Vientiane Rescue

À regarder le soleil descendre lentement sur le Mékong depuis la rive de Vientiane, il est aisé de se laisser bercer par le sentiment de calme qui émane de la capitale du Laos endormie. Restée au point mort durant la guerre civile des années 1970 et la terrible campagne de bombardements américains, l’économie du pays s’est relevée au cours des décennies suivantes, notamment grâce à l’accroissement des investissements étrangers dans le pays et au tourisme, qui ont permis à de nombreux laotiens d’atteindre un rêve jusqu’alors inaccessible. ulyces-vientiane-01 C’est une excellente nouvelle pour l’ensemble du pays, mais il y a un revers à cette médaille : le phénomène a accéléré le développement de problèmes dans les grands centres urbains, tandis qu’un nombre croissant de véhicules investissent les routes, que l’espérance de vie augmente ainsi que la densité de population. Vientiane n’est pas dotée d’un service de premiers secours officiel et ne compte que trois hôpitaux publics, qui manquent eux-même de la majeure partie de l’équipement qu’on trouve normalement dans les complexes modernes. De nombreuses personnes se retrouvent alors dans un état précaire lorsqu’elle font face à une urgence médicale ou lorsqu’elles sont blessées sur les routes de Vientiane. La conduite en état d’ivresse et les excès de vitesse sont courants dans la capitale, sans compter le fait que seuls 20 % des conducteurs ont un permis en règle – ce qui accroît encore les risques  d’accidents. Le peu d’ambulances qui opèrent dans Vientiane sont réservées aux plus fortunés, laissant la majorité de la population se rendre à l’hôpital par ses propres moyens et causant de nombreuses morts qui auraient pu être évitées. Sébastien Perret, agent paramédical et sapeur pompier français, était en voyage au Laos en 2010 lorsqu’il a été témoin d’un accident de voiture qui a causé la mort d’un homme et grièvement blessé un second – ce genre d’accidents surviennent presque tous les jours à Vientiane. Il s’attendait à ce que le personel médical de l’hôpital le plus proche vienne en aide au blessé, mais il a été consterné de ne voir venir aucune réponse de leur part, laissant le sort de la victime aux mains du destin. C’est cette scène terrible qui l’a décidé à utiliser ses compétences pour empêcher que d’autres vies ne soient perdues. Seul, Perret a fondé Vientiane Rescue, le premier service ambulancier gratuit du Laos, pour porter secours aux citoyens de la capitale.

En 2010, l’association se réunissait dans la maison d’un des volontaires, et Perret et la première équipe de Vientiane Rescue ont dormi sur le sol pendant quatre ans avant de pouvoir louer un petit bureau situé non loin du temple Pha That Luang, le monument le plus célèbre du pays. Ils se sont depuis étendus à deux stations rudimentaires de plus, et depuis août 2015, l’association compte 163 membres actifs. Les volontaires qui ont rejoint l’association pour venir en aide à leurs compatriotes forment une équipe soudée, dont certains des membres n’ont que 12 ans et la plupart n’ont pas encore la trentaine. Initialement formés aux techniques de premiers secours par Perret, ils ont récemment reçu le soutien d’organismes de secours d’urgence venus de la Thaïlande voisine, où ils sont allés en visite pour recevoir d’autres formations aux pratiques médicales, à la lutte contre les incendies et à la plongée. Forts de cet entraînement supplémentaire, ils combattent désormais le feu et participent à des opérations de récupération sous-marines en équipement de plongée complet. Faisant tout leur possible face à toutes les situations, ils ont aussi entrepris de secourir les animaux maltraités ou abandonnés, de capturer les serpents venimeux et d’offrir un environnement sain et sécurisant à des jeunes à risque, qui passent du temps au sein de l’équipe – tout cela gratuitement

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Les secours de Pha That Luang

Lorsque j’ai visité la station de Pha That Luang en août dernier, l’équipe s’occupait d’une petite ménagerie comptant deux singes, trois chiens et un cheval qui avait été retrouvé errant dans les rues de Vientiane. Malgré tous les services qu’ils rendent au public, ils doivent se battre pour continuer à opérer car ils ne reçoivent aucun soutien régulier d’aucun gouvernement ou d’aucune institution gouvernementale, et leur survie ne dépend que de donations exceptionnelles faites par des compagnies laotiennes et des bienfaiteurs privés. Au cours du premier des cinq jours que j’ai passés aux côtés de Vientiane Rescue, j’ai vécu avec les membres de l’équipe dans leur QG. On se croirait aux heures de perm’ ou dans un centre culturel, alors que les volontaires s’occupent en faisant leurs devoirs, en allant sur Facebook ou en s’envoyant des vannes. Le téléphone sonne constamment, dont beaucoup de faux numéros et quelques plaisantins à l’occasion. Lorsque la sonnerie d’alarme retentit, signalant une véritable urgence, c’est comme si la foudre avait soudain frappé la salle : tout le monde se met en action et court jusqu’aux ambulances défraîchies ou au pickup, enfilant des gants stériles. Malgré les sirènes et les gyrophares qui rendent notre présence évidente, certaines voitures ne se se poussent même pas pour nous laisser passer. Cela a pour effet de rendre Perret furieux : il tambourine contre la porte de l’ambulance en hurlant sur les conducteurs dans un laotien parfait. Son tempérament stoïque d’usage est soudain balayé par la rage devant l’apathie dont beaucoup d’habitants de Vientiane font preuve malgré l’urgence de la situation.

