Les petits êtres
En février 1758, Charles Lullin, fonctionnaire suisse à la retraite, était âgé de 90 ans. Il avait progressivement perdu la vue suite à une opération de la cataracte cinq ans auparavant. C’est à cette époque qu’il commença à voir beaucoup plus clairement que ce à quoi il était habitué. Durant les mois qui suivirent, il reçut dans son appartement un défilé de personnages que lui seul pouvait voir : des jeunes hommes enveloppés dans de superbes capes, des dames aux coiffes magnifiques portant des boîtes sur leurs têtes, et des jeunes filles qui dansaient, drapées dans la soie. Ces visions furent consignées et publiées en 1760 par son petit-fils, le naturaliste Charles Bonnet, qui donnerait son nom bien plus tard au syndrome hallucinatoire survenant chez les personnes âgées et malvoyantes.
Ce cas célèbre fait partie des études fondatrices de la science des hallucinations et permet de définir les traits caractéristiques du sujet. Le point le plus important, c’est que cette affection n’est en aucun cas liée avec une maladie mentale : la vue de Lullin s’était peut-être obscurcie, mais ses facultés cognitives étaient parfaitement aiguisées et il n’avait aucun mal à reconnaître le caractère irréel de ses hallucinations. La nature de son expérience était clairement différente de celles observées dans les cas de psychoses telles que la schizophrénie : elle illustre au contraire la variété des conditions organiques donnant lieu à des « hallucinations chez le sain d’esprit », allant des troubles neurologiques aux effets de différentes drogues.
Au cours du siècle dernier, nous en avons appris beaucoup sur les états cérébraux et les processus optiques à l’origine de telles expériences. Cependant, une question demeure : qu’est que ces hallucinations peuvent bien signifier ? S’il est impossible de les apparenter à des symptômes de démence, on ne peut pas non plus les définir comme étant de simples données sensorielles. Au contraire, les formes qu’elles adoptent semblent curieusement cohérentes. Par exemple, les petits personnages sont une vision fréquente chez les personnes atteintes du syndrome de Charles Bonnet. Le neurologue Oliver Sacks se souvient d’un patient qui pendant deux semaines a été accompagné par de « petits êtres hauts de quelques centimètres, des sortes d’elfes ou de fées coiffés de petits bonnets verts, qui grimpaient le long de son fauteuil roulant ».
Mais ces petits personnages apparaissent dans bien d’autres cas. Chez les personnes souffrant de migraines par exemple, chez ceux atteints d’épilepsie, de la maladie de Parkinson, ou chez les consommateurs de DMT (diméthyltryptamine), de champignons hallucinogènes ou encore en période de sevrage à l’alcool ou aux sédatifs. Ces conditions sont extrêmement différentes et pourtant, ces petits personnages présentent de remarquables similitudes. Des caractéristiques curieuses mais pourtant communes : une tendance à apparaître en groupes par exemple, ou en formations rangées (« la numérosité »), à porter des couvre-chefs ou des tenues exotiques et à vaquer à leur occupation sans prêter attention aux tentatives d’interaction du sujet. Qui sont ces petits personnages ? Sont-ils porteurs d’un message ? Et si tel n’est pas le cas, quel est le sens de ces caractéristiques communes ?
Du point de vue des neurosciences, ces stéréotypes hallucinatoires offrent des plongées uniques, sinon cryptiques, dans les structures enfouies dans les profondeurs de notre cerveau : le fait qu’ils puissent être générés par de si nombreuses conditions apparemment sans liens suggère l’existence de structures perceptrices profondément ancrées dans le cerveau, et capables de les fabriquer de manière régulière. Ces hallucinations ont également une signification culturelle – et elles possèdent, pour des phénomènes typiquement mentaux et intimes, une histoire sociale très bien définie.
La signification qui leur est conférée varie en fonction des cultures : pour beaucoup, leur apparence familière n’est pas vue comme une preuve de leur origine neurologique, mais plutôt de leur existence indépendante dans un monde transpersonnel ou dans le monde des esprits.
