No man’s land

À première vue, on pourrait croire que le miracle attendu par le président vénézuélien Nicolas Maduro s’est finalement produit. Exxon Mobil a récemment annoncé la découverte d’un important gisement pétrolier ainsi que le forage de son premier puits offshore dans le Stabroek Block, une zone maritime située à quelques kilomètres des côtes vénézuéliennes. Bien que les détails demeurent obscurs, certaines estimations considèrent que cette nouvelle réserve de pétrole pourrait frôler les 1,5 milliard de barils. C’est potentiellement une aubaine de taille pour Caracas, à l’heure où la compagnie pétrolière nationale, la PDVSA, se bat pour faire face à un prix du brut très bas et une économie au fond du trou. ulyces-venezuelaoil-map01Il y a juste un hic : le Stabroek Block ne se trouve pas, techniquement parlant, au Venezuela – en tout cas pas d’après les cartes étrangères. Le territoire contesté dans lequel la zone se situe – la Guayana Esequiba – représente en réalité près des deux tiers du pays voisin, le Guyana, peuplé de quelque 800 000 habitants. À l’origine colonie hollandaise nommée Essequibo, le Guyana fut rendu à l’Angleterre à l’occasion de la signature du Traité anglo-hollandais de 1814, sans qu’aucune frontière ne soit cependant clairement établie à l’ouest. Comme à leur habitude, les Britanniques ont défini leur propre frontière, s’octroyant un complément de territoire d’environ 48 000 km2. Le Venezuela n’a pas apprécié la plaisanterie. Aujourd’hui, pour beaucoup de Vénézuéliens, la région perdue de « l’Esequibo vénézuélien » demeure une injustice historique encore ressentie comme une vive douleur. Connue comme le « territoire à récupérer », cette vaste zone rappelle le temps où de grandes puissances humiliaient des États plus faibles – d’autant qu’un arbitrage international a par la suite attribué la majeure partie du territoire à l’Angleterre en 1899, dans des circonstances douteuses. Ce différend séculaire pourrait appuyer le discours d’un Hugo Chavez qui prônait l’anti-impérialisme – et ce fut d’ailleurs un temps le cas. Mais lorsque le prix du brut a flambé au début des années 2000, les ambitions de Chavez ont dépassé les frontières pour devenir mondiales. Plutôt que de prendre le risque de s’aliéner son petit voisin antillais, qu’il essayait plutôt de courtiser en lui fournissant de grandes quantités de pétrole à bas prix, Chavez s’est mis à ignorer le problème malgré l’insistance de ses pairs vénézuéliens.

En 2004, il a même déclaré publiquement que le Venezuela n’interférerait pas si le Guyana décidait d’offrir aux multinationales pétrolières des concessions à exploiter et les infrastructures qui vont avec, dans la région précisément contestée. Une telle déclaration allait à l’encontre de la politique vénézuélienne menée depuis l’indépendance du Guyana dans les années 1960. Même si la déclaration de Chavez n’avait légalement aucun caractère contractuel, le gouvernement du Guyana s’est depuis appuyé la magnanimité du défunt « Comandante éternel » pour justifier le développement de nouveaux projets sur le fameux territoire.

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Nicolás Maduro offre un portrait de Chávez à Dilma Rousseff
Crédits : Valter Campanato/ABr

Le dilemme de Maduro

Tout cela place Maduro dans une position délicate : doit-il poursuivre l’approche conciliante de son mentor et tenir sa promesse, ou tenter de miser sur le capital émotionnel alimenté par le sentiment d’injustice pour stabiliser son gouvernement en plein marasme ? Après tout, des générations de Vénézuéliens ont grandi en entendant ces histoires de territoires annexés illégalement par des puissances étrangères. La politique de Chavez d’un rapprochement avec le Guyana prêtait à controverse, même pour Maduro. Avec une cote de popularité descendue à 28 % – son point le plus bas –, Maduro peut difficilement se permettre d’être considéré comme le président ayant définitivement renoncé à ce territoire et à la manne pétrolière qui va avec, alors que son peuple souffre actuellement d’importantes pénuries et d’une inflation à trois chiffres. Bien qu’il semble peu probable que Caracas soit en position de profiter de cette découverte, un conflit envenimé pourrait servir d’écran de fumée pour détourner les regards de la misère qui sévit à l’intérieur du pays, et tout élan de ferveur nationale en découlant pourrait même aider à sauver la majorité législative de Maduro lors des élections prochaines de décembre.

Peut-être que le Venezuela découvrira la mythique cité d’or d’El Dorado, que la légende dit cachée quelque part dans la jungle à l’est du pays.

Comme tout patchwork post-colonial, l’Amérique latine a encore son lot de conflits territoriaux et d’injustices historiques qui couvent. La Bolivie accuse le Chili de ne pas avoir accès à la mer ; le Guatemala réclame la moitié, quand ce n’est pas la totalité du Belize (selon qui gouverne) ; et le conflit le plus célèbre de tous est celui qui oppose l’Argentine à l’Angleterre au sujet des îles Malouines. À travers tout le continent, de telles problématiques sont souvent considérées comme des points de ralliement nationaux, car une intensification du conflit peut permettre de booster une cote de popularité en berne et de détourner l’attention de la population d’autres problèmes. Mais une telle stratégie ne va cependant pas sans risques.

En 1981, le dictateur militaire argentin Leopoldo Galtieri a dû faire face aux mêmes problèmes que ceux que rencontre actuellement Maduro, y compris une inflation galopante et une censure internationale