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À l’hôpital
Crédits : Adryel Talamantes

Nous nous arrêtons près d’un petit groupe de gens qui forment un cercle autour d’une moto en piètre état. Alors qu’un homme d’âge moyen est assis sur le pavé, l’air profondément déboussolé, la troupe de curieux darde sur lui des regards moqueurs ou étonnés, mais bien peu d’aide. Les lumières bleues de l’ambulance dansent sur les visages plongés dans l’ombre pendant que l’équipe est au travail, regardant minutieusement si la victime n’a pas de blessure au cou ou au dos, désinfectant et bandant la moindre blessure, lui demandant s’il ressent la moindre douleur particulière. Pendant que plusieurs volontaires immobilisent son cou et le déplacent sur une civière, la jeune fille de l’homme assiste à la scène dans un muet désespoir. Une fois le patient en sécurité à bord de l’ambulance, nous nous éloignons rapidement… et recevons un autre appel alors que nous faisons route vers l’hôpital. Il y a eu un double accident de moto sur la même route. Perret et moi sortons de l’ambulance qui s’éloigne avec le blessé. Un autre groupe de volontaires est déjà présent sur les lieux, ils sont arrivés en moto. Perret évalue rapidement les blessures des deux victimes. Un homme capable de se tenir debout fait les cent pas, un air de remord sur le visage. Il ne parvient pas à détacher son regard d’une femme étendue au sol, maculé de l’essence des motos accidentées.

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L’ambulance est arrivée à temps
Crédits : Adryel Talamantes

L’odeur du carburant remplit l’air alors que sa tête et son cou sont stabilisés et qu’on la transporte à bord d’une autre ambulance arrivée de Pha That Luang. À l’arrière du véhicule, la femme commence à perdre conscience – elle souffre d’un traumatisme crânien. Perret suspecte également qu’elle ait une hémorragie interne. Il lui hurle dessus pour la tenir éveillée, et ainsi éviter les conséquences fatales qui adviendraient si elle sombrait dans l’inconscience. Elle parviendra à rester avec nous durant tout le trajet. Nous nous arrêtons sur le parvis de l’hôpital, où nous sommes accueillis par la statue d’une infirmière. La victime, étendue sur le brancard, est rapidement conduite à travers les couloirs blancs éclairés au néon de l’hôpital. « Les patients reçoivent-ils des soins gratuits, ici ? » Je pose la question après que l’urgence soit passée. « Aucun traitement si vous ne pouvez pas vous le payer », répond Perret. « Les soins ne sont pas gratuits. »

Un sens à sa vie

À notre retour à la station du pont de l’Amitié, je vois au milieu des membres de l’équipe un jeune garçon âgé d’une douzaine d’années. Je demande à Perret de me raconter son histoire. « Sa mère nous a dit qu’elle ne savait pas quoi faire de lui, il n’arrête pas de se fourrer dans les ennuis et il ne l’écoute pas. Il y a beaucoup de tarés dans les environs, donc elle nous l’a confié. » Vers minuit, une pluie diluvienne commence à tomber et transforme une bonne partie de Vientiane en un dangereux bourbier. Perret et moi faisons route vers le centre-ville sur sa moto, alors que les volontaires s’installent pour passer la nuit.

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Perret prend soin de la victime
Crédits : Adryel Talamantes

Les jours d’après se déroulent selon le même schéma que le premier : des accidents de moto, des appels à domicile et quelques fausses alertes dues à des ivrognes. L’équipe se prépare à dîner lorsqu’on les appellent pour faire face à un incendie violent qui a déjà détruit la majeure partie d’une usine de rotin. Le trajet vers les lieux est chaotique. Deux voitures pleines à craquer de volontaires se précipitent pour apporter leur aide, ainsi que d’autres sur des motos. Les quelques membres de l’équipe formés au feu enfilent des combinaisons résistantes aux flammes et marchent vers le brasier, des tuyaux dans les mains. La rue est pleine de centaines de gens, qui admirent le spectacle et prennent des photos avec leurs smartphones. D’autres s’affairent dans les immeubles adjacents pour en sauver les biens. Un camion à eau arrive et plusieurs volontaires se ruent vers lui pour y rattacher les tuyaux à haute pression, tandis que les trois hommes de l’équipe de lutte contre les incendies de Vientiane Rescue agrippent fermement l’autre extrémité. La chaleur est intense même depuis la rue, et nous avons peur que les cartouches de gaz des fours de cuisson ne viennent à exploser. D’autres volontaires distribuent de l’eau en bouteille et aident à faire reculer la foule pour laisser passer les véhicules. La rude mission des secouristes se poursuit pendant trois heures jusqu’à ce que les flammes soient presque entièrement éteintes.

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Les volontaires luttent contre l’incendie
Crédits : Adryel Talamantes

Il fut un temps, Perret voulait devenir moine en France, mais après avoir voyagé en Asie, il a changé d’avis : « Je ne crois plus en rien après être venu ici et avoir vu à quel point les choses vont mal », dit-il. Malgré ce réveil difficile, Perret est encore quelqu’un de remarquablement passionné. Lorsque je lui demande s’il a prévu de rester vivre au Laos pour le restant de ses jours, il hésite. « J’adore mes volontaires, je les respecte énormément », dit-il. « Nous formons une famille, nous faisons attention les uns aux autres et nous nous apprécions beaucoup. Ce serait très dur pour moi de partir. J’ai vécu une belle vie en France, mais ici je sais que ce que je fais peut changer des choses. Nos vies, ma vie a du sens. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Ride Laos’ Blood-Soaked Streets With These Bad-Ass Rescuers », paru dans War Is Boring. Couverture : L’incendie de l’usine, par Adryel Talamantes.