Un beau matin, Kevin Richardson prend un lion dans ses bras avant de se détourner pour regarder quelque chose sur son téléphone. Le lion, un mâle de 180 kilos avec des pattes de la taille d’une assiette, se laisse tomber contre son épaule et regarde avec intensité autour de lui. À quelques centimètres de là, une lionne se prélasse. Elle bâille et étire son long corps fauve, se pressant paresseusement contre la cuisse de Richardson. Sans détacher les yeux de son téléphone, celui-ci la repousse. Le lion, revenu de son instant de contemplation, entreprend de se faire les dents contre la tête de Richardson. Si vous aviez assisté à la scène, qui se déroule dans une plaine verdoyante du nord-est de l’Afrique du Sud, c’est à ce moment précis que vous auriez apprécié la solidité de la clôture dressée entre vous et cette paire de lions. Et malgré elles, vous n’auriez pas pu réprimer un pas en arrière lorsque l’un des grands félins aurait détourné son attention de Richardson pour la fixer sur vous. Puis, ayant conscience du côté de la clôture duquel se trouvait Richardson, vous auriez finalement compris pourquoi tant de gens parient sur le jour où il se fera dévorer.
Les lionceaux
En 2007, un journal britannique a surnommé Richardson « The Lion Whisperer », l’homme qui murmure à l’oreille des lions. Depuis, ce surnom lui est resté. Il n’existe probablement aucune autre personne dans le monde qui jouisse d’une relation aussi célèbre avec des chats sauvages. La vidéo la plus populaire de Richardson, qui le montre en train de s’amuser avec ses lions, a été vue plus de 25 millions de fois sur YouTube et compte plus de 11 000 commentaires. Les réactions sont diverses et vont de l’admiration à la perplexité, en passant par des marques de respect et d’envie : « S’il meurt, il mourra dans son coin de paradis, en faisant ce qu’il aime » ; ou bien : « Ce type s’amuse avec des lions comme si c’était des lapins » ; ou encore de nombreuses variations sur le thème de : « Je voudrais faire la même chose que lui. » La première fois que j’ai vu l’une des vidéos de Richardson, j’étais sidérée. Toutes les fibres de notre être ne nous incitent-elles pas à nous tenir éloignés d’animaux aussi dangereux que les lions ? Lorsque quelqu’un défie cet instinct, il accapare votre attention comme un funambule sans filet. Je me demandais comment Richardson parvenait à faire ce qu’il faisait tout autant que pourquoi. S’agissait-il d’un casse-cou, moins craintif et plus à l’aise face au danger que la plupart des gens ? S’il était entré dans la tanière d’un lion pour en ressortir aussi sec, comme lorsqu’on tente de voir combien de temps on est capable de laisser sa main au-dessus du feu, cela aurait expliqué beaucoup de choses. Mais il est clair que les lions de Richardson n’ont pas l’intention de le dévorer, et que ses confrontations avec eux ne se soldent pas par des tentatives désespérées d’échapper à leurs griffes. Ils se blottissent contre lui à la manière lascive des chats domestiques. Ils font la sieste tous ensemble, empilés les uns sur les autres. Pour autant, ils ne sont pas apprivoisés, Richardson est le seul être humain qu’ils tolèrent auprès d’eux. Ils semblent juste l’avoir accepté, comme s’il était un étrange lion bipède et sans fourrure. Philosophes, poètes et naturalistes s’intéressent à la façon dont nous interagissons avec les animaux depuis des siècles. Par leurs vies parallèles, insondables, les relations que nous offrent les animaux s’établissent dans un royaume de silence et de mystère, très différentes de celles que nous entretenons avec nos congénères. Si créer une complicité avec des animaux domestiques est un fait anodin pour nous, tisser des liens avec des animaux sauvages nous paraît exceptionnel, voire un peu fou.
