondant au port 22 – la connexion cryptée sur laquelle les administrateurs se connectent – et découvrirent ainsi l’existence de plusieurs adresses IP non protégées par Tor : une sauvegarde près de Philadelphie, un serveur proxy en France, un VPN (réseau privé virtuel) en Roumanie. Sur le mur de la salle informatique du CY2, Tarbell installa une feuille de papier graphique de 2,4 mètres sur laquelle il représenta le schéma visuel traditionnel lors d’une enquête, l’enchevêtrement de lignes matérialisant les liens complexes entre les pistes et les preuves. Mais en lieu et place du parrain classique entouré de ses capos, le graphique était centré sur un serveur en Islande relié à un réseau d’ordinateurs tentaculaire et crypté. Tarbell était du genre visuel ; il aimait voir concrètement les connexions. L’une d’entre elles était une adresse IP provenant du dernier accès connu au VPN de Silk Road. À côté de l’IP, Tarbell avait tracé un point d’interrogation. Une assignation de justice avait permis de localiser physiquement l’adresse IP : Café Luna, Sacramento Street, San Francisco.
Joshua Terrey
Lorsque les agents de la sûreté nationale se présentèrent à la porte de l’appartement de Ross Ulbricht à San Francisco, ses nouveaux colocataires furent pour le moins surpris. Ils pensaient que ce Texan discret qui venait de louer leur dernière chambre pour 1 000 dollars s’appelait Joshua Terrey. Les agents durent trouver cela intéressant, étant donné que Joshua Terrey ne faisait pas partie des neuf noms qu’ils avaient trouvés dans une pile de fausses pièces d’identité dans un bureau de douane à la frontière canadienne, toutes liées à cette adresse et affublées de la photo de Ross Ulbricht. Ross avait emménagé dans cette maison après avoir quitté Austin, où il avait grandi, garçon intelligent à la fibre aventureuse, au sein d’une famille sans histoire.
Ross était beau, séduisant, toujours brillant élève, et il avait fait ses études de physique et d’ingénierie grâce à des bourses. Mais il délaissa les travaux de laboratoire pour poursuivre une idée qui alliait à la fois ses talents techniques, son esprit d’entreprise et sa philosophie libertaire nouvelle : Silk Road. Il se dirigea donc vers l’Ouest, en direction de La Mecque des start-ups, d’où il orchestra secrètement sa puissante opération. Même si Ross n’avait que récemment emménagé dans cette sous-location du quartier de West Portal, un endroit où familles et poussettes régnaient en maîtres, il avait trouvé la meilleure chambre. Ses colocataires pensaient que le dénommé Josh, qui avait répondu à leur annonce, était trader. Ils avaient néanmoins trouvé curieux le fait qu’il n’eut pas de téléphone portable, qu’il payât en liquide, et qu’il fût constamment sur son ordinateur. Mais ni ses amis, ni sa famille n’auraient pu penser que Ross avait une double identité secrète : en ligne, il était le Terrible Pirate Roberts. Ils n’auraient pas pu suspecter non plus que le jeune homme, à la tête d’un vaste marché noir sous-tendu par des convictions politiques, était devenu le chef d’une véritable organisation criminelle, un manipulateur impitoyable qui avait pris la décision de faire abattre l’un de ses employés pour le punir d’un vol (il s’agissait également d’un sacrifice nécessaire à ses desseins politiques).
Si Ross était nerveux d’avoir été découvert quand la sûreté nationale l’interrogea, il n’en laissa rien paraître. Il ne leur dit pas qu’il avait fait l’acquisition de cette rocambolesque série de fausses identités car il nécessitait des couvertures pour louer des serveurs supplémentaires, afin de répondre aux besoins de Silk Road, à sa taille exponentielle et aux nombreux défis de sécurité que cela posait. Les pièces d’identités étaient des contrefaçons de haute qualité, incluant les motifs holographiques et autres. Mais elles étaient maintenant aux mains des agents de la sûreté nationale qui se tenaient sur le pas de la porte. Ross se montra courtois, mais il savait qu’il pouvait refuser de répondre à leurs questions. Avant que les agents ne repartent, Ross suggéra charitablement que « théoriquement », n’importe qui aurait pu lui envoyer de la drogue ou des faux papiers par l’intermédiaire d’un site Internet nommé Silk Road. Une remarque pour le moins étrange que les agents ne manquèrent pas de relever, mais ils n’étaient pas là pour lui parler de Silk Road, quoi que cela pût être. Ils repartirent donc en emportant les fausses pièces d’identité avec eux. Ross fut terrifié par la visite. Il déménagea à nouveau peu de temps après pour une autre colocation, située dans le quartier de Glen Park, mais cette fois en utilisant son vrai nom. L’un de ses nouveaux colocataires, Alex, apprécia Ross immédiatement pour son charisme et son contact facile. Et, ainsi qu’Alex l’observa, la concentration dont il faisait preuve était impressionnante.
Il n’était pas du genre à perdre du temps à regarder des vidéos de chats sur son Samsung 700z. Il ne fumait et ne buvait pas beaucoup, bien qu’il lui arrivât de jouer sur son djembé, un instrument d’Afrique de l’Ouest qui constituait l’une de ses rares possessions. Il n’invitait jamais d’amis et ne semblait avoir aucun objet personnel. Il ne recevait pas non plus de courrier. « Parfois », confia l’un des colocataires à Alex, « je me dis que Ross se cache de quelqu’un. » En dépit de ce sentiment, ils n’auraient jamais pu deviner que Ross, le nouvel arrivant dans leur colocation au loyer peu élevé qui aimait donner des accolades et déambuler sans chemise, s’asseyait dans un des fauteuils récupérés dans une brocante, son Samsung sur les genoux, pour présider à son empire criminel. « L’argent est tout-puissant », écrivait DPR aux fidèles de Silk Road, « et du pouvoir, il en faudra pour concrétiser les changements auxquels j’aspire. » Il était à ce moment-là multi-millionnaire, mais ces ressources, ainsi qu’il le déclara à ceux qui le suivaient, étaient destinés à la révolution. La liberté, n’est-ce pas, avait besoin de financement. DPR avait fondé Silk Road en tant qu’instance de l’idéal libertaire : un marché sans entraves où tout le monde était libre, tant que cette liberté n’empiétait pas sur celle de quelqu’un d’autre. Pour DPR et la communauté qui s’était développée autour de lui, Silk Road était plus que de la contrebande ; c’était un mouvement. Au fur et à mesure de la croissance rapide de Silk Road, les proclamations de DPR se faisaient plus épiques. Il écrivit : « Chaque transaction est une victoire » dans la quête de l’affaiblissement de l’État « voleur et meurtrier ».
Ce qui avait débuté comme l’affirmation d’une foi dans le libre arbitre sonnait à présent comme un dogme révolutionnaire. Cela constituait un plan d’activité pour le moins ambitieux. DPR voulait étendre sa licence attisée par la liberté et former un empire, avec ses propres services dédiés : transactions en bitcoins, crédit coopératif et système de communication crypté, affiliés à Silk Road. Dopé par la rapidité de son succès, DPR partagea l’enthousiasme enivrant du monde des start-ups légales. Alors qu’il avait songé auparavant vendre Silk Road pour un milliard de dollars, il confia à un journaliste lors d’une de ses rares sessions de chats cryptés que Silk Road valait dans les 10 numéros, peut-être même 11. Mais derrière cette façade, Ross était constamment en période de crise. Il y avait des problèmes techniques, des conflits de management, une plateforme qui évoluait rapidement, et la volatilité du bitcoin. Il y avait des arnaques sur le site. Malgré le fait que Silk Road rapportait davantage d’argent, les coûts liés au maintien de sa structure augmentaient de paire. Ross, se sentant assiégé de toutes parts, conserva une trace de ses luttes dans un journal de bord.
03/04/2013 Les fausses annonces prennent de l’ampleur. Ai limité espace dédié à l’identifiant, et verrouillé les comptes en cours.
Le chantage était aussi un problème. Des hackers avaient découvert comment lancer des attaques de type « refus de service » (DDoS) sur Silk Road, et DPR était contraint de payer la « protection » du site, à raison de 50 000 dollars par semaine. En mai 2013, des hackers provoquèrent l’arrêt du service pendant une semaine, et de nombreux utilisateurs se demandèrent si ce n’était pas l’œuvre d’un concurrent. Atlantis, une nouvelle marketplace de biens illicites tournant sur Tor venait de se lancer, accompagné d’une bande-annonce rondement menée sur YouTube et d’une conversation groupée en ligne avec des journalistes, au cours de laquelle un porte-parole du nom de Heisenberg lança dans une pique assassine qu’Atlantis était à Silk Road ce que « Facebook est à MySpace ».
02/05/2013 Les attaques continuent. Pas de revendication de la part de l’attaquant. Site ouvert, mais Tor crashe de temps à autre et doit être redémarré.
Le personnel de DPR augmentait, bien qu’il fût difficile de trouver des subordonnés fiables. Batman73 – un dealer du nom de Peter Nash basé en Australie – était cocaïnomane. Inigo tenait le club de lecture du site, et DPR lui en était reconnaissant, mais il était le genre de type à vivre en partie sur un bateau, à fumer de l’herbe en quantité, et il était aussi organisé que ce que ce mode de vie laissait supposer. DPR appréciait Libertas, cependant, et Smed était un gars fiable fournissant un support technique réactif.
