Chronicpain
« J’imagine qu’un jour on pourra écrire l’histoire de ma vie. Ce serait bien d’en avoir un récit détaillé. » —home/frosty/documents/journal /2012/q1/january/week1
Le facteur ne sonna qu’une seule fois. Curtis Green était chez lui et démarrait sa journée par un grand verre de Coca et des mini donuts au sucre glace. Les doigts couverts de sucre, il était étonné d’avoir de la visite. Il n’était qu’11 heures et les visiteurs surprise n’étaient pas légion dans sa modeste demeure de Spanish Fork, un hameau en plein désert de l’Utah dominé par la chaîne Wasatch. Green marcha d’un pas tranquille et arrangea la banane en tissu camouflage qu’il portait à la taille. À 47 ans, son corps était déjà défaillant : un surpoids, quatre hernies discales et des implants dentaires d’un blanc éclatant. Pour se déplacer, il devait parfois emprunter la canne rose de sa femme. Green se dandina jusqu’à la porte, ses deux chihuahuas Max et Sammy sur les talons. Il jeta un œil par la fenêtre qui donnait sur la rue et aperçut le facteur, qui hâtait le pas. L’homme portait bien la veste de la poste, mais en bas, il portait un simple jean et des baskets. Étrange, pensa Green. Garée de l’autre côté de la rue, il y avait aussi cette fourgonnette qu’il n’avait jamais vue, blanche, sans logo ni fenêtres arrières. Green ouvrit la porte. C’était l’hiver, les nuages étaient hauts et le soleil bas. Les sommets enneigés qui surplombaient la vallée disparaissaient derrière une légère brume. Il baissa les yeux. Sur le perron se trouvait un colis prioritaire de la taille d’une bible. Ses petits chiens le regardèrent s’emparer du mystérieux paquet. C’était lourd, l’expéditeur n’avait pas renseigné son adresse et le tampon de la poste indiquait que le colis provenait du Maryland. Green examina le paquet, l’apporta à la cuisine, l’ouvrit avec des ciseaux, et reçut un panache de poudre blanche à la figure, qui engourdit sa langue. C’est à ce moment précis qu’une équipe du SWAT défonça la porte à l’aide d’un bélier. Rapidement, la maison fut envahie de flics encagoulés en tenue d’assaut, tous armés. Et Green était là, couvert de cocaïne et flanqué de ses deux chihuahuas. « À l’étage ! » cria quelqu’un. Green laissa tomber le paquet à ses pieds. Quand il essaya de réconforter ses chiens, une douzaine d’armes furent pointées sur lui : « Les mains en l’air ! » Des policiers mirent Green au sol et le menottèrent, tout en repoussant Max, le chihuahua le plus âgé, qui montra ses crocs minuscules et mordilla leurs lacets. Étalé sur le tapis, le champ de vision de Green était envahi de dizaines de bottes. Une vaste équipe d’intervention, composée de policiers du SWAT et d’agents de la DEA, se dispersa dans la maison. Il entendait des objets se briser, des officiers crier, d’autres chuchoter entre eux. Il regarda la porte cassée et pensa : Bon sang, elle n’était même pas fermée à clé. Des photos de famille ornaient les murs de son salon – sa femme Tonya, leurs deux filles et un petit-fils –, souriants de toutes leurs dents au-dessus de Green, gisant au beau milieu de 27 000 dollars de poudre de premier choix. ( Le colis était estampillé d’un dragon rouge, symbole d’une coke péruvienne de haute qualité.) Sur le mur, une broderie disait : si j’avais su que vous veniez, j’aurais nettoyé ! Le tremblement nerveux de Max, provoqué par la présence des nouveaux venus, cessa juste assez longtemps pour lui permettre de faire ses besoins au beau milieu du salon. Il faut dire que Green n’était pas vraiment ce qu’on pouvait appeler un bon Mormon.
Au cours des derniers mois, il avait géré le service clientèle de cette énorme entreprise online qu’on appelait Silk Road. C’était une sorte d’eBay clandestin, un marché numérique du commerce illicite, qui proposait surtout des stupéfiants. Sous le pseudo Chronicpain (« douleur chronique »), Green avait mis à profit sa connaissance étendue des narcotiques – il était sous anti-douleurs depuis des années – pour exercer un travail rémunéré sur le site. Silk Road se terrait dans le Deep web, la partie de la Toile non indexée par les moteurs de recherche comme Google. Pour accéder à Silk Road, il fallait utiliser un logiciel de cryptage. Combinant une interface anonyme avec des paiements non traçables en bitcoins, le site servait de plateforme à des milliers de trafiquants de drogue et à près d’un million de clients dans le monde entier, désireux de trouver toutes sortes de drogues sur Internet. De 2011 à 2013, le site rencontra un succès aussi bref que fou. Au cours de cette période relativement courte, Silk Road réussit à accumuler (selon les différentes estimations) plus d’un milliard de dollars de ventes.
C’est pour cette raison que Green se retrouvait encerclé par un groupe d’intervention interinstitutionnel. Il avait été embauché par le Terrible Pirate Roberts (Dread Pirate Roberts), le mystérieux personnage au centre de Silk Road. DPR, comme on l’appelait souvent, était le propriétaire du site et le leader visionnaire de sa communauté en pleine expansion. Son marché juteux posait un sérieux défi à la police, qui n’avait alors aucune idée de qui il ou elle était, ni même s’il s’agissait d’une seule et même personne. Pendant plus d’un an, les agents de la DEA (l’Agence de lutte contre la drogue américaine), du FBI, de la sûreté nationale, de l’IRS (l’administration chargée des impôts), des services secrets, et du service d’inspection postale avaient tenté d’infiltrer le cœur de l’organisation. Le coup de filet chez Green et ses chihuahuas, dans le désert glacé de l’Utah, était leur premier succès notoire. Les policiers aidèrent Green à se relever. Ils avaient beaucoup de questions à lui poser, notamment sur la présence de 23 000 dollars en liquide dans sa banane et l’identité de la personne avec laquelle il dialoguait par messages cryptés sur Internet. Invraisemblablement, Green répondit que c’était l’argent des impôts. Il réclama ses médicaments anti-douleur. Mais les policiers ignorèrent sa requête et l’escortèrent jusqu’à une voiture de police, l’informant qu’il était en état d’arrestation pour possession de 1 092 grammes de cocaïne avec intention de la revendre. « Ne m’emprisonnez pas », supplia Green. « Il sait tout de moi. » Plus tard, lors de son interrogatoire, Green dit aux agents sceptiques que s’ils l’inculpaient et rendaient son nom public, ils signeraient potentiellement son arrêt de mort. Le Terrible Pirate Roberts était dangereux. « Ce gars-là possède des millions. Il peut me faire tuer », dit-il en tremblant.
Rossman
Ross Ulbricht était au centre de son groupe de percussions quand il l’aperçut. Alors qu’il frappait son djembé, Julia Vie prit place au sein du cercle. Elle avait les cheveux bouclés, la peau brun clair, et des yeux marron foncé. Le cercle se trouvait sur une pelouse de l’université d’État de Pennsylvanie, où Ross tentait, en 2008, d’obtenir un master en science des matériaux et en ingénierie. Julia avait 18 ans et elle était étudiante en première année, libre d’esprit. Quand elle remarqua Ross, elle fut tout de suite attirée. Peu de temps après, Julia vint rendre visite à Ross dans son bureau, sur le campus. Ils ne purent pas s’empêcher de s’embrasser et firent l’amour par terre. Tous deux étaient follement épris l’un de l’autre. Ross étudiait la cristallographie et travaillait sur la croissance des couches minces. Un jour, il fabriqua un grand cristal bleu plat qu’il fixa à un anneau, et qu’il offrit à Julia. Elle ne savait pas comment son petit ami avait fait pour fabriquer un cristal, mais elle savait qu’elle était sacrément amoureuse de lui. Ross avait grandi à Austin, au Texas, et il avait toujours été intelligent et charmant. C’était le genre d’enfant à décrocher tous les gallons possibles chez les scouts, et à laisser ses camarades lui faire une crête, juste pour leur faire plaisir. Il avait été élevé dans une famille unie. Ils passaient leurs étés au Costa Rica. Les parents de Ross y avaient construit plusieurs habitations rustiques en bambou, près d’un point break isolé où Ross avait appris à surfer. Au lycée, « Rossman », comme l’appelaient ses amis, conduisait une vieille Volvo et fumait beaucoup d’herbe, mais il avait malgré tout réussi haut la main son test d’admission à l’université. Les amis de Ross disaient qu’il était à la fois insouciant et soucieux des autres. Ross bénéficia d’une bourse d’études à l’université du Texas, à Dallas, et y étudia la physique. Puis il obtint une bourse d’études supérieures à l’université d’État de Pennsylvanie, où il excella, comme d’habitude. Mais il n’aimait pas la recherche en laboratoire. Depuis qu’il était à l’université, il avait essayé les psychédéliques et lisait de la philosophie orientale.