Il y a quelques années, j’ai lu un livre de J. Allen Boone, dans lequel il décrivait les liens qu’il entretenait avec toutes sortes de créatures, y compris une mouffette et Strongheart, le premier chien acteur. Boone était particulièrement fier de l’amitié qu’il avait développée avec une mouche domestique nommée Freddie. Dès qu’il voulait passer du temps avec elle, il n’avait qu’à lui envoyer un appel mental et Freddie apparaissait. Les deux amis s’occupaient des tâches ménagères et écoutaient la radio ensemble. À l’instar des lions de Richardson, Freddie la mouche n’était pas apprivoisée, elle avait une relation exclusive avec Boone. Si bien que lorsqu’une connaissance de ce dernier insistait pour voir Freddie et faire l’expérience de cette connexion, la mouche semblait bouder et refuser qu’on la touche. Le fait de se lier d’amitié avec une mouche domestique, aussi fou que cela puisse paraître, pose la question de la signification des rapports qui se créent entre espèces. Faut-il y voir quelque chose de plus que le fait incroyable que cela peut être accompli ? S’agit-il d’une bizarrerie, d’un acte qui ne signifie rien de spécial ou d’important une fois passé l’attrait de la nouveauté ? Cela enfreint-il quelque chose de fondamental – qui veut que les êtres sauvages devraient nous manger, nous piquer ou, tout le moins, nous éviter, mais pas nous faire des câlins – ou bien y a-t-il à cela quelque chose de précieux, un phénomène qui nous rappelle qu’un lien unit tous les êtres vivants, comme nous avons facilement tendance à l’oublier ?
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Compte tenu de son aisance troublante avec la faune, vous pourriez vous attendre à ce que Richardson ait grandi dans la brousse, mais il n’en est rien. Il est né dans la banlieue de Johannesburg, une jungle de trottoirs et de lampadaires où rien n’évoque la proximité de la nature sauvage. C’est au cours d’un voyage de classe au zoo de Johannesburg, alors qu’il était à l’école primaire, qu’il a posé pour la première fois son regard sur un lion. (Il était impressionné, mais il se souvient également avoir pensé qu’il était bizarre que le roi de la jungle pût vivre dans un environnement si restreint.) Mais cela ne l’a pas empêché de côtoyer des animaux. Richardson était le genre d’enfant à garder des grenouilles dans ses poches et des oisillons dans des boîtes à chaussures, et à passer ses nuits à lire des livres comme Memories of a Game Ranger de Harry Wolhuter, le récit d’un garde qui passa 44 ans dans le Parc national Kruger.
Dans sa jeunesse, Richardson était un peu rebelle, un vrai petit diable. Il est aujourd’hui âgé de 40 ans, marié et père de deux enfants, mais il est encore aisé de l’imaginer adolescent, faire des virées en voiture et écluser des bières. À cette époque, les animaux n’occupaient plus une place de premier plan dans sa vie, mais il est revenu vers eux d’une façon étonnante. Au lycée, il sortait avec une fille dont les parents l’incluaient aux escapades familiales à travers les parcs nationaux et les réserves animalières. Ces voyages ont ravivé sa passion pour la vie sauvage. Le père de sa petite amie était un champion de karaté sud-africain qui a encouragé Richardson à se maintenir en forme. Un conseil qu’il a suivi avec un tel enthousiasme que, lorsqu’il a été refusé à l’école vétérinaire, il a entrepris de suivre des études de physiologie et d’anatomie. Après ses études, Richardson a travaillé en tant qu’entraîneur dans une salle de sport où il s’est lié d’amitié avec l’un de ses clients, Rodney Fuhr, un homme qui avait fait fortune dans le commerce. Comme Richardson, Fuhr aimait beaucoup les animaux. En 1998, il a fait l’acquisition d’une attraction touristique tombée en désuétude, Lion Park, et insisté pour que Richardson la visite. Richardson confie qu’à cette époque, il ne connaissait pas grand-chose aux lions et que sa première visite au parc a été pour lui une révélation. « J’ai rencontré deux lionceaux âgés de sept mois, Tau et Napoleon », raconte Richardson. « J’étais à la fois fasciné et terrifié, mais j’ai surtout vécu une expérience très profonde. Au cours des huit mois qui ont suivi, j’ai rendu visite à ces deux petits tous les jours. »
Lion Park
Lorsque vous rendez visite à Richardson dans la réserve de Dinokeng, un sanctuaire faunique qui porte à présent son nom, n’espérez pas profiter d’une bonne nuit de sommeil. Les lions se lèvent de bonne heure et leurs rugissements se répercutent dans l’air alors qu’il fait encore nuit noire.
Il n’y a pas pénurie de lions, mais pénurie d’espace où ils peuvent vivre à l’état sauvage.