03/05/2013 Aide Smed à repousser les attaques. Site KO en majeure partie. J’en ai marre.
Le poids du management commençait à le peser, et l’humeur en dents de scie de DPR alimenta la théorie selon laquelle ce pseudonyme était en fait tenu par plusieurs personnes. DPR contribuait délibérément à ce que les choses aillent dans ce sens. Lors d’une interview donnée à Forbes, il déclara être en réalité le successeur du fondateur de Silk Road. Cela fonctionna. Sur Silk Road, c’était devenu un jeu d’énigmes que de percer à jour les nombreuses facettes de DPR, et certains utilisateurs étaient même persuadés de pouvoir détecter quand les différents DPR prenaient les rênes du site.
« Tu es un type très occupé. En fait, je pense même que tu vas finir par te tuer », disait un message amical envoyé à DPR par un vendeur de Silk Road du nom de Nob. « Prends des vacances. » DPR pensait que Nob était membre de terrain d’un cartel porto-ricain et que son vrai nom était Eladio Guzman, mais il était en réalité l’agent de la DEA Carl Force. Force avait passé plus d’un an à mettre sur pied son identité secrète sur Silk Road, dans le but de se rapprocher de DPR. Ils étaient devenus des confidents, et passaient des nuits entières à discuter, à tel point que DPR faisait confiance à Nob lorsqu’il avait besoin de bras pour certaines tâches. C’est Nob que DPR avait engagé pour faire assassiner son employé Curtis Green. Force persuada donc Green de simuler sa propre mort. Il était surpris de voir le moral de DPR proche de s’effondrer, mais là aussi, il avait déjà eu affaire à ce genre de choses auparavant, pendant ses débuts à la DEA en tant qu’agent infiltré. Il avait également fait l’expérience des tentations liées à une double identité. Sa vie secrète d’opérateur enclin à faire la fête et à la démesure avait presque détruit sa véritable vie. Il avait donc tout arrêté et s’en était remis au Christ. Sa mission dans l’affaire Silk Road était sa première infiltration depuis lors, et pas des moindres. Grâce son affectation virtuelle en tant que Nob, Force avait été à même de mener à bien le supposé « contrat » sur Green, impliquant DPR dans une conspiration de meurtre tout en renforçant leurs liens du même coup. Nob et DPR étaient devenus compagnons d’armes.
À présent, Nob voulait tirer profit de l’apparente lutte intérieure de DPR. « Tu as besoin d’un plan de secours », écrivit-il. Force espérait que la paranoïa grandissante de l’intéressé lui permettrait d’influer sur ce que DPR prendrait pour une échappatoire – mais qui le mènerait en réalité droit dans les mains de la DEA. DPR se confia sur ses craintes liées aux « FO », les forces de l’ordre, sans se rendre compte qu’il parlait à la DEA. C’était là un manque de clairvoyance au milieu d’un royaume de suspicion envers les stups et les informateurs. Mais DPR voulait croire en son ami Nob. Silk Road n’avait-il pas été conçu sur la base du système de confiance de DPR ? Et par ailleurs, il se sentait seul. « Je n’ai personne à qui dire ce que je pense », posta un jour DPR à destination de la communauté Silk Road toute entière. « Les règles de sécurité ne me le permettent pas, aussi je vous remercie de m’écouter. »
26/05/2013 Essayé de transférer le forum vers une configuration multi-couches, mais laissé échapper des IP, deux fois.
DPR était également devenu laxiste quant à sa propre sécurité non-virtuelle. Ce journal qu’il tenait était une très mauvaise idée, pour commencer. Son arrogance grandissante était devenue un point faible. Sa science autodidacte de la programmation le rattrapait également, laissant des trous dans la cape d’invisibilité que représentait Tor. Et malgré cela, il disait à ses administrateurs réseau que rien ne pouvait remonter jusqu’à eux. Lorsqu’un utilisateur de formation technique lui envoya un message privé pour l’avertir qu’il devrait s’enquérir de la localisation physique précise de ses serveurs, DPR ne donna pas suite à ses allégations. L’informateur l’avait averti du fait que les serveurs pouvaient facilement être copiés. Pas d’inquiétude, se disait DPR. Les serveurs sont en sûreté.
Lab1a
Pendant ce temps-là, à New York, Kiernan était occupé à recréer tout le système Silk Road dans son labo. Une fois correctement configuré, Tarbell et son équipe pourraient accéder au-dit système en tant que super users – c’est-à-dire voir Silk Road avec les yeux de DPR – et ainsi découvrir son mode de fonctionnement et de communication, ainsi que sa structure. Il était excitant, bien sûr, de donner vie à la bête. Ils se demandaient ce qu’ils découvriraient. Tarbell avait immédiatement pu apprécier l’esprit d’entreprise de DPR, les lourds efforts qu’il avait consentis pour gérer et développer son site, ainsi que la manière qu’il avait de se conduire face à l’adversité. Tarbell se disait que ce type avait bien gagné sa commission. C’était impressionnant. Surtout parce que Tarbell se rendait bien compte que DPR n’était pas un informaticien professionnel. Le codage était obscurci par des couches successives qu’il fallait éplucher une à une, clairement un boulot d’autodidacte. On y trouvait aussi des tonnes de commentaires décrivant différentes expérimentations techniques, souvent effectuées directement sur le serveur en ligne. Kiernan et Yum découvrirent les messages privés, le forum, le compte du tiers de confiance libellé en bitcoins (dont DPR déduisait sa marge tous les samedis soirs), ainsi que le serveur principal enregistrant – toujours en bitcoins – l’intégralité des transactions des vendeurs. Ils passaient un temps fou au labo, rebaptisé pour l’occasion la « War Room ».
Il y régnait tous les jours une ambiance de partiels étudiants. Tout le monde se mettait à bûcher sur Silk Road dès son arrivée le matin, déjeunait sur place en s’approvisionnant chez le traiteur d’en bas et commençait à gentiment péter les plombs au milieu de l’après-midi, par exemple lorsque Tarbell décrétait une pause eau gazeuse et se mettait à danser dans le labo, sa bouteille à la main, en interprétant le très sirupeux « Afternoon Delight ». Avec le temps, les blagues devenaient de plus en plus bizarres, comme cette fois où Yum afficha un panneau dans la War Room indiquant : Lab1a. Au complet ravissement du labo, personne dans ce royaume des nuls en informatique que constitue le FBI ne sembla remarquer qu’en anglais, ce terme évoquait également une zone très privée de l’anatomie féminine. Pendant que Yum et Kiernan travaillaient à leurs machines, Tarbell passa au tamis 1 400 pages de sauvegardes de chats signées DPR, afin de mieux le comprendre. DPR savait toujours s’adapter à son interlocuteur, parfois pressant et très boulot-boulot, à d’autres moment versatile et narcissique. Au bout du compte, il finit par considérer que le meurtre n’était qu’une manière comme une autre de gérer son business. En compulsant la correspondance de DPR, Tarbell fut surpris de trouver la preuve d’une autre commande de meurtre, cette fois-ci en réponse à des maîtres chanteurs. Le scénario était compliqué, mais Tarbell comprit quand même qu’un utilisateur dénommé FriendlyChemist faisait chanter DPR. Un autre utilisateur, Redandwhite, qui disait appartenir aux Hells Angels, avait accepté de tuer le maître chanteur puis de remplir d’autres contrats. Contre un joli paquet d’argent, bien sûr.
LE TERRIBLE PIRATE ROBERTS 27/03/2013 23:38 À mes yeux, FriendlyChemist représente un danger et je n’aurais rien contre son exécution… Voici les infos dont je dispose : Blake Krokoff Habite dans un appartement près de White Rock Beach Âge : 34 Province : Colombie-Britannique Une femme + 3 enfants
En bon businessman, DPR commença par proposer aux Hells Angels de devenir vendeurs sur Silk Road, suggérant à Redandwhite de « lire le wiki et les forums », après quoi les deux compères échangèrent sur le coût d’un meurtre. D’après ce Hells Angel, les tueurs à gage prennent une commission supplémentaire si la cible est votre débitrice. Et si vous voulez que cela ressemble à un accident, les prix grimpent encore. Un « contrat propre » est ainsi facturé 300 000 dollars (frais de voyage inclus). Devant ce montant, DPR marqua le coup. Après tout, il ne lui en avait coûté que 80 000 dollars pour se débarrasser de Curtis Green. Les deux hommes transigèrent.
LE TERRIBLE PIRATE ROBERTS 31/03/2013 8:59 Sans vouloir faire le lourd, le prix me semble un peu élevé. Il n’y a pas longtemps, un contrat du même genre ne m’a coûté que 80 000 dollars. Est-ce que les prix que tu mentionnes sont les meilleurs que tu puisses me faire ?
REDANDWHITE 31/03/2013 11:16 Désolé, mais à ce prix, on ne peut rien faire. Le mieux que je puisse t’offrir, c’est 150, ce qui est déjà parfaitement déraisonnable.
Au nom de leur « future relation d’affaires », les Hells Angels acceptèrent finalement le marché à 150 000 dollars, ce qui représentait 1 655 bitcoins de l’époque. « Bonne chance et pas d’imprudence », fut le dernier commentaire de DPR. Ils convinrent d’un débriefing le jour suivant.
