[Journaliste tech incontournable aux États-Unis, rédacteur en chef de Backchannel et collaborateur de longue date des magazines Rolling Stone et Wired, Steven Levy a bien connu Steve Jobs, qu’il a rencontré régulièrement depuis 1983. L’interview contient des spoilers.] J’ai eu du mal à regarder le film Steve Jobs. Il ne pouvait en être autrement. L’histoire de Jobs n’est pas abstraite pour moi. C’est une grande part de ma vie professionnelle, dont certaines ramifications s’étendent à des amitiés dans ma vie privée. Mais avant tout, je connaissais Jobs. Bien sûr, le film déborde d’art et de talent. Mais, comme pour beaucoup d’autres, je ne suis pas arrivé à relier l’interprétation de Michael Fassbender avec la personne que j’ai connue.

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Michael Fassbender dans la peau de Steve Jobs
Crédits : Universal Pictures

Toutes les représentations hollywoodiennes de la vie réelle impliquent certaines libertés, et chaque interprétation cinématographique de ce genre se positionne différemment en terme de fidélité, bien que les règles de base soient rarement définies. Il n’y a pas d’annotation Genius qui apparaît pendant que vous êtes au cinéma. Et très peu de gens iront sur Internet afin d’en vérifier les informations. Quelles sont les limites qu’un scénariste ou dramaturge doit respecter quand il dépeint une situation réelle ? Avec quels détails est-il acceptable de jouer ? Avec lesquels ne l’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’un artiste, représentant une personnalité réelle, doit à son sujet, si tant est qu’il lui doive quoi que ce soit ? Les inventions peuvent-elles nous rapprocher davantage de la vérité que les faits ? En regardant Steve Jobs, ces questions sont devenues vitales à mes yeux. Ainsi, j’ai insisté pour obtenir un entretien avec Sorkin afin d’essayer d’obtenir des réponses. Pendant notre conversation, Sorkin a pu m’expliquer les caprices des inventions acceptables, et même les signaux qu’il envoyait au public indiquant que le Steve Jobs de son film n’est pas censé être perçu comme la représentation parfaite de la personnalité de chair et de sang que certains d’entre nous ont eu la chance de connaître. En agissant ainsi, il a révélé beaucoup de choses sur son processus créatif.

Le dramaturge

Steven Levy : Je ne sais pas si vous le savez, mais j’ai passé une partie considérable de ma carrière à écrire à propos de Steve Jobs. Aaron Sorkin : À vrai dire, je sais même qu’on vous cite dans le film. Oui, mais vous ne mentionnez pas mon nom ! Le fait qu’il ne le soit pas ne peut qu’être le fait de notre service juridique. Mais je suis curieux de savoir pourquoi ils m’auraient demandé de faire ça.

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Le nom de Steven Levy apparaît dans le scénario du film

Très bien, allons-y. Quand vous vous lancez dans un projet traitant d’un personnage réel, quelle proportion de l’histoire construisez-vous, et jusqu’à quel point êtes-vous porté sur la vraisemblance ? À quel point est-il important de rendre le Steve Jobs du film semblable au vrai Steve Jobs ? Je vais tenter de vous répondre. Si je devais faire un biopic, un vrai biopic… Qu’est-ce qu’un vrai biopic, pour vous ? Un biopic serait une histoire de-la-naissance-à-la-mort. Ça tiendrait beaucoup de l’adaptation dramaturgique d’une page Wikipedia. Vous vous souvenez de ce film sorti il y a quelques années, The Queen, avec Helen Mirren ? Ce n’était pas un biopic sur la reine Élisabeth II. Elle était au centre du film, mais il parle de six jours dans la vie de la reine Élisabeth. De même, et par coïncidence signé du même auteur, Peter Morgan, le film Frost/Nixon n’est pas une biographie de Richard Nixon. Il ouvre une fenêtre sur une facette de Richard Nixon, mais le film traite spécifiquement de ces entretiens avec lui. Aussi, quand j’ai abordé ce sujet, et bien que le document source était une biographie complète du sujet, un travail journalistique réalisé par un journaliste reconnu, je ne pensais pas que le meilleur film que je puisse écrire reprendrait simplement, dans l’ordre chronologique, les plus grands succès de la vie de Steve Jobs. En commençant par son enfance, en passant par le moment où lui et Woz se sont dits : « Hé, montons une entreprise dans le garage de mes parents ! » pour finir par son diagnostic. Alors avant que je sache ce que je voulais faire, je savais ce que je ne voulais pas faire, et c’était précisément écrire un biopic.