Richardson, lui aussi, se lève aux aurores. Cheveux foncés, yeux clairs, il est aussi beau qu’un acteur dans une publicité pour un après-rasage. Il dégage une énergie incroyable. Lorsqu’il ne court pas avec les lions, il aime faire de la moto ou piloter de petits avions. Il est le premier à reconnaître aimer l’adrénaline et avoir besoin de faire les choses à fond. Mais il peut également faire preuve de tendresse, amadouant ses lions et roucoulant à leurs oreilles. Le premier matin de mon séjour à la réserve, Richardson me presse pour que je rencontre deux de ses lions préférés, Meg et Ami, qu’il a rencontrés pour la première fois alors qu’ils n’étaient que des lionceaux à Lion Park. « En voilà une belle fifille », murmure-t-il à Ami et, l’espace d’un instant, j’ai l’impression d’entendre un petit garçon parler à un chaton.
En 1996, l’ouverture de Lion Park a été une révolution. À l’inverse des zoos de l’époque et de leurs petits enclos dénués de tout confort, Lion Park offrait aux visiteurs la possibilité de traverser un espace où les animaux sauvages déambulaient en toute liberté. Par le passé, la multitude d’animaux présents dans les plaines africaines – girafes, rhinocéros, éléphants, hippopotames, gnous et différentes sortes de félins – prospéraient dans la région. Mais le parc était situé dans la banlieue de Johannesburg, une immense zone urbaine qui, au cours du siècle précédent, a vu émerger de nombreux logements et industries. Le reste a été divisé entre des exploitations bovines, tandis que les clôtures des agriculteurs ont contraint les animaux à se déplacer. Les lions, en particulier, étaient partis depuis longtemps. Si les lions profitaient jadis des plus grandes étendues de terres occupées par des mammifères, ils vivent aujourd’hui uniquement dans l’Afrique subsaharienne (une petite population survit également en Inde). Au cours des cinquante dernières années, le nombre de lions en Afrique est passé de 100 000 dans les années 1960 (voire 400 000 selon certaines estimations) à environ 32 000 aujourd’hui. À l’exception des tigres de Sibérie, les lions sont les plus gros félins sur Terre et ils chassent des proies de grande taille. Ainsi, l’écosystème dans lequel vit le lion doit inclure des territoires ouverts qui se font hélas de plus en plus rares. Régnant au sommet de la chaîne alimentaire, les lions n’ont pas de prédateurs. Si leur disparition progressive est en partie due au fait qu’ils sont abattus par des agriculteurs lorsqu’ils s’aventurent sur leurs terres, elle est avant tout l’écho tragique de la disparition des grands espaces. Sur la plupart du continent africain, on compte bien plus de lions vivant en captivité qu’à l’état sauvage. Lion Park accueille ainsi quantité d’animaux, comme les Panthera leo leo qui ont fait sa fierté : des lions de cirque à la retraite qui n’ont probablement jamais vécu dans leur environnement naturel.
L’une des attractions les plus populaires de Lion Park n’est pas le safari mais Cub World (« le monde des lionceaux »), où les visiteurs peuvent tenir et caresser des petits. Personne ne peut résister. Contrairement à bon nombre d’animaux qui pourraient facilement nous tuer, comme les alligators ou des serpents venimeux, les lions sont une espèce magnifique, avec leur visage doux, leur museau retroussé et leurs petites oreilles rondes. Lorsqu’ils sont bébés, ils sont suffisamment dociles pour être caressés. Une fois qu’ils atteignent l’âge de six mois, ils sont trop grands et trop forts pour être portés. Ils sont alors promus à un autre type d’attraction, le « lion walk », qui permet aux visiteurs, moyennant un coût supplémentaire, de se promener avec eux dans les espaces ouverts. Toutefois, à l’âge de deux ans, ils deviennent trop dangereux pour que les visiteurs puissent interagir avec eux. Quelques-uns peuvent être introduits dans un parc « sauvage », mais le problème est mathématique : il y a rapidement plus de lions adultes que d’espace disponible dans le parc. Richardson est devenu obsédé par les jeunes lions et passait autant de temps que possible à Cub World. Il s’est vite rendu compte qu’il parvenait à établir une relation avec eux dont les autres visiteurs et employés étaient incapables. Les lions semblaient répondre à son assurance et à sa volonté de rugir et de mugir à sa façon. Il s’agit des félins les plus sociables qui existent, ils vivent en groupe, chassent ensemble, et sont très réactifs au toucher et à l’attention qui leur est portée. Richardson jouait avec les lionceaux comme s’il était lui-même un lion, tombant, luttant avec eux, se frottant contre eux. Il s’est fait mordre, griffer et renverser plus d’une fois, mais il avait la sensation que les animaux l’acceptaient. Cette relation lui faisait du bien. « Je sais ce qu’est que de se sentir seul et d’être plus heureux avec des animaux », explique-t-il. Il s’est en particulier rapproché de Tau, Napoleon, Meg et Ami. Il passait tellement de temps au parc que Rodney Fuhr a fini par lui donner un travail.