REDANDWHITE 01/04/2013 22:06 On s’est occupé de ton problème… Sois sans d’inquiétude, il ne risque plus de faire chanter qui que ce soit. Jamais.
LE TERRIBLE PIRATE ROBERTS 02/04/2013 00:55 Excellent travail.
Tarbell n’avait jamais vu un truc pareil. L’enregistrement factuel – avec la date et l’heure – d’une conspiration criminelle. Redandwhite apprit aussi à DPR que le maître-chanteur qu’ils avaient liquidé bossait en binôme avec un type connu sous le pseudo Tony76, à la réputation d’escroc bien établie sur Silk Road. DPR n’hésita pas à l’ajouter à la facture. Et Tony76 avait des colocataires, impliqués eux aussi. Enfin, peut-être. Non, sûrement. Très bien, répondit DPR. Occupe-t-en aussi, et envoie-moi une preuve photographique quand le boulot sera fait. En attendant, DPR et Redandwhite passèrent quelques temps à tester la nouvelle application de chat des Hells Angels et son extension de cryptage (« stp, envoie-moi des captures d’écran des paramètres »), ainsi qu’à discuter prix et planning prévisionnel à propos des exécutions à venir (« pas de prix de gros »).
LE TERRIBLE PIRATE ROBERTS 08/04/2013 18:50 Je vois ton problème, il te faut le port 9150, pas le 9151 … hmm … 500k$ en btc (3 000 @ 166$/btc) ont été envoyés à : 1MwvS1idEevZ5gd428TjL3hB2kHaBH9WTL
Une semaine plus tard :
REDANDWHITE 15/04/2013 10:11 Ton problème a été résolu.
Tarbell lisait la correspondance de DPR en partant de la fin et c’était une expérience étrange que de rembobiner ainsi sa vie, de voir un assassin redevenir un idéaliste concerné par le bonheur des individus. Une sorte d’utopie libertarienne, se dit Tarbell. Même si ça n’était pas vraiment une surprise. Tous les systèmes sont vulnérables à la corruption. C’est d’ailleurs le cas d’Internet, pensa Tarbell, qui avait démarré comme un magnifique champ d’expérimentation parfaitement libre, jusqu’à ce que certaines personnes se mettent à abuser de cette liberté nouvelle. C’est pourquoi, se dit-il, il lui fallait un shérif. Sur le tableau blanc surplombant Tarbell se trouvait une adresse IP associée à un nom : Frosty. Ils avaient déniché l’ID dans le serveur islandais. Mais ils n’apprirent ce qu’il signifiait que lorsque Yum et Kiernan le comparèrent à d’autres preuves qu’ils avaient rassemblées. Il s’avéra en fait que les serveurs de Silk Road tournaient avec un système de login permettant à un ordinateur en particulier d’accéder à toutes les machines. Et les clés de cryptage se terminaient toutes par frosty@frosty. Cela signifiait que tous ces serveurs partageaient un ami en commun, une machine unique avec laquelle ils pouvaient tous communiquer. Tarbell regarda son tableau, décoré d’une topologie en réseau. L’un de ces nœuds devait forcément représenter Frosty, et la personne derrière le clavier était le Terrible Pirate Roberts.
À mesure que le dossier s’accélérait, Tarbell et son équipe se mirent à faire des heures supplémentaires et à bosser le week-end, veste tombée et manches relevées. Cela dura tout l’été. En réalité, Tarbell adorait cette sensation du vendredi à 17 h, lorsque l’air conditionné se tait, que l’arène se vide et qu’on peut enfin commencer à réfléchir, après avoir passé sa journée à brailler. Même en été, la réglementation des immeubles fédéraux empêchait de faire fonctionner la climatisation le week-end, et ce jusqu’au lundi à 08 h 15. Dès le samedi midi, lorsque l’endroit devenait vraiment bouillant, Tarbell travaillait à son bureau en sous-vêtements. La seule pièce où l’air conditionné fonctionnait en permanence était le labo, avec tous ses équipements électroniques. Un jour, Tarbell et Yum firent une tentative désespérée pour conduire l’air frais du labo à leurs bureaux, en se servant de ventilateurs disposés tout le long du chemin. La tentative réussit à peu près et ils se retrouvèrent là, au milieu des bureaux du FBI, Tarbell transpirant en caleçon, avec un match de foot américain en fond sonore et une série de ventilateurs montrant le chemin vers la salle climatisée, où le faux serveur Silk Road ronronnait doucement en continuant à protéger son principal secret.
Rester positif
Ross et Alex étaient devenus amis dans la nouvelle coloc. Certaines nuits, ils regardaient Les Rois du Texas ensemble, ce qui rappelait son enfance à Ross, car c’était une satire dépeignant une famille texane de banlieue comme la sienne. Alex finit par rencontrer la famille en question un week-end où ils vinrent tous rendre visite à Ross. Ses parents semblaient être des gens sympas qui avaient correctement élevé leur fils. Prenant ses marques dans sa chambre, Ross avait acheté quelques trucs pour rendre sa vie plus confortable : une lampe, un canapé en cuir blanc acheté dans un débarras, ainsi qu’un pupitre pour son Samsung. Online, pourtant, les choses n’allaient pas aussi bien. À travers le pays, Force, l’agent de la DEA, espérait capitaliser sur les difficultés que rencontrait DPR. Il lui parla de « Kevin », une source possible de contre-information dans l’enquête Silk Road, qui prenait de l’ampleur. Nob lui expliqua que comme tout membre de cartel bien inséré dans sa partie, il avait « un type à l’intérieur », un employé du département de la Justice américain corrompu à qui il graissait la patte. Kevin, bien sûr, n’était autre que Force, et il recelait un tas d’informations précieuses pour DPR. Force dit à ses supérieurs que ce petit jeu d’informateur donnerait à Nob l’air omniscient, et qu’il serait par la même plus digne de confiance. En rapportant les propos de Kevin, Nob transmit à Nob des informations et prédisait certaines arrestations d’utilisateurs et de vendeurs de Silk Road. Les choses commençaient à sérieusement se gâter, dit Nob. Il insista auprès de DPR sur la nécessité pour lui d’avoir un plan d’évasion bien huilé, et lui suggéra plusieurs itinéraires.
DPR : Tu peux m’expliquer pourquoi tu as choisi cette issue ?
NOB : L’Algérie refuse l’extradition aux USA.
NOB : Et puis tu ne veux pas avoir à prendre un avion hors de ton pays.
Ross avait pris quelques dispositions préalables. Il s’était envolé pour la Dominique, un petit paradis fiscal dans les Caraïbes, où il déposa une demande pour « citoyenneté économique ». Il essaya également de préparer sa succession au cas où il devrait prendre la poudre d’escampette. DPR avait créé un forum spécial baptisé Staff Chat pour l’élite de ses admins, incluant Batman73, Inigo et un nouveau appelé Cirrus. DPR leur confia que la pression montait autour de lui et qu’il avait besoin de respirer pendant un temps. Même au beau milieu du chaos entourant chaque jour davantage Silk Road, DPR commença à prendre des jours de repos, laissant le soin des opérations quotidiennes à ses lieutenants. Ross passa un week-end avec son ancienne conquête Julia, une jeune photographe sensuelle, à l’esprit libre, qu’il avait rencontré au cercle de percussions de l’université. Elle était venu d’Austin, et cela leur rappela le bon vieux temps, bien qu’avec des différences. Ross vivait toujours frugalement dans la maison de Glen Park, et portait à toute heure le même sweat rouge délavé – sans oublier son régime paléo –, mais il avait l’air plus heureux. Ils couchèrent beaucoup ensemble, allèrent danser, et écumèrent la ville, atterrissant un jour sur les falaises qui surplombent l’océan Pacifique.
Au loin, le pont du Golden Gate s’élevait au-dessus de la brume, filant vers le soleil. Julia lança à Ross un regard mutin et décida que c’était le moment idéal pour faire du topless. Elle laissa dévaler sa robe jaune légère le long de ses hanches, et Ross prit des photos. Peu lui importait qu’un couple de randonneurs les surprit dans leur shooting soft-core. Ross cessa de prendre des photos et ils s’enfuirent en courant tous les deux, riant aux éclats, en direction de la ville. Ross commença à passer plus de temps avec les autres locataires. Un jour, il se rendit dans un parc tout proche avec la fille qui vivait de l’autre côté du couloir, et ils passèrent le temps allongés dans l’herbe, avec ses deux Chihuahuas aux longs poils. Au milieu des feuillages, Ross remarqua un sac plastique bleu coincé dans l’arbre. Farouchement contre les pollueurs de tous poils, Ross grimpa le long du tronc pour le retirer. De retour à la maison, il découvrit qu’il avait frayé avec un sumac vénéneux et il eut besoin de beaucoup de calamine pour stopper l’éruption cutanée galopante. Il s’en recouvrit pendant des jours, toujours torse nu, mais à présent sa peau d’un rouge vif, ayant l’air du gyrophare d’une ambulance dans son canapé de cuir blanc.