À l’université, Ross parlait de changer de domaine d’étude. Il écrivait sur Internet son désenchantement envers la science et son intérêt nouveau pour l’économie. Il voyait la fiscalité et le gouvernement comme une forme de coercition imposée par le monopole de l’État sur la violence. Sa pensée était fortement influencé par l’économiste autrichien Ludwig von Mises, un totem de l’orthodoxie libertaire américaine moderne. Selon Von Mises, un citoyen doit jouir d’une liberté économique pour être politiquement ou moralement libre. Et Ross voulait être libre. Quand il termina son master, en 2009, il retourna à Austin et acheta à Julia un billet d’avion pour qu’elle le rejoigne. Elle quitta l’école, et ils s’installèrent ensemble dans un petit appartement. Ils y étaient à l’étroit, mais ils étaient jeunes et rêveurs. Ils pensaient tous les deux au mariage. Ross s’essaya au commerce, sans succès. Il lança une société de jeux vidéo. Qui échoua elle aussi. Les obstacles étaient dévastateurs. Il ne voulait pas essayer, il voulait agir.
À ce moment-là, son voisin du dessous, Donny Palmertree, avait proposé à Ross de travailler avec lui pour Good Wagon Books, une entreprise qui collectait des livres d’occasion et les revendait sur Amazon ou Books-A-Million. Ross réalisa le site Internet de Good Wagon Books, apprit la gestion des stocks, et créa un script personnalisé qui déterminait le prix d’un livre en fonction de son classement sur Amazon. Pendant son temps libre, Ross lisait, randonnait, faisait du yoga, et Julia se souvient avec émotion qu’ils avaient « beaucoup, beaucoup de relations sexuelles magnifiques ». Mais aussi beaucoup de disputes, sur la politique (elle était Démocrate), l’argent (ce qui était pour lui « frugal » était pour elle « au rabais »), et la vie sociale (elle faisait plus la fête que lui). Leur relation devint orageuse, et connut des ruptures fréquentes. À l’été 2010, ils se séparèrent de nouveau. Il avait le cœur brisé, dit-il plus tard à une femme qu’il avait rencontré sur le site de rencontres OkCupid, pour essayer de passer à autre chose. Ross était à la dérive. « J’ai traversé beaucoup de choses cette année, sur le plan personnel », écrivit-il dans le journal qu’il tenait sur son ordinateur, une sorte d’auto-évaluation de ses objectifs de vie. « J’ai laissé tomber ma carrière scientifique prometteuse pour devenir conseiller en placement et entrepreneur, et je me suis retrouvé sans rien. » Ross avait honte, mais peu de temps après, Palmertree trouva un travail à Dallas, laissant Good Wagon aux bons soins de Ross. Pendant des années, il avait voulu être responsable de quelque chose. C’était chose faite.
Dans l’entrepôt de Good Wagon, Ross supervisait cinq étudiants à temps partiel pour le tri, l’enregistrement, et l’organisation des 50 000 livres sur des étagères qu’il avait construites lui-même. Ce mois de décembre fut le meilleur mois de Good Wagon, avec 10 000 dollars de ventes. Mais fin 2010, le nouveau PDG de Good Wagon voulut aller au-delà de l’industrie du livre. Au cours de ses incursions dans le commerce, Ross avait découvert le Bitcoin, la monnaie numérique cryptographique. Bitcoin, dont la valeur se basait uniquement sur des facteurs de marché et était indépendante de toute banque centrale, correspondait à sa philosophie libertaire progressiste. Sur sa page LinkedIn, Ross avait écrit qu’il voulait « utiliser la théorie économique comme un moyen d’abolir le recours à la coercition et à l’agression de l’humanité ». À cette fin, Ross eu un éclair de génie. « L’idée », écrivit-il dans son journal, « était de créer un site Web où les gens pouvaient acheter ce qu’ils voulaient de façon anonyme, sans aucun risque d’être démasqué. » Il nota qu’il avait « étudié la technologie pendant un certain temps mais [qu’il avait] besoin d’un plan et d’une stratégie de développement ». Comme la plupart des libertaires, Ross pensait que l’usage de drogues relevait d’un choix personnel. Et comme tous ceux qui s’intéressent à la guerre contre la drogue, il constatait que c’était un échec total. Pour lui, vendre des drogues était une évidence. « J’ai d’abord appelé le réseau Underground Brokers », écrivit Ross, « avant d’opter finalement pour Silk Road. » Très qualifié, le scientifique décida de cultiver ses propres champignons hallucinogènes, pour commencer. Il passait à nouveau du temps avec Julia, rencontrait des problèmes pour la programmation du site, et gérait toujours Good Wagon. Puis, une nuit, début 2011, Good Wagon s’effondra. Littéralement. Ross travaillait tard, seul dans l’entrepôt, quand il entendit un énorme crash – le bruit de la bibliothèque qui tombait en morceaux. Il avait soigneusement conçu l’ensemble du système, mais avait oublié deux vis essentielles, qui auraient dû tenir tout l’ensemble. Les étagères étaient tombées comme des dominos. Lorsque Ross annonça la nouvelle à Palmertree, ce dernier dut admettre que son cœur n’était plus à Good Wagon. Ils convinrent de mettre la clé sous la porte, sans rancune. Il dit à Palmertree qu’il avait déjà une nouvelle idée d’entreprise, « quelque chose de grand ». Silk Road ouvrit à la mi-janvier 2011. La première vente eu lieu quelques jours plus tard. Suivie par des ventes de plus en plus nombreuses. Ross finit par vendre ses cinq kilos de champignons, puis d’autres fournisseurs commencèrent à le rejoindre. Il gérait toutes les opérations manuellement, ce qui lui prenait beaucoup de temps, mais c’était exaltant. Il fallut peu de temps pour qu’un nombre suffisant de vendeurs et d’acheteurs en fassent un marché prospère. Juste avant de lancer le site, face aux promesses d’une nouvelle année qui commençait, Ross avait décidé de changer de vie. « 2011 », écrivit-il pour lui-même, « sera pour moi une année de prospérité et de puissance, au-delà de tout ce que j’ai jamais connu auparavant. Silk Road va se transformer en phénomène et au moins une personne m’en parlera sans savoir que je suis son créateur. »
Force et Tarbell
L’agent spécial Carl Mark Force IV était à moitié endormi lorsque l’inspecteur des postes commença à parler de choses étranges dans les trieuses de colis. « Je veux juste que tout le monde sache », dit l’inspecteur, en délivrant un bref exposé à une salle de conférence remplie de policiers blasés, « que des drogues transitent par la poste ». Force était un agent de la DEA basé à Baltimore, et il participait à une réunion régionale interinstitutionnelle qui avait lieu régulièrement, entre les analystes du FBI, de la DEA, de l’IRS et de la sûreté nationale. « Elles sont expédiées par un site illégal qui vend des drogues », ajouta l’inspecteur, « qui s’appelle Silk Road. » Force se redressa. C’était exactement ce qu’il cherchait. Il était fatigué d’arrêter des petits dealers sans envergure. Avec plus d’1,80 m pour 90 kilos, Force était un homme athlétique, et avec la DEA, il avait défoncé des portes à six heures du matin avec des Doc Martens et un gilet pare-balles, fait des descentes dans des squats pourris tapis au cœur de quartiers pourris, menotté des dealers dans les chiottes avant même qu’ils aient eu le temps de se torcher le cul, et il adorait le frisson que cela lui procurait. Mais avec le temps, l’adrénaline avait disparu. Et tout bien considéré, ces quelques grammes confisqués allaient-il changer la face du monde ? Il approchait de la cinquantaine et il était toujours employé lambda dans un bureau régional. Il aurait voulu bosser sur une grosse affaire et sortir de cette médiocrité. Il se rendait donc à des réunions comme celle-ci, la plupart du temps inintéressantes, jusqu’a ce moment précis.
