De retour
Deux hommes sont assis dans la seule voiture garée sur le parking ; ils attendent quelqu’un. Le siège du conducteur est occupé par Carlos Cervantes. Il a 30 ans et des yeux verts lumineux. D’un naturel silencieux, il dégage pourtant une sourde intensité. Tôt ce matin, vers 3 heures, il est passé prendre Roby chez lui, à Los Angeles. Peu après 6 heures, ils sont arrivés sur ce parking désert, quelque part dans la banlieue de San Diego. Ils font face à l’établissement correctionnel Richard J. Donovan. Le pare-brise reflète les rayons du soleil naissant, qui commencent à s’étendre sur les montagnes nues qui se dressent à l’horizon. Un colibri gazouille autour de l’unité centrale d’un des climatiseurs de la prison. Cela fait bientôt une heure qu’ils patientent.
Roby a beau avoir trois ans de plus que Carlos, il se comporte comme un gamin. Il a faim. Il rêve de scones à la crème et il est encore en train rire du moment où il a dit à Carlos qu’il allait malheureusement devoir attendre jusqu’à demain pour les scones à la crème, car aujourd’hui, c’est lundi, et que lundi, c’est le jour des pancakes. Le menu des petits déjeuners de la prison hante toujours son esprit. « Mec, pourquoi je me souviens toujours de ces trucs ? » demande t-il. « Je ne suis pas supposé… » Sa voix s’éteint, et Carlos achève sa phrase : « Passer à autre chose. » Roby commence à réciter l’ensemble du menu de la semaine, pour voir s’il en est encore capable. Quand il arrive à jeudi – « beurre de cacahuète, confiture, quatre tranches de pains, soda » –, Carlos, sans un regard, glisse un : « Chewing-gums sans sucre. » Roby continue. (C’est souvent lui qui entretient la conversation.) Le truc, dit-il, c’est de garder les pots de beurre de cacahuète pour l’étaler sur les pancakes, la prochaine fois qu’il y aura des pancakes. Ça a l’air dégueulasse comme ça, mais ça passe bien. « Depuis, je mange toujours mes pancakes avec du beurre de cacahuète, parce que c’est comme ça que je les mangeais là-bas », explique-t-il. Carlos comprend. Lui-aussi met toujours du beurre de cacahuète sur ses pancakes. « Ça a un goût différent », reconnaît-il. « Ouais ! Et tu peux aussi en mettre dans ton porridge ! » « Le porridge est excellent avec du beurre de cacahuète », renchérit Carlos. « Ça aussi, je le fais encore », laisse échapper Roby.
Il repart sur le menu. Après samedi (« œufs, jambon, pommes de terre rissolées »), il regarde Carlos et lui lance : « Tu mangeais le tout ensemble ? », pour être certain que Carlos se souvient encore comment mettre les différents ingrédients entre deux tranches de pain et arroser l’ensemble de confiture. « Ça faisait des sacrés sandwichs, hein ? » poursuit Roby. « Ouais », répond Carlos en souriant doucement. Roby explique qu’il continue de tartiner ses sandwichs aux œufs avec de la confiture. À la fraise, au raisin, peu importe. « Les gens me regardent comme si j’étais cinglé ! » « Ils n’y connaissent rien », assène Carlos. Ils continuent ensuite à se taquiner sur le sujet. Carlos a passé presque onze ans en prison. Roby pas loin de douze. Mais à présent, tous deux sont des hommes libres assis devant une prison, reprenant une vieille rengaine sur la gastronomie carcérale avec une pointe de nostalgie. Ils doivent encore attendre un peu. La patience leur vient facilement – c’est une vertu que leur a appris l’incarcération. Enfin, trois heures et demi plus tard, un des fourgons blancs des services pénitenciers entre sur le parking. Carlos et Roby sortent de la voiture pour aller à sa rencontre. Le fourgon fait une rapide marche arrière et dessine un arc de cercle pour s’arrêter juste entre eux deux. Pendant la manœuvre, le gardien de prison au volant a passé sa tête à la fenêtre pour beugler : « Allez, je vais faire ça au culot ! » Il s’extrait du fourgon ; sur ses lèvres, un rictus le dispute aux gloussements. Il a l’air surexcité, comme s’il ne pouvait croire qu’on l’ait laissé conduire aujourd’hui. Il se dirige vers la porte arrière pour l’ouvrir, mais il s’arrête un bref instant : la conduite en arrière l’a suffisamment désorienté pour qu’il ait un doute sur le côté où siège son passager.
Finalement, Dale Hammock apparaît. 65 ans, caucasien, le crâne complètement rasé, des tatouages noirs courant sur ses bras. Il porte un t-shirt blanc, un short de survêtement et des baskets slip-on en toile dont dépassent à peine des chaussettes blanches. Ses vêtements sont éclatants, flambant neufs. Alors qu’il s’approche de Carlos et Roby, il bombe le torse autant que possible. Là-bas, cela devait passer pour un signe de force ou d’autorité. Mais ici, à l’extérieur, l’effet provoqué est bizarre : on dirait presque qu’il a une difformité au niveau de la colonne vertébrale. Carlos s’exclame : « Bienvenue chez vous, M. Hammock ! » Roby prend la suite : « Comment vous sentez-vous, M. Hammock ? » Ils se présentent brièvement et se dépêchent de le débarrasser de ses affaires (un sac en papier marron et des bottes de travail). Ils agissent comme s’ils avaient déjà fait ça des dizaines de fois – ce qui est le cas – et laissent Hammock entre ahurissement et perplexité. Carlos remet la clé à Hammock et lui demande s’il veut ouvrir le coffre. Mais ce n’est pas à proprement parler une clé : c’est un petit boitier. Hammock louche dessus un instant avant de le rendre à Carlos. « Je ne sais pas quoi faire de ça. » Il vient de passer vingt-et-un ans en prison.
Et maintenant ?