Ce phénomène semble être récurrent à travers l’Histoire : l’exemple le plus ancien, fréquemment cité dans la littérature, est celui des « petits étrangers » qui apparurent à saint Macaire d’Alexandrie durant sa retraite dans le désert, vers l’an 350, et sont, suivant les cultures, sujets à différentes interprétations : en Irlande, ces personnages pourraient être considérés comme des leprechauns, en Norvège comme des trolls, et ainsi de suite. Ces archétypes reposent-ils sur un univers mental intime et pourtant universel ? Si tel est le cas, on pourrait tenter d’établir le lien impossible entre nature et culture en suggérant que ces archétypes ont une origine neurologique mais que leurs interprétations évoluent suivant les époques : les fées d’autrefois sont aujourd’hui devenues des extraterrestres.
Dans les cultures occidentales, ces entités folkloriques se sont muées en figures culturelles et littéraires, avant d’être adoptées comme appellations médicales. Parmi les nombreux termes utilisés pour qualifier la vision de petits personnages, on trouve « vision lilliputienne », ou encore « syndrome d’Alice au pays des merveilles ». Certains ont naturellement suggéré que Jonathan Swift en aurait fait l’expérience, étant atteint de démence lors des dernières années de sa vie, et que Charles Dogson, alias Lewis Carroll, aurait tiré les distorsions d’échelles d’Alice des récits de chamans sibériens ingérant des champignons, relatés dans l’ouvrage sur les drogues de Mordecai Cooke, The Seven Sisters of Sleep (« Les Sept sœurs du sommeil »), paru en 1860.
Leurs manifestations habituelles au sein de notre culture, allant des traditionnels ronds de sorcières aux tumulus magiques, en passant par les représentations littéraires comme le Marché gobelin de Christina Rosetti, sont porteuses d’un message : ces entités sont attirantes mais également malicieuses et trompeuses. Ceux à qui elles apparaissent doivent prendre garde à leurs ruses et à ne pas être attiré en des lieux magiques se transformant en pièges mortels. Ce consensus signifie-t-il que ces entités – djinns, esprits ou elfes – existent réellement, ou qu’ils habitent un lieu situé aux frontières de notre conscience collective ? Ou nous avertit-il de la futilité d’une recherche de sens ou de profit à tirer de telles apparitions ?
Les rêveurs éveillés
Si les hallucinations sont sujettes aux influences culturelles, la plus importante d’entre elles, pour l’époque moderne, vient sûrement du mot lui-même. Le terme « hallucination » ne fut inventé qu’assez récemment, en 1817, par l’aliéniste français Jean-Étienne Dominique Esquirol.
Les motivations affichées par Esquirol étaient plutôt modestes. Il souhaitait créer une catégorie unique pour tous les troubles sensoriels : les termes antérieurs, tels que « vision », « apparition » ou « illusion spectrale », étaient tous orientés vers le visuel, et il avait besoin d’un terme qui puisse s’appliquer indifféremment aux patients qui entendaient des voix ou qui avaient l’impression de d’avoir des insectes sous la peau. Il voulait également pouvoir refléter ce qu’il considérait comme une distinction fondamentale entre perceptions erronées, qu’il appelait « illusions », et perceptions construites de toutes pièces par l’esprit. Interpréter une ombre fugace comme étant une personne ou entendre des voix au milieu d’un flot de gargouillis sont des « illusions » ; mais « si un homme a la conviction intime de réellement percevoir une sensation qui ne répond à la présence d’aucun objet externe, il est alors dans un état d’hallucination, il est visionnaire ». Les hallucinations, tout comme les rêves, sont indépendantes des sens : ceux qui en font l’expérience pourraient être décrits comme « rêvant éveillés ».