Lorsque Force apprit l’existence de Silk Road, le site tournait déjà depuis près d’un an. Il fonctionnait comme Amazon ou eBay. C’était un marché noir bien organisé, avec des profils, des listes et des avis de transaction. Tout était anonyme, et les expéditions passaient souvent par le bon vieux service postal. Pas besoin de faux noms – vous mettiez votre véritable adresse, et si quelqu’un s’interrogeait, vous lui disiez simplement que vous n’aviez JAMAIS commandé toute cette héroïne ! Le « Guide du vendeur » de Silk Road donnait des instructions utiles sur la manière de mettre sous vide ou de cacher de la drogue pour échapper aux capteurs électroniques et à l’odorat canin. La plupart des expéditions arrivait jusqu’aux clients conquis. Le fait que le faible pourcentage de paquets interceptés soit en légère hausse laissait entrevoir l’augmentation rapide du volume de transactions du site, une vaste pharmacopée proposant des dizaines de drogues, avec 13 000 annonces. C’était un assortiment multicolore en mesure de satisfaire les connaisseurs les plus divers : cocaïne colombienne pure, héroïne afghane n°4, LSD fraise, hasch Caramello, la fameuse cocaïne non coupée de Mercury, ecstasy étoile Mario Bros, ecstasy Mitsubishi blanc, ou encore héroïne Black Tar. Et il y avait les médicaments sous ordonnance, de l’Oxycontin au Xanax, en passant par le Fentanyl et le Dilaudid. Les descriptions des produits et les notes laissées par les clients de Silk Road étaient une source d’informations encyclopédique. Cantfeelmyface écrivait qu’un produit présentait « une jolie brillance » et offrait « une explosion d’euphorie et d’assurance ». Ivory remarquait que les cristaux de MDMA avaient « une belle effervescence et produisait une fine volute de fumée =] ». Les commentaires, les normes communautaires et le service clientèle de Silk Road étant de très bonne qualité, les utilisateurs se multiplièrent et la réputation du site s’améliora en conséquence, jusqu’à ce que Silk Road devienne le premier site de vente de drogues en ligne. La police n’arrivait pas à ses fins.
En été 2011, divers services enquêtèrent sur Silk Road, mais cela ne les mena nulle part. Force avait des idées mais ne savait pas par où commencer. Quelques mois plus tard, en janvier 2012, son supérieur lui annonça une bonne nouvelle. Homeland Security mettait sur pied un groupe de travail pour enquêter sur Silk Road. « Voulez-vous en être ? » lui demanda son patron. Il assista à une conférence sur Silk Road, où lui et quarante autres agents mangèrent des donuts et regardèrent des présentations PowerPoint bourrées d’informations techniques sur les nœuds et les couches TCP/IP. La plupart des agents avaient les yeux vitreux, mais oui, Force voulait toujours en être. Une cellule baptisée « Marco Polo » fut formée à Baltimore. Un agent montra à Force comment naviguer sur Silk Road. Il comprit rapidement que le cerveau du site était le Terrible Pirate Roberts, son leader vénéré. C’était intelligent d’avoir tiré son nom du film Princess Bride, dans lequel le pirate était un personnage mythique, habité par le porteur du masque. L’idée d’une identité malléable mais durable ajoutait à l’attrait énigmatique de Silk Road. Force était intrigué. Celui qui portait ce masque numérique siégeait au sommet d’un empire en plein essor. Force dit à son patron que Silk Road était une « cible de choix ». Mais il n’était pas calé en informatique et ne connaissait rien aux Bitcoin. Il décida donc d’apprendre.
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Hector Xavier Monsegur n’était pas un visiteur ordinaire au bureau du FBI, à New York. En réalité, Monsegur n’était pas vraiment un visiteur. Au printemps 2011, il était plus d’une heure du matin quand il fut conduit au fond de l’open space vide par Chris Tarbell, le jeune agent qui venait d’arrêter Monsegur dans un immeuble de la cité Jacob Riis, dans le Lower East Side. Monsegur était un gros New-yorkais d’origine porto-ricaine, les oreilles chargées de diamants. Il avait grandi dans la cité dans laquelle on l’avait arrêté. Il était également connu sous le pseudo Sabu, cofondateur de LulzSec, le groupe de hackers responsable de l’attaque des sites Internet de dizaines de cibles multinationales et gouvernementales, comme celui de New Corp ou de la CIA. Sabu était le leader d’Anonymous, le collectif d’ « hacktivistes ». Tarbell avait réussi à remonter jusqu’à Sabu grâce à son adresse IP et à faire en sorte qu’il devienne informateur pour le FBI. C’était une belle prise pour Tarbell, qui était alors une jeune recrue. Tarbell avait toujours su qu’il deviendrait flic, même quand ses parents pensaient qu’il serait médecin. À l’université, il faisait de l’haltérophilie, un spectacle inhabituel à l’université James Madison, une école privée de la vallée de Shenandoah. À l’époque, il avait déjà l’air d’un flic : grand, les cheveux coupés en brosse sur un visage poupin. Son diplôme en poche, il reprit ses études et obtint un master en informatique. Au début, il ne comprenait rien à la programmation. Mais il sentait qu’à l’avenir, cela deviendrait indispensable, alors il se mit au rythme, s’accrocha, et devint expert en criminalistique informatique, travaillant comme civil pour le FBI.
Tarbell avait passé quatre années à parcourir le monde avec la police judiciaire, à traquer des terroristes, des pédopornographes et des botnets. Il se montra particulièrement talentueux pour remonter des pistes numériques. Le monde virtuel lui semblait magique, secret et méconnu ; et comme tous les royaumes magiques, il était bourré de charlatans et de magiciens noirs. Peu de gens pouvaient déchiffrer ces secrets, et Tarbell était fier d’en être. Après quelques années dans la police judiciaire, Tarbell dit à sa femme, Sabrina, qu’il voulait rejoindre le FBI. Sabrina, enceinte de huit mois, approuva son choix, même si cela signifiait qu’ils allaient devoir tout quitter. Après Quantico, Tarbell fut affecté au bureau de New York, siège de la toute nouvelle division de cybercriminalité du FBI. Il avait alors 31 ans, plus tout à fait l’âge d’être le petit nouveau. Il s’y était fait un nom en capturant l’insaisissable Sabu. La crédibilité de Sabu faisait l’unanimité, parmi les hackers. L’informateur reçut un ordinateur portable à l’aide duquel il recueillait des preuves contre ses amis de LulzSec.
Neuf mois plus tard, des dizaines d’arrestations eurent lieu, portant un grand coup à deux des plus grands groupes de hackers au monde. Après LulzSec, Tarbell chercha une nouvelle affaire d’envergure. Il s’intéressa à Tor, le logiciel de cryptage qui permettait aux internautes de naviguer sur des sites comme Silk Road. Le protocole Tor est une sorte de cape d’invisibilité numérique qui dissimule les utilisateurs et les sites qu’ils visitent. Tor est l’acronyme de The Onion Router et a été lancé par la Navy en 2002. Il est depuis devenu un outil pour toutes sortes de communications clandestines, licites ou non, un moyen de contourner la censure dans des pays comme la Chine, ou d’alimenter des sites de contrebande, comme Silk Road. Le cryptage de Tor est constitué de tant de couches superposées que les agents pensaient qu’il était indéchiffrable. Lorsque les enquêteurs de la cybercriminalité trouvaient une adresse IP Tor, ils lâchaient l’affaire. Cette prétendue invincibilité ne faisait qu’attiser l’intérêt de Tarbell. Je vais me pencher sur Tor, pensa-t-il. Tarbell en informa son superviseur, qui en informa son superviseur, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils atterrissent dans le bureau de l’agent spécial en charge. Au-dessus de l’agent spécial en charge, il y avait le directeur adjoint en charge. Il fallut quelques discours bien tournés pour amadouer l’agent spécial, mais en février 2013, Tarbell ouvrit la première enquête Tor du FBI : l’opération Onion Peeler. Silk Road était devenu une cible explosive. De nombreux organismes travaillaient à son démantèlement, sans succès. Homeland Security Investigations ouvrit une enquête. L’IRS s’y était aussi intéressée. À Baltimore, Il y avait l’enquête de Force, avec la DEA. Et la DEA de New York, qui avait demandé son avis technique à Tarbell. Ils utilisaient des techniques traditionnelles de lutte antidrogue, mais Tarbell savait que ce n’était pas une opération classique où l’on pouvait remonter la chaîne, des petites mains jusqu’au cerveau, tout bonnement car il n’y avait pas de chaîne. Il fallait atteindre directement la tête.