Hammock a été envoyé derrière les barreaux en 1994. C’était l’époque où la réponse pénale se durcissait dans tout le pays : on envoyait plus de gens en prison et pour des durées bien plus conséquentes. Suivant la tendance, la Californie a adopté une « loi de la troisième faute » quelques mois avant que Hammock ne se fasse arrêter. Quasiment n’importe quel crime devenait passible de réclusion à perpétuité si le coupable avait déjà connu deux condamnations pour des faits jugés « violents » ou « sérieux ». (Le code pénal californien a une acceptation large de ces deux termes ; par exemple, la seule tentative de vol d’un vélo dans le garage d’un tiers est considérée comme un fait « sérieux ».) Des mesures législatives similaires ont proliféré dans d’autres États cette année-là. C’était le symptôme de politiques pénales prônant une sévérité exemplaire, précipitant les États-Unis dans l’ère de l’incarcération de masse. Aux yeux du criminologue Jeremy Travis (responsable du département de recherche du Ministère fédéral de la Justice pendant cette période), le problème de l’Amérique a été de ne pas savoir discerner la « règle d’airain de l’incarcération » : pour peu qu’il ne meure pas en prison, chacun des 2,4 millions d’individus incarcérés est destiné à être libéré un jour ou l’autre.
Il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour que les sociologues et les pouvoirs publics prennent la pleine mesure de l’ampleur de la crise qu’allait générer le retour de ces détenus dans la société. Subséquemment s’est développé un vaste mouvement combinant études scientifiques, programmes gouvernementaux, comités de réflexion et initiatives caritatives en tout genre. Celui-ci s’est attaché principalement à régler les problèmes structurels (l’accès au logement, à la formation professionnelle ou encore aux soins), mais a mal cerné ceux liés à la profonde désorientation dont souffrent les personnes lors de leur libération. Pendant les premiers jours (ou semaines), le pression psychologique est telle qu’elles sont souvent incapables d’utiliser les transports en commun : elles sont trop terrifiées par la foule, trop intimidées ou déconcertées par les cartes magnétiques qui ont remplacés l’argent liquide ou les tickets. Dans une récente étude, Bruce Western, sociologue à Harvard, rapporte le cas d’une femme qui « pendant des mois, oubliait régulièrement de prendre ses repas le matin ou le midi car on l’avait habituée en prison à être appelée pour manger ». J’ai moi-même rencontré un homme m’expliquant qu’il s’était convaincu que les voitures garées dans la rue pouvaient démarrer automatiquement pour venir l’écraser – il avait passé quinze ans derrière les barreaux.
Autant d’années passées à l’ombre peuvent laisser les personnes dans des états de vulnérabilité atypiques, difficilement compréhensibles et parfois au-delà de tout secours : au premier jour de sa libération, un homme s’est décrit comme un oisillon apprenant à voler. Comme lui, nombreux sont ceux qui sortent de prison sans être en condition de profiter des dispositifs de réinsertion qu’une bureaucratie pourtant obligeante s’est ingéniée à mettre en place. Ce constat est véritablement apparu comme une évidence en 2012. Suite à la révision de la loi de la troisième faute en Californie, le Stanford’s Three Strikes Project (un programme universitaire ouvert aux étudiants de l’école de droit de Stanford mélangeant enseignement clinique du droit et militantisme) a engagé les procédures légales nécessaires pour faire libérer environ 3 000 prisonniers. Condamnés à perpétuité, ces derniers pouvaient voir leur peine commuée et bénéficier d’une liberté conditionnelle au vu du temps d’incarcération déjà accompli. (Jusqu’à présent, près de 2 300 détenus ont ainsi été libérés.) Parmi eux, on compte beaucoup de délinquants multirécidivistes condamnés pour un dernier délit imbécile. Lester Wallace, par exemple, a été surpris en train de voler un auto-radio le matin même où la loi a pris effet. Curtis Wilkerson, lui, a écopé de la perpétuité pour avoir volé une paire de chaussettes dans une grande surface. Seize ans après, lorsqu’il est sorti, il ne semblait toujours pas croire ce qui lui était arrivé: « C’étaient juste des chaussettes blanches… » a-t-il confié à un journaliste de Rolling Stone. « Sans motif. » Contrairement à la procédure standard de liberté conditionnelle, ces prisonniers ont souvent connaissance de leur libération tardivement – parfois la veille. (Une fois le dossier validé, la décision du juge peut prendre des mois.) À leur sortie, on leur remet généralement 200 dollars, dont ils redonnent une portion conséquente aux services pénitenciers pour se faire conduire jusqu’à la station de bus la plus proche : un détenu peut se voir libéré d’une prison à côté de Sacramento et devoir comparaître devant son agent de probation à San Diego, à plus de 800 kilomètres de là, 48 heures plus tard. Le Stanford’s Three Strikes Project a mis en place une politique de logements de transition pour ses clients. Mais beaucoup d’entre eux ont été incapables d’arriver jusque là. Livrés à eux-mêmes, ils ont disparu dans la nature. C’est à ce moment-là que Carlos et Roby ont commencé à parcourir l’État pour attendre devant les prisons et les récupérer.
« Cela nourrit la pire angoisse qu’ils ont à propos d’eux-mêmes : celle de se découvrir simple imposteur, incapable de vivre une vie normale. »
Initialement, ce n’était guère plus qu’un service de livraison : ils devaient déplacer des corps décontenancés d’un point A à un point B. Fin 2013, le directeur du Three Strikes Project, Michael Romano (un ami à moi), s’est tourné vers l’Anti-Recidivism Coalition (ARC), une association caritative au sein de laquelle il siégeait au conseil d’administration. Cette dernière avait développé un réseau solide d’entraide pour et avec d’anciens détenus résidant à Los Angeles. Romano lui a demandé si elle pouvait lui fournir un de ses membres pour aller chercher ses clients à leur sortie de prison et les conduire jusqu’à leur logement situé non loin du Staples Center à Los Angeles. L’association lui a recommandé Carlos, un jeune homme fiable qui était lui-même sorti de prison trois ans plus tôt et qui, chose essentielle, disposait de son propre véhicule ainsi que d’une carte de crédit pour avancer les frais d’essence. Carlos a été embauché pour 12 dollars de l’heure afin d’aller chercher un vieil homme du nom de Terry Critton à la prison de Chino. Sur le trajet du retour, Critton a demandé à Carlos s’il pouvait faire un petit détour par un disquaire, pour qu’il puisse voir les vinyles – il était grand amateur de jazz avant son incarcération. Ils se sont alors arrêté près de deux heures pour fureter dans les rayons d’un magasin Amoeba Records. Et puis Critton a eu envie d’un Patty Melt, le hamburger iconique. Carlos leur a trouvé une gargote, le Flooky’s, où ils ont pu en commander deux et regarder la fin d’un match de baseball dans lequel l’équipe locale des Dodgers s’est distinguée. Une journée extraordinaire : progressivement, Carlos a pu voir cet homme revenir à la vie. Il a alors su qu’il voulait faire davantage de ces « livraisons », il devait revivre ce genre d’expérience – en y impliquant son ami Roby si possible. Il a appelé son patron pour lui dire qu’il souhaitait continuer, mais qu’il avait besoin d’un partenaire.