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Pendant ce temps, les rouages grinçants de l’administration fédérale continuaient de tourner, aussi lents qu’implacables. Comme Ross l’avait écrit dans son journal en 2011, lorsque Silk Road attira l’attention du Sénat américain, il sut qu’il avait réveillé « l’organisation la plus puissante de la planète ». Deux ans plus tard, Chris Tarbell se prélassait chez lui sur son lit, avec sa femme Sabrina, qui préparait la cuisine dans la pièce d’à côté et ses enfants qui mettaient la maison sans dessus-dessous, au point qu’il dût monter le volume de son téléphone pour entendre le nom qu’on lui donnait : « Ross Ulbricht. » Tarbell était alors en conférence téléphonique avec le procureur général chargé du dossier et un agent de la sûreté nationale du nom de Jared Der-Yeghiayan. Der-Yeghiayan était basé aux douanes à l’aéroport international O’Hare de Chicago, et il avait mis la main sur un certain nombre de paquets contenant de petites quantités de drogue dans des colis postaux chargés sur des vols long courrier, tous soigneusement enveloppés, avec à chaque fois une adresse de retour mentionnant StudyAbroad.com. Laquelle, découvrit bientôt Der-Yeghiayan, appartenait à un vendeur sur un truc appelé Silk Road. Der-Yeghiayan se familiarisa donc avec le site et finit par maîtriser suffisamment Silk Road pour démasquer une administratrice auxiliaire répondant au pseudo de Cirrus, qu’il réussit à persuader de le laisser prendre le contrôle de son compte. Tandis que Cirrus était en train de gravir les échelons de la hiérarchie interne du site et qu’elle en devenait un membre de plus en plus respecté, Tarbell invita Der-Yeghiayan à New York pour se joindre à CY2. Un autre agent du fisc américain, Gary Alford, avait rejoint la conversation ce jour-là.
Un peu plus tôt, il avait eu accès à la War Room de Tarbell – Alford et le procureur général travaillaient sur un autre dossier rattaché au bitcoin – et il avait pu jeter un rapide coup d’œil au tableau. Tiens, c’est marrant, se dit Alford. Avec une autre agence, il avait déjà un peu travaillé sur Silk Road. « J’avais une piste à San Francisco », annonça-t-il à l’équipe. « Je regarderai ça. » C’est ce qu’il fit, après quoi il expliqua à tout le monde ce qu’il avait trouvé. Quelques mois auparavant, Alford s’était dit que quel que soit le type à l’origine de Silk Road, il avait forcément dû essayer d’attirer l’attention sur son produit dans des sites classiques affichant le même genre d’audience que celle qu’il visait. Il avait donc entrepris sur Tor une recherche d’URL autour de la date de mise en service de Silk Road, et il dénicha une mention de ce dernier sur le forum Shroomery.org, datée du 27 janvier 2011, c’est-à-dire quelques jours à peine après le lancement de la marketplace en ligne. Un utilisateur répondant au pseudo d’Altoid évoquait « un nouveau service génial qui prétend vous laisser acheter et vendre n’importe quoi en tout anonymat ». En soumettant le nom d’utilisateur Altoid à une recherche Google, une question relative à la programmation de base de données apparut, postée sur Stack Overflow le 16 mars 2013 et demandant : « Comment fait-on pour se connecter à un service caché sur Tor qui utilise du curl en php ? » L’email utilisé était rossulbricht@gmail.com. Une minute plus tard, cet utilisateur avait changé son alias pour Frosty.
Le fisc n’ayant aucune idée de ce dont il était question, les choses s’étaient arrêtées là. L’info resta classée sagement, jusqu’à ce qu’un coup de chance inouï mît Alford sur le chemin du labo de Tarbell, au mur duquel figurait une carte dont toutes les routes menaient à Frosty. Der-Yeghiayan entra le nom Ross Ulbricht dans une base de donnée fédérale et trouva un rapport de la sûreté nationale mentionnant les fausses identités de Ross. Une recherche rapide sur sa dernière adresse connue montra qu’il avait vécu à un demi-bloc du Café Luna, le nœud identifié à San Francisco sur son graphique (et d’où un administrateur s’était branché au VPN de Silk Road). Tarbell était extatique. On tenait enfin la pièce manquante du puzzle, c’était la fin d’une longue traque numérique. Tarbell se dit qu’il était quand même marrant que toutes les preuves se fussent trouvées là, en plein air, consultables dès le départ.
En fin de compte, Google apparaissait vraiment comme un outil déterminant dans la lutte que menaient les forces de l’ordre de ce pays. Il était maintenant évident qu’au tout début, Ross n’avait eu aucune idée du genre de succès que connaîtrait Silk Road et qu’il s’était montré imprudent. Or, dans cette ère nouvelle de l’information imprescriptible, il suffit de se montrer imprudent une fois. Un rapide tour des réseaux sociaux révéla un portrait de Ross ressemblant incroyablement à celui du Terrible Pirate Roberts. Son profil LinkedIn était rempli de rhétorique libertarienne. Sur YouTube, il avait du Mises Institute dans ses vidéo préférées, soit le Graal politique de DPR. Sur Google+ (où son profil le décrivait comme « intrépide et funky, pas trop fatty ») il demandait : « Connaissez-vous quelqu’un qui bosse pour UPS, FedEx ou DHL ? » Au labo, Kiernan trouva un code sur le serveur Silk Road qui ressemblait trait pour trait à celui posté par Ross sur Stack Overflow. « On tient notre type ! » annonça Tarbell à son superviseur le jour suivant. Ils expédièrent une demande à l’équipe de surveillance, afin qu’elle envoie deux agents à San Francisco garder un œil sur Ross. Ils l’espionnèrent donc, dans cette maison qu’il partageait avec Alex, travaillant tard sur des transmissions cryptées sans fil.
Parfois, il sortait avec son ordinateur portable – ce qui est le cas d’à peu près tout le monde à San Francisco – et s’installait à une table de café pour pouvoir travailler en buvant tranquillement un café. Planquer un mouchard dans le courrier électronique de Ross allait nécessiter l’autorisation d’un juge et ils estimaient que, dans l’état actuel de leur enquête, elle leur serait probablement refusée. Ils décidèrent donc d’utiliser la surveillance physique et de voir s’ils n’arriveraient pas à relier l’utilisation que faisait Ross d’Internet et la présence de DPR sur Silk Road. Les heures de connexion concordaient ; DPR et Ross ne faisaient qu’un. Chaque fois que Ross allumait son ordinateur, DPR arrivait sur Silk Road. Et lorsqu’il éteignait sa machine, DPR se déconnectait. La même observation se répéta plusieurs semaines de suite. Que ce fut à la maison ou dans des cafés, qu’importe l’heure de la journée, Ross et DPR demeuraient toujours parfaitement synchrones. Lorsque DPR annonçait qu’il prenait une après-midi de repos, les agents pouvaient voir Ross partir au parc avec sa coloc et ses Chihuahuas, puis flemmarder sur l’herbe ou s’empoisonner au sumac en grimpant aux arbres pour retirer un sac en plastique bleu des branches.
Tarbell mit un plan sur pieds. L’opération serait compliquée, il faudrait s’emparer des bitcoins du site avant que quiconque ne puisse réagir, prendre le contrôle de Silk Road et envoyer des agents à l’étranger pour saisir le serveur islandais ainsi qu’une autre machine, située en France. Tarbell craignait qu’ils n’alertent Ross accidentellement. Il se demandait même pourquoi Ross n’avait pas déjà décampé. Der-Yeghiayan, sous le pseudo de Cirrus, faisait désormais partie du cercle des intimes de DPR et savait donc parfaitement que ce dernier avait la pression. Tarbell pensait que Ross était suffisamment malin pour essayer de s’échapper tant qu’il en avait encore l’occasion. Et de fait, Force, sous l’identité de Nob, encourageait activement DPR à la fuite. Force avait été plus ou moins mis à l’écart, mais son dernier coup avait été de convaincre le magnat numérique de le rencontrer dans un aéroport sous le prétexte de faciliter sa fuite – et de le mettre en état d’arrestation. Pour déclencher l’instinct d’évasion de DPR, Force n’avait pas manqué de lui expliquer que si jamais il se faisait prendre, la prison ne serait pas un endroit sûr pour lui.
NOB : Tu es comme mon frère. Mais il faut que je te dise que j’ai déjà fait assassiner plusieurs types derrière les barreaux. C’est facile et pas cher.
Mais Ross n’avait aucune intention de déménager. Son orgueil n’avait fait que croître, conforté par sa confiance en Tor et son propre intellect. Il se croyait invincible. Alors même que des sonnettes d’alarme se mettaient à retentir tout autour de lui et que les agents fédéraux pointaient le bout de leur nez à l’horizon, Ross confia à un employé potentiel qu’il ne serait jamais pris. « Si on est réaliste », disait-il alors, « la seule façon pour eux de prouver quoi que ce soit serait de vous voir vous connecter et travailler en direct. » Le soir du 28 septembre, l’équipe de surveillance du FBI regarda DPR se déconnecter et Ross s’arrêter de travailler, éteindre son ordinateur, quitter la maison avec ses colocataires et se diriger vers la plage.