La description qu’Esquirol donne d’un halluciné comme étant « visionnaire » peut sembler étrange aux oreille d’un auditoire moderne, précisément parce que sa nouvelle appellation a profondément transformé le sujet en question. Les perceptions sensorielles internes (pour utiliser un terme neutre, même si celui-ci ne permet pas la distinction entre hallucinations et rêves) ont pénétré le domaine public tout au long de l’histoire, souvent en tant que source d’informations fiable : qu’il s’agisse d’oracles, de la voix de nos ancêtres ou même celle de Dieu. Le mot qu’a remanié Esquirol, alucinari, exprimait l’idée d’une errance mentale, d’une âme en dérive : Dante, en particulier, l’a utilisé pour décrire les effets du chant des sirènes sur Ulysse. Mais à partir de 1830, le mot « hallucination » commença à entrer dans le langage clinique puis dans le langage courant, et le domaine médical entreprit de revendiquer les terres limitrophes de l’ « âme » et de l’ « esprit ». Les ambiguïtés contenues dans des termes tels que « visionnaire » se virent oblitérées par l’idée sous-jacente que les hallucinations n’étaient pas des messages de l’au-delà mais des erreurs dans le fonctionnement cérébral. De la sorte, elles devinrent par définition pathologiques, et de plus en plus considérées comme un symptôme de démence.
Au milieu du XIXe siècle, les débats de la psychiatrie française tournaient autour de ces hypothèses. Les hallucinations étaient-elles un dysfonctionnement des organes sensoriels ou, comme le soutenait Esquirol, un phénomène « central » du cerveau lui-même ? Ces questionnements furent testés empiriquement par Jacques-Joseph Moreau de Tours, protégé d’Esquirol qui, en compagnie de Théophile Gautier, de Gérard de Nerval et de Charles Beaudelaire, se livrait au sein d’un club littéraire à la consommation de grandes quantités de haschisch. Il conclut que même lorsque les effets atteignaient leur pic, le haschisch ne produisait que des illusions issues d’une distorsion sensorielle, mais pas de « véritables hallucinations », construites de toutes pièces par l’esprit.
« L’hallucination », écrivait-il en 1845, « est le symptôme le plus fréquent à la base du délire, de la maladie mentale et de la folie. » Le médecin et théoricien des rêves Alfred Maury supposait qu’il existait une corrélation directe entre les hallucinés et les déments : « Car que sont ces derniers, si ce n’est des esprits qui croient en leurs hallucinations comme si elles étaient réelles ? »
Alors que les expériences visionnaires faisaient leur entrée dans le milieu médical, elles devenaient en revanche moins fréquentes dans la vie de tous les jours. La « médecine rétrospective », terme inventé en 1869 par le médecin et philosophe positiviste Emile Littré, s’intéressa à Moïse, Socrate et Mahomet, et les diagnostiqua comme épileptiques, hystériques ou encore paranoïaques. Après être devenues des marques de démence, les expériences internes anormales n’étaient plus partagées avec n’importe qui. Les cas étranges de douleurs ressenties dans des membres amputés par exemple, n’étaient que très peu connus jusqu’à ce que Descartes en fît la description dans son ouvrage Méditations. Et avant que le neurologue américain Silas Weir Mitchell ne pût faire sa première description clinique complète du syndrome du « membre fantôme » en 1872, il dut pendant de nombreuses années essayer d’obtenir subtilement les antécédents médicaux de soldats invalides qui avaient gardés pour eux les sensations étranges qu’ils éprouvaient, par peur d’être envoyés à l’asile.
Qu’en était-il vraiment de ces cas d’hallucination collective ? Coïncidence, télépathie ou intervention surnaturelle ?
C’est dans ce contexte que la Society of Psychical Research (Société de recherche psychique, SPR) lança en 1889 un « Recensement international des hallucinations chez le sain d’esprit éveillé ». Durant les premières décennies du XIXe siècle, des médecins et philosophes anglais avaient amassé de nombreux comptes-rendus frappant à propos d’ « apparitions » et d’ « illusions spectrales », et ils se disputaient quant à savoir s’il s’agissait de fantômes, de dérèglements sensoriels ou de démence. Durant la seconde moitié du siècle, le terme « hallucination » apporta avec lui une approche nettement plus clinique et moralisatrice. Dans son livre Hallucinations des sens (1878), Henry Maudsley diagnostiquait chez Jeanne d’Arc une manie religieuse et caractérisait de tels épisodes visionnaires comme des « notes discordantes au sein de la grande harmonie » de la nature humaine, et conseillait au lecteur de s’en « prémunir » par un « entretien prudent du corps et une culture judicieuse de l’esprit ».