Aujourd’hui, Carlos et Roby constituent officiellement le Ride Home Program de l’ARC. Seuls ou à deux, ils sont allés récupérer plus de trois douzaines de détenus fraîchement libérés. Le travail implique de se réveiller bien avant l’aube et de conduire des heures pour aller trouver une prison perdue dans le désert ou cachée le long du littoral. Mais cela consiste surtout à passer toute la journée avec un homme (ils n’ont jamais pris en charge de femme jusqu’à présent). Il s’agit de l’emmener manger quelque part, de lui acheter des vêtements, de le conseiller ou encore d’échanger des anecdotes avec lui. Vient aussi le moment où ils appellent sa famille sur leur portable, où ils l’abasourdissent en faisant apparaître par magie les photos de profil Facebook de nièces ou de neveux qu’il n’a jamais rencontrés. Ils peuvent aussi rester assis de longs moments autour d’une table sans rien dire, et le laisser décompresser tranquillement. Roby m’a confié que créer et maintenir un dialogue avec ces parfaits étrangers, généralement sous le choc, n’allait pas sans difficultés. D’où l’intérêt d’avoir un co-équipier. « Le premier jour fait tout », affirme Carlos : une cascade d’expériences dont chacune peut paraître insignifiante mais qui, toutes ensemble, peuvent avoir des conséquences importantes. Julio Acosta, un ami que Roby et lui ont en commun, illustre bien ce propos. Après 23 ans d’incarcération, il a vu sa perpétuité commuée et a été libéré. Acosta m’a raconté à quel point le petit déjeuner qu’il s’était arrêté prendre dans un restaurant près de la prison avait été cauchemardesque ; comme un délire dû à une mauvaise fièvre. Dès son entrée, il n’a cessé de chercher du regard le sniper qui surveille habituellement les détenus dans la cantine de la prison. Il est resté éberlué devant les couteaux et les fourchettes en métal, « comme un Aztèque devant l’armure de Cortés ». À un moment, il a fallu qu’il abandonne le box qu’il occupait dans la salle pour se rendre aux toilettes. Avant qu’il n’entre dans celles-ci, un homme a ouvert la porte pour sortir et lui lancer un : « Comment ça va ? » auquel il a répondu par un : « Pas mal. » C’est seulement à cet instant qu’Acosta a commencé à se sentir plus à l’aise. Ne serait-ce que légèrement. Il avait accompli quelque chose. Il avait surmonté les embuches de son voyage dans une International House of Pancakes. Il était allé pisser.
Mais que se serait-il passé si Acosta avait foncé dans une serveuse, renversant son plateau et faisant voler en éclats les plats qu’elle apportait dans toute la pièce ? Que se serait-il passé si l’homme, au lieu de le saluer, l’avait fusillé du regard et apostrophé pour qu’il dégage de son chemin ? Ann Jacobs, la directrice du Prisoner Re-entry Institute (une composante des programmes de recherche portant sur le système pénal américain de l’université de l’État de New York), n’a pas hésité à m’affirmer que le moindre raté dans les interactions des détenus fraîchement libérés pouvait être lourd de conséquences. « Ils se sentent démasqués, incompétents. Cela nourrit la pire angoisse qu’ils ont à propos d’eux-mêmes : celle de se découvrir simple imposteur, incapable de vivre une vie normale. » Carlos et Roby ont appris à guider ceux qu’ils prennent en charge et à leur faire prendre conscience des périls de leur nouvelle existence. Ils doivent les amener à acquérir la désinvolture requise face à une vie qui n’est soudainement plus menaçante et peut même s’avérer drôle et intéressante.