Au départ, Richardson ne se demandait pas ce qu’il advenait des lions devenus trop âgés pour être caressés ou accompagnés en sortie. Il se rappelle qu’il était fait mention d’une ferme quelque part, où vivaient les lions en trop. Il admet volontiers avoir laissé la naïveté et le déni prendre le pas sur sa réflexion. Une chose est sûre : aucun des animaux de Cub World, ou de tout autre élevage similaire ayant émergé en Afrique du Sud, n’a intégré son milieu naturel avec succès. Pris en charge dès la naissance, ils ne sont absolument pas prêts à vivre de manière indépendante. Et même si c’était le cas, il n’y aurait aucun espace où les libérer. Les lions d’Afrique du Sud sont confinés dans des parcs nationaux, où ils sont surveillés afin de s’assurer qu’ils disposent de proies variées. Chaque parc accueille autant de lions qu’il peut en accueillir. Il n’y a de place nulle part, ce qui nous met face à une conclusion contre-intuitive : la préservation des lions n’exige pas qu’on augmente leur population, mais qu’on reconnaisse qu’ils sont déjà trop nombreux par rapport au milieu où ils pourraient vivre durablement. Il n’y a pas pénurie de lions, mais pénurie d’espace où ils peuvent vivre à l’état sauvage. Certains des animaux qui proviennent de ce type d’établissements se retrouvent dans des zoos ou des cirques, d’autres sont envoyés en Asie où leurs os sont utilisés dans la médecine populaire. Beaucoup d’entre eux sont vendus à l’un des 180 éleveurs de lions enregistrés en Afrique du Sud à des fins de reproduction. La ménagerie de lionceaux est une affaire rentable, mais les besoins de nouveaux petits sont constants car ils ne peuvent être utilisés que pendant quelques mois. Selon les opposants à cette pratique, les éleveurs retirent les nouveau-nés à leur mère dès la naissance, afin que les femelles puissent être fécondées immédiatement après, au lieu de les laisser allaiter puis sevrer leurs bébés. Sur les 6 000 lionnes qui vivent en captivité en Afrique du Sud, la plupart d’entre elles vivent dans des fermes de reproduction où elles enchaînent les cycles de grossesse.
Le restant des lions servent de trophées dans des chasses commerciales, au cours desquelles ils sont enfermés dans un enclos d’où il leur est impossible de s’enfuir. Ils sont parfois sous sédation pour en faire des cibles encore plus faciles. Cette pratique rapporte gros à l’Afrique du Sud – près de cent millions de dollars par an –, alors que près de 1 000 lions sont tués chaque année de cette façon. Ces chasses « en bouteille » coûtent en effet 40 000 dollars pour un mâle et 8 000 dollars pour une femelle. Les chasseurs viennent du monde entier, mais particulièrement des États-Unis. Dans un courrier électronique qu’il m’a adressé, Rodney Fuhr reconnaît que des lionceaux élevés à Lion Park par le passé sont devenus des trophées de chasses commerciales. Il exprime de profonds regrets et explique avoir instauré de nouvelles politiques strictes afin de « faire tout ce qui est possible pour qu’aucun lion ne soit plus l’objet d’une chasse ».