Le président de la SPR était Henry Sidgwick, professeur de philosophie à Cambridge. Il présenta les objectifs et les résultats du recensement dans une série de discours qui visaient à dissocier les hallucinations de la démence, mais le mot lui-même lui posa des problèmes. Il reconnaissait qu’il impliquait au mieux une « croyance erronée et illusoire », au pire des visions « complètement fausses et morbides ». Il voulait, en partie pour les même raisons qu’Esquirol, inclure aux visions les cas de personnes entendant des voix et éprouvant des sensations tactiles de sources invisibles. L’un de ses autres leitmotivs était d’éviter tout terme qui impliquerait des croyances surnaturelles, de sorte que les sceptiques seraient exclus du panel du recensement. Sa formulation définitive contournait le problème en cherchant à s’enquérir si les sujets avaient déjà fait l’expérience « d’une impression saisissante de voir ou d’être touché par un être vivant ou un objet inanimé, ou d’entendre une voix, sans que cette impression, d’après leur jugement, ne provienne d’une source physique externe ». Le terme « hallucination », cependant, était inclus dans les « Instructions aux Recenseurs » au dos du formulaire, et décrit comme étant « dans beaucoup de cas… le seul terme approprié. »
Le formulaire de recensement fut distribué parmi les 700 membres du réseau de la SPR et espérait interroger 35 000 personnes. Au final, seules 6 481 personnes furent interrogées, dont 727 répondirent positivement à la question, ce qui suggérait que ces « impressions saisissantes » étaient connues d’environ 11 % de la population saine d’esprit. Mais qu’est-ce que cela signifiait-il ? Malgré le soin pris par Sidgwick pour ne pas écarter les spiritualistes et les matérialistes, il était beaucoup plus proche des premiers : ses travaux universitaires et publics cherchaient à réconcilier science, religion et éthique, et affirmait que l’ordre moral ne pouvait exister seulement si une part de la personnalité humaine survivait à la mort corporelle. Le recensement faisait partie d’un programme de recherche d’envergure sur la télépathie et le transfert de pensée, et l’intérêt majeur de Sidgwick pour les données collectées était à son sens d’apporter une preuve évocatrice tant de l’existence de ces pouvoirs que de la vie après la mort. Le premier cas auquel il fait référence est celui d’une « silhouette aux cheveux dorés vêtue d’une robe marron avec un col à larges dentelles » aperçue par trois personnes à trois moments différents. Ces cas d’ « hallucination collective », qui l’enthousiasmaient au plus haut point, étaient ensuite décortiqués à la recherche d’une explication logique. Coïncidence, télépathie ou intervention surnaturelle ?
Sidgwick dissocia les hallucinations de la pathologie et de la démence, mais il les considérait toujours comme preuve de l’existence de quelque chose, plutôt que comme des phénomènes ayant un sens à part entière. Cette position est clairement celle de la plupart des personnes interrogées : leurs « impressions saisissantes » sont presque toujours celles de personnes ou de formes vaguement humaines, généralement de proches décédés ou de mystérieuses silhouettes noires, qui se matérialisent et disparaissent comme relaté dans les histoires de fantômes de l’époque. À défaut de réelles découvertes, ce recensement révèle néanmoins que le petit monde des hallucinations peut être daté historiquement aussi aisément que la mode ou la littérature.
Le projet de la SPR est fascinant à de nombreux égards (en tant que précurseur de l’étude des populations à grande échelle ou en tant qu’esquisse spectrale de la psyché victorienne), mais il n’en ressortit aucun panorama, ni même d’aperçu convaincant de la réalité que les membres du projet espéraient faire entrer dans un cadre scientifique. Les hallucinations ne sont peut-être pas des signes de démence, mais elles ne parvinrent pas à être définies comme porteuses d’un message clair ou comme preuve de l’existence d’un monde dont elles seraient la porte d’entrée.