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L’acteur n’a pas essayé d’imiter Jobs
Crédits : Universal Pictures

Est-ce que le choix que vous avez fait – une structure en trois actes construite autour du lancement de trois produits – l’a été principalement pour servir l’histoire du film, ou pensiez-vous que c’était la meilleure façon d’aborder Steve Jobs ? Pour être honnête, les deux. Je voulais proposer une nouvelle approche de Steve Jobs, puisque une biographie est disponible dans divers formats, que ce soit le livre de Walter, le documentaire d’Alex Gibney, ainsi qu’un grand nombre d’articles écrits de votre plume et par une multitude d’autres journalistes. Je ne voulais pas faire quelque chose de purement journalistique, car ce n’est pas ce à quoi je suis bon et ce n’est pas ce pour quoi on vient voir ce que je fais. Alors pendant que j’essayais de penser à ce que je voulais faire, j’ai passé beaucoup de temps à parler à des gens qui ont été très proches de Steve : toutes les personnes représentées par des personnages dans le film, à l’exception de Steve bien sûr, et des dizaines d’autres personnes. Des points de friction ont commencé à se révéler d’eux-mêmes que je pensais être intéressants. Des points de friction entre Steve et Woz, entre Steve et Chrisann Brennan, entre Steve et John Sculley. Et, plus intéressant encore à mes yeux, plus émotionnel, entre Steve et l’aînée de ses filles, Lisa. Alors j’ai commencé à penser à la manière d’articuler ces points de friction d’un point de vue dramaturgique. Et pour être honnête, je suis plus à l’aise dans un rôle de dramaturge, c’est ce que je sais faire. Je fais un peu semblant de m’y connaître en cinéma et en télévision. En tant que dramaturge, j’aime les espaces confinés, j’aime les périodes condensées – surtout s’il y a une horloge qui fait tic-tac. Et j’aime être dans les coulisses – littéralement dans ce cas.

Mon film n’est pas un biopic. Ce n’est pas l’histoire de Steve Jobs.

C’est quand je suis tombé sur une information relativement anodine – qui était que pendant les répétitions pour la sortie du Mac en 1984, ils n’arrivaient pas à lui faire dire bonjour et se sont démenés pour tenter de résoudre le problème – que j’ai eu l’idée. Je dois chercher une intention et un obstacle. Et si je faisais de ça l’intention et l’obstacle du premier acte ? Et si je commençais par accrocher les choses qui m’intéressent vraiment, ces points de friction qui irriguent la vie de Steve ? Je commence à les accrocher, comme sur une corde à linge, tout au long du premier acte, et il faut que je fasse de même avec le deuxième et le troisième actes. Évidemment, Steve n’a pas eu de conflits avec les cinq mêmes personnes 40 minutes avant chaque lancement de produit qu’il a fait. C’est tout simplement un conflit d’auteur. Mais ce que contiennent ces conflits est bien réel.

Ce n’est pas un biopic

Prenons un exemple spécifique de faits et d’invention. Dans le premier acte, on trouve l’obsession de Steve avec l’article paru dans le TIME de 1983 à propos de lui. Vous avez raison du début à la fin sur ce point – il s’en plaignait quand je l’ai interviewé pour le magazine Rolling Stone avant le lancement de Macintosh, et il s’en plaignait encore 20 ans plus tard. C’est vrai. Mais vous êtes allé plus loin. Dans votre scénario, un employé d’Apple a commandé des cartons entiers du magazine et avait prévu d’en placer un sur chaque siège de la salle de conférence, jusqu’à ce que quelqu’un comprenne que ça rendrait Steve furieux. Ça n’a pas eu lieu en vrai. Effectivement. C’est exactement le genre de choses que je ne suis pas gêné d’inventer. Voici la vérité, voici la vérité qui compte. Par un heureux hasard, Walter Isaacson, qui était au TIME en 1983 quand tout ça s’est passé, m’a confié que Steve n’avait jamais été en lice pour le titre d’homme de l’année. Steve a toujours tenu pour responsable Dan Kottke d’avoir vendu la mèche dans cet article à propos du test de paternité qu’il avait du faire, et de toute cette situation avec Lisa. Et il croyait dur comme fer que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas décroché la couverture. Mais comme Walter me l’a fait remarquer, ça n’avait rien à voir avec Kottke – si vous regardez la couverture, il s’agit d’une sculpture d’un homme assis à un bureau avec un ordinateur, et cette sculpture avait dû être commissionnée des mois plus tôt. En réalité, le sculpteur lui-même est un gars bien connu dont j’ai oublié le nom.

