Le 24 janvier 1989, Ted Bundy est exécuté dans une prison de Floride, sous les acclamations morbides de la foule massée devant le bâtiment. Trente ans jour pour jour après sa mort, Netflix consacre une série documentaire inédite à l’un des tueurs en série les plus meurtriers de l’histoire des États-Unis. Réalisé par le documentariste Joe Berlinger (auteur du cultissime documentaire sur Metallica Some Kind of Monster), Ted Bundy : autoportrait d’un tueur dévoile de glaçants enregistrements audio de l’assassin dans le couloir de la mort. « Je ne suis pas un animal et je ne suis pas fou. Je suis juste un individu normal », promet-il dans la bande-annonce.
Un homme « normal » qui a sauvagement assassiné une trentaine de femmes, peut-être plus, mais qui est resté à tout jamais le « fils adoré » de Louise Bundy. Ce 24 janvier 1989, en découvrant la foule hystérique venue applaudir sa mise à mort, c’est à la mère du tueur en série que pense la journaliste américaine Dana Middleton Silberstein, alors présentatrice d’un talk-show. Sur un coup de tête, elle décide de lui rendre visite, pour tenter de recueillir son témoignage quelques heures à peine après l’exécution de son fils. Un face à face bouleversant qu’elle raconte ici.
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Confortablement assise sur un canapé à motifs, j’observais cette violente rhétorique dans un environnement incroyablement paisible. Il m’était impossible de concilier la soif de sang que donnait à voir la télévision avec les objets qui m’entouraient au même moment : des tables de chevet en chêne et des abat-jours plissés, signes que le temps avait ralenti dans cette maison il y a des années. « Si quelqu’un mérite de mourir, c’est bien Ted Bundy ! » hurlait la télévision.
Une voix de femme se fit entendre, polie mais inexpressive : « Désirez-vous un café ou un thé ? » Fellini n’aurait pas pu écrire une scène plus étrange. Je répondis à la vieille dame qui se tenait près de moi comme si nous nous trouvions à une garden-party.
« Oui, je prendrais bien un thé s’il vous plaît. » Et la télé d’ajouter : « ROSES ARE RED, VIOLETS ARE BLUE / GOOD MORNING TED / WE’RE GOING TO KILL YOU! »
Le visage impassible, elle revint de la cuisine avec deux tasses en porcelaine délicates, et jeta un regard aux inscriptions qui s’affichaient dans le téléviseur tandis que le présentateur répétait les dernières paroles de son fils. « Bundy aurait dit à son avocat ainsi qu’à son pasteur : “J’aimerais que vous transmettiez à ma famille et à mes amis tout l’amour que je leur porte.” » Lorsqu’un corbillard blanc immaculé passa à l’écran, Louise Bundy, qui ne regardait jamais le téléviseur directement, s’assit à mes côtés, en équilibre sur une chaise à bascule qui avait déjà bien vécu. Elle cligna des yeux, lasse, et but une gorgée dans sa tasse.
Le démon sans cœur
Ted Bundy, qui assassina tant de filles et de femmes que le compte total ne sera peut-être jamais connu, fut l’un des tueurs en série les plus notoires de l’histoire des États-Unis. La police a estimé le nombre de ses victimes entre 30 et 36 – en précisant toutefois qu’il y en avait peut-être plus. Bundy réussit à poursuivre et torturer ses victimes dans au moins sept États du pays, perpétrant des attaques à Washington, dans l’Oregon, en Californie, au Colorado, dans l’Idaho, dans l’Utah et en Floride – et ce des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970.
Il laissa derrière lui des familles effondrées, des universités sous tension et des villes entières en alerte. L’un de ses propres avocats le dépeignait comme « l’incarnation d’un démon sans cœur ». Toute l’Amérique était affolée, désemparée face à un personnage qui parvenait à commettre autant d’atrocités sans jamais se faire attraper.
Il le fut toutefois à deux reprises, et à deux reprises, il s’échappa. Ce n’est que lorsque l’État de Floride le condamna à mort pour les meurtres de deux étudiantes d’une université mixte, ainsi que pour celui d’une fillette de 12 ans, que sa peine fut exécutée, un matin de janvier 1989.
Bien que je ne me sois jamais réjouie de sa mort, il est la seule personne qui, l’espace d’un instant, m’a fait réfléchir à ma position envers la peine capitale. Il fut mis à mort dans la prison fédérale de Starke, en Floride, à quatre heures du matin heure de Seattle. Mon heure. Six heures plus tard, je prenais place dans le salon de sa mère.