Sysadmin
Ross était en train de chercher le meilleur spot pour surfer la prochaine vague, sur la plage de Bondi, juste au sud de Sydney. C’était entre autres pour ces vagues que Ross avait quitté Austin, fin 2011, pour passer un peu de temps avec sa sœur aînée, Cally. En Australie, il se fit rapidement des amis, un groupe sympa qui allait boire des coups, l’invitait à des raves ou à surfer. Ce matin-là, Ross avait travaillé, mais il avait passé l’après-midi dans l’eau. Il était agréable de vivre une existence sans frontières. Et tout cela était rendu possible grâce à son marché florissant de drogues en ligne. Le nombre d’utilisateurs de Silk Road avait explosé en juin, après qu’un article sur Gawker avait donné au site une grande visibilité. La fréquentation avait augmenté si rapidement que Ross avait eu besoin d’un soutien technique pour gérer le site, traiter les transactions et ajouter de nouvelles fonctionnalités, comme les paiements automatiques et un meilleur système de feedback. Il avait tout fait lui-même, appris sur le tas, programmé les transactions automatisées et utilisé CodeIgniter pour créer et modifier le site après qu’un hacker bienveillant l’eut alerté de certaines failles importantes. (« C’est un putain de site de débutant », lui avait écrit le hacker.) Ses efforts portèrent (miraculeusement) leurs fruits, mais Ross en perdit le sommeil. Pour ceux qui ne le connaissaient pas vraiment, il semblait toujours aussi génial, mais dans son monde numérique, il était éreinté, et essayait tant bien que mal de gérer Silk Road. Pendant ce temps-là, il parlait dans son journal des embûches que devait surmonter le PDG d’une start-up amateur :
Et oui, c’était encore un défi d’apprendre à configurer et à exécuter un serveur LAMP, ô joie ! … Mais j’adorais ça. Bien sûr, c’était un peu rudimentaire, mais ça fonctionnait ! En remaniant le site, j’ai connu les mois les plus stressants de ma vie.
Dès le début, Ross avait demandé de l’aide à Richard Bates, un copain de l’université qui était devenu ingénieur informaticien à Austin. Bates aidait Ross avec la programmation et intervenait lors des situations de crise, comme lors de la première panne majeure du site. Lorsque Silk Road décolla, Ross essaya d’embaucher Bates, mais ce dernier refusa car il avait un travail. « As-tu déjà pensé à faire quelque chose de légal ? », avait demandé Bates à Ross. Ça n’intéressait pas vraiment Ross. Échaudé par l’échec de ses entreprises précédentes, il était déterminé à faire de Silk Road un succès. Il se jeta à corps perdu dans son travail et commença à professionnaliser son commerce. Il se sépara de nouveau de Julia cet été-là. Rien ne retenait plus Ross à Austin, puisque Silk Road pouvait l’accompagner n’importe où. Quand il arriva en Australie, il avait déjà amassé 100 000 dollars et gagnait 25 000 dollars de commission par mois. « Il était temps d’embaucher des guerriers », écrivit-il, « pour passer au niveau supérieur. » Ross était aux prises avec ce que les hackers appellent la sécurité opérationnelle, ou opsec. La séparation complète de ses deux identités exigeait une sorte de secret impitoyable et élaboré. Il demanda à Bates de garder le silence.
Plus tard, Ross dit à son ami qu’il avait vendu Silk Road à un mystérieux acheteur. Il se força aussi à apprendre à mentir. Juste avant le Nouvel An, il fréquenta une femme nommée Jessica. Il lui dit, comme à tous les autres, qu’il avait une société d’échange de bitcoins. Cela même constituait une faille de sécurité. Je suis tellement stupide, pensait-il. Mais sa relation avec Jessica devint sérieuse et Ross voulut tout lui révéler. Il regrettait de devoir préférer la tromperie à l’intimité. Son côté scout détestait le fait de dire des demi-vérités. Il aurait voulu être honnête avec Jessica. Il aurait aussi souhaité débuter par un meilleur mensonge. Mais Ross lui divulgua la vérité la plus importante. Il lui dit : « J’ai des secrets. » Aux débuts de Silk Road, son leader n’était qu’un chiffre. Les acheteurs et les vendeurs savaient juste qu’un administrateur système avait pensé le site comme un marché de la drogue et une expérience libertaire. Cette expérience reposait sur une éthique basique. Certains des utilisateurs de Silk Road étaient des puristes qui prônaient la pleine autonomie transactionnelle. Si on pouvait vendre de l’héroïne, pourquoi pas aussi des armes de guerre ou des cœurs humains ? Mais l’administrateur s’en tint à « un code de conduite strict ». Pas de pédopornographie, de recel ou de faux diplômes. Il résumait l’affaire ainsi : « Vous devez traiter autrui comme vous voudriez être traité et tout faire pour ne pas blesser ou escroquer les autres. » Le temps passant, la voix de l’administrateur fut de plus en plus écoutée. Il était devenu le théoricien et l’avocat de la liberté individuelle sur le site. Mais les idées ont besoin d’un vrai leader. Ross décida que ce rôle était trop important pour rester anonyme. « Qui est Silk Road ? » posta l’administrateur à la communauté, en février 2012. « Je suis Silk Road, le marché, la personne, l’entreprise, je suis tout… il me faut un nom. » « Roulements de tambour, s’il vous plaît… » annonça-t-il avec emphase. « Mon nouveau nom est le Terrible Pirate Roberts. » Tout le monde aime Princess Bride et la référence avait été immédiatement comprise. (Force et Tarbell, qui avaient tous deux vu le film plusieurs fois, comprirent aussi l’insinuation : déni plausible.) Le masque, porté par des générations successives de pirates, embrouille la relation entre le nom et l’homme. Le nom de baptême de DPR était emblématique du secret de Silk Road. Cela entraîna également un véritable culte de la personnalité. DPR était réfléchi, et parfois éloquent. Pour les adeptes, Silk Road était plus qu’un marché noir, c’était un sanctuaire. Pour DPR, le site était une théorie politique mise en pratique. « Cessez de financer l’État avec vos impôts », écrivit DPR, « et concentrez votre énergie productive sur le marché noir. » Au fil du temps, DPR devint de plus en plus grandiloquent, déclarant que toutes les transactions sur Silk Road étaient une étape vers la liberté universelle. En un sens, Silk Road était le prolongement logique de la vision libertaire qui animait une grande partie du Web (sans parler de la marée politique à Washington). C’était la Silicon Valley in extremis, une technologie révolutionnaire enveloppée de rhétorique politique. DPR était son roi-philosophe, et imaginait une économie numérique post-étatique, avec Silk Road comme premier jalon vers un paradis libertaire. Silk Road était non seulement une claque au visage de la police, mais aussi une atteinte directe, comme DPR l’avait écrit, à la structure même du pouvoir. Raison de plus, bien sûr, pour le gouvernement de fermer le site. En juin 2011, Ross avait été flatté par l’attention soudaine des médias, mais lorsque le sénateur américain Charles Schumer organisa une conférence de presse pour condamner Silk Road, il fut alarmé. « Le gouvernement des États-Unis, mon principal ennemi », écrivit-il, « était au courant de mon existence et… voulait ma destruction. »
Le serveur
Avril 2012
proposition commerciale de nob
M. Silk Road,
Je suis un grand admirateur de votre travail. C’est superbe, absolument génial ! Je vais tenter d’être concis et direct. Je veux racheter votre site. Je suis dans le business depuis plus de vingt ans. SILK ROAD est l’avenir du marché noir.