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La relation de Jobs avec Lisa est cruciale dans le film
Crédits : Universal Pictures

Cette information est donc quelque chose que je voulais utiliser à tout prix. Je voulais l’utiliser pour introduire le problème de paternité, je voulais l’utiliser car cela allait être bénéfique dans le troisième acte, quand Joanna Hoffman fait une présentation de son champ de distorsion de la réalité… Et le dernier bénéfice est que Lisa, qui a désormais accès à Internet à l’école, l’a lu – elle a lu que son père avait nié être son père. C’est pourquoi je ne me suis jamais inquiété du fait que ce que le public allait retenir, c’est qu’il y avait des tonnes de cartons de l’exemplaire du TIME dans les coulisses de cet événement. Ça ne me paraissait pas important que le public comprenne les choses de la bonne façon ou non, ni qu’il s’agisse d’un fait réel. Ça n’a pas d’effet négatif sur la vie de qui que ce soit. Vous ne vous demandez pas qui est l’imbécile qui a mis ces cartons du TIME en coulisses. Mais ça représentait quelque chose de plus vrai, et j’ai trouvé que c’était un élément de dramatisation intéressant. C’est donc un élément mineur. Mais dans le troisième acte, vous avez omis quelque chose qui je pense change la façon dont les gens voient Steve. Dans votre film, vous ne parlez pas du fait qu’à ce moment-là, Steve a sa propre famille – trois autres enfants. Et Lisa, en réalité, vit avec eux avant d’aller à l’école. Je suis désolé, mais ce que vous dites n’est que partiellement vrai. Je ne mentionne pas Laurene et les autres enfants, mais j’évoque en revanche le fait qu’à ce moment-là, Lisa a déjà vécu avec Steve. Quand ils se disputent, Steve lui dit : « Tu es venue me voir quand tu avais treize ans, hystérique, en me suppliant de te laisser vivre avec moi. »

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Sorkin est aussi l’auteur de The Social Network
Crédits : DR

Mais une fois de plus, fait mention du fait que Steve a une famille… pourquoi ferais-je ça ? Simplement parce que c’est un fait dont le public devrait être mis au courant ? C’est un truc de biopic. S’il y avait une vraie bonne raison de le mentionner, si ça faisait partie de mon histoire, alors il y aurait une raison d’en parler. Mais à ce moment-là, ça n’a rien à voir avec l’histoire que je raconte – ce moment-là étant après 40 minutes du troisième acte… Ça n’a rien à avoir avec la relation entre Steve et Woz, Andy Hertzfeld, Joanna, John Scully, Chrissann ou Lisa. C’est juste un fait. Autre chose qui n’est pas mentionné ? Pixar. Pixar n’est jamais mentionné, et c’est pourtant un élément crucial. Ça a transformé l’industrie du film. Ce fut un énorme succès pour lui. Mais ça n’a tout bonnement rien à voir avec l’histoire que nous racontons. Tout comme il y a beaucoup de choses dans la vie de la reine Élisabeth qui sont importantes mais qui n’ont rien à voir avec l’histoire racontée dans The Queen. Ou simplement de la même façon qu’il y a beaucoup de choses dans la vie de Bob Woodward et Carl Bernstein qui n’ont rien à voir avec ce qu’il se passe dans Les Hommes du président. Ces films et mon film ne sont pas des biopics. Ce n’est pas l’histoire de Steve Jobs. Et le but n’a jamais été de vous donner tous les détails de la vie de Steve. Le premier indice – parce que je tiens à m’assurer que le public ne le prendra pas pour autre chose –, c’est que nous n’avons même pas essayé de faire en sorte que Michael Fassbender imite Steve Jobs physiquement, de quelque manière que ce soit. Il ne ressemble pas à Steve Jobs, et nous ne lui avons pas demandé de parler comme lui. Il y a bien une blague à propos de « insanely great » mais je n’ai pas repris le moindre des tics de Jobs. Ce n’est simplement pas ce genre de film. Il faudrait ajouter ça à toutes les interviews que j’ai faites ces derniers mois, j’ai dit à toute personne qui restait attentive pendant assez longtemps à mes propos qu’il ne s’agit pas d’un biopic, c’est autre chose.