Plus tôt dans l’année, j’ai pu observer un de ces hommes sur le chemin de retour et l’un des défis qu’il a eu à accomplir. Il devait entrer dans la superette jouxtant une station service à laquelle Roby s’était arrêté pour prendre de l’essence et acheter un snack quelconque. Seul. L’homme semblait s’être considérablement enhardi en quelques heures de liberté ; en réalité, il sautillait plus qu’il ne marchait. Et puis, il a trébuché sur le trottoir. En s’affalant par terre, ses bras se sont égratignés sur le bitume et sa tête a failli s’encastrer dans la porte de la boutique. Roby a simplement haussé les épaules et lui a dit : « Bon, il faudrait que tu évites de refaire ça par contre. »
Un petit-déjeuner mémorable
« Ça fait longtemps que je n’ai pas regardé un menu », observe Dale Hammock. Il a choisi d’occuper un des coins du box d’un Denny’s, un diner franchisé ouvert près de la prison. Le restaurant est bondé et bruyant. Il y résonne les mille échos des situations et propos absurdes dans lesquels l’Américain moyen évolue chaque jour sans jamais présumer de l’intelligibilité réelle. Pour le moment, Hammock se débat avec les différents menus ; il détache péniblement celui des petits déjeuners de celui du midi, et le menu classique du volet des offres temporaires. Sur la table, on trouve deux sortes de sauce piquante et quatre types de condiments différents. Sur la bouteille de ketchup Heinz, on peut lire : « Prêts pour un jeu ? Essayez la version ketchup du Trivial Poursuit. » Le premier repas après une longue incarcération s’apparente à une petite célébration teintée de stress. La nourriture a un goût merveilleux. (Roby a pris plus de 25 kilos après sa libération, tenté de tester toutes les délicatesses de la restauration rapide, telle que le Outback Steakhouse Bloomin’ Onion dont il avait vues une pub à la télé.) Mais commander – faire un choix – peut être passablement troublant. Les serveurs sont intimidés ; les serveuses, particulièrement les plus mignonnes, sont pétrifiées. C’est pourquoi Roby amorce les choses en commandant un lait au chocolat. Suivi de Hammock, qui demande la même chose. Avant de se raviser : « Je veux un milk-shake ! C’est ça qu’il me faut ! » Il commande un Grand Slam et change encore d’avis pour un Lumberjack Slam. Quand le serveur réplique : « Pour les toasts, vous préférez du pain blanc, au froment ou au levain ? », Hammock se raidit un instant avant de répondre : « Juste des toasts. » Un matin, vingt-cinq ans plutôt, la voiture de Hammock s’est faite arrêter, il ne portait pas sa ceinture de sécurité. Sous le siège du passager, le policier a découvert 200 grammes de methamphétamine. Hammock conduisait la voiture d’un ami et a toujours affirmé qu’il ne savait rien pour la drogue ; le rapport de la police précise cependant qu’il détenait une petite quantité de méthamphétamine dans l’une de ses poches et près de 1 000 dollars en liquide. En vérité, Hammock a été toxicomane durant la majeure partie de sa vie, multipliant les allers-retours en prison. À son actif, il compte plus de trente arrestations et une douzaine de procès pour des affaires liées à la drogue.
En 1973, il a blessé un homme par balle en tentant de le voler, et en 1978, il a arraché le sac à main d’une jeune fille de 19 ans. Il y avait deux dollars à l’intérieur. Deux condamnations pour des faits jugés « sérieux ». La meth dans la voiture était la troisième. Hammock a donc été condamné à la réclusion à perpétuité avec une période de sûreté de 31 ans. Ayant connu dix prisons différentes, c’est un témoin direct de l’essor de l’ère de l’incarcération de masse. Durant les 42 ans qui séparent sa première condamnation pour des faits « sérieux » de sa dernière libération, la population carcérale de l’État de Californie a été multipliée par cinq. Le taux d’occupation des établissements pénitenciers a continué à s’élever pour atteindre 135 %, certains gymnases ont même été convertis en dortoirs. Toutes sortes de privilèges ont disparu (certaines prisons ont même supprimé les fruits frais pour juguler la production clandestine d’alcool). Et tout le monde, gardiens comme prisonniers – Hammock insiste sur ce point –, s’est mis à adopter des attitudes toujours plus abrasives.
Pendant ce temps, il s’est adouci quelque peu, devenant peu à peu un vieil homme. Les cinq ou six dernières années, il était devenu le coiffeur de la prison, ce qui lui demandait de circuler dans les cellules et de rester en bons termes avec tout le monde. Un rapport de son responsable ne tarit pas d’éloges à son égard : pour la prison, il représentait un « atout » faisant figure de mentor auprès de prisonniers plus jeunes et volatiles. Il était trop éreinté pour représenter une menace contre qui que soit. En continuant de papoter avec Carlos and Roby pendant que leur commande se prépare, il revient avec lassitude sur un événement survenu des années plus tôt. « J’ai poignardé deux mecs à Soledad. Vous savez comment c’est, des fois, ça arrive. » C’était eux ou lui. La liberté ne l’a pas galvanisé plus que ça. Au contraire, depuis qu’il a sauté dans la voiture de Carlos et Roby ce matin, il se fait moins tout feu tout flamme et plus serein. Un bon état d’esprit. « Les gars, ça va être différent maintenant », répète t-il encore et encore, ou : « Mon frère, ça va être une expérience, je le jure devant Dieu. » Plusieurs fois, il leur confie : « Je pense que je vais essayer de faire une école de coiffure. » On sent dans ces mots comme le masque à oxygène qui tombe du plafond d’un avion pendant un épisode de fortes turbulences. Car s’il y a bien une chose que Dale Hammock sait pour l’instant, c’est celle-ci : « J’ai bien réfléchi à cette histoire de école de coiffure, je crois que je peux m’inscrire dans une école de coiffure. » Son milkshake arrive. Prudemment, il aspire une petite gorgée, puis enlève la paille et essaye d’engloutir le contenu du verre d’un trait. Roby prend une photo de la scène, la montre à Hammock et l’expédie aux gens de Stanford. Hammock est stupéfait. « C’est fou ces machins aujourd’hui. Tu appuies juste dessus et ça te montre des trucs ? » Son petit déjeuner se transforme en voyage dans le temps. A-t-il raison de penser que les hommes ne portent plus les cheveux longs maintenant ? Est-il vrai que tout le monde a arrêté de se servir de l’argent liquide ? Plus tard, dans les toilettes, il arrache la façade du distributeur automatique de savon au lieu de passer simplement sa main dessous.