~
On aurait dit une pub pour la vie à San Francisco, un groupe de gamins assis autour d’un feu sur Ocean Beach, sous un croissant de Lune, écoutant leur ami Ross jouer du djembé. C’était le premier week-end de l’été indien, une époque merveilleuse à San Francisco, quand tout le monde est dehors et qu’on peut s’asseoir dans le sable avec vue sur le parc du Golden Gate, en écoutant les vagues sombres se briser sur la rive. Alex ouvrit une bouteille de champagne, et Ross but de la bière mexicaine, accompagnant aux percussions un type qui jouait « Wonderwall » à la guitare un peu plus loin.
Vers minuit, la soirée fut interrompue par trois policiers qui leur demandèrent d’éteindre leur feu. Pas de feu de camp après 23 heures, leur dirent-ils. Le groupe poursuivit la fête dans leur maison de Glen Park, buvant sur le balcon. Les occupants de la maison voisine étaient eux aussi sur leur balcon, à boire de la sangria, dont ils offrirent un verre à Ross. Il prit Clementine dans ses bras, l’un des Chihuahuas de sa colocataire, et l’enroula dans son écharpe comme un nouveau-né dans un linge, la cajolant tout en buvant. Ross était complètement bourré – c’est l’unique fois où Alex le vit ivre – et souriait à pleines dents. « Rentrons à l’intérieur pour faire un bœuf », proposa Alex. Ce qu’ils firent, Alex s’asseyant au piano, accompagné de Ross au djembé, et d’autres amis qui donnaient de la voix. La musique se trouva bientôt dans une impasse mélodique répétée jusqu’à l’hypnose, comme c’est souvent le cas des bœufs tardifs, jusqu’à ce que tout le monde finisse par regagner sa chambre ou son son chez-soi. « Rah », dit Ross, la main sur son djembé. « Je tiens pas la mesure. »
En ligne, sa gérance de Silk Road laissait aussi à désirer. Il prit note de ses soucis dans son journal. Les forces de l’ordre tentaient d’infiltrer les forums. Certains gros vendeurs se faisaient arrêter. Il souffrait d’une véritable hémorragie financière, à commencer par une saisie du gouvernement de deux millions de dollars en mai sur Mt. Gox, la plus grande plateforme d’échange de bitcoins du monde, où certains des comptes-clés de Silk Road étaient tenus. Sans lien avec tout cela, Redandwhite avait convaincu Ross de lui donner 500 000 dollars avant de disparaître. Même son ami Nob lui adressait des menaces déguisées à propos du fait qu’il serait facile de l’assassiner une fois en taule. Au milieu du chaos, DPR confia à Libertas, l’un de ses admins les plus fiables, qu’il aurait aimé qu’il prenne les rênes de Silk Road en cas d’urgence, mais il ne lui donna jamais l’accès au serveur. Alors qu’il tentait de garder prise, DPR confia ses inquiétudes à Cirrus, qui briefa à la fin du mois de septembre une vaste équipe du FBI de San Francisco, ainsi que Tarbell et Kiernan, sur l’arrestation imminente de Ross Ulbricht.
Si Ross avait conscience que l’étau se resserrait, il n’en montrait rien. Dans les jours qui suivirent la fête d’Ocean Beach, il travailla derrière son pupitre et appela Julia à Austin, lui disant qu’il lui rendrait visite en novembre. Elle lui envoya des photos coquines, sur lesquelles elle dansait nue, comme avant-goût de ce qui l’attendait. Ce soir-là, un lundi, Ross écrivit dans son journal : « J’ai pris conscience qu’il fallait que je mange équilibré, que je dorme bien, et que je médite afin de pouvoir rester positif et productif. »
/Mastermind
La salle à manger de l’hôtel Marriott de l’aéroport de San Francisco était pratiquement vide à 18 h ce mardi 1er octobre 2013, quand Tarbell retrouva Kiernan et Der-Yeghiayan pour un petit-déjeuner médiocre de plus. Tarbell n’avait pas beaucoup dormi depuis son arrivée à San Francisco deux jours plus tôt. Toute l’équipe new-yorkaise était à cran, postée là dans l’attente du moment opportun. Il y avait, comme d’habitude, un problème avec la bureaucratie. Silk Road était l’affaire de Tarbell, mais le CY2 et lui-même étaient de simples invités au service du FBI de San Francisco, et c’était leur agent spécial chargé de l’enquête qui avait, comme disent les flics, « monté l’opération ». Adoptant une approche des plus classiques, l’agence locale voulait exécuter une descente théâtrale sur la maison de Ross. Tarbell n’aimait pas l’idée. Il craignait de réitérer l’erreur de sa première affaire en matière de cybercriminalité, quand ils avaient arrêté à Chicago un hacktiviste répondant au nom de Jeremy Hammond. À l’époque, une unité du SWAT avait envahi l’appartement à grand renfort de grenades assourdissantes, ce qui avait immédiatement alerté Hammond, qui se trouvait dans la pièce du fond et avait eu le temps de rabattre l’écran de son ordinateur portable, encryptant ainsi à jamais son contenu. Cette opération n’exigeait pas l’intervention du SWAT, selon Tarbell. Elle exigeait de la finesse. Pour condamner un cybercriminel, les preuves directes sont indispensables, d’où l’importance de l’ordinateur de Ross. Tarbell voulait saisir Ross en pleine action, « les doigts sur le clavier » comme ils aiment dire dans le métier. Tarbell avait lu dans les discussions de DPR combien son système était sécurisé, comment un clic pouvait suffire à tout effacer. Ils n’avaient pas droit à l’erreur. L’effet de surprise devait être total.
Pourtant, l’assaut avait été la stratégie retenue. « Merci pour ta contribution », avait répondu le responsable local du FBI à Tarbell. « Alors, voilà ce qu’on va faire… » Trois unités du SWAT, une pour chaque étage de la maison. Ils frapperaient à l’aube, afin de « pénétrer sans résistance ». Ils ne pouvaient pas en faire la promesse, mais ils tenteraient d’arrêter Ross pendant qu’il était en ligne. « Ces unités sont les plus rapides qu’on ait », avait expliqué le responsable. « Peu importe », avait répondu Tarbell. « Personne n’est assez rapide. » Le moment de l’intervention avait déjà été arrêté mais Tarbell insistait pour obtenir un délai afin d’attraper Ross dans l’un de ses cafés. Ils l’avaient vu travailler en dehors de chez lui une fois auparavant mais n’avaient alors aucun agent « en position ». Tarbell avait eu le droit à un délai, mais ça s’arrêtait là. « Tu as épuisé tes chances », lui dit le chef de l’agence de San Francisco. « Finies les faveurs. » L’assaut du SWAT devait avoir lieu à 5 h du matin le jeudi suivant. L’ensemble des équipes tactiques – des dizaines d’agents – s’étaient rassemblées dans un local de la section cybercriminalité du FBI, à une heure au sud de San José, pour un dernier briefing.
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Tarbell n’était pas de la partie à San José. Der-Yeghiayan et lui avaient fait un arrêt par la cour de justice fédérale de San Francisco pour apporter des modifications au mandat de perquisition pour la maison de Ross. Kiernan et un autre agent étaient également restés à San Francisco, à proximité de la maison de Ross à Glen Park. Ils se tenaient en position et espéraient, priant pour que Ross passât la porte de chez lui avec sa sacoche d’ordinateur sur l’épaule. Tarbell avait décidé de retrouver son équipe au Bello Coffe & Tea, un endroit que Ross fréquentait, tout proche de la bibliothèque de Glen Park. Il était une heure de l’après-midi. Assis sur le banc à l’extérieur du café, Der-Yeghiayan se connecta à Silk Road sous le pseudo de Cirrus et vit que DPR était aussi en ligne. La surveillance sur le terrain plaçait encore Ross chez lui. Tarbell redoutait qu’au milieu de la verdure de ce coin de San Francisco, ses collègues et lui-même, tous réunis autour d’un seul ordinateur portable, ne fussent trahis par leur allure de flic évidente. Le groupe se dispersa et essaya de faire mine de rien. Der-Yeghiayan alla dans un marché voisin avant de remarquer que son ordinateur était presque à plat. Il retourna ensuite à Bello, mais le café était désormais plein et aucune prise n’était disponible. Tarbell reprit sa place sur le banc, ce qui lui donna l’occasion de s’inquiéter encore un peu plus. En plein milieu de l’Atlantique, Yum était aux côtés des autorités islandaises et se tenait prêt à pénétrer dans le centre de données Thor pour « élever ses privilèges » sur les serveurs de Silk Road et ses comptes bitcoins. L’équipe postée en France prendrait ensuite le contrôle du serveur de redirection. Tarbell prêtait à peine attention à la douceur de l’après-midi, préférant se concentrer sur son Blackberry et surveiller le défilement continu de messages qui soudaient entre eux les différents pans de cette opération délicate. À 14 h 45, Der-Yeghiayan vit DPR se déconnecter.