Le dilemme
Un jour, Richardson est arrivé à Lion Park et a découvert que Meg et Ami n’étaient plus là. Le responsable du parc l’a informé qu’elles avaient été vendues à une ferme de reproduction. Face aux protestations de Richardson, Rodney Fuhr a fait le nécessaire pour permettre leur retour. Richardson s’est empressé d’aller les chercher à la ferme, et ce qu’il a vu là-bas l’a estomaqué : un océan de lionnes dans des enclos surpeuplés. Cet instant a été une autre révélation pour Richardson. Il a pris conscience qu’il ne contrôlait pas le destin des animaux auxquels il était attaché. Le succès des ménageries de lionceaux incitait financièrement à accoupler des lions en captivité, dont les lionceaux sont partiellement apprivoisés et n’ont d’avenir nulle part ailleurs. Richardson faisait partie d’une machine condamnant à une mort certaine un nombre incalculable d’animaux. Mais, « égoïstement, je voulais conserver la relation que j’avais avec mes lions », admet-il. Grâce à une émission télévisée dans laquelle on le voit en train de caresser l’un de ses lions, Richardson a commencé à attirer l’attention du reste du monde. Il se trouvait à présent dans une position intenable : il célébrait la splendeur des lions en faisant montre d’une incroyable aisance avec eux, semblant ainsi confirmer la possibilité de les apprivoiser. Et cela au sein d’un complexe qui contribuait de manière significative à leur marchandisation. Mais en même temps, il se sentait directement responsable des 32 lions, 15 hyènes et quatre léopards noirs auxquels il n’avait pas d’espace à proposer. « J’ai commencé à me demander comment je pouvais protéger ces animaux », explique-t-il.
En 2005, Rodney Fuhr a commencé à travailler sur un film intitulé White Lion, l’histoire d’un lion banni et isolé dans les plaines africaines. Richardson, qui coproduisait le film et s’occupait des animaux acteurs, a échangé ses gains contre la moitié des parts de la ménagerie. Avec l’accord de Fuhr, il a déplacé les animaux de Lion Park jusqu’à une ferme située non loin. Mais sa relation avec lui a fini par se détériorer, et Richardson a quitté son poste à Lion Park. Bien qu’il soit devenu célèbre du fait de son extraordinaire capacité à apprivoiser les lions, Richardson voulait travailler dans leur intérêt. Un numéro d’équilibriste dont certains pourraient dire qu’il joue à faites-ce-que-je-dis-mais-pas-ce-que-je-fais – Richardson est bien conscient de cette contradiction. Son explication est que ses lions sont exceptionnels, du fait des circonstances exceptionnelles dans lesquelles ils ont grandi. Ils ne doivent pas être un exemple encourageant de futures interactions entre les hommes et les lions. « Si je ne mettais pas à profit ma relation avec les lions pour améliorer la situation de tous leurs congénères, il ne s’agirait que de mon propre plaisir », dit Richardson. « Mais, ma “célébrité”, ma capacité à interagir avec les lions me permet de peser davantage dans leur conservation. » Il estime qu’aider les gens à aimer ces animaux – même si cela les pousse à rêver de les caresser – les encouragera à terme à s’opposer à leur chasse et à soutenir leur protection. Il y a quelques années, Richardson a rencontré Gerald Howell, un homme possédant une ferme avec sa famille, non loin de la réserve de Dinokeng – la plus grande réserve animalière de la région de Johannesburg. La famille Howell et plusieurs de leurs voisins s’étaient débarrassés des clôtures entre leurs propriétés et le parc, élargissant ainsi la superficie de la réserve de 18 000 hectares. Désormais, les Howell s’occupent d’un camp de safari pour les visiteurs de Dinokeng. Howell a même offert une partie de sa ferme pour accueillir les animaux de Richardson. Après avoir construit des abris et des enclos sur la ferme des Howell pour ses lions, ses hyènes et ses léopards, Richardson les a déplacés dans ce qu’il espère devenir leur résidence permanente.
Un long chemin
Les prévisions annonçaient de la pluie durant la semaine de ma visite, et chaque matin les nuages s’amoncelaient, épais et gris, mais la météo était suffisamment stable pour que nous puissions partir en promenade avec les lions. Les lions de Richardson vivent dans des enclos simples mais spacieux. S’ils ne peuvent pas vagabonder quand bon leur semble, car ils ne peuvent pas se mélanger avec les autres lions de la réserve de Dinokeng, Richardson essaie de compenser en les sortant dans le parc aussi souvent que possible, les laissant errer sous sa supervision. « Je suis en quelque sorte un geôlier porté aux nues », dit-il. « Mais j’essaie de leur offrir la meilleure qualité de vie possible. » Après avoir été réveillés par le rugissement des lions, Richardson et moi quittons le camp du safari pour tracer notre chemin à travers les plaines d’herbe jaune, au milieu des acacias et des monticules noirs des termites. Les saules, déracinés par des éléphants, sont empilés sur le bas-côté de la route comme du petit bois. Au loin flotte la tête d’une girafe, à hauteur de la cime des arbres. Ce jour-là, c’est au tour de Gabby et Bobcat d’aller se promener. Dès qu’ils aperçoivent le camion de Richardson s’arrêter devant eux, ils se collent à la clôture en faisant les cent pas, haletants. Ils semblent irradier de chaleur, imprégnant l’air de l’odeur aigre de leur transpiration. « Salut mon grand », dit Richardson en ébouriffant la crinière de Bobcat. Bobcat l’ignore, cligne lentement des yeux et se déplace suffisamment pour que Richardson puisse s’asseoir. Gabby, excitée et joueuse, se jette sur lui, posant ses pattes avant sur ses épaules. « Waouh ! » souffle Richardson en trouvant son équilibre. « Oui, c’est ça, salut ma fille. » Il joue quelques instants avec elle avant de la repousser. Puis il consulte une application sur son téléphone, afin de vérifier où sont rassemblés les huit autres lions de Dinokeng. Chacun d’eux porte un collier émetteur qui transmet la position de l’animal, les lions apparaissent ainsi comme des points rouges sur la carte. Malgré leur nature sociable, les lions sont des animaux très territoriaux et les combats entre adversaires sont chez eux l’une des principales causes de décès. « On n’a aucune envie de se retrouver face aux autres lions en sortant ces deux-là. Si c’était le cas, ce serait la fin. Un bain de sang », affirme Richardson.
La présence humaine s’étend même aux confins des brousses les plus reculées.
Après avoir établi notre parcours, Richardson charge Gabby et Bobcat dans la remorque et nous nous enfonçons dans le parc, le camion chahuté dans les ornières. Des pintades, dont on voit danser la tête bleue, se pavanent en cercle devant nous de manière frénétique. Une famille de phacochères gambade plus loin, ruant et grognant. Nous faisons halte dans une clairière, et Richardson descend pour ouvrir la remorque. Les lions sautent à terre sans produire le moindre son, puis s’éloignent rapidement. Un troupeau d’antilopes broutant dans un pâturage attire leur attention, une collection appétissante de postérieurs blancs. Les lions s’immobilisent, concentrés, vigilants. Il arrive qu’ils attrapent des proies au cours de leur promenade, mais en règle générale, ils les traquent un moment puis s’en désintéressent et reviennent vers Richardson. Le plus souvent, ils s’en prennent aux pneus du camion – ce qui est apparemment amusant si vous cherchez à vous faire les dents sur quelque chose de caoutchouteux. Je demande à Richardson pourquoi les lions ne s’enfuient pas une fois libérés. « Probablement parce qu’ils sont habitués et qu’ils savent qui leur donne à manger », répond-il. « J’aime à penser que c’est aussi parce qu’ils m’aiment », ajoute-t-il en souriant. Nous regardons Gabby avancer lentement vers une antilope, avant de se mettre à courir. Le troupeau s’éparpille, Gabby tourne autour puis revient bientôt vers Richardson. Dans son élan, elle vient appuyer ses 150 kilos sur lui. Bien que je l’ai vu faire cela de nombreuses fois, visionné de nombreuses vidéos et l’ai entendu m’expliquer à quel point il fait confiance aux lions et à quel point les lions ont confiance en lui, mon cœur s’emballe et l’espace d’une seconde, le caractère aberrant d’un homme et d’un lion unis dans une embrassade me traverse l’esprit. Richardson berce Gabby quelques instants : « C’est ma fifille, ça, c’est ma fifille. » Puis il la pousse par terre et tente de détourner son attention sur Bobcat, occupé à frotter son dos contre un acacia tout proche. « Gabby, va, ma fifille, va ! », dit-il pour l’encourager. Elle retrouve Bobcat, et tous deux s’éloignent de nous, faisant s’envoler de petits oiseaux des broussailles. Ils se déplacent rapidement, avec assurance, et pendant un bref instant, ils donnent l’impression d’être seuls, dominant le paysage. C’est une belle illusion, car même s’ils renonçaient à leur relation avec Richardson et prenaient la fuite, ils atteindraient rapidement les clôtures du parc, qui signeraient la fin de leur périple. Ces contraintes ne sont pas seulement présentes à Dinokeng, elles s’étendent à toutes les zones sauvages d’Afrique du Sud. Comme à travers toute l’Afrique, ces zones sont clôturées et tous les animaux vivant en leur sein sont, d’une certaine manière, contrôlés dans leurs déplacements et leur nombre. La présence humaine s’étend même aux confins des brousses les plus reculées. Nous avons fini par placer sous notre coupe la plupart des aspects du monde naturel, brouillant la signification de ce qu’est réellement un être sauvage.
La pluie commence à tomber du ciel devenu sombre, et un léger vent se soulève, dispersant les feuilles aux alentours. Richardson regarde sa montre puis rappelle les lions. Ils reviennent en dessinant des cercles, grignotant un morceau de pneu avant de grimper dans la remorque pour rentrer à la maison. Après les avoir enfermés, Richardson me tend une friandise pour Gabby. Je garde ma main à plat contre les barreaux, et elle s’empare de la viande avec sa langue. Après l’avoir avalée, elle fixe ses yeux dorés sur moi, prend ma mesure et se détourne lentement. Richardson aimerait devenir inutile. Il imagine un monde dans lequel nous n’interférerions pas avec les animaux, dans lequel nous ne créerions plus d’animaux ni apprivoisés ni sauvages, incapables de vivre nulle part. Dans un tel monde, les lions auraient suffisamment d’espace pour être libres et des endroits comme son refuge ne seraient pas nécessaires. Richardson affirme que si les ménageries et les chasses commerciales cessaient immédiatement, il renoncerait même à ses lions. Il dit cela pour souligner son engagement et sa volonté d’abolir ces pratiques plutôt qu’animé par un réel espoir de les voir disparaître, car elles ont peu de chance en vérité d’être stoppées dans un futur proche. Et ses lions seront dépendants de lui pour le restant de leurs jours. Ils le connaissent depuis leur naissance et la plupart d’entre eux ont atteint l’âge adulte ou sont plus âgés. Ils ont entre cinq et 17 ans, et certains, comme Napoleon, le premier lion l’ayant envoûté à Cub World, sont décédés aujourd’hui. Comme il ne prévoit pas de faire l’acquisition d’autres jeunes lions, viendra un jour où ils auront tous disparus.
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Quelquefois, malgré vos intentions les plus fermes, vous changez vos plans. Il y a quelques mois, Richardson a été contacté par une organisation de sauvetage des lions qui a recueilli deux lionceaux mal nourris venus d’un parc d’attractions en Espagne, espérant qu’il les accueillerait. Richardson a d’abord refusé avant de céder, en partie parce qu’il savait que les petits ne seraient jamais en bonne santé et qu’il serait difficile de leur trouver un autre endroit où aller. Il est fier de voir à quel point ils se portent bien depuis qu’ils sont arrivés à Dinokeng, et lorsque nous nous arrêtons à la garderie ce jour-là, il est évident qu’il aime être proche d’eux. Le regarder évoluer au contact des lions a quelque chose d’étrange et de magique. Vous n’en croyez pas vos yeux, et il est difficile d’être bien sûr de ce que vous voyez, mais ce spectacle vous transporte simplement par ce qu’il implique. Les lionceaux, George et Yame, s’écroulent par terre, griffant les chaussures de Richardson et mâchouillant ses lacets. « Après eux, c’est terminé », dit-il en secouant la tête. « Dans vingt ans, les autres lions seront partis et George et Yame seront vieux. Moi, j’aurai 60 ans. Je ne veux pas que des lions me sautent dessus à 60 ans », plaisante-t-il. Il s’accroupit et gratte le ventre de George, puis conclut : « J’ai fait du chemin, je n’ai pas besoin de câliner tous les lions que je vois. »
Traduit de l’anglais par Vincente Morlet et Nicolas Prouillac d’après l’article « What Makes the « Lion Whisperer » Roar? », paru dans le Smithsonian Magazine. Couverture : Kevin Richardson en compagnie d’un lion.