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Ma visite ce jour-là était très inhabituelle, et ce que je tentais de faire l’était tout autant. En 1989, les talk-shows tels que celui que je présentais traitaient de sujets politiques et sociaux en tous genres. Phil Donahue était plutôt porté sur le journalisme, tandis que les émissions d’Oprah s’apparentaient à l’époque à de la presse à scandale télévisée.
Il n’était pas totalement nouveau d’aborder des histoires personnelles, mais s’immiscer dans la vie des gens était encore un concept naissant. Les histoires intimes se faisaient rares et n’étaient que brièvement abordées. Ce qui touchait à la sphère privée et aux pensées personnelles était souvent considéré comme indélicat ou de mauvais goût. Je traversai donc un conflit intérieur le jour où Ted Bundy fut exécuté. Je voulais aller au-delà de la norme, au-delà de l’interview typique, je voulais développer et intensifier ce que la télévision était capable de transmettre.
En tant que présentatrice d’un talk-show à Seattle, diffusé quotidiennement l’après-midi, il m’arrivait de recevoir d’anciens présidents ou des auteurs talentueux. Or, la production faisait son possible pour anticiper les sujets trop sérieux et prévenir les baisses d’audience. Nous devions donc accorder de plus en plus de place à un lot éclectique de stars de télé venues présenter leur marque d’après-shampoing, ou aux détenteurs du record du monde des ongles les plus longs…
Mais notre interview, prévue le jour de l’exécution de Ted Bundy, était une exception à cette nouvelle tendance. Celle-ci ne serait pas reléguée au second plan. Quelques semaines après le début de la préparation, nos producteurs localisèrent Vivian Rancourt, la mère d’une des victimes de Bundy. En avril 1974, Susan, la fille de Vivian, disparaissait de son campus universitaire à Washington.
Durant presque toute une année, ses parents n’eurent aucune idée de ce qui lui était arrivé. Ils auraient pu ne jamais le savoir si le crâne de Susan n’avait pas été retrouvé en dehors de la ville. Et bien que Bundy fut toujours suspecté, ils n’auraient pas pu en être certains si ce dernier n’avait pas avoué son crime deux jours avant son exécution.
Il était prévu que Vivian apparaisse par satellite depuis sa maison, à l’est de Washington, pour partager ses souvenirs de sa fille, ainsi que son sentiment par rapport à la mort de Ted Bundy. C’est en début de matinée ce jour-là, en me préparant pour le travail, que j’ai commencé à songer à la mère de Bundy, à ce qu’elle devait ressentir. Plus j’y pensais, plus l’idée de recueillir ses paroles s’insinuait dans mon esprit.
J’entendis la porte grincer dans mon dos, et sa voix douce et bienveillante qui m’implorait.
Ce matin-là, je vis Louise Bundy non pas comme le parent d’un abject tueur en série, mais comme une mère. Je me demandai alors si un simple contact entre elle et Vivian Rancourt, en tant que mères, pourrait, même de manière infime, apaiser le passé et la douleur. Il fallait que j’essaye.
La moustiquaire
Je savais que Louise Bundy avait vécu des années près de Seattle, à Tacoma, et je tombai étonnamment vite sur un certain John Bundy dans l’annuaire. Je tentai ma chance. Ma décision fut si spontanée que je n’emmenai pas d’équipe de tournage avec moi, ni même de bloc-notes (je prévoyais de griffonner quelques lignes sur mon aventure le soir-même). Je jetai un œil à l’horloge. Il était presque 9 heures du matin. Je dis à mes producteurs je serais de retour au studio avant 13 heures. L’émission serait diffusée en direct à 15 heures et j’allais avoir besoin de temps pour me maquiller et faire connaissance avec Vivian avant le lancement.
Je décidai de ne pas appeler le numéro des Bundy, mais simplement d’aller à la rencontre de Louise. Il me faudrait 45 minutes pour m’y rendre, sans compter le fait que je ne trouverais pas forcément la maison facilement. Une question délicate se posait également : avais-je la bonne adresse et allais-je tomber sur les bonnes personnes ? Une voix dans ma tête jacassait pendant que je conduisais. Qu’allais-je dire en arrivant devant la porte ? Pour quelle raison faisais-je cela ? Je pouvais entendre la voix de mon père me mettre en garde contre mon impulsivité. Tout cela risquait de très mal tourner.