Cordialement,
E
Force envoya ce message de l’un des deux ordinateurs portables qui lui avaient été prêtés pour mener à bien sa mission d’infiltration de Silk Road. C’étaient des Dell argentés mal foutus avec des batteries merdiques, que l’agent de la DEA devait donc garder branchés en permanence, généralement dans la solitude de la chambre d’amis de sa maison dans la banlieue de Baltimore. C’était aussi la pièce préférée de Pablo, le chat de Force, qui se mettait sur le lit et le regardait de ses yeux mi-clos, dans son fauteuil avec repose-pieds, alors qu’il se faisait passer pour un grand trafiquant de drogue international. Il s’était inventé une identité complexe : Eladio Guzman, membre d’un cartel basé en République dominicaine, qui gagnait sa vie en transportant des chargements d’héroïne et de cocaïne. Sur Silk Road, Force avait choisi le pseudo Nob pour Guzman, en référence à la ville biblique dans laquelle David avait remporté l’épée de Goliath. Oh, et le personnage de Guzman était borgne. Force mit une capuche et un cache-oeil et demanda à sa fille de le prendre en photo pour son profil Silk Road. Sur la photo, Force, alias Guzman, alias Nob, brandissait une pancarte : Tous pour Nob. Force savait comment créer une biographie de toutes pièces, après ses nombreuses années d’infiltration.
Tout jeune agent, il avait été en première ligne de la lutte contre la drogue. Il s’était laissé pousser les cheveux, mis des anneaux de bronze à l’oreille, et fait tatouer un énorme signe tribal sur le dos. Il disait qu’il travaillait sur des chantiers tout en cherchant des pistes dans des bars miteux, comme le Purple Pig Pub à Alamosa, dans le Colorado, aux « portes des grandes dunes de sable » – et également à celle de la route des Rocky Mountains vers la meth mexicaine. Dans la peau d’un trafiquant, Force comprit la puissance de Silk Road en matière de communication et de distribution. D’où son message d’approche : Pour Guzman, Silk Road était l’occasion de passer directement de la vente au détail à la vente en gros. Force espérait qu’il obtiendrait une réponse rapidement, et ce fut le cas. Le lendemain de la proposition de Nob, le Terrible Pirate Roberts lui répondit : « Je ne suis pas contre. Que proposes-tu ? »
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Tarbell arriva au travail dans les locaux du FBI, au 23e étage d’un immeuble de New York, aussi tôt que d’habitude. C’était le genre de mec à vouloir arriver le premier au bureau. Et ça avait toujours été le cas depuis l’université, quand il avait commencé à organiser sa vie entière sur tableurs. Le premier rencard de Tarbell avec Sabrina était inscrit sur un tableur quelque part, comme tout ce qu’il avait vécu depuis : calendrier, factures, objectifs de perte de poids, footing quotidien. Le beau-père de Tarbell, marine de longue date, pense que Tarbell est la personne la plus « régimentée » qu’il ait jamais rencontré. Tarbell fit sonner son réveil à 4 h 30, commença ses exercices à 5 h, et eut le temps de se doucher avant d’arriver au bureau à sept heures tapantes. Tarbell et les autres cyberflics occupaient une douzaine de postes à l’arrière de l’open space, déployés autour d’un ensemble de bureaux appelé le noyau. C’était the place to be, l’endroit où travaillaient les types les plus calés en informatique du FBI. Au début, Tarbell était deux bureaux et une allée plus loin, près des fenêtres. Mais au cours de l’enquête LulzSec, un bureau convoité s’était libéré et il avait été propulsé en plein centre du noyau. Tarbell aimait bien ses nouveaux collègues, en particulier Ilwhan Yum. Gamin, Yum avait quitté la Corée pour Long Island, où il s’était passionné pour les jeux vidéo et avait plus tard joué en compétition à l’université, et appris beaucoup sur le réseautage et les paquets. Yum deviendrait indispensable à l’enquête Silk Road, car c’était le spécialiste du Bitcoin. En août 2011, il avait assisté à la première conférence de Bitcoin, à New York. D’un point de vue légal, Bitcoin faisait du blanchiment d’argent. Mais du point de vue technologique, Yum était d’avis que le protocole était « tout simplement, magnifique ».
En face de Yum, il y avait Tom Kiernan. C’était le plus ancien du noyau, il y travaillait depuis 17 ans, presque depuis l’ère DOS, quand il réparait les imprimantes en panne des agents. Kiernan connaissait les machines sous toutes les coutures et il était devenu la colonne vertébrale de la cyber-équipe. Il avait participé à toutes les enquêtes et savait tout, comme un oracle du noyau. C’était précisément le gars dont Tarbell avait besoin pour sonder les défenses de Silk Road. Tor était un problème épineux. Tarbell pensait qu’il avait ses points forts, mais croyait aussi que toutes les technologies avaient des failles. Dans un contexte criminel, comme avec Silk Road, Tor avait rendu la procédure classique – frapper aux portes, interroger des témoins, passer des accords – presque inutile. Bien sûr, on pouvait commencer à reconstituer le réseau ou se rapprocher de DPR, mais on ne trouverait que des pseudos. Ce n’était pas une histoire de personnes, pensait Tarbell. C’était une histoire d’ordinateurs. Pour arriver jusqu’à DPR, il fallait passer par son serveur. Le retrouver représenterait un défi technique redoutable. Sur 1,5 milliard d’ordinateurs dans le monde, Tarbell ne pensait qu’à une seule machine, jour après jour. Elle pouvait être n’importe où. C’était comme chercher un nanofil dans une botte de foin.
StoryCorps
À Baltimore, Force avait pris l’habitude de s’adonner au plaisir solitaire, le soir, une manière pour lui de se rafraîchir les idées avant de devenir Nob sur Silk Road. Les premières semaines, Nob détailla son grand plan d’investissement pour Silk Road. Mais DPR refusa, en argumentant : l’opération est plus grande que ce que vous pensez. Et c’était vrai, Silk Road marchait du tonnerre. La gestion solide de DPR était payante. Pour se protéger des fraudeurs, il avait créé un dépôt fiduciaire Silk Road, où toutes les transactions devaient être validées. DPR avait voulu créer ce qu’il appelait un « centre de confiance », et c’était cette structure de paiement centralisé qui avait permis à Silk Road de vraiment décoller. Alors, quand Nob avait offert de racheter Silk Road, DPR en avait demandé un bon prix : un milliard de dollars. Nob ne l’avait pas pris au sérieux. Mais en réalité, la proposition de DPR était plus qu’honnête, car le montant des commissions touchées par Silk Road l’année suivante ferait effectivement de DPR l’un des plus grands entrepreneurs du deuxième boom d’Internet. En outre, avait-il dit à Nob, « c’est plus qu’une entreprise pour moi. C’est une révolution et c’est en train de devenir l’œuvre de ma vie. » En substance, DPR faisait face au dilemme classique du fondateur. « Il ne serait pas facile de passer le relais sans porter préjudice à l’entreprise », écrivit-il à Nob. « Et en ce moment, Silk Road compte plus pour moi que l’argent. »
Force entretenait la conversation avec DPR en parlant de la création d’un site parallèle pour cartels, une version pro appelée Masters of Silk Road. Il passa de nombreuses nuits dans sa chambre d’amis, Pablo ronronnant à ses côtés, à créer un esprit de camaraderie avec DPR, à travers l’intimité des conversations nocturnes sur TorChat. Ils ressemblaient parfois à de jeunes étudiants faisant connaissance dans une résidence universitaire. « La pyramide alimentaire, c’est une connerie », avait dit DPR, encourageant Nob à manger paléo. Nob avait conseillé à DPR de ne pas aller voir le dernier Batman, l’avait invité à Los Angeles pour manger des tacos, et lui avait dit combien les Latinos aimaient les Smiths. DPR n’avait jamais entendu parler des Smiths. Et le mystérieux correspondant de Force était plutôt méfiant. Il ne voulait pas qu’ils se retrouvent pour manger des tacos. Pour une raison quelconque, Force avait toujours imaginé DPR comme un gamin blanc et maigre, vivant probablement sur la côte ouest, en se fiant à ses heures de connexion. Force l’aimait bien, ce gamin qu’il connaissait sous le pseudo DPR. Il aimait pénétrer dans l’univers de Silk Road. Cela lui rappelait ses infiltrations. Il pensa à DPR, à sa double vie, et à l’attrait et aux dangers d’une nouvelle identité. Force l’avait compris dès ses premières infiltrations. Il avait appris à aimer ce grand criminel pour lequel il se faisait passer. Mais toute chose vient avec un prix. Plus Force se faisait passer pour un autre et faisait la fête, mieux il jouait son rôle.