Box-office

Je pense qu’il y a une différence majeure entre ce que vous faites et ce que je fais. Vous dites que vous avez omis les informations sur sa famille parce que vous vouliez rester fidèle à votre histoire. D’une certaine manière, vous avez élaboré une histoire qui tente de résoudre l’énigme que pose votre personnage de Steve Jobs. Alors que pour moi, alors que j’ai écrit des articles sur Steve pendant plus de 30 ans et que j’ai appris à le connaître en tant qu’individu, il est toujours resté une énigme d’une certaine manière. Beaucoup de gens qui le connaissaient très, très bien ne pouvaient pas expliquer certains aspects de sa personnalité. Les livres de Walter gardent le mystère entier car – et tous les auteurs de non-fiction savent ça – la vie est compliquée. Mais dans un film, vous devez mener les choses à une conclusion et ce faisant résoudre un problème qui ne peut peut-être pas être résolu en réalité. Je ne suis pas d’accord. Dans ce film, je pose principalement des questions auxquelles il n’y a pas de réponse. Est-ce binaire—peut-on être un génie et quelqu’un de respectable en même temps ? Qu’est-ce que Steve a fait ? Ces questions ne trouvent pas de réponse. C’est intéressant, car dans la scène finale sur le toit, dans laquelle Steve dit à Lisa que l’ordinateur a été baptisé d’après elle, elle lui pose une question : « Pourquoi ne l’as-tu pas dit pendant toutes ces années ? » Et la réplique de Steve est : « Honnêtement, je n’en sais rien. » J’ai dit à Michael Fassbender, l’acteur, pendant les répétitions que cette réplique, que c’était la chose la plus honnête que Steve avait dite pendant tout le film. Je vous répondrai donc que je n’ai pas trouvé les réponses, j’ai simplement pensé à des questions intéressantes.

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Steve Jobs n’est pas un biopic
Crédits : Universal Pictures

Le résultat au box-office n’a pas été satisfaisant. Quelle est votre réaction ? Voilà ce que j’en dis. Premièrement, je pense que c’est pour ça que j’ai réagi tel que je l’ai fait quand Tim Cook a dit que le film était opportuniste. Aucune des personnes ayant signé pour faire ce film n’a pensé à se faire le moindre argent. S’il y a bien une chose que le film n’est pas, c’est d’être opportuniste. Soyons sérieux. Ce film est véritablement le fruit d’un travail passionné. Nous l’avons fait parce que nous voulions le faire. Deuxièmement, quand nous avons ouvert en sortie limitée, nous avons eu la moyenne par écran la plus importante de l’année 2015 et nous avons approché de la moyenne par écran la plus importante de tous les temps. Nous avons fait cela pendant une semaine et lors de la deuxième, nous sommes sortis dans 60 salles. Les résultats sont restés forts, bien au-delà de nos espérances. Et lorsque nous sommes sortis dans 2 500 salles, nous sommes restés très très forts dans les grands centres urbains. C’est simplement que personne d’autre n’est allé voir le film. Le mystère, pour moi, est de savoir pourquoi il y a une telle différence au sujet ce film entre les villes et tout le reste du pays. Ce n’est pas un film noir/blanc. Il n’y a pas de politique à l’intérieur. Je ne comprends pas pourquoi les choses se sont passées de cette façon. On se concentre sur les recettes de billetterie, le lundi suivant le vendredi de la sortie… mais ces questions sont moins intéressantes que le film en lui-même. J’ai compris que vous ne cherchiez pas à atteindre une large audience quand les personnages se trouvent en désaccord sur les qualités relatives du microprocesseur Motorola 6809 et du microprocesseur 68000. Effectivement. Ça ne fait pas vraiment blockbuster de l’été, n’est-ce pas ?


Traduit de l’anglais par Marine Périnet d’après l’article « Aaron Sorkin’s History Distortion Field », paru dans Backchannel. Couverture : Le réalisateur Danny Boyle et le scénariste Aaron Sorkin sur le tournage du film. Steve Jobs avait une passion pour le yoga. ↓ ulyces-jobsyoga-couv02-2 Jobs : les années Pixar. ↓ 43809053.cached