Le retour des Afgantsi
La manche du combattant rebelle Youri Protsenko témoigne de son allégeance, dans le conflit qui sévit actuellement dans son Ukraine natale : il porte l’insigne d’une milice séparatiste soutenue par la Russie, le bataillon Vostok, qu’il a rejoint en février de l’année dernière. À Kiev, Igor Panasiouk se prépare au combat contre les rebelles comme Protsenko. Le visage flanqué d’une épaisse moustache grise, l’homme de 49 ans a rejoint l’armée ukrainienne pour empêcher que l’est du pays « ne devienne une autre Tchétchénie », où Russes et séparatistes ont mené deux guerres post-soviétiques.
Mais alors que Protsenko et Panasiouk sont aujourd’hui ennemis, ce sont d’anciens frères d’armes : tous deux ont combattu sous la bannière soviétique durant la guerre d’Afghanistan, où ils servaient en même temps en 1988. Dans les rangs de l’Armée rouge, Protsenko se battait contre des moudjahidin à Kaboul et Kandahar, où il a reçu une blessure à l’œil qui trouble son regard. Panasiouk, lui, était pilote de chasse, stationné dans la province afghane de Mazar-e-Sharif, au nord du pays. Il a fui l’Afghanistan un jour de février 1989, avec le reste des troupes de l’Union soviétique. Bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, ce pourrait être le cas aujourd’hui de part et d’autre de la ligne de front, au cœur d’une guerre résolument différente, qui a lieu sur leur terre natale. Igor et Youri ne sont pas seuls. Autrefois engagés dans un conflit clé de la guerre froide, au cours duquel les moudjahidin soutenus par les États-Unis ont asséné une défaite humiliante à l’Union soviétique et à l’armée afghane qu’ils entraînaient, les vétérans de la guerre d’Afghanistan prennent à nouveau les armes en Ukraine. Ils sont des milliers de soldats, partagés entre le camp séparatiste et celui du gouvernement ukrainien. Pour ces hommes, qu’en russe on appelle les « Afgantsi », l’appel du combat est presque inné : une réponse naturelle à ce qu’ils perçoivent comme une nouvelle guerre par procuration entre l’Occident, qui soutient l’Ukraine, et la Russie, qui soutient ouvertement les séparatistes. En dépit de leur âge, le conflit ukrainien – qui a tué près de 9 000 personnes et a déplacé au moins 1,4 million de personnes en près de deux ans – n’est pour de nombreux Afgantsi qu’une nouvelle étape dans un vieux combat. C’est leur troisième guerre en 25 ans, en comptant le conflit tchétchène des années 1990. Ce sont des soldats aguerris et dotés d’une grande expérience du combat, ce qui en fait des recrues bienvenues au cœur d’un conflit marqué par la pauvreté et l’incompétence – des combattants des deux camps ont été accusés de pillage, de trafic de drogues et d’une fâcheuse tendance à boire beaucoup.
« Les Afgantsi n’allaient pas rester assis sagement à la maison, à se tourner les pouces », me dit Protsenko alors que nous sommes attablés dans un café de Donetsk, capitale de la République populaire autoproclamée de Donetsk, dont les rebelles pro-Russes se sont emparés l’année dernière. Vêtu d’une tenue de camouflage et d’un béret bleu sarcelle, il fume une cigarette, soulevant son poitrail orné de médailles héritées de la guerre d’Afghanistan. « Le sang, les blessures, l’artillerie, ça nous connaît. » Comme Protsenko, Panasiouk fait route pour Gorlovka, l’une des nombreuses villes défigurées par les balles qui s’étendent près de la frontière entre le quasi-État de Donetsk et l’Ukraine. Il fait écho aux paroles de Protsenko lorsqu’il évoque leur expérience du combat – « on sait ce qu’est la guerre, et ce qui ne l’est pas » –, mais il ne voit pas ses « frères » d’Afghanistan comme ses ennemis ; c’est le président russe Vladimir Poutine qu’il a dans son collimateur. Tandis qu’il parle, Panasiouk porte régulièrement la main à la plaque d’identité militaire soviétique qui pend encore à son cou, comme s’il s’agissait d’une amulette.
Rien n’a changé
La présence des Afgantsi se ressent. Des centaines d’Afgantsi pro-Ukraine ont pris part aux révoltes de Maidan en 2014, qui ont poussé dehors le gouvernement appuyé par Moscou. À présent, d’après le Service de sécurité d’Ukraine (connu sous l’acronyme SBU), des milliers d’Afgantsi se battent au sein des 232 000 hommes des Forces armées de l’Ukraine. Des représentants de l’Union ukrainienne des vétérans de la guerre d’Afghanistan, un groupe volontaire et non-gouvernemental, affirment qu’ils sont plusieurs centaines au bas mot à prendre part au combat du côté pro-Russe du conflit, même si certains rebelles estiment qu’ils se comptent en milliers. La rumeur court que même le commandant de guerre rebelle Igor Bezler (dont le nom de guerre est « Démon ») – l’homme que le SBU accuse d’être responsable de la chute du vol MH17 dans l’est de l’Ukraine il y a un an – a servi en Afghanistan au début des années 1980, bien qu’il n’ait jamais infirmé ou confirmé ce fait.