À la maison, il était un papa gentil et pratiquant. Mais quand il était dans une discothèque à la recherche de trafiquants de drogue, avec de l’alcool qui coulait à flots et des filles, il se sentait étonnamment bien. Finalement, Force arrêta de boire et retourna à l’église. Il avait été un excellent agent infiltré, mais il laissa derrière lui la double vie qui avait failli le détruire. C’est comme ça qu’il finit par atterrir dans le bureau de Baltimore, s’installa dans un duplex en banlieue, avec un gros chêne dans son jardin. Et maintenant, il était là, le chêne à portée de vue, sa famille dans la chambre voisine, à s’aventurer de nouveau dans le monde de la drogue sous une autre identité. https://www.youtube.com/watch?v=XEdEr8CfF8o Force reconnaît que c’était un jeu dangereux. Il savait à quel point on pouvait changer. Il pouvait déjà le sentir avec DPR. Le truc, quand on prend une nouvelle identité, c’est que qu’il s’agit fondamentalement d’un mensonge. Pour le monde d’abord, et ensuite pour soi-même.
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« Le monde est en pleine mutation », dit Ross à la caméra. Il est assis en face de son ami René Pinnell, et filmé par StoryCorps, une organisation à but non-lucratif qui invite tous ceux qui le souhaitent à partager leurs expériences de vie. Ross et René estimaient que le monde devait en savoir plus sur eux, et ils entrèrent donc dans la cabine StoryCorps, fermèrent la porte et passèrent une demi-heure face caméra. Dans cet enregistrement, Ross est contemplatif. À l’époque, il vivait à San Francisco. C’était une révélation. Il était impressionné par la beauté de la ville et l’énergie qui y régnait. C’était René, son ami du collège, qui lui avait proposé de venir s’y installer. René avait été aspirant cinéaste avant d’opter finalement pour la technologie, à San Francisco. Un jour, il avait téléphoné à Ross, lui débitant tout un couplet sur l’appel de l’Ouest et sur les mille et unes opportunités qu’offrait San Francisco. Deux semaines plus tard, Ross était devant la porte de son ami. Dans la vidéo, ils reparlent avec nostalgie de leur enfance. Il fut un temps où les deux amis essayaient de voler du rab de frites au réfectoire du collège de West Ridge. La façon dont Ross mangeait ses barres chocolatées au beurre de cacahuète, couche par couche. Ou quand Ross avait organisé une soirée pyjama et que des gosses avaient volé ses économies de toute une année. Bien sûr, ils parlèrent aussi d’amour, comme tous les jeunes de leur âge. Ross se souvenait d’Ashley, sa première copine, et de ses nibards sensationnels.
La première fois qu’ils s’étaient rencontrés, ils avaient pris des psychédéliques, un truc appelé AMT. C’était Brandon, son voisin de palier, qui leur avait donné – un « étudiant en physique super-brillant qui s’intéressait à ces nouveaux produits de synthèse ». Ross était encore adolescent. Allongé sur le sol pendant huit heures, il ouvrait sa conscience au côté d’une belle jeune fille. https://www.youtube.com/watch?v=HYShi9dhhJY La vie est une valeur fluctuante, lui dit René, comme la monnaie. René pensait que son ami était commerçant. Il ajouta que si Austin était une ville parmi d’autres pour créer une start-up, San Francisco était « la Mecque ». C’était fin 2012, le temps des rêves fiévreux dans la baie de San Francisco, saturée de gens qui voulaient « changer le monde » et tant qu’à faire, amasser un maximum de pognon au passage. René ne pouvait pas le savoir, mais il était assis à côté de quelqu’un qui avait exactement le même programme. Ross et René se demandèrent : Qu’est-ce qui se passera dans 200 ans ? « Je veux avoir un impact positif considérable sur l’avenir de l’humanité avant de mourir », dit Ross. René lui demanda s’il pensait qu’il vivrait pour toujours. Ross le regarda, fit un petit sourire. « Oui », dit-il. « Je pense qu’il y a moyen. »
Hugs & Drugs
Alors que Silk Road était devenu un véritable marché mondial, DPR se délectait de son rôle de chef de file et d’évangéliste libertaire. Il créa un club de lecture, dans lequel les membres pouvaient polir leur dogme avec les textes sacrés de Von Mises lui-même. Il parlait surtout d’un avenir proche, dans lequel nos gouvernements actuels semblaient être de l’histoire ancienne, comme les « pharaons » et leurs « armées d’esclaves ». Il glorifiait les fidèles de Silk Road qui étaient sur la ligne de front de la révolution. « Merci », écrivit DPR, « pour votre confiance, votre foi, votre camaraderie et votre amour. » Il leur proposa « des hugs, pas des drogues », puis se reprit : « Attendez, des hugs ET des drogues – hugs & drugs ! » Très réceptive, la communauté le comparait à Che Guevara, disait de lui qu’il était un « créateur d’emplois » et qu’il resterait « parmi les plus grands hommes et femmes de l’histoire ». Silk Road était devenu une marque culte, avec des dizaines de milliers d’utilisateurs. Et DPR était leur Steve Jobs. Force percevait l’assurance grandissante de DPR. Il lui parlait depuis un an maintenant, et il comprenait sa personnalité et sa passion. Il devait être enivrant de donner naissance à une idée et d’utiliser des codes cryptés et des transactions pour la projeter à travers le monde.
Parfois, DPR disait qu’il mesurait l’importance de sa réussite et entendait l’air de Tron dans sa tête. C’était le nouvel esprit de DPR : une lueur dans l’obscurité, la diffusion de la bonne parole par un jubilé libertaire, il brandissait la lanterne de la vérité. Mais, comme l’avait confié DPR à Nob, c’était un avant-poste solitaire. Il se définissait lui-même comme quelqu’un « qui se cache derrière les ordinateurs ». Parfois, DPR voulait qu’ils se rencontrent. Mais au lieu de cela, ils se contentaient de partager un mélange de vérité et de fiction sur leurs vies.
NOB : Tout va bien ?
DPR : Yes sir, c’est une bonne journée.
NOB : Le nuage noir au-dessus de ta tête a disparu ?
DPR : Pas trop de soucis avec la mise à jour du site, je me suis réveillé à côté d’une belle femme, j’écoute l’un de mes groupes préférés… et je mange des fraises fraîches.
Ils parlèrent du site : les corrections des bugs, la reprise difficile des ventes après les vacances, les problèmes de ressources humaines du télétravail clandestin. C’était un gros problème. Pour grandir, disait DPR, il devait réunir un effectif solide. Un leader a besoin de soutien pour se concentrer sur l’avenir.
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« Je veux que vous sachiez que votre travail n’est pas passé inaperçu », écrivit DPR à Chronicpain, alias Curtis Green, ce vieux mormon de Spanish Fork, dans l’Utah. « Je tiens à vous proposer un poste. » Green était sur Silk Road depuis un certain temps, et il avait choisi ce pseudo en référence à sa douleur chronique, causée par une blessure au dos provoquée par son travail d’ambulancier. En invalidité, Green était devenu pharmacologue amateur, incollable sur les opiacés. Dans la vie, il avait toujours eu des passions, depuis son obsession de lycée avec les radios satellite, qu’il utilisait pour parler à des étrangers partout dans le monde, y compris des astronautes sur la Station spatiale internationale. La communauté Silk Road et la complexité du site lui apportaient ce qu’il cherchait, combinant son intérêt pour les ordinateurs et « l’usage de drogues en toute sécurité ». Avec l’accord de DPR, Green avait lancé le forum « Santé et bien-être » de Silk Road, où il conseillait les gens sur la bonne façon de sniffer l’éphédrine, les mettait en garde contre le Fentanyl pour les non-initiés, et expliquait à un membre du forum que ce n’était pas une bonne idée d’injecter du beurre d’arachide ou de l’héroïne dans son globe oculaire. Green fut ravi de voir son passe-temps bénévole devenir un emploi. DPR lui avait envoyé une description du poste, qui comprenait le service à la clientèle et la réinitialisation des mots de passe.