Jusqu’à présent, Carlos et Roby ont avancé prudemment pour ne pas submerger Hammock. Mais maintenant qu’il a son milkshake, ils commencent à orienter la conversation sur les aspects pratiques. Ils lui parlent des téléphones portables et de la façon d’obtenir les deux pièces d’identité dont il aura besoin pour bénéficier de l’assistance publique et d’autres formes d’aides sociales. C’est la manière de Carlos et Roby d’introduire leur leçon express de réinsertion, fondée sur leur propre expérience. Comme à chaque fois, ils vont tranquillement en égrainer les différents points pendant toute la durée du voyage. Hammock semble déterminé à absorber chaque détail : il ne voit pas d’autre alternative. « S’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que je n’en peux plus de la prison », leur confie t-il. S’il est sérieux au sujet de l’école de coiffure, lui dit Carlos, il existe un programme gouvernemental qui peut peut-être payer pour sa formation. Roby lui propose de lui acheter un jeu de ciseaux pour qu’il puisse commencer un petit business rapidement, en faisant des coupes aux autres anciens détenus de la résidence vers laquelle ils se dirigent. Carlos ajoute qu’il fait la navette jusqu’ici tous les jours. « Je me dis qu’on pourrait garder contact. Et je paierai pour ma coupe de cheveux. » « Aucun problème. Vraiment aucun problème », répond Hammock en tapotant son crâne pour jauger à quel point Carlos veut se faire dégarnir. « Tu les veux courts comme ça ? » Ça ressemble à ce qu’un coiffeur pourrait dire. Carlos l’encourage : il faut qu’il se trouve rapidement un créneau, de la même manière que les détenus apprennent à le faire en prison. « Tu sais déjà comment faire », lui assure Carlos. « Il faut juste que tu appliques ce que tu sais à un nouvel environnement. Tu sais te faire respecter. Tu as l’instinct pour déterminer qui va tenter de t’arnaquer et qui est réglo. En te fiant à ça, il n’y aura pas de problème. »
Hammock acquiesce. De tout ce qu’on lui a raconté jusqu’à présent, c’est ce qu’il a entendu de plus sensé. « Ça devrait aller ; j’aurai besoin d’une minute à peine », conclut-il. « Je crois que c’est l’heure de manger. » Son petit-déjeuner arrive dans trois plats différents. Il l’avale rapidement et sans élégance, mastiquant la nourriture avec un dentier qui ne recouvre pas totalement ses gencives inférieures. Après avoir fini, il beugle : « Bon, j’ai plus faim maintenant ! » Une bonne chose de faite. Il tourne son regard vers Carlos de l’autre côté de la table et demande : « Ça fait combien de temps que tu es sorti ? »
Carlos et Roby
Le premier voyage que Carlos et Roby ont fait ensemble pour le programme date de février 2014. On les avait envoyés récupérer quelqu’un très tôt le matin à San Quentin, une ville du comté de Marin à sept heures de route de Los Angeles. Michael Romano, le directeur du Three Strikes Project, leur avait conseillé de faire une partie de la route la veille et de venir dormir chez lui a San Francisco. Il espérait les amener dîner quelque part, pour apprendre à les connaître et s’offrir un peu de bon temps en leur compagnie. Au lieu de cela, Carlos et Roby ont débarqué après minuit, et, sans cérémonie, ont tous deux choisi un sofa pour dormir. Une fois allongés, l’étrangeté de la situation les a frappés. Ils avaient beau être encore en liberté probatoire, ils étaient pourtant les bienvenus, en pleine nuit, dans la maison d’un avocat dont la femme et les deux enfants dormaient à l’étage. « Ça a tout changé », se rappelle Carlos. « Ça a changé la conception que nous avions de la manière dont les gens nous voyaient. » Roby et lui avaient été écroués si jeunes qu’il n’avaient jamais vécu comme des adultes normaux, dignes de confiance. Ça doit ressembler à ça, ont-ils convenu cette nuit, avant de s’endormir.
Il a commencé à fumer du cannabis à neuf ans, mais à 15, il est devenu gros consommateur de meth et passait ses journées dans la rue.
Carlos a grandi dans la San Gabriel Valley, à l’est du centre-ville de L.A. Son père a quitté sa mère pendant qu’elle était enceinte de lui. Pour Carlos, c’est ça et le fait qu’il a eu la malchance de lui ressembler qui a rendu sa mère amère et violente. Elle s’est remariée rapidement mais, alors que son nouveau mari offrait de nouveaux vêtements ou des Super Nintendo à ses propres enfants, Carlos et son frère aîné ne recevaient rien. Une fois, lorsque que Carlos avait 11 ans, son père lui a envoyé 50 dollars (100 en réalité, mais sa mère s’était servie au passage). Il a immédiatement décroché le téléphone pour commander une pizza taille M. Lorsque la sonnette a retenti, il est allé payer le livreur, il a ramené la pizza à l’intérieur et a entrepris très méthodiquement de la manger, à même la boîte, devant toute sa famille. Il se souvient très clairement de la scène, de la façon dont tout le monde était choqué qu’il ait quelque chose à lui et qu’il n’en donne pas une miette à qui que ce soit. « J’étais là en mode : ‘‘Ouais, mais c’est ma pizza. Je vais rester assis là et profiter de ma pizza.’’ » Il aimait le genre de satisfaction que l’argent procure. Alors, il a commencé à voler des vélos et à cambrioler des maisons. « Après ça, ma vie, c’était le vol », avoue Carlos. « Il n’y a pas de doute : j’étais un voleur. »
Son enfance a échappé de plus en plus à tout contrôle pour finir par se désagréger dans l’inconscience. Il avait commencé à fumer du cannabis à neuf ans mais, à 15, il était devenu un gros consommateur de meth et passait ses journées dans la rue. Sa mère l’a averti qu’il finirait en prison – enfin, plus ou moins. « Elle m’a dit : “Putain, j’espère que tu finiras en taule !” » se souvient Carlos. « Et en espagnol, croyez-moi, c’est encore plus agressif. Deux semaines plus tard, je me faisais arrêter. » Un après-midi, des jeunes d’un gang du quartier, un peu plus vieux que Carlos, lui sont tombés dessus et l’ont arraché à la scelle de son vélo pour le passer à tabac. Carlos a voulu répliquer et a a pris deux amis avec lui pour rôder en voiture. Au cours de la tournée, explique Carlos, l’un d’entre eux a mitraillé en direction d’un jeune homme sur la route et a fini par le blesser. Seul Carlos s’est fait arrêter. Après presque deux ans d’attente dans la prison du comté, raconte-il, on lui a proposé un deal. Il pouvait plaider coupable pour tentative d’homicide et passer devant un tribunal pour adulte afin d’être condamné à 12 ans de prison, ou bien il pouvait tenter de se disculper et prendre 35 ans en cas de défaite. Carlos a accepté de plaider coupable. Il avait 16 ans.