Quelques minutes plus tard, les indics contactaient Tarbell : sous leurs yeux, Ross sortait de chez lui. Il portait un jean et son sweat-shirt rouge, il se dirigeait vers l’est. Et il avait pris son ordinateur. « Il est en route », lui dirent-ils. Putain de merde, pensa Tarbell. Il arrive. Le CY2 se dispersa à nouveau, cette fois dans une panique enivrée, zigzaguant à la recherche d’une cachette comme lors d’une partie de cache-cache. Tarbell quitta Der-Yeghiayan, qui tenait encore son ordinateur, et descendit la rue en direction de la maison de Ross. Il sentait les effets de l’adrénaline. Il ne se rendit pas compte que Ross avait atteint leur position. Il relisait la description de Ross faite par l’équipe de surveillance quand, en relevant la tête, il l’aperçut se diriger droit vers lui. La scène se déroula comme au ralenti : il se retrouvait nez à nez avec l’homme qu’il avait traqué pendant des mois, le voyait émerger de l’obscurité numérique et prendre la forme d’une personne bien réelle remontant Diamond Street. Tarbell redoutait d’être démasqué. Il essaya autant que possible de jouer les M. Incognito, mais bon sang ce qu’il avait l’air d’un flic… Ross croisa Tarbell sans lui prêter attention et continua vers le café.
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Depuis l’autre côté de la rue, Der-Yeghiayan vit Ross filer à l’intérieur du café Bello. La situation semblait prometteuse ; ils avaient espéré qu’il s’installe quelque part et qu’il se connecte à Silk Road, leur permettant de l’arrêter la main dans le sac. Mais Ross ressortit presque aussitôt. À cause du manque de prises disponibles, pensa Der-Yeghiayan en regardant lui-même son ordinateur qui n’avait alors plus que 22 % de batterie. Un chiffre effrayant, puisqu’il devait lui aussi être en ligne pour confirmer la présence de DPR. Ross entra dans la bibliothèque voisine.
1 oct. 2013, 14:53 De : Chris Tarbell Objet : Re : Ross Ulbricht
Tarbell alerta l’équipe par e-mail. Ce message fut envoyé en copie à tout le groupe d’intervention qui, en plein briefing pour préparer leur raid, apprenait donc que l’escouade de visiteurs s’était aventurée en dehors des clous et était en train de coincer leur homme dans la bibliothèque de Glen Park. « On le tient », dit Tarbell à son responsable quand celui-ci appela de New York. « Je te rappelle dans dix minutes. » Depuis l’ordinateur agonisant de Der-Yeghiayan, ils virent Ross se connecter en tant que DPR, naviguer dans l’espace de vente, puis sur le forum, puis sur le chat d’admins privilégiés où Cirrus se tenait prêt à lui dire bonjour. Tarbell était certain que dans le sud, le chef avait mobilisé ses troupes. Cinquante agents fédéraux en cuirasse remontaient l’autoroute 101 à tout allure. La cavalerie était en route mais Tarbell voulait attraper Ross avant que ne retentissent les sirènes. Kiernan et un deuxième agent étaient déjà à l’intérieur de la bibliothèque quand Ross s’y engouffra. Il passa juste à côté d’eux, ne se doutant de rien, et continua le long des périodiques, puis du guichet d’accueil, puis par-delà les romans à l’eau de rose, avant de s’asseoir à une table ronde non loin du rayon science-fiction, au deuxième étage. Le deuxième agent monta pour évaluer les contraintes tactiques de l’espace, qui s’annonçaient nombreuses : Ross était assis dans un angle, face à une fenêtre et le dos tourné vers le mur. La stratégie d’approche n’était pas évidente. Kiernan était chargé de récupérer l’ordinateur de Ross et la tâche n’était pas simple. « Récupère l’ordi. Tu es là pour ça. Récupère l’ordi. Et garde-le en vie. »
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Tarbell et Der-Yeghiayan rejoignirent le théâtre des opérations, se postant dans les escaliers au niveau d’un palier. Der-Yeghiayan commençait à paniquer face au déclin rapide de sa batterie, mais il gardait le contact avec DPR pour s’assurer qu’il restait connecté à la console d’administration. Tarbell jeta un œil au-dessus de la dernière marche mais ne vit pas grand chose. Quelque part entre les étagères se trouvait le deuxième agent, mais Tarbell ne connaissait pas exactement son emplacement. Ils communiquaient tous par voie électronique, essayant de se coordonner, car pris de court par les événements. Les minutes défilaient. Der-Yeghiayan et DPR chattaient toujours. Sa batterie se vidait davantage. Tarbell reçut des nouvelles des agents de surveillance en civil : ils se trouvaient aussi dans la bibliothèque. Tarbell ne savait pas où exactement, puisqu’il ne savait pas de quoi ils avaient l’air. (C’est dire le niveau de discrétion des agents en civil.)
À quelques kilomètres de là, l’énorme escadron du SWAT approchait de San Francisco. Tous les responsables locaux étaient à l’intérieur de cette armada, donc, techniquement parlant, la charge de l’opération revenait à Tarbell. Il respira un grand coup et envoya le message suivant : « Laissez-le s’enfuir si il faut, mais gardez l’ordi ouvert. » Le moment était arrivé. Tarbell n’était pas au courant mais sur place, les agents en civil avaient conçu une nouvelle stratégie d’arrestation. Il n’avait aucune idée de ce qui allait se passer quand il prit son inspiration et dit à tout le monde d’y aller. Ce qui se déroula ensuite était un chef-d’œuvre d’improvisation. À 15 h 14, DPR était tout à son clavier, en communication avec Cirrus. C’est alors qu’une femme et un homme d’âge mûr se dirigèrent vers Ross, sans se presser, d’un pas traînant un peu clochard qui n’a rien d’inhabituel pour une bibliothèque de San Francisco. « Va te faire foutre ! » hurla la femme alors qu’ils se trouvaient juste derrière la chaise de Ross. Jouant les couples dérangés, l’homme agrippa la femme par le col en la menaçant du poing.
Ross se retourna l’espace d’un instant, assez pour qu’une main traverse la table et se saisisse de son Samsung. La jeune femme menue d’origine asiatique et à l’air innocent assise en face de Ross depuis le début était, à la surprise générale, un agent du FBI. Ross plongea pour rattraper sa machine mais la manqua d’un cheveu, alors que, tel un quaterback, la jeune femme s’était déjà retournée pour faire une passe éclair à Kiernan qui, suivant les instructions, était sorti de nulle part pour s’emparer de l’ordinateur. Le tout se déroula en moins de dix secondes. Observant la scène de loin, Tarbell était étonné de l’élégance chorégraphique de la chose. On aurait dit le pendant policier d’un quartette de jazz de haute volée. Ross se faisait passer les menottes quand Kiernan, ne perdant pas une seconde, s’assit devant le PC de celui-ci. Il était ouvert. Kiernan y voyait tout. L’identité de la machine était Frosty. Ross était connecté sur Silk Road en tant qu’administrateur sous un compte baptisé /Mastermind. Kiernan pouvait aussi voir que Ross téléchargeait des séries via torrent. Ironie du sort : il était en train de télécharger un extrait du Colbert Report du soir précédent, avec une interview de Vince Gilligan, créateur de la série Breaking Bad. L’ultime épisode de la série venait d’être diffusé et Gilligan discutait du thème central de la série : la capacité des gens ordinaires à commettre des atrocités. En à peine deux ans, Walter White, ce prof de science au bon fond, s’était transformé en menteur, en meurtrier et en magnat de la drogue. Si Ross n’avait pas été arrêté, il aurait vu Gilligan expliquer que, oui, évidemment, Walter était condamné dès le début. Et que tout le monde le savait, sauf lui.