Pour les 90 000 Afgantsi qui sont rentrés à la maison, il était rare d’être accueillis en héros.
La guerre soviétique en Afghanistan, qui a débuté en décembre 1979 et a pris fin neuf ans plus tard, reste un chapitre douloureux dans la mémoire collective de l’ex-Union soviétique. Elle a précipité la ruine et la chute de l’URSS en 1991. Après la Russie, c’est l’Ukraine qui a connu le plus de pertes dues au conflit, avec au moins 2 500 soldats tués et des milliers de blessés. Quant au bilan pour l’Afghanistan, il est horrifiant : un million de personnes ont été tuées, l’agriculture du pays a été réduite à néant et un tiers de sa population a pris la fuite, créant la plus vaste crise de réfugiés qu’un pays avait connue jusqu’alors – sans compter le fait que l’invasion des Russes a déclenché une spirale de violence qui se poursuit encore aujourd’hui. Pour les 90 000 Afgantsi qui sont rentrés à la maison (au moins 15 000 d’entre eux y sont restés), il était rare d’être accueillis en héros. Comme dans d’autres conflits – la ressemblance avec l’expérience américaine au Vietnam est flagrante –, ce que les Afgantsi voyaient peu à peu comme une guerre inutile a rendu leur retour à une vie normale extrêmement difficile. « En Afghanistan, nous n’avons pas bombardé que les détachements de rebelles et leurs caravanes, nous avons fait pleuvoir la mort sur nos propres idéaux », écrivait le grand journaliste russe Artyom Borovik, qui a embarqué de nombreuses fois aux côtés des troupes soviétiques, dans son livre La Guerre cachée. Le mélange entre la désillusion à l’endroit du gouvernement soviétique et le dédain dont les soldats de retour du conflit ont fait l’objet a conduit beaucoup d’Afgantsi à former une communauté très solidaire au pays.
En Ukraine, ces communautés, considérées le plus souvent comme des branches de l’Union des vétérans, ont joué un rôle crucial dans l’organisation des combattants du conflit actuel. Nostalgiques de l’époque soviétique, certains Afgantsi se sont raccrochés à leurs liens avec Moscou, tandis que d’autres se sont montrés loyaux envers l’Ukraine et cherchent à protéger sa souveraineté. Dans un jardin communautaire de Donetsk à l’abri du soleil, je fais la rencontre de Vladimir Miroutenko, un vétéran d’Afghanistan aux grands yeux vert d’eau. Il a combattu les forces ukrainiennes dans la ville de Marioupol, où l’accrochage du 17 août dernier a tué neuf personnes, dont deux soldats ukrainiens. Combattre peut sembler une occupation étrange pour Miroutenko, qui porte une jambe artificielle depuis un accident minier ayant eu lieu après son retour d’Afghanistan. Mais l’homme de 48 ans – qui s’est vu décerner la plus grande distinction militaire de l’ère soviétique, l’ordre de l’Étoile Rouge, pour sa bravoure au combat face à des caravanes transportant de l’opium dans le nord de l’Afghanistan – est animé par une vibrante idéologie pro-russe et anti-américaine. « Si nous n’étions pas intervenus en Afghanistan quand nous l’avons fait, les Américains s’en seraient emparés. Maintenant que c’est le cas, regardez le bordel qu’ils y ont foutu », fulmine Miroutenko, qui fait référence à la guerre américaine en Afghanistan. « Si on ne s’était pas battu pour Donetsk, alors l’OTAN, les Américains et le sénateur McCain auraient fait main basse dessus », poursuit-il. En tant que soutien affiché du président ukrainien Petro Poroshenko, McCain a déclaré qu’il avait « honte » du fait que les États-Unis ont refusé de fournir une aide militaire létale à Kiev, bien que l’administration Obama ait fait don de centaines de millions de dollars d’équipement non-mortel aux forces armées ukrainiennes, incluant des drones et des Humvee.