L’illusion du réel
Au cours du XXe siècle, les hallucinations sont rentrées dans le cadre d’une science médicale (du moins suite aux travaux sur l’hypnose de Pierre Janet et Sigmund Freud) qui s’intéressait moins à ce qu’elles contenaient qu’aux mécanismes biologiques sous-jacents. On supposa longtemps l’existence de tels mécanismes, qu’on avait aperçus occasionnellement. Lors d’une promenade en ville, un jour de 1758, Charles Lullin s’était arrêté pour regarder un échafaudage géant. En rentrant chez lui, il le retrouva dans son salon sous forme miniature. Cela l’incita à expérimenter avec le carré bleu qui ondulait parfois dans son champ de vision : il s’est rendu compte que s’il l’apercevait près d’une fontaine au loin, le carré était de la taille d’une couverture, mais quand il se concentrait sur des objets plus proches, le carré rétrécissait à la taille d’une mouchoir.
Des études plus récentes ont suggéré que la vision lilliputienne (ou « micropsie ») pourrait être liée à un trouble de la zone de « constance perceptive » du cortex associatif visuel, qui nous permet de reconnaître automatiquement qu’un objet ne rétrécie pas réellement malgré la diminution de sa taille dans notre champ de vision. Les plus grands chercheurs du domaine commencent à démêler petit à petit les différentes régions du cerveau et les voies neurochimiques qui entrent en jeu, et à associer des formes visuelles particulières avec chaque. Les travaux de Dominic Ffytche, pour ne citer que lui, suggèrent également que le syndrome de Charles Bonnet est une chimère : son identification en 1936, a brouillé les frontières entre maladie oculaire et démence, mais il semble aujourd’hui se diviser en deux ou plusieurs affections distinctes. Et à mesure que ces mécanismes profonds sont dévoilés, certaines questions commencent à se poser : Le terme « hallucination » définit-il une catégorie réellement significative ou simplement un ensemble de symptômes mal compris dont les causes varient de la dégénération maculaire, au prélude d’une crise d’épilepsie, aux effets de sevrage de l’alcool ou encore aux voix entendues lorsque nous sombrons dans le sommeil ? Si un examen approfondi semble dissoudre la catégorie, le pouvoir idéologique de l’appellation reste néanmoins intact. La définition d’ « hallucination » que l’on trouve dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie est toujours celle d’Esquirol : « Une perception sensorielle qui procure la même sensation immédiate de réalité qu’une perception réelle, mais en l’absence de stimulation externe de l’organe sensoriel intéressé. » Il est impossible, dans le cadre de cette définition, d’étudier si les perceptions intimes peuvent être considérées comme réelles et, de plus, les homologues de la SPR, au XXe siècle, travaillaient à la limite de la science. Parmi les plus célèbres d’entre eux, on retrouve des expérimentateurs de drogues tel que le neurologue renégat John Lilly, qui préconisait un modèle de l’esprit à 11 niveaux pour expliquer comment ses expériences avec du LSD à l’intérieur d’un caisson d’isolation sensorielle l’auraient fait pénétrer dans un ordinateur cosmique ; ou encore Terrence McKenna, dont les révélations induites par de la DMT ou des champignons (décrites, entre autres, dans son livre True Hallucinations, paru en 1993) étaient habitées par des êtres lilliputiens qu’il décrivait comme des « elfes biomécaniques ». Les elfes de McKenna (ou gnomes, comme il les appelait parfois) sont devenus le symbole des petits personnages rencontrés au travers d’hallucinations chimiquement induites et le centre des débats quant à leur signification et leur statut ontologique. McKenna soutenait qu’ils étaient « transhumains, hyperdimensionnels et particulièrement étranges » et qu’ils étaient porteur d’un message vital pour l’humanité.