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Tarbell était face à Ross pour la première fois. Il le fouilla, puis le fit entrer dans la camionnette de surveillance, où il lui lut ses droits. Ross ne laissait rien paraître hormis un léger tremblement de la lèvre et demanda à voir les chefs d’accusation. Tarbell lui présenta le mandat au nom de Ross Ulbricht, alias le Terrible Pirate Roberts, alias DPR. Le reste de la force d’intervention commençait à arriver, mélange de Suburban noirs et de véhicules du SWAT tous gyrophares allumés. En un instant, l’endroit grouillait d’uniformes. Le coup de filet improvisé de Tarbell était certes un succès total, mais un flic reste un flic et la division locale du FBI fulminait contre son entorse au protocole. Son équipe et lui, qui passaient pour des geeks chez eux à New York, tiraient une étrange satisfaction de se voir traiter de « putain de cowboys » par une foule de types cuirassés et bardés d’armes. Tarbell le prit comme un compliment. Puis il transféra Ross dans une voiture du FBI en partance pour la prison locale. Tarbell appela Yum en Islande pour mettre en route l’autre phase de l’opération. Yum coupa les communications entre la machine du centre de données Thor et toutes les autres ailleurs dans le monde, puis opéra un simple « transfert de possession » des bitcoins en redirigeant les clés numériques – c’est ainsi que s’administre cette monnaie – de Silk Road vers un compte du FBI. Et voilà : Toutes votre/vos pièce sont nous appartiennent. En France, un piège numérique fut mis au jour : la redirection du site-même de Silk Road nécessitait un périlleux traitement des données qui risquait de fermer l’unité ; si le serveur redémarrait, il était programmé pour effacer sa clé de chiffrement, ce qui revenait pour lui à s’auto-détruire. Mais une fois découvert, le piège put être esquivé et la machine vécut. Dès lors, la page d’accueil de Silk Road afficha : THIS HIDDEN SITE HAS BEEN SEIZED BY THE FEDERAL BUREAU OF INVESTIGATION (« Ce site caché a été saisi par le FBI »). Quelques minutes plus tard, Reddit explosa. « C’est une blague ? » demanda un utilisateur au milieu d’une série de WTF. L’arrestation représentait une telle performance que le département de la Justice voulait en faire la promotion. Ils avaient prévu une conférence de presse à Washington, avec le ministre de la Justice Eric Holder en personne, afin de clairement signaler que le gouvernement était capable de s’attaquer à la cybercriminalité. Mais Ross fut par coïncidence arrêté lors du premier jour de la spectaculaire suspension des activités gouvernementales, quand l’un de de ses héros, Rand Paul, avait, avec l’aide d’autres sénateurs, retenu le budget fédéral en otage pour protester contre l’augmentation du déficit, forçant ainsi Washington à baisser le rideau. Alors pas de Holder, pas de conférence de presse, et même pas de gouvernement pour célébrer la victoire sur l’adversaire libertarien sans foi ni loi. L’unique communication consista en la publication de la plainte originale de 39 pages signée par Tarbell, qui consolidait sa nouvelle image de Van Helsing du numérique qui avait triomphé de DPR. Dans la voiture, Tarbell et Ross étaient maintenant seuls sur la banquette arrière. Tarbell avait lu tellement de choses à son sujet que c’était comme de retrouver un vieil ami. Tarbell parlait de la vie de Ross d’une telle manière qu’il était évident qu’il en savait beaucoup à son sujet. Ross était bavard mais évasif. Il semblait détendu, comme s’il était soulagé. Non pas de se faire attraper mais simplement d’être en compagnie de quelqu’un qui connaissait son secret. Face à Tarbell, il pouvait à la fois être Ross et DPR. Il ne confessa rien à Tarbell mais, à la suite d’une pause naturelle dans la conversation, il dit : « Je suppose que 20 millions de dollars ne peuvent pas me sortir de là, si ? » Pour Ross, cet échange était peut-être le moment le plus authentique des deux dernières années de sa vie. « Non », répondit Tarbell. Il ne résistait pas à l’envie de le provoquer un peu. « Et puis, qu’est-ce qu’on ferait de ce gars ? » Il désignait le chauffeur, un autre agent du FBI. « On devrait aussi s’occuper de lui, non ? Combien tu as ? » Ross regardait droit devant lui alors que la voiture slalomait sur la route de la prison.
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Dans une camionnette qui faisait aussi office de laboratoire mobile, Kiernan étudiait l’ordinateur de Ross à la recherche de preuves. Il trouva rapidement une montagne de preuves : la liste de tous les serveurs de Silk Road et les noms qu’avait utilisés Ross pour les acquérir, 144 000 bitcoins (largement assez pour couvrir sa tentative de corruption à 20 millions), une feuille de calcul détaillant la comptabilité de Silk Road (dont une entrée « Matériel » pour l’achat de ce même ordinateur), et les journaux tenus par Ross, qui détaillaient ses espoirs, ses peurs et ses manies tout au long de cette vaste entreprise criminelle.
Kiernan a aussi trouvé un fichier baptisé emergency.txt contenant un plan d’évasion qu’il n’avait pas pu mettre à exécution :
Détruire disque dur ordinateur et le cacher/jeter Cacher clé USB Aller à l’arrière du train Trouver logement sur craigslist payable en liquide Créer nouvelle identité (nom, histoire perso)
Chez Ross, les agents trouvèrent une clé USB contenant quelques codes de programmation de Silk Road mais, à part cela, pas grand chose. Quand Alex et ses autres colocataires rentrèrent, ils trouvèrent le mandat de perquisition sur la table basse. Alex rendit visite à Ross en prison. Il s’attendait à ce qu’il fût secoué mais il était inchangé. Il devait être transféré peu de temps après à New York pour répondre à sept chefs d’inculpation. Alex avait du mal à croire que le nouveau coloc, son pote, put être la personne décrite dans le mandat. Il lui paraissait improbable que Ross pût être coupable ne serait-ce que d’avoir fait trébucher quelqu’un, et encore moins d’avoir commandité un assassinat. Il n’y avait pas plus relax comme mec.
L’ombre indéchiffrable
Ross était assigné à comparaître devant la cour fédérale de New York quelques mois plus tard, et il était apparemment toujours aussi relax. Il plaida non coupable. Tout comme Alex, les amis et la famille de Ross n’arrivaient pas à croire les accusations. D’abord sous le choc, ils se sentirent ensuite révoltés. Un refrain familier commençait à se faire entendre : Ross était vraiment un type sympa. Il devait y avoir une erreur. Même son de cloche de la part de l’avocat de Ross, Joshua Dratel, une star du barreau chevronnée qui choisit les affaires coriaces. Sa demande de mise en liberté sous caution était une compilation émouvante de louanges : « un garçon exemplaire », « connu de tous comme quelqu’un qui remplit ses devoirs », « ne craignait pas de donner de sa personne pour rendre le monde meilleur ». Mais le juge, arguant du risque d’une fuite, s’opposa à toute liberté provisoire.
Sur Internet, l’affaire était sujette à toutes les controverses. Les communautés libertariennes et cypherpunks avaient bien entendu le sentiment que leur champion était persécuté. Ils pensaient que les charges avaient été gonflées, en représailles de l’affront que Ross avait eu l’audace de faire à l’État. De nombreuses discussions sur Reddit débordaient de paroles outrées et d’analyses méticuleuses de ce que la communauté qualifiait d’exagération, d’affaire basée sur des preuves douteuses, de coup monté par le gouvernement. Un site de soutien apparut : Freeross.org. La défense préparée par Ross et son avocat se résumait à peu de choses près à : « Moi ? j’ai rien fait. » Ils décidèrent de jouer sur les fossés d’incertitudes créés par le flou entourant les identités sur Internet. Le Terrible Pirate Roberts n’était rien d’autre que des pixels, expliquaient-ils. Tout le monde savait qu’il y avait plusieurs DPR, faisant appel aux mythes qui entouraient Silk Road et à l’aspect symbolique des alias. L’idée était efficace.
Dans les mois précédant le procès, la défense accoucha d’une nuée de spéculations sur la question-même de l’identité, insinuant que Silk Road était un mystère inextricable. Après tout, qui n’aime pas un bon polar ? L’affaire avait pris la forme d’une énigme participative dont les chiffres et les codes renfermaient autant d’interrogations potentielles. Puis le procès débuta. Et les théories conspirationnistes ne purent pas rivaliser avec l’avalanche de preuves accablantes. La famille de Ross, les spectateurs venus en soutien et la presse remplissaient la salle d’audience de la cour de justice de Manhattan pour ce qui était le plus grand procès en matière de cybercriminalité depuis des années. Mais, avec leurs centaines de pièces à conviction, les procureurs du parquet américain présentèrent un réquisitoire détaillé et efficace. Ils montrèrent les journaux tenus par Ross. Der-Yeghiayan expliqua comment ils avaient attrapé Ross alors qu’il était connecté en tant /Mastermind. Ils lurent à voix haute des passages des discussions de DPR, enregistrées sur l’ordinateur de Ross, ce qui donna lieu à un spectacle étrange, où les avocats du gouvernement en costume gris récitaient à la cour certains extraits choisis tels que : « Poulpe m’a envoyé le lien de dépannage, fais-moi signe quand tu m’auras autorisé l’accès. » À l’extérieur, un regroupement de manifestants brandissait des pancartes sur lesquelles on pouvait notamment lire « LIBÉREZ ROSS ».
Ross, qui a décliné ma demande d’entretien, ne fut accusé d’aucun meurtre. L’affaire concernant Green, qui avait son origine à Baltimore, relevait d’une inculpation différente. (La procédure est toujours en cours.) Le parquet new-yorkais abandonna les cinq autres meurtres après que l’enquête révéla que toute l’histoire n’était probablement que l’œuvre d’un usurpateur d’identité décidé à faire chanter Ross et a lui extorquer beaucoup d’argent. Pour toutes les affaires, expliqua le ministère public, Ross pensait commanditer des exécutions, qui ensuite étaient même confirmées par de fausses preuves photographiques. Pour augmenter l’effet dramatique, les procureurs lurent à voix haute des extraits de ses conversations, où l’on aurait cru entendre un parrain impitoyable de la mafia. Le procès fut rapide, 13 jours d’audience, plus court que prévu. Les observateurs s’étonnèrent de la quantité et de la précision des preuves ; une rareté.