Green (sous le nouveau pseudo Flush) travaillait 80 heures par semaine et modérait les différends du forum depuis sa chaise longue, avec Fox News en bruit de fond. DPR n’était pas un patron facile. Il pouvait être très dur, haranguant Green lorsqu’il était ne serait-ce qu’une minute en retard sur TorChat. Green fut chagriné lorsque DPR ne lui envoya pas ses vœux pour Noël. Mais il arrivait à DPR de se montrer très généreux. Il avait inscrit Green à un tournoi de poker (et était resté imperturbable lorsque Green avait tout perdu). Il pouvait être affectueux et magnanime en public, mais se révélait nettement moins humain en coulisse. Il aidait les utilisateurs fidèles qui demandaient une faveur – un gars avait obtenu de l’aide pour acheter une bague de mariage – mais faisait peu de cas des conséquences réelles de son entreprise. Green lui avait transmis une seule plainte du service clientèle, une femme dont le frère avait fait une overdose avec de l’héroïne achetée sur Silk Road, qui notait qu’avec le système actuel, même un gosse pouvait accéder au site. Green dit à DPR qu’en effet, il y avait peut-être un poil trop de libertés. DPR avait explosé : « C’EST BIEN LE BUT ! » Toute contrainte détruirait le concept fondamental, avait-il dit, et il avait refusé toute aide à la sœur endeuillée. Green était resté, malgré l’insensibilité et les contradictions éthiques de DPR, devenant l’un des employés les plus dignes de confiance de Silk Road. Sur Silk Road, cependant, la confiance était limitée. DPR avait exigé un scan du permis de conduire de Green. C’était un test de loyauté. Green s’était exécuté, même si ce scan l’exposait, à l’inverse de DPR, qui lui restait dans l’ombre. Comme Force, Green pensait avoir créé un lien particulier avec DPR, qu’ils étaient partenaires dans un monde secret. Mais tous les secrets ne sont pas des partenariats. Peu importe à quel point Green ou Force ou quiconque se rapprochait de DPR, personne n’avait la moindre idée de qui il était.
Permisdeconduire-1.pdf
Tarbell avait trois ordinateurs sur son bureau, tout comme Kiernan et Yum. La cyber-équipe scrutait chaque étincelle d’information qui pourrait éclairer le dark web. Mais leur enquête n’avançait pas. Ils exploraient le site, parcouraient les forums et fouillaient Reddit, à la recherche de membres de la communauté Silk Road qui parlaient entre eux ou avec DPR de failles cryptographiques qu’ils avaient découvertes. Mais un mois passa sans avancées notables. L’équipe déjeunait ensemble tous les jours à 11 h 30 pile, comme tous bons flics routiniers qu’ils étaient. La plupart du temps, ils achetaient des sandwiches chez le traiteur d’en bas, où le gars derrière le comptoir savait à l’avance ce qu’ils allaient commander. Kiernan prenait toujours un cordon bleu au poulet, et Tarbell était un tel fan du poulet parmesan que quand il prenait une salade, le gars au comptoir lui disait : « Alors, quel est le problème, M. CIA ? Pas de poulet-parm’ aujourd’hui ? »
Tarbell appelait Yum sa « femme du boulot ». Ils faisaient la paire : le penseur et le bavard. Tarbell était le bavard et s’était affirmé comme la personnalité dominante du noyau. Le petit nouveau s’était transformé en un type confiant, un mâle dominant, qui se hérissait quand il entendait Washington parler de la propriété de l’enquête sur Silk Road. L’affaire était devenue une énorme bataille bureaucratique car chaque agence essayait de tirer son épingle du jeu. Le groupe de travail de Baltimore, où Force travaillait, était le plus agressif, revendiquait la propriété complète de l’enquête et critiquait la cyber-équipe du FBI en particulier. « Ils ne nous prennent pas au sérieux, ils pensent que nous ne sommes bons qu’à farfouiller sur Internet », dit Tarbell à Yum. « Mais nous allons leur prouver qu’ils ont tort. » Il lui fit remarquer que les autres agences enquêtaient depuis un moment, « et n’avaient trouvé que dalle ». Mais dans la confusion bureaucratique qui règne aux États-Unis, les compétences ne sont pas clairement définies en matière de cybercriminalité. C’est un domaine en pleine expansion, qui alimente le financement du maintien de l’ordre. Silk Road représentait la nouvelle frontière de la criminalité, le Far West de l’ère numérique, que Washington voulait clôturer. Et toute personne qui amènerait le droit en zone de non-droit deviendrait un héros. Soumettez la frontière numérique et une étoile de shérif vous attend. Voilà pourquoi l’affaire Silk Road était devenue la plus grande chasse à l’homme d’Internet.
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Même couvert de cocaïne, Green ne s’arrêtait pas de parler. C’est ainsi que Force le trouva quand l’équipe du SWAT eut terminé de saccager sa maison. Force – alias Nob – avait tout mis en scène, il avait orchestré l’expédition de coke, et le RAID faisait partie de l’équipe Marco Polo chargée de l’enquête sur Silk Road.
Il avait vu Green prendre le colis, de l’autre côté de la rue, et quand il était rentré quelques minutes plus tard, Green était menotté, et atteint d’une logorrhée verbale. Green avait plus de réponses que Force n’avait de questions. Il parla et parla et parla jusqu’à ce que Force ne puisse plus le supporter. Il raconta qu’il avait été ambulancier, qu’il essayait juste d’aider les gens, qu’il auraient pu tout simplement frapper, et qu’il pensait trouver dans le paquet un médicament totalement légal appelé N-Bombe. Ta gueule, pensa Force. Néanmoins, Green était une piste sérieuse dans l’enquête Silk Road, un être humain plutôt que des lettres sur un écran. Alors que Green était conduit à la voiture de police pour être mis en examen par la police locale, Force enregistra son numéro dans le téléphone de Green et lui dit : « Appelez-moi quand vous sortirez. »
En prison, Green baragouina pendant des heures à qui voulait bien l’écouter, déclarant même qu’il avait été invité à coopérer avec la DEA. C’est à ce moment-là que ses compagnons de cellule tatoués lui demandèrent de se taire. Lorsque Green fut libéré sous caution, il rentra chez lui et trouva sa porte dans le même état. Sa fille avait un peu nettoyé. Dans sa chambre, les flics avaient apparemment découvert que le vieux mormon possédait un gode, qu’ils avaient laissé sur le lit, à son intention. Seul à la maison avec ses deux chihuahuas, Green pleura comme un bébé. Je suis un bon petit mormon, se dit-il à lui-même. Ses pensées se firent plus sombres. Il chargea le calibre .32 de son père. Puis il pointa l’arme sur lui et finit par la jeter à l’autre bout de la pièce. Green était le premier à admettre qu’il n’aurait jamais le courage de se suicider. Il courut dans le salon et se jeta sur le canapé, où ses chihuahuas le rejoignirent et lui léchèrent le visage, alors qu’il était tombé à genoux pour prier. Finalement, Green décida de se lever, de prendre son téléphone et d’appeler Carl Force, l’agent spécial de la DEA.