Carlos a galéré en prison jusqu’à ce qu’il trouve un mentor quelques années plus tard en la personne d’un compagnon de cellule plus vieux que lui, qui s’appelait aussi Carlos. Sous son influence, il a voulu commencer à acquérir un peu de maturité : il s’est mis à étudier, à lire, à examiner sa colère. Une des filles de son ancien quartier a commencé à lui rendre visite, et ils ont fini par se marier. Après une poignée de visites conjugales, ils ont eu un enfant. Une petite fille que Carlos a rencontré un dimanche matin au parloir de la prison.
Au fil du temps, Carlos a vu de nombreux codétenus être libérés avant de s’égarer à nouveau et revenir entre les murs : le système semblait mal les préparer à leur libération, les poussant presque à la faute. Il a alors commencé à tenir une correspondance pour rassembler des informations sur le milieu associatif, les possibilités de logement, l’accès à l’aide sociale ou encore les conditions d’obtention du permis de conduire. Ces informations ne concernaient pas uniquement la région de Los Angeles où il irait vivre une fois sa peine purgée, mais tous les différents comtés de Californie. Il a constitué différents dossiers et informé les autres prisonniers via le tableau d’affichage de la cantine qu’il détenait de « précieuses ressources », comme il aimait le dire. À côté du menu, il était ainsi indiqué qu’on pouvait venir voir « Carlos, Couchette du Bas, Cellule 28 », pour préparer sa libération si le besoin se faisait sentir. « À peu de choses près, c’était une assistante sociale derrière les barreaux », m’a affirmé l’aumônier de la prison. À ce moment-là, Carlos séjournait au Centre de réhabilitation de Californie, près du centre-ville de Los Angeles. Il faisait partie d’un petit groupe de détenus plus matures. Ces derniers avaient tous purgé une partie de leur peine dans des prisons de haute sécurité et suivaient maintenant une formation universitaire, cherchant un peu de calme pour leurs dernières années d’incarcération. Il y avait parmi eux un homme d’origine asiatique à l’humour douteux, que tout le monde appelait Big Head. Son vrai nom était Roby So.
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L’histoire de Roby est moins tourmentée que celle de Carlos, mais elle l’a également conduit à l’ombre. Ses parents ont échappé aux champs de guerre du Cambodge pour venir ouvrir une laverie automatique et une petite boutique de déstockage à Los Angeles. Il a grandi à Echo Park, près du Dodger Stadium, un quartier dangereux dans les années 1980 où il est entré dans les rangs des Oriental Boys, un gang de gamins cambodgiens. Lorsqu’il a rencontré Carlos, il avait tiré sept des treize années de la peine qu’il purgeait pour une tentative d’homicide volontaire sans préméditation pour laquelle il avait plaidé coupable. (Roby raconte qu’il conduisait quatre amis à une soirée à San Diego : là-bas, l’un d’entre eux a tiré sur un membre d’un gang rival sans l’atteindre. L’arme de point qu’il a utilisé se trouvait toujours dans le camion de Roby quand ils ont tous été arrêtés le lendemain matin, dans une station service.)
L’univers carcéral obéit normalement à une ségrégation ethnique stricte. Il n’était ainsi pas anodin que Carlos et Roby, un Mexicain et un Asiatique, se lient d’amitié. Roby pouvait traverser le dortoir pour aller s’asseoir sur l’un des lits de la cellule de Carlos, se fichant bien de savoir s’il était le bienvenu ou non, et lançait Carlos dans une longue discussion à propos de livres ou de la vie. Rompre le pain avec quelqu’un d’une autre origine est une sorte de tabou en prison, mais Carlos et Roby s’improvisaient souvent des repas à partir d’ingrédients qu’ils récupéraient à la cantine ou qu’ils achetaient auprès de l’intendance. C’est Roby qui, le premier, a transformé sa cellule en cuisine : dans une petite casserole qu’il chauffait à l’aide d’un « dard » (une tige métallique de fortune aux allures de fer à friser), il a fait cuire du riz, une conserve de maquereau et une solution lyophilisée de soupe de haricots ; puis il a réduit le tout en purée pour garnir des tortillas qu’il a recouvert, une fois roulées, de sauce Sriracha (obtenant ainsi ce qui est, rétrospectivement, tout un symbole : des burritos à l’asiatique). Le dimanche, Carlos et Roby allaient s’asseoir ensemble devant la télé pour ingurgiter une plâtrée des émissions culinaires qui pouvaient passer sur les chaines publiques : il y avait Yan can cook, Simply Ming ou encore Mexico – One Plate at a Time With Rick Bayless. C’était une grande source d’inspiration. « Après, on pouvait se dire qu’à la place des oignons, on pouvait mettre un peu de gingembre par exemple », m’explique Roby. « Dès le départ, j’ai eu l’impression que j’avais toujours connu ce type », se rappelle Carlos. « On avait la même énergie, la même mentalité. » Quand ils ont découvert que leur liberté probatoire allait commencer à un jour d’intervalle, ils ont commencé à préparer leurs projets de réinsertion ensemble. Et puis, une fois sortis, ils ont mis à exécution ce qu’ils avaient patiemment planifié dans la cellule de Carlos. Ils ont rempli ensemble les formulaires pour bénéficier des aides sociales. Ils ont fait la queue ensemble pour aller récupérer leur carte grise et s’interroger longuement sur l’air impatient et irritable de tous les gens autour d’eux. Et ils ont chacun vérifié que l’autre faisait bien ce qu’il avait à faire. Carlos a fini par trouver l’emploi par intérim qu’il occupe toujours : au sein d’une association, il prodigue des conseils à des gamins qui doivent faire face à la justice pour mineurs. Roby, quant à lui, a commencé à bricoler avec une caméra Go Pro et s’est initié au montage vidéo en autodidacte. L’année dernière, il a réussi à s’incruster dans l’équipe de tournage de Sin City Saints, une série produite par Yahoo.
Plus tôt ce matin, sur le parking de la prison, il a reçu sur son portable un mail l’informant qu’une première critique de celle-ci est parue sur le site du New York Times. Roby s’est empressé d’aller voir et a même commencé à lire à haute voix. Mais très vite, il a trébuché sur « une série incohérente et pas particulièrement drôle ». Son humeur en a pris un coup. « Bla, bla, bla. C’est juste ton opinion », a-t-il lancé à son téléphone. « Ce sera aux spectateurs de décider », a-t-il tranché pour clore le sujet en se penchant pour fouiller négligemment dans la boite à gants.