Je continuai ma route malgré tout, les paumes moites, résolue à me frayer un chemin parmi la horde de journalistes et de véhicules de reporters que je m’attendais à trouver alignés devant la maison à mon arrivée. Après avoir trouvé la sortie d’autoroute, je poursuivis mon chemin dans ce quartier modeste et m’arrêtai enfin devant une petite maison beige, semblable à toutes les autres maisons de la rue. Un silence mystérieux y régnait.
Pas de vans de journalistes. Pas de badauds grouillant dans la rue. Pas un chat. Je m’assis dans la voiture, scrutai la maison, et me rendis compte à quel point elle était ordinaire. Une volée de merles tapant du bec un érable sans feuilles, un camion-poubelle s’éloignant sans se presser. L’endroit n’avait absolument rien de sinistre.
Nerveuse et quelque peu nauséeuse, je sortis de la voiture, ne sachant toujours pas ce que j’allais dire et, pire encore, ne sachant pas ce qu’elle dirait. Elle pourrait bien crier, me chasser. Je marchai jusqu’à la porte d’entrée et sonnai. La porte s’ouvrit presque immédiatement, laissant une simple moustiquaire entre la femme et moi.
Louise Bundy m’arrivait juste au-dessus du menton et portait ses cheveux bruns au carré. Son visage rond affichait des traits bien définis et une mine sérieuse. Elle portait un sobre chemisier ainsi qu’une veste. Elle était uniquement trahie par les plis et les rides qui se creusaient pour tomber autour de ses yeux, comme si sa propre peau essayait de limiter son champ de vision. Tout en la contemplant durant ce qui me parut être une éternité, je finis par parler et lui donner mon nom.
« Normalement, je ne me permettrais pas de vous déranger à cette heure, mais… » À ma grande surprise et à mon grand embarras, j’éclatai en sanglots et commençai à balbutier quelque chose comme : « Mon Dieu, je suis vraiment désolée. Je ne peux pas imaginer ce que vous traversez. » Je m’excusai de l’avoir dérangée et tournai les talons, prête à partir. J’entendis alors la porte grincer dans mon dos, et sa voix douce et bienveillante qui m’implorait.
« Non. Entrez, s’il vous plaît. Entrez. » Je me suis toujours demandée si elle avait ouvert cette porte pour m’offrir du réconfort, alors que c’était moi qui pensais être venue pour lui en apporter. Je pivotai et me trouvai à nouveau face à elle, indécise à l’idée d’entrer. Je fis un pas vers elle et crus un instant que nous allions nous enlacer, mais lorsque nos regards se croisèrent, nous nous ravisâmes toutes les deux. Nous étions déjà en train d’abolir les frontières qui séparaient média et vie privée.
L’heure du thé
En pénétrant dans le petit salon ordonné, je me rendis compte que seul l’écho incessant des rires émis par les foules moqueuses habitait la pièce. Ces dernières, que j’avais aperçues dans le téléviseur du studio, scandaient en faveur de la mort du fils de cette femme. Je m’attendais à ce que Mme Bundy éteigne la télévision, mais elle baissa simplement le volume. « Asseyez-vous, je vous en prie », me proposa-t-elle d’un ton neutre.
Louise Bundy avait toujours clamé l’innocence de son fils avec ferveur, et malgré les récentes confessions de ce dernier, ainsi que leurs conversations téléphoniques précédant son exécution, elle continuait de faire référence à lui comme son « fils adoré ». Le père de ce fils adoré n’avait jamais été identifié avec certitude, et Louise était depuis des années victime de rumeurs selon lesquelles son père, un père abusif, était également celui de Ted Bundy.
Je savais que Ted Bundy avait passé ses plus jeunes années avec ses grand-parents, qui lui avaient fait croire que Louise était sa sœur. Je demandai alors à Louise quel genre de petit garçon avait été son fils. Pensive, presque mélancolique, elle se souvint qu’il aimait faire du vélo et qu’il avait dessiné sur une feuille un circuit qui lui plaisait. Cette description entrait décidément en contradiction avec le récit de son fils, d’après lequel il passait des heures lorsqu’il était enfant à fouiller les poubelles de son quartier en quête d’images pornographiques.