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C’est seulement lorsque Force eut accès à l’ordinateur de Green et vit les messages de DPR – « Pourquoi ne fais-tu pas le boulot ? » « Fais-moi un retour ASAP. » – qu’il réalisa qu’ils avaient attrapé un gros poisson dans leur filet. Ce type était un sbire de DPR. Force appela rapidement du renfort, mettant le groupe de travail à contribution pour installer Green dans un hôtel Mariott de Salt Lake City et lui demander des explications. Mais DPR était nerveux, il avait remarqué que son administrateur était resté hors ligne pendant plusieurs jours. Une recherche Google lui apprit que Green avait été arrêté, et DPR le soupçonnait d’avoir retourné sa veste. De plus, il avait reçu un message d’un autre employé, Inigo, qui lui apprit que 350 000 dollars en bitcoins venaient de disparaître de différents comptes. Inigo était remonté jusqu’au compte de Green. DPR passa en mode de crise, communiqua avec ses proches collaborateurs et tenta de trouver une solution. « Pour la première fois de ma vie, je vais devoir avoir recours à la force », dit-il à Inigo. « Ça craint. » Quelques instants plus tard, DPR écrivit à Nob qu’il avait un « problème » dans l’Utah, et qu’il allait devoir être violent. D’après la biographie fictive crée par Force, Nob était en mesure d’aider DPR sur ce point, et il joua bien son rôle. Installé à l’hôtel Marriott, Force reçut un fichier PDF de la cible, l’ouvrit et découvrit un scan du permis de conduire de Green. Puis il leva les yeux et vit Green, à moitié endormi, de l’autre côté de la table. Eh bien, c’est l’occasion ! pensa Force.
NOB : Tu veux qu’il soit amoché, tué ou qu’on lui rende juste une petite visite ?
DPR : Je voudrais qu’il soit amoché, puis que vous le forciez à rendre les bitcoins.
DPR : Je ne sais pas comment les choses se passent d’habitude.
Green affirma qu’il n’avait pas volé les bitcoins et que c’était le groupe de travail qui utilisait son ordinateur au moment du vol. Mais Force ne voulait pas parler de l’argent. Il utilisa la requête de DPR pour élaborer un plan.
DPR : Quand penses-tu pouvoir envoyer quelqu’un chez lui ? Et combien coûtent tes services ?
Force fit signer une renonciation à Green, pour pouvoir lancer la fausse séance de torture qui ferait office de coup monté contre DPR. Green fut bientôt immergé dans la baignoire d’une suite Marriott par de faux voyous – un agent des services secrets et un inspecteur des postes de Baltimore. Force enregistrait la scène avec un camescope. « C’est bon ? » demanda Green, sur le sol, trempé et respirant avec difficulté. Il sentait que la simulation était un peu trop réaliste. Ils l’avaient immergé quatre fois supplémentaires pour obtenir une vidéo convaincante. En attendant des nouvelles de Nob, DPR réfléchit aux différentes options. Un utilisateur de Silk Road nommé Cimon, un conseiller de confiance qui avait guidé DPR avec l’opsec, la programmation et le leadership, avait demandé à DPR à quel moment une transgression contre Silk Road nécessitait une réponse mortelle. « Si c’était le Far West », avait dit DPR « quiconque volerait un cheval serait pendu. » Quelques minutes plus tard, Inigo renchérit : « Je ne cautionne pas le meurtre, mais ce qu’il a fait mériterait presque la mort. » Plus tard ce jour-là, DPR envoya un message à Nob.
DPR : Ok, donc pouvez-vous vous charger de l’exécuter plutôt que de le torturer ?
DPR : Il a passé quelques temps en prison, et maintenant qu’il a été arrêté, je crains qu’il ne lâche des infos.
DPR avait évidemment raison, Green avait changé de camp, encouragé par l’homme qu’il venait d’engager pour l’assassiner. C’était une escalade surprenante. Le chef de Silk Road, qui était devenu éloquent sur « le respect » de la communauté Silk Road, essayait maintenant de fixer le prix d’un assassinat.
DPR : J’ai jamais tué ou fait tuer quelqu’un, mais c’est la bonne décision.
DPR : Combien ça fera ?
DPR : À peu près ?
DPR : Moins de 100 000 dollars ?
DPR : As-tu déjà tué ou fait tuer quelqu’un ?
On dirait Scarface en accéléré, pensait Force. Mais il continua à jouer son rôle. En une semaine ou deux, Force conspira avec son équipe pour peaufiner la fausse mort de Green. Force envoya à DPR des photos de la torture mise en scène, suivies par les photos de Green, face contre le sol, blême et barbouillé de soupe Campbell’s – résultat de l’asphyxie. Green se terra dans sa maison (il devait rester invisible) dans une sorte de protection des témoins auto-assurée, et Force retourna à Baltimore. DPR envoya 40 000 dollars sur un compte Capital One comptés comme une avance par le gouvernement. DPR ne retrouverait jamais les bitcoins volés, mais une fois reçue la preuve supposée de la mort, DPR envoya les 40 000 dollars restants.
NOB : Ça va ?
DPR : Ça fait chier d’avoir dû le tuer.
DPR : Mais ce qui est fait est fait.
DPR avait momentanément lutté avec sa conscience. Il avait parlé à Inigo de la façon dont il souhaitait tout simplement le meilleur pour les gens, et les aimer dans l’esprit libertaire – même Green, pris en flagrant délit –, mais il avait finalement conclu que son employé déserteur était devenu trop indigne de confiance. Les principes technologiques et pacifiques de DPR s’étaient donc transformés en folie meurtrière. Comme tant de révolutionnaires avant lui, l’idéaliste était devenu un idéologue, prêt à tuer pour sa précieuse vision. À un moment donné, DPR avait corrigé Inigo, car cette action n’était pas une vengeance ; il s’agissait de justice, une justice nouvelle et conforme à la loi de Silk Road. De retour à Baltimore, assis dans sa chambre avec Pablo, Force pensa à l’équipe de DPR. Il se demanda : Qu’est-ce qui a changé ? DPR se posait la même question. Les choix moraux se brouillent lorsque votre identité change. C’était l’ironie tapie derrière l’idée même du surnom du Terrible Pirate Roberts – le danger inhérent que le porteur ne devienne le masque. À la dérive, DPR sentait qu’il était en train de changer.
NOB : Qu’as-tu appris ?
DPR : Eh bien, j’apprends qui je suis. Je ne pense pas que ce sera la chose la plus difficile à faire.
NOB : Qu’est-ce qui pourrait être plus difficile ?
DPR : Je ne sais pas.
DPR : Je vais peut-être être confronté à une décision qui aura une incidence sur la vie de personnes innocentes.
Comme s’il cherchait une boussole morale parmi les meurtriers, DPR demanda à Nob de lui faire savoir s’il abusait de son autorité. « Voilà à quoi servent les amis ! » répondit Nob. DPR confia à Inigo qu’une de ses peurs les plus profondes était « d’avoir un succès fou » et « d’être perverti par ce pouvoir ». Nob mit également en garde son camarade virtuel contre ce pouvoir et la manière dont il pourrait le consumer. Force avait accroché dans son bureau une photo de Jésus Malverde, le narco-saint mexicain, dont il s’était inspiré pour Nob, et il se sentait attiré par le malfrat. Il rappela à DPR de « ne pas se perdre ». Comment pouvait-il ne pas se perdre ? À présent qu’il était à la tête du plus grand marché de la drogue en ligne, d’une valeur de plusieurs millions de dollars, Ross n’était plus l’âme tendre tourmentée de mentir à une jeune femme. Son journal était passé d’une histoire de doutes et d’espoirs au catalogue de construction implacable d’un bâtisseur d’empire. Le triomphe de Silk Road confirmait la croyance de son créateur en son propre mythe. « Ce que nous faisons », écrivit DPR à ses disciples, « aura une incidence sur les générations à venir. » En juin 2013, le site atteignit près d’un million de comptes enregistrés. Et les flics n’étaient nulle part en vue. Jusqu’à cet après-midi dans les bureaux du FBI, quelques temps plus tard, lorsque Tarbell et Kiernan virent enfin quelque chose d’intéressant sur l’un de leurs écrans. Ils avaient cherché pendant des semaines et des semaines, usé les mêmes coussins, exécuté Tor sur un écran, étudié des listes de numéros sur un autre… lorsqu’un de ces numéros retint leur attention : 62.75.246.20. Ils se regardèrent avec incrédulité puis regardèrent le terminal, qui affichait l’adresse IP réelle du serveur Silk Road.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
Les journalistes Joshua Davis et Steven Leekart ont contribué à l’enquête. Cet article inclue des recherches de Nick Bilton, dont le livre sur l’affaire Silk Road paraîtra cette année. Traduit de l’anglais par Alexia Choffat d’après l’article « The Untold Story of Silk Road, Part 1 », paru dans Wired. Couverture : Ross Ulbricht. Création graphique par Ulyces.