Le chemin de croix
Le riff de l’intro de « Good Times, Bad Times » lui plaît toujours autant quand leur voiture atteint l’entrée du comté de Los Angeles peu avant deux heures de l’après-midi. Sur la banquette arrière, Carlos dodeline légèrement de la tête : la bonne humeur va encore régner une minute ou deux. Et puis des travaux de constructions viennent rétrécir la chaussée de la route 101 ; Roby grommèle et se renfrogne à mesure qu’ils ralentissent pour quasiment s’arrêter. « Tu vois ça, Dale ? » demande-t-il à Hammock. « Je râle à propos des embouteillages. Tu sais comment ça s’appelle ? » « Non », répond Hammock. « Ça s’appelle un “problème d’homme libre” », lui dit Roby. Ils avancent péniblement dans les bouchons jusqu’à leur prochaine étape, un centre commercial de l’enseigne Target en plein centre de L.A. Roby se dépêche de mettre entre les mains de Hammock un gros cadis rouge. Plus tard, alors qu’ils défilent dans les allées, il s’exclame : « Et te voici maintenant au volant d’un cadis ! Qui l’eut cru ? »
C’est la dernière étape du programme. Aller acheter le nécessaire de toilettes et quelques vêtements simples qui viendront remplacer les éternels survêtements que les anciens détenus tendent toujours à porter. C’est l’occasion de confronter ces grands gaillards à la foule compacte des hyper-marchés. Une épreuve difficile en soi. Roby a été relâché le week-end du Presidents’ Day. Son père et ses cousins l’ont immédiatement amené dans un immense magasin d’usine. Le déluge de badauds à la recherche de la bonne affaire l’a englouti. En prison, les gens avancent doucement, ils traînent les pieds et, surtout, gardent leurs distances. Et tout d’un coup, Roby se retrouvait projeté au milieu d’une foire d’empoigne. Après avoir passé douze ans dans un uniforme réglementaire, il n’avait aucune idée de quoi acheter. Quand son père lui a demandé sa taille, Roby lui a simplement répondu qu’il n’en avait pas.
Aujourd’hui, Roby prend naturellement en main cette partie des opérations au Target. Il devient cette force tranquille qui, quoi qu’il advienne, permettra à aux détenus tout juste libérés à sa charge d’accomplir leurs achats. Comme un gamin dans un parc d’attractions, impatient de faire découvrir aux nouveaux venus les montagnes russes qui l’ont autrefois terrifié. « Tu dois faire du 34 », indique-t-il à Hammock en le conduisant devant un rayon où s’étale une variété consternante de jeans. Quand Hammock parvient à extraire une paire de la multitude de marques et de modèles, Roby lui dit de vérifier le tour de taille en étirant le haut du pantalon autour de sa nuque. « Autour de la nuque ? » répète Hammock. « Ouais », continue Roby « J’ai appris ça chez Oprah. » Bientôt, ils se dirigent vers les t-shirts. Puis viennent les sous-vêtements. Et enfin les chaussettes. Quelque part, Hammock se sent guidé dans une version consumériste du chemin de croix. Il se recueille devant un présentoir où s’alignent des rasoirs dont les noms – Schick Xtreme, BIC Hybrid Advance 3 – siéraient mieux à des avions de combat. Puis il affronte les brosses à dents et les Colgate 2X Whitening Action, Colgate 360 Degree Whole Mouth Clean ou Oral-B Indicator Contour Clean. Arrivé aux déodorants, il fait face à une section entière de la gamme Old Spicy portant des noms d’animaux sauvages. Carlos se plaît toujours à recommander AXE – il a foi en la marque – mais aujourd’hui, devant le rayon, il manque de s’étouffer quand il remarque le très rare AXE White Label anti-transpirant sur un rayon du haut. Il s’en saisit pour le déboucher et sentir : Forest Scent. Il le tend alors à Hammock : « Tu es AXE ? » lui demande t-il. Il semble un peu blessé quand Hammock se décide pour une autre marque. Ils prennent du dentifrice. Ils prennent du savon. Roby parvient à convaincre Hammock d’opter pour une ceinture réversible.
Presqu’à chaque nouvel horizon de produits, Carlos et Roby se jettent de petits regards, impatients de découvrir les réactions de Hammock. Ils ont pour règle de confronter leur protégé aux petits défis de la vie quotidienne, pas de les materner. Il n’y a aucun danger, le champ est libre pour des expériences amusantes. « Prends ça et glisse-la là » demande à présent Roby à Hammock en lui tendant sa carte de crédit à la caisse automatique. Aussi soigneusement que possible, Hammock passe la carte dans le sillon de la machine avant de se tourner vers Roby, qui prend une photo comme s’il s’agissait de la cérémonie d’inauguration de quelque chose. Mais rien ne se passe. « Je crois que tu devrais ressayer un peu plus rapidement », lui dit Roby. Hammock recommence. S’ensuit un petit bip satisfait : il a réussi. Il reste pourtant une dernière chose. Carlos fait déjà la queue au Starbucks près de l’entrée pour commander à Hammock ce qu’il lui a décrit comme une « Cadillac » – l’argot de la prison pour un café au lait sucré. Il annonce la couleur en revenant : « Et un Macchiato Grande Caramel pour Dale ! »
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Hammock prend une gorgée. Il a presque l’air aussi ahuri qu’au moment où ils se sont rencontrés ce matin, quand on le conduisait vers la liberté après vingt-et-un ans de prison. « Wow », parvient-il à dire face à Carlos et Roby, qui peinent à revenir à leur sérieux. À l’inverse, chez Hammock, il n’y a pas trace d’un sourire. « Wow », répète t-il. « Le café a fait du chemin. C’est la Rolls-Royce des Cadillac. » Il prend une nouvelle gorgée. Hochant la tête, il se met à observer pensivement le trou sur le couvercle, comme pour voir la substance à l’intérieur et tenter d’en percer les mystères. Quelqu’un a même pris la peine de marquer son nom sur un rebord. Sur le court trajet qui sépare le Target de leur ultime destination, la fatigue semble accabler tout le monde. Carlos ne dira presque rien pendant que Roby tentera de fournir toutes les informations lui venant à l’esprit qui seraient susceptibles de faciliter l’acclimatation de Hammock. (Certaines places de parking en centre-ville peuvent se louer jusqu’à 192 dollars par mois. « Il y a Keurig, cette nouvelle marque de machine à café qui fait fureur. ») À un moment, il se tourne vers lui et lui demande : « Comment tu te sens ? » Hammock ne sait pas quoi dire ; Roby reformule : « Est-ce que tu es enfin libre ? » « Je commence », répond Hammock.