Cependant, tout comme pour la SPR, on se souvient plus volontiers des messagers que du contenu du message lui-même. Les elfes de McKenna le laissaient stupéfait tout en insistant pour qu’il reste rationnel (« Ne cède pas à l’étonnement ! Concentre-toi sur ce que nous faisons ! »), mais la révélation la plus cohérente qu’il est parvenu à en extraire était « qu’un événement majeur qui altérerait la réalité » devait avoir lieu le 21 décembre 2012. McKenna reconnaissait que ses elfes appartenaient à l’archétype des petits êtres farceurs, mais il avait en revanche beaucoup plus de mal à admettre que de telles entités puissent être fréquemment générées par des stimuli aussi banals que les migraines ou les médicaments antiparkinsoniens. Pour lui, ils représentaient l’autre, de toute évidence au-delà de tout ce que l’esprit humain pouvait produire de lui-même ; leur irréductible singularité était une preuve de leur caractère transhumain. Pourtant, ils partagent des points communs évidents avec les visions induites par des causes moins exotiques et qui pourraient effectivement servir de preuve quant à leur signification. Les « hallucinations lilliputiennes » ont tendance à faire abstraction complète du monde réel, marchant et grimpant autour de l’observateur sans prêter attention à ses tentatives de communication avec eux. La nature malicieuse et mystérieuse des entités rencontrées sous l’empire de drogues psychédéliques reflète peut-être la tension existant entre deux aspects de cette expérience : d’un côté, une sensation irrésistible d’immanence et de révélation cosmique, de l’autre, une scène impénétrable qui se déroule sans prêter attention à la conscience qui en est la source. Selon cette interprétation, les message porté par les elfes pourrait être en effet lourd de sens : le fait que ces visions ne soient que le fruit de notre esprit ne signifie pas dire qu’elles ne concernent que nous. Les hallucinations induites par les drogues peuvent bien sûr être prises au sérieux sans pour autant être prises au pied de la lettre. Les expériences d’Oliver Sacks, relatées dans son récent ouvrage sur les hallucinations, en offrent un bel exemple. Partisan de la distinction que Moreau de Tours faisait avec le haschisch, Sacks ne fait que mentionner, sans décrire, son expérience avec les fameuses drogues psychédéliques que sont le LSD et la mescaline qui, d’ailleurs, rentreraient plutôt dans la catégorie des « illusogènes » que dans celle des hallucinogènes. Au lieu de cela, il se concentre plutôt sur les hallucinogènes délirants tels qu’une large dose d’Artane, un médicament antiparkinsonien issu du milieu profane de la pharmacie et dépourvu de l’aura mystique des champignons ou de la DMT. Il ne revendique pas ses comptes-rendus comme étant objectivement véridique, mais il ne tombe pas non plus dans une simple description de symptômes de troubles neurologiques. Les récits de Sacks sont racontés franchement et possèdent la clarté et la vraisemblance de la réalité : lorsqu’il aperçoit et entend ses parents descendre dans son jardin en hélicoptère, il n’éprouve que surprise et joie immense ; lorsqu’ils disparaissent brusquement, « le silence et le vide, la déception, me font fondre en larmes ».
De telles expériences ne sont peut-être que des débris neurologiques épars, mais on ne peut pas se contenter de les ignorer : elles doivent être traitées comme si elle étaient bien réelles, tout comme les personnes atteintes du syndrome de Charles Bonnet ou de la maladie de Parkinson apprennent à vivre avec la présence continuelle et finalement banale de leurs minuscules compagnons. Elles ne sont ni une preuve de démence ni une preuve de l’existence d’un monde parallèle : tout le défi consiste à les intégrer au reste de notre univers mental. En définitive, ce que les hallucinations ont à nous dire est peut-être que nos mécaniques sensorielles internes ne sont qu’un carnaval chaotique alimenté par un moteur à la puissance de traitement inimaginable, et dont l’illusion la plus spectaculaire est la réalité elle-même.
Traduit de l’anglais par Florent Bahuaud d’après l’article « Dreaming While Awake: A history of sane hallucinations ». Couverture : La forêt Shiratani Unsui. Création graphique par Ulyces.