« Il était populaire », ajouta-t-elle en se redressant dans son siège. Populaire. Ted Bundy avait arraché le téton d’une jeune femme avec ses dents. Il avait démembré bon nombre de ses victimes. Le savait-elle ? L’avait-elle lu ? Peut-être n’avait-elle jamais réussi à le croire. Mais elle avait raison malgré tout. Son fils, ancien étudiant en faculté de droit, avec ses cheveux bruns ondulés et ses yeux bleus, était souvent décrit comme un bel homme, intéressant et charmant. De la matière radioactive profondément enterrée. Le contraste entre ces deux versions de lui était incompréhensible.
Je ne pouvais pas m’imaginer l’intensité du chaos qui devait régner en elle. Cette femme intelligente, qui s’exprimait avec fluidité, avait dû changer régulièrement de numéro de téléphone pour échapper aux menaces. Tandis qu’on lui avait confié des postes qui impliquaient une certaine confiance et une certaine loyauté, y compris une place au sein d’une université réputée, elle était devenue la cible d’invectives répétées dans les magasins ou au bureau de poste. Elle avait donné naissance au Diable.
Les aspects monstrueux de l’existence de Louise retenaient toute mon attention. Elle prit part à l’interview sans difficulté. Chaque détail de sa vie avait déjà été épluché ces dernières années. Le fin mot de l’affaire se trouvait ailleurs, au-delà des faits, au-delà des gros titres et des suppositions. Tout ce qu’il restait à en dire se trouvait dans son cœur. « Avez-vous déjà communiqué avec certaines des mères des victimes ? » Ma question me parut abrupte et prématurée. Cette simple pensée lui serait peut-être intolérable. J’eus peur que ma question fût trop intrusive.
Mon cœur battait la chamade tandis que j’attrapai ma tasse de thé pour éviter son regard. Ou peut-être était-ce moi qui lui évitais d’avoir à croiser le mien ? « Non », répondit-elle lentement en fixant le bout de ses chaussures. Mais son intonation semblait offrir une ouverture. Je lui demandai si elle le désirait, si elle l’avait déjà souhaité. J’avais conscience d’avancer en terrain miné. Elle pouvait à tout moment décider que j’allais trop loin et me demander de partir. Elle regarda droit en face d’elle, ses yeux devenus des puits de tristesse.
Louise me fit alors sursauter en expirant, comme si elle expulsait de l’air stocké depuis des années, et elle balbutia que oui, elle avait toujours voulu faire part de son ressenti aux autres mères. En y repensant aujourd’hui, je n’arrive pas à me représenter Louise autrement que subissant chacun des crimes que son fils a commis, chaque atrocité étalée dans les journaux et à la télévision dans tout le pays. Contrainte de les encaisser encore et toujours, comme des coups violents. Elle devait être aux prises avec un grand conflit intérieur.
Je lui dis que notre invitée ce jour-là était Vivian Rancourt. Louise parut reconnaître ce nom, car ses yeux s’agrandirent instantanément et son regard se détourna pour fixer le vide. « Si elle souhaitait vous parler, seriez-vous d’accord ? » Elle fronça les sourcils sévèrement et répliqua qu’elle ne pensait pas en être capable. Qu’elle ne saurait pas quoi dire. Je lui demandai alors ce qu’elle voudrait dire.
Tête baissée, elle la balança de droite à gauche en signe d’incertitude, comme si, plutôt que d’écouter la question, elle la subissait. D’une voix très douce, en choisissant ses mots, elle murmura : « Je lui dirais à quelle point je me sens mal. » Ses yeux rivés vers le sol, sa voix s’étranglant dans sa gorge, elle poursuivit : « À quel point je suis désolée de… » Elle s’interrompit.
Ma détermination était à son apogée. Je me sentais presque joyeuse. Une question avait été élucidée, quelque chose de vague se matérialisait enfin. Nous y arriverions. Elle pourrait parler de son fardeau, s’exprimer librement et sans peur. Je l’interrogeai donc : « Pourquoi est-ce qu’on ne le ferait pas ? » J’ajoutai que si Vivian donnait son accord, Louise pourrait venir au studio cet après-midi et lui parler. Mais Louise ne tint compte que de la première partie de la conversation, comme si elle ne m’avait pas entendue.
Elle fit remarquer que Ted avait eu une petite amie, puis se tourna vers moi, alerte, et me demanda si je pensais vraiment ce que je disais. « Oui, je le pense. » Elle me demanda si je voulais bien organiser l’interview et je lui répondis par l’affirmative. « Eh bien, peut-être. » Je lui dis que je ne la forcerais pas, et que si elle voulait parler à Vivian, il lui suffisait juste de me le faire savoir.