Plus tard, ils s’extirpent de la voiture devant l’Amity Foundation, un centre de réinsertion sociale disposant de logements. C’est là où Carlos et Roby ont conduit la plupart des personnes libérées qu’ils ont eu à prendre en charge durant l’année et demi-écoulée. L’un d’entre eux, Stanley Bailey, vient à leur rencontre à la réception pour aider Hammock à s’installer. Toute la journée, Carlos et Roby ont fait allusion à Bailey et à l’exemple qu’il représentait. C’était un véritable modèle : l’homme a vaincu une addiction à l’héroïne longue de plus de 53 ans et purgé une peine de vint-cinq années de prison. Carlos l’a ramené de la prison d’État d’Ironwood en octobre, cinq mois plus tôt. Aujourd’hui, il donne des conférences dans des universités ou pour des œuvres caritatives tout en travaillant avec acharnement pour obtenir son permis poids lourd. Récemment, il a fait le marathon de Los Angeles. « Je raconte toujours son histoire », me dit Carlos. Devant le bureau des inscriptions, Bailey leur dispense à chacun une grosse accolade débordante d’amour fraternel. « Hey, Running Man ! » s’écrie Roby. À l’instar d’Hammock, Bailey a le crâne rasé et les bras recouverts par des plaques de tatouages indéchiffrables. Mais sa silhouette est plus fine, il respire davantage la santé – en comparaison, il rayonne presque dans son polo bleu électrique. Lors des présentations, on dirait qu’il sert la main à une version chiffonnée, diminuée de lui-même.
« Je souhaite juste qu’on se souvienne de moi pour davantage que ce que j’ai pu être. » — Dale Hammock
Les deux anciens détenus n’ont pas de mal à entamer un échange en évoquant les prisons qu’ils ont connu. Certaines leur sont communes. Hammock prend une gorgée de sa commande du Starbucks, qu’il a soigneusement conservé avec lui, et montre le gobelet à Bailey en le lui mettant sous les yeux. « Ce truc là… » commence-t-il avant de s’interrompre pour siroter à nouveau. Il est encore incapable de le décrire. Après un moment, Carlos et Roby notent leur numéro de téléphone sur une feuille pour Hammock et lui disent au revoir. Rien de dramatique, ils resteront en contact. Ils le font toujours. Ramenant l’un puis l’autre contre lui, Hammock les étreint une dernière fois. « Merci mon frère », finit-il par dire à Carlos. Bailey raccompagne Carlos et Roby dans le hall. Il veut pouvoir leur parler en privé. Il a appelé Carlos plus tôt pour lui demander conseil et veut terminer la conversation. (Ils s’envoient encore des messages et se parlent régulièrement ; chaque fois que Carlos passe dans le centre-ville, ils sortent pour prendre un tacos.
En réalité, Bailey accumule les échecs et les frustrations. On le présente comme une belle histoire de réinsertion, mais sa situation est plus que précaire. Il semble faire tout ce qu’il faut, pourtant : il y a son bénévolat pour différentes associations caritatives et maintenant pour l’entreprise de transport routier en bas de la rue. Il y passe la serpillière et accomplit toutes sortes de tâches pénibles pour pouvoir aller s’asseoir dans la cabine d’un camion avec son manuel d’apprentissage et étudier. Mais les choses bloquent. Cela fait plusieurs mois qu’il essaie de se procurer une copie de son certificat de naissance, qui lui est nécessaire pour obtenir ses autres pièces d’identité, accéder aux aides sociales et passer son permis. Même si elles sont appréciées, les conférences qu’il donne ne sont pas rémunérées et le fonds de financement lui permettant de rester à l’Amity Foundation arrive bientôt à terme. Il ne sait plus très bien quoi faire. Il a bien cette femme dans le Colorado qu’il a recontactée, mais les conditions de sa liberté probatoire ne lui permettent pas de quitter l’État. Déterminé, Bailey avance face à un monstrueux contre-courant qui tente de le ramener au plus près d’un passé qu’il s’évertue pourtant à tenir à distance. « Pour être honnête, je ne cherche pas à avoir une vie extraordinaire », a-t-il dit un jour. « Je souhaite juste qu’on se souvienne de moi pour davantage que ce que j’ai pu être. » Au moment de partir, Carlos profite de la poignée de main qu’il échange avec Bailey pour lui glisser un peu d’argent. (Cette nuit-là, il commencera à envoyer des mails à de nombreuses personnes pour aider Bailey, il demandera même à Stanford et l’Anti-Recidivism Coalition s’ils ont la possibilité de l’employer ponctuellement pour faire la route avec lui et Roby.) Pendant ce temps, de l’autre côté du hall de réception, Hammock termine son inscription et commence à rencontrer d’autres personnes qui ont échappé à la perpétuité. Un homme plus vieux que lui, libéré à Noël dernier après trente-et-un ans d’incarcération, l’interroge sur sa journée : « Tu as déjà remis les pieds dans une boutique ? » « Ouais », répond Hammock. Ça semble anecdotique, et pourtant. Pourtant, c’est significatif de tout le chemin qu’il a accompli jusque là.
Traduit de l’anglais par Florian Passelaigue d’après l’article « You Just Got Out of Prison. Now What? », paru dans le New York Times Magazine. Couverture : Le pénitencier R.J. Donovan, par Angela Carone. Création graphique par Ulyces.