À la fin, l’avocat de Ross, Dratel, plaida l’erreur d’identité. (Comme c’est souvent le cas dans les affaires criminelles, Ross ne témoigna pas en personne.) Ou plutôt l’erreur partielle d’identité. Dratel créa un agitation certaine en admettant dans son discours inaugural que Ross avait bel et bien lancé Silk Road, mais qu’il l’avait ensuite rapidement revendu à un mystérieux acheteur anonyme. L’avocat plaida aussi que ce personnage rusé avait plus tard leurré Ross pour qu’il réintègre Silk Road et porte le chapeau alors que le piège du FBI se refermait. Pour justifier les sommes colossales de bitcoins, Dratel expliqua que Ross était simplement doué pour le trading des devises. Puis Yum prit la parole à la barre pour démontrer avec précision comment toutes les commissions en bitcoins perçues par Ross provenaient de Silk Road, à l’époque où le Terrible Pirate Roberts était à la barre. La famille de Ross fut surprise d’entendre l’aveu selon lequel il était le créateur de Silk Road. Les journalistes purent le déceler sur le visage de sa mère. Lyn Ulbricht était une figure sympathique, une mère aimante à la tête d’un mouvement de soutien pour défendre son fils. Intelligente, elle savait parler et se faire entendre, et avait donc endossé le rôle de porte-parole de la cause. Du début à la fin du procès, elle maintenait que le jury allait acquitter Ross. C’était plus que l’amour d’une mère pour son fils. Lyn, comme beaucoup d’autres soutiens, croyait Ross, tout simplement. Ce qui était compréhensible, dans une certaine mesure, étant donné l’identité changeante de son fils. Le parquet disait que son adorable fils était devenu quelqu’un d’autre. Lyn disait que ce quelqu’un d’autre, si elle ou il existait vraiment, avait projeté son identité sur son fils. Ross ne disait rien et, en jouant le pantin consentant, laissait chacun projeter sur lui l’une ou l’autre identité : pour Alex, Ross était le nouveau coloc sympa ; pour Julia, un amant passionné et une source d’inspiration ; pour sa famille, l’éternel capitaine des scouts ; pour Force, un ami inattendu au cœur de la nuit ; pour Tarbell, un gamin intelligent battu par sa propre arrogance. Pour le bureau du procureur du district sud de New-York, Ross n’était que le Terrible Pirate Roberts, un criminel et un conspirateur.
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Selon le plus scénario le plus plausible, Ross était tout cela. Le garçon ouvert en quête d’idéal qui décroche consciencieusement un détritus collé à un arbre, c’est lui. Tout comme le visionnaire enfiévré qui crée un empire virtuel peu importe le coût à payer. Ces vérités ne sont pas mutuellement exclusives. Ross et DPR peuvent coexister (et ont coexisté).
Au beau milieu des descriptions détaillées des meurtres, il est possible de perdre de vue le jeune idéaliste qui, un code après l’autre, a inscrit son nom dans l’Histoire. Il voyait juste concernant la guerre contre les drogues : c’est un échec. Et Silk Road était une réponse parfaitement naturelle. Il y avait quelque chose de véritablement séduisant dans sa vision originelle d’une société utilitariste unie par ses échanges économiques. Il est possible encore aujourd’hui de trouver sympathique cette version de Ross, celle qui croyait au libre choix et au bonheur. « Notre règle de base est de traiter les autres comme on souhaite être traité », écrivait Ross sur Silk Road en tant que DPR. Mais il n’a pas fallu longtemps pour que son programme utopique entraîne un programme de violence. C’est une histoire vieille comme le monde, celle de la grandeur et de la décadence de la révolution. Après avoir détruit les murs du pouvoir établi, le nouveau régime s’aperçoit rapidement que les ruines feraient de superbes potences. Tarbell avait vu juste en estimant que tous les systèmes se valaient.
Au commencement de Silk Road, l’œuvre de Ross n’était qu’un système. Puis est arrivé le moment où elle est devenue son système : et c’est alors que le système était condamné. Silk Road est la parabole politique parfaite pour illustrer la vague montante de libertarianisme à Washington et la suffisance de la Silicon Valley d’aujourd’hui, où les révolutionnaires autoproclamés de tous bords estiment que leur pouvoir leur donne le droit de transgresser les frontières humaines traditionnelles, y compris leur propre mortalité. D’une certaine manière, Silk Road est le reflet sombre de The Social Network, le récit d’un succès technologique insensé et de sa conclusion forcément extrême. Force observa le procès depuis Baltimore. Même s’il avait perdu la plus grosse affaire de sa carrière, il reconnaissait que le FBI avait « gagné à la loyale » et il avait déjà quitté la DEA quand que le procès commença. Il avait aussi beaucoup de sympathie pour le type avec lequel il avait passé tant d’heures à chatter en pleine nuit. Ayant lui-même échappé aux tentations offertes par les opérations secrètes, Force pensait que tout le monde était un pécheur. Et il s’identifiait à Ross. « Nous sommes pareils », m’a-t-il confié. « La situation aurait très bien pu être inverse. » Personne n’est ni purement bon, ni purement mauvais. On occupe tous un espace accolé à l’un ou l’autre côté de la frontière. Et il arrive que, sans s’en rendre compte, on passe de l’autre côté. Les paroles de Force étaient d’une justesse dont personne ne s’était douté.
Coup de théâtre invraisemblable, Force, ainsi qu’un agent des services secrets membre de son équipe, fut inculpé et arrêté en mars de l’année dernière pour avoir dirigé un ensemble complexe d’escroqueries et de vols sur Silk Road. Selon le chef d’inculpation de 95 pages, ils auraient volé des bitcoins sur Silk Road et lors d’autres transactions (c’est la version numérique des flics qui gardent la valise de billets après avoir démantelé un trafic d’héroïne sur les docks), auraient empoché 50 000 dollars de DPR contre des renseignements donnés par « Kevin » et auraient blanchi au moins un demi-million de dollars (une partie ayant atterri au Panama). Force aurait aussi présenté une fausse citation à comparaître à un site d’échange de devises quand ils mirent en doute ses transactions et gelé son compte. C’est en réalité au moment où toute cette affaire fut portée à l’attention du département de la Justice que Force quitta la DEA. « Rétrospectivement », m’a expliqué Tarbell en apprenant la nouvelle, « c’est comme si on découvrait à la fin de Breaking Bad que Hank a les mains sales depuis le début. » Rétrospectivement, une grande partie de l’histoire de Force prend un nouveau sens. Avec une certaine ironie, il avait prévenu DPR des dangers d’une double identité mais, si les accusations sont vraies, il semble alors qu’il y ait lui-même succombé. En plus d’opérer sur Internet sous le nom de Nob, Force se serait aussi créé plusieurs autres identités pour faire chanter DPR et lui extorquer au moins 100 000 dollars en échange de renseignements sur l’enquête. Tout comme Ross, Force devait croire en la confidentialité de Tor. Lors du coup monté avec Curtis Green, Force lui aurait dit qu’il pensait que les serveurs de Silk Road ne seraient jamais découverts. Mais ils le furent et, après avoir prouvé les méfaits de Ross, ils révélèrent aussi que Force et l’agent des services secrets étaient les auteurs du vol de bitcoins d’un montant de 350 000 dollars sur Silk Road, le vol-même qui poussa Ross à faire assassiner Curtis Green. Rien de tout cela ne fit surface au cours du procès de Ross, car l’affaire concernant Force entrait en conflit avec l’enquête du FBI et relevait d’une autre inculpation. Mais si telle est la vérité, alors la chute de Force reflète l’itinéraire de DPR. C’est pendant le coup monté avec Green que Force a fait un premier pas en direction de la corruption et que DPR est devenu un véritable criminel en commanditant un meurtre. Leurs revirements moraux simultanés, et si étroitement mêlés, rendent visible un thème à peine abordé lors du procès de Ross : combien il est facile d’oublier l’inévitabilité et les conséquences du monde réel quand on passe sa vie en ligne.
Le jury dans l’affaire États-Unis vs Ulbricht délibéra en à peine quatre heures. Déjeuner compris. Ils revinrent devant l’auditoire de la salle d’audience et annoncèrent leur verdict : coupable des sept chefs d’inculpation. La famille de Ross avait l’air dévasté. Un sympathisant se leva pour crier : « Ross est un héros ! » Il fut conduit en dehors de la salle. À l’extérieur, Dratel était assailli par les reporters. Il promettait un appel. Le troupeau des journalistes jouait des coudes et lançait des questions. Certains d’entres eux étaient des blogueurs qui soutenaient Silk Road. À mesure que la nouvelle se répandait sur Internet, les deux camps continuaient à s’affronter et à débattre de l’identité de Ross et du Terrible Pirate Roberts, reprenant l’argumentaire employé par Dratel dans son réquisitoire final : la confusion est maître sur Internet et rien n’y est comme il paraît. Ross retourna en prison où, comme sa mère aime à l’expliquer, il avait commencé à donner des cours de yoga aux autres détenus et où il lisait beaucoup. Alex lui envoya une version imprimée par ses soins de la nouvelle d’Edgar Allan Poe « L’Homme des foules ». Il s’était dit que l’histoire était de circonstance puisqu’elle raconte le parcours d’un homme qui, se prenant pour un détective, suit dans les rues un homme qu’il qualifie de « génie du crime profond ». Mais la poursuite est confuse. Et on entrevoit que l’homme traqué est en réalité le poursuivant lui-même. Pourtant, cet autre soi demeure insaisissable, tel « un livre qui ne se laisserait pas lire ». Alors que la nuit tombe, l’homme finit par abandonner la poursuite et regarde disparaître dans la foule l’ombre indéchiffrable.
FIN
Les journalistes Joshua Davis et Steven Leekart ont contribué à l’enquête. Cet article inclue des recherches de Nick Bilton, dont le livre sur l’affaire Silk Road paraîtra cette année. Traduit de l’anglais par Matthieu Volait, Gwenn Rigal, Alexis Gratpenche et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Untold Story of Silk Road, Part 2: The Fall », paru dans Wired. Couverture : Ross Ulbricht. Création graphique par Ulyces. Internet et la drogue peuvent aussi faire bon ménage. ↓