À Marioupol, les forces ukrainiennes ont capturé et détenu Miroutenko pendant plusieurs jours, raconte-t-il, et ils l’ont torturé en le pendant au plafond, la tête en bas. Mais il m’assure qu’il était prêt à endurer ce calvaire. « Retourner à la guerre, c’est comme remonter dans une voiture après dix ans de break », dit-il. « Tu conduis comme si rien n’avait changé. »
Les parallèles
La division au sein des Afgantsi – pro-Russes contre pro-Ukrainiens – rappelle une autre division au sein de l’ex-Union soviétique, générationnelle celle-ci, avec d’une part les partisans d’un virage politique à l’Occidentale et de l’autre ceux qui préfèrent marcher dans les pas de Moscou. Le fils de Miroutenko, âgé de 23 ans et impressionné par l’héroïsme de son père, a également pris les armes, même s’il se bat du côté ukrainien. Miroutenko pourrait bien se retrouver un jour face à lui au combat. « Mon fils, je l’ai nourri et vêtu. Ce sera toujours mon fils, et il me respectera toujours, mais nos croyances sont différentes », explique Miroutenko avec pragmatisme. Au sein des Afgantsi, les allégeances multiples sont chose courante, affirme Lilia Radionova, la représentante de la République populaire de Donetsk qui a aidé à faire libérer Miroutenko. « Les Afgantsi ont une vision bien arrêtée de ce qui est bien et de ce qui est mal, et ils finissent souvent par se battre les uns contre les autres », me dit-elle dans un hôtel de Donetsk qui abrite le personnel du ministère de la Défense de la république et leurs familles. Son hall est mal éclairé mais il grouille d’activité : des hommes en tenue de camouflage portant des Kalachnikov à l’épaule surveillent les allées et venues, à l’instar des femmes apprêtées qui sont à leur service. Comme le long des larges avenues de Donetsk, couvertes de feuilles mortes, les drapeaux à bandes noir, bleu et rouge de la République populaire de Donetsk pendent aux murs.
Les Afgantsi des deux camps semblent s’entendre sur le fait que le conflit ukrainien et la guerre soviétique en Afghanistan ont de nombreux points communs. En Afghanistan, Moscou entraînait les militaires afghans pour combattre les moudjahidin, soutenus financièrement par les États-Unis. Pendant des années, les Américains ont nié avoir fourni des armes aux combattants, mais en 1986, Washington a fini par l’admettre publiquement. Aujourd’hui, les Russes approuvent l’action des rebelles dans l’est de l’Ukraine, mais Moscou nie invariablement le fait qu’ils équipent les soldats engagés dans le conflit, en dépit des accusations répétées de Kiev et de Washington – qui soutient l’armée ukrainienne. « En Afghanistan, nous avons construit des ponts et des écoles, nous avons donné des médicaments. La Russie essaie de faire la même chose ici, mais les Américains sont décidés à tout gâcher », me confie un commandant rebelle qui se présente sous le nom de Vladislav, à Donetsk, non loin de l’aéroport chèrement disputé, où il commande aux troupes de la milice Vostok. Grand et costaud, la barbe épaisse, Vladislav a été blessé à l’épaule à Herat, une ville de l’ouest de l’Afghanistan, où il a servi de 1983 à 1985. D’après Alexander Khodakovski, commandant du bataillon Vostok et désormais ministre de la Sécurité de la République populaire de Donetsk, les Afgantsi sont forgés et motivés par les souvenirs de l’ère soviétique. « En Afghanistan, ils défendaient les intérêts de l’Union soviétique. Quand ils se battent pour nous, ils font preuve de certaines qualités héritées de cette époque. Ils sont farouchement patriotes », me confie Khodavski dans son bureau de Donetsk, installé dans un grand immeuble datant de l’ère soviétique. « Bien sûr, ils sont plus vieux que la plupart des autres soldats et ont souffert de maladies, de commotions et de choses comme ça. Mais leur expérience est un atout de taille. »
L’envie de se battre, que ce soit du côté de Kiev ou des rebelles soutenus par Moscou, est intrinsèquement liée à la valeur. Mais l’impression d’avoir le devoir préserver le souvenir d’une guerre que la plupart des Ukrainiens préféreraient oublier entre également en jeu. Lorsque les corps des Afgantsi ont été rapatriés en Ukraine, scellés hermétiquement dans des cercueils de zinc qui sont devenus les emblèmes de cette guerre, ils transitaient souvent par l’église de la Résurrection de Kiev, que j’ai visitée en juillet. C’est là, au pied des murs chargés d’icônes de saints, qu’avaient lieu les funérailles dont l’Église orthodoxe ukrainienne a fait cadeau en 1992 à l’Union des vétérans. Aujourd’hui, en dehors des baptêmes et des mariages de parents d’Afgantsi que célèbre l’église, l’endroit est peu prisé. Le clocher fait face à un mémorial circulaire constitué de blocs de granit portant le nom des morts. Les statues de trois Afgantsi se dressent sur un piédestal en son centre, l’un d’eux tenant son visage enfoui entre ses mains. Ils sont entourés de tulipes noires fondues dans le métal, en référence au surnom donné aux avions qui ont ramené les morts au pays. Alors qu’il entre dans l’église et se signe avec trois doigts, Oleksandr Yankivski, directeur adjoint de la branche de l’union à Kiev, me confie que les ressemblances entre les deux guerres continuent de le hanter. « La plus grande ressemblance avec l’Afghanistan – et il n’y a pas de quoi en être fiers –, c’est que nous perdons à nouveau notre pays », dit l’ancien sniper en comparant l’effondrement de l’Union soviétique à celui de l’Ukraine aujourd’hui. « Mais l’Ukraine est notre terre natale, et nous la défendrons quoi qu’il en coûte. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Return of the ‘Afgantsy’ », paru dans Politico Magazine. Couverture : Les médailles de vétérans de la guerre d’Afghanistan.