Je voulais qu’elle se fasse entendre. Je voulais que cette femme méprisée et ridiculisée soit humanisée, pour peut-être nous humaniser à notre tour, nous tous, ou bien simplement cette foule devant la prison, ou alors peut-être, aussi irrationnel que cela puisse être, pour m’humaniser moi.
Nous venions de faire un petit pas ensemble et je me demandais où il nous mènerait.
Je ne pouvais pas supporter l’idée que cette foule allègre grouillant autour de la prison représentât la conclusion de cette effroyable histoire. Je voulais qu’une place fut faite à la compassion dans cette sombre bacchanale. Mais je ne comptais pas insister et je lui expliquai clairement que je comprendrais qu’elle ne veuille pas parler. Il fallait que je retourne au studio. L’émission était en direct et notre invitée n’était pas au courant qu’elle allait peut-être parler à la mère de l’homme qui avait tué son enfant. Nous avions besoin de sa permission. Elle pouvait très bien refuser. Nous pouvions la perdre.
Je dis à Louise que je l’appellerais d’ici une heure, consciente du ton prudent et amical que j’adoptais, comme si une mauvaise intonation de ma part risquait de la faire revenir sur sa décision encore fragile. Je me levai du canapé et me dirigeai vers la porte. Elle me rejoignit et nous sortîmes toutes les deux sur le porche. Cette fois, nous ne nous ravisâmes pas. Nous nous enlaçâmes. Je la remerciai de m’avoir reçue, mais les mots me manquèrent ensuite. Elle hocha la tête en tapotant mon avant-bras. Elle me regarda droit dans les yeux, m’ouvrant ainsi son cœur, me dit qu’elle comprenait ce que j’essayais de faire, et m’en remercia. Je hochai la tête en silence et retournai à ma voiture.
Nous venions de faire un petit pas ensemble et je me demandais où il nous mènerait. En retournant au studio, je m’interrogeai sur la frontière entre la bienséance et l’indécence. Vivian, en fin de compte, aurait-elle envie d’avoir affaire à Louise Bundy ?
Deux mères
Il y a dans la plupart des studios de télévision une pièce dans laquelle les invités patientent avant le show. On l’appelle « la pièce verte » car les murs sont généralement peints en vert, cette couleur étant réputée pour apaiser et calmer les invités qui n’ont pas l’habitude d’apparaître à l’écran. Ce jour-là, et certainement à juste titre, je me retrouvai seule dans la pièce durant près de 30 minutes avant l’émission, au téléphone avec Vivian Rancourt.
Je lui racontai ma visite au domicile des Bundy. Elle m’écouta en silence. Je lui demandai si elle souhaitait parler à Louise Bundy puis je retins mon souffle. Je l’entendis alors se racler la gorge et prendre une grande inspiration en méditant ma question. Je pouvais facilement imaginer sa surprise et son incertitude. Elle me répondit enfin d’une voix douce que oui, bien sûr, elle le souhaitait. Je me souviens avoir été plus émue que surprise. J’eus le sentiment que c’était une personne extraordinaire.
En remontant les escaliers, les producteurs et moi-même essayâmes de planifier ce qui risquait d’être un programme complètement différent de celui que nous avions prévu. On n’y parvint pas. Nous n’avions plus le temps. Rapidement, j’écrivis une nouvelle introduction et griffonnai quelques questions pour Louise, sans vraiment croire qu’elle y répondrait. Je ne voulais pas dicter le déroulement des choses mais je voulais entrer doucement en matière, pour que Louise put s’acclimater.
Je comptais accorder à ces deux personnes le temps nécessaire pour se dire tout ce qu’elles désiraient se dire. Nous quittâmes la salle de conférence et retournâmes à nos bureaux. Louise nous appela quelques minutes plus tard, avant même que nous la contactions, la voix remplie de doutes. « Je ne peux pas le faire. Je ne peux pas passer à la télévision. » J’avais promis qu’on ne lui mettrait pas de pression, et avant même d’avoir suivi le fil de ma pensée, je lui demandai si elle préférerait parler au téléphone. Cela rendrait-il les choses plus faciles pour elle ? Je me fis la réflexion qu’elle regretterait, au bout du compte, de ne pas avoir saisi l’occasion de se décharger d’un fardeau tant qu’elle lui était donnée.
Louise demanda si Vivian souhaitait lui parler et je lui répondis que oui. « Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre d’y arriver. » Je lui dis que nous allions continuer sur notre lancée et que si elle désirait nous rejoindre, elle serait la bienvenue, tout en ajoutant que j’espérais qu’elle le fasse ; que nous l’appellerions juste avant de commencer, et qu’elle pourrait même se décider à la dernière minute. J’ajoutai enfin qu’elle ne serait pas seule, que je la guiderais du début à la fin. En raccrochant, j’ignorais si elle allait vraiment se présenter au moment venu.
La réalité de la télévision peut être déplaisante, même lorsque l’intention est honorable. J’étais bien consciente de la curiosité que la participation de Louise allait attiser. Dans mon introduction en début d’émission, j’annonçai sa participation, même si je n’en étais pas certaine. Si cet échange pouvait avoir lieu, je voulais que les gens en soient témoins, et si finalement Louise ne venait pas, j’improviserais le moment venu.
Des grommellements se firent entendre parmi les membres du public, et un fourmillement nerveux accompagné de regards interrogateurs se fit sentir dans l’assistance. « Est-ce que la mère de Ted Bundy va venir ici, sur le plateau ? » demanda une femme. « Non, elle sera avec nous par téléphone. »
« Ah, tant mieux. » Je ne répondis pas, et retournai simplement dans le couloir jusqu’à ce que sonnât l’heure de l’interview. En attendant, Vivian et moi discutâmes au téléphone de choses et d’autres, mais pas de sa fille, ni du fait qu’elle était sur le point de s’adresser à la mère du meurtrier de son enfant. Elle me demanda si j’avais des enfants. « Oui, un fils. » « Ah », répondit-elle avec douceur, « gardez-le bien auprès de vous. » J’entendis alors les larmes dans sa voix, et dus retenir les miennes et les ravaler en pensant : « Bon Dieu. Reprends-toi. Le tien est en vie. »
Une fois le moment arrivé, nous prîmes place et branchâmes nos micros, elle dans son salon, moi sur le plateau. Cela donnait l’impression qu’elle était assise en face de moi. Et face à moi se trouvait une femme qui semblait aussi ordinaire que Louise, chacune dans leur genre respectif. Elle avait un visage doux et solennel, le teint couleur crème, des cheveux blond cendré coupés courts et un gabarit imposant. Elle était sérieuse, comme si la joie n’était jamais revenue en elle. « Tout va bien ? » « Oui ça va, merci. »
Vivian avait effectivement l’air d’aller bien. Le public se tut, le lumière rouge s’alluma sur la caméra, nous étions à l’antenne. Tandis que je débutai mon récit sur ce couple de Washington qui avait perdu leur fille il y a 14 ans, pendant qu’un autre avait perdu leur fils le matin-même, mon directeur se mit à me parler dans l’oreillette. Il me dit que Louise avait répondu au téléphone mais qu’elle n’avait rien dit de plus après que la connexion fut établie.
Il n’était pas certain qu’elle fût encore en ligne avec nous. Je poursuivis mon récit en évoquant la fureur qui entourait l’exécution de Bundy en ce jour, du fait que « nous avions peut-être occulté le fait qu’il était le fils de quelqu’un », et soudain je me lançai, tout simplement.
Je tâtai le terrain en m’adressant à Louise et en la remerciant d’avoir accepté de nous parler en un jour aussi sombre. Je crus entendre une réponse, mais elle était si lointaine que je n’étais pas sûre. J’avais peur que Louise fut là sans qu’on parvînt à l’entendre. Je l’entendis enfin. Je parlai du fait que Ted Bundy avait eu le droit de passer un coup de téléphone à sa mère au petit matin, avant son exécution. « Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce coup de téléphone ? » lui demandai-je. Comme sa voix me parut vive, comparée à notre dernière conversation quelques heures plus tôt !
Sa confiance me surprit, mais c’étaient ses mots qui étaient réellement stupéfiants. « Il était rongé par les remords », dit-elle. « Je connais Ted suffisamment bien pour savoir qu’il était sincère. » Elle ajouta qu’il lui avait également dit qu’il lui avait en grande partie caché qui il était. En cet instant, Louise Bundy était un tissu de contradictions douloureuses. Malgré notre conversation du matin, ou peut-être justement à cause d’elle, j’étais incrédule face à l’étendue de son déni, qui se révélait à tous dans le studio.
En guise de réponse, lorsqu’on lui demanda si elle s’était déjà sentie responsable des actes de son fils, elle compara sa situation à celle de n’importe quelle mère qui remettrait son mode d’éducation en question quand ses « enfants tournent mal » – l’explication de son fils était que « quelque chose lui avait échappé ». Je suis encore aujourd’hui abasourdie par le pouvoir aveuglant de son amour. Je bataillais pour parvenir à concilier le ton neutre de sa voix avec ma propre incrédulité. J’étais tiraillée par l’envie de lui demander comment il était possible qu’elle doute encore de la culpabilité de son fils, tout en me demandant comment Vivian allait réagir à cette minimisation.
Je décidai qu’il était temps pour Vivian de parler. Je lui demandai quel était son sentiment par rapport à la situation de Louise et la position dans laquelle cette dernière se trouvait. Elle hésita, vacilla.
À l’intérieur du studio, tout est amplifié, chaque son, chaque seconde. Sa courte pause sembla durer une éternité, tenant l’assistance en haleine. En retrouvant enfin sa voix, Vivian nous prit tous par surprise. « Tout d’abord, nous lui envoyons nos meilleures pensées », soupira-t-elle en fermant les yeux à plusieurs reprises. « Ce doit être terrible pour elle. Nos souffrances sont terminées, nous avons eu toutes nos réponses ; je pense que les siennes commencent tout juste à arriver. »
Je demandai à Louise si elle souhaitait répondre, s’il y avait quoi que ce soit qu’elle voulait partager avec Vivian. « Je suis contente de pouvoir le dire directement à l’une des mamans », commença-t-elle brièvement avant que sa voix, tel un échafaudage qui s’effondrerait sur une structure fragile, ne tremble et craque. Elle expira profondément, leva la voix, et laissa tout échapper. « Nous ne savons pas pourquoi c’est arrivé », dit-elle d’une voix étranglée. « Nous sommes si désespérément navrés pour vous. On ne voulait pas que notre fils fasse toutes ces choses. Nous avons nous-mêmes deux filles magnifiques, et nous savons ce qu’on ressentirait à votre place. Je suis désolée. » De sa voix tremblante, elle bafouilla puis se tut.
À l’intérieur du studio, j’entendis des reniflements et des sanglots. Un cameraman baissa la tête. Ces quelques secondes semblèrent interminables. Vivian Rancourt, qui respirait péniblement, déglutit avec difficulté, comme secouée par le chagrin de Louise. « Je sais que vous l’êtes. Et nous n’éprouvons aucune haine ou rancœur envers vous ou votre famille. » Puis elle s’arrêta. Je fis une courte pause le temps d’observer l’air tourmenté de Vivian. Je la vis refermer doucement sa bouche, se refusant à en dire davantage, et ne pus me résoudre à lui demander quoi que ce soit d’autre. Il était évident qu’elle était à son maximum.
Leur discussion resta en suspens telle une expiration, la poussière qu’elles avaient soulevée retombant sur nous comme une fine pluie bienfaisante. Un pardon divin, une connexion entre étrangères avaient été rendus possibles dans un moment de courage impromptu et fugace. Les deux femmes étaient tout à coup exténuées, ce qui soulignait l’intensité de leur effort. Une femme se présentant comme l’amie d’une des victimes de Bundy téléphona pour exprimer sa compassion à la mère de ce dernier, et finit sa phrase par : « J’ai de la peine pour elle. » « Nous sommes tellement reconnaissants pour tous ces messages que nous recevons », reconnut Louise d’une petite voix, visiblement incrédule.
« Nous nous sommes juste comportées en êtres humains. »
La voix du réalisateur se manifesta à nouveau dans mon oreillette pour me dire que Louise ne pouvait plus rester, qu’elle devait partir. J’étais déçue qu’elle parte aussi tôt, comme s’il restait encore des choses à dire, mais en entendant son chagrin je ne pus me résoudre à la convaincre de rester. Je vois aujourd’hui la sagesse qu’il y avait dans la brièveté de son intervention. Il n’y avait presque plus rien qui méritât d’être dit. « Je vous remercie infiniment d’avoir partagé votre histoire avec nous et de nous avoir rappelé que Ted a une mère et une famille qui l’aimaient énormément. On vous souhaite le meilleur. » Puis nous fîmes une pause.
L’humanité
Alors que nous attendions la fin de la page de publicité, assis dans le studio, Vivian se manifesta. « Je voudrais dire quelque chose, si vous me le permettez. » Secouant la tête en signe de dégoût, elle mentionna la foule agitée de la prison. « Quelle que soit l’opinion des gens sur la mort de Bundy, je n’ai certainement pas trouvé qu’il y ait eu quoi que ce soit à célébrer aujourd’hui. » Ses mots résonnèrent dans le studio. Quelques personnes toussotèrent. Il y eut quelques applaudissements timides. Un couple se leva et prit la porte. Rares furent les moments qui eurent un tel pouvoir galvanisant dans le studio, et bien que celui-ci n’ait pas été diffusé, je ne l’ai jamais oublié. C’était le prélude de la complexité de cette femme, qui allait se révéler de manière éclatante quelques minutes plus tard.
Lorsque la pause fut terminée, Vivian eut l’air soulagée. Je songe désormais qu’elle devait être soulagée d’avoir pu parler à Louise, et tout aussi soulagée que ce moment fût passé. Elle osait parler librement de Ted Bundy, et notamment de son exécution. Elle fit part de sa réaction à la mort de Bundy d’une manière qui contrastait étonnamment avec ses commentaires précédents.
« Il est incroyable que le prix de notre soulagement doive être la vie de quelqu’un d’autre, mais je pense vraiment que c’était nécessaire dans le cas présent », dit-elle en ajoutant qu’elle et sa famille avaient senti leur haine monter à l’approche de l’exécution, une haine immense, mais que « c’était terminé, à présent ». Le fait que Vivian parvînt à concilier sa haine évidente envers Ted Bundy et sa peine pour la mère de ce dernier me fascinait. Elle faisait preuve d’une capacité rare et stupéfiante à dissocier le criminel de sa famille.
Je remerciai Vivian d’avoir eu la gentillesse de nous rejoindre et lui souhaitai une bonne continuation. Plus tard le soir-même, je lui téléphonai à nouveau pour la remercier d’avoir bien voulu rouvrir ses plaies intérieures aux yeux de tous. « Louise et vous avez fait quelque chose de remarquable aujourd’hui », lui dis-je. « Non, non. Nous nous sommes juste comportées en êtres humains. Nous avons fait ce que les gens devraient faire. »
Lorsque enfin j’annonçai la fin de l’émission, les applaudissements résonnèrent et le public quitta le studio. En les voyant partir, certains séchant leurs larmes et repartant bras-dessus, bras-dessous, je sus que c’était pour cela que j’étais devenue journaliste. C’était ce que j’avais toujours cru possible. Mon chemin ne croiserait plus celui de Vivian après cette journée. Mais sa force et sa sérénité restent encore aujourd’hui avec moi.
Elle fit preuve d’une bienveillance que non seulement je n’oublierai jamais, mais dont je me suis souvent inspirée depuis. Bien que je n’aie jamais revu ni reparlé à Louise non plus, c’est son courage qui m’a le plus marquée, le fait qu’elle ait risqué de s’exposer à la colère et à l’opprobre en faisant publiquement une déclaration aussi humble. Elle était tellement seule et tellement présente à la fois… Je ne pense pas qu’elle m’aurait laissée entrer si je n’avais pas sangloté sur le seuil de sa porte, et cela m’a laissé entrevoir qui était réellement cette femme.
Je quittai le studio peu après, ouvrant la porte arrière du bâtiment pour regagner le trottoir. Je pris un moment pour respirer, observer les arbres décharnés former un arc de cercle de l’autre côté de la rue, et sentir le vent froid de l’hiver souffler sur mon visage. Je pris le temps de digérer l’expérience que je venais de vivre.
Deux femmes qui avaient la finesse et le courage d’oser une introspection mais aussi de donner de leurs personnes, prêtes à mettre à nu des souffrances profondes et intimes de la manière la plus exposée qui soit, et ce pour les partager avec nous et les atténuer à travers nous. Elles avaient réussi à tirer le meilleur de l’humanité.
Avec bien peu de moyens à portée pour exprimer le sentiment d’une fraternité humaine, elles avaient fait appel à leur courage pour lui donner naissance. Je m’abritai du froid et, infiniment reconnaissante de pouvoir le faire, je pris la direction de mon bureau pour appeler mon fils.
Traduit de l’anglais par Margaux Fichant et Nicolas Prouillac d’après l’article de Dana Middleton Silberstein, « Mrs. Bundy », paru dans The Morning News.
Couverture : Louise Bundy entourée de ses enfants. Création graphique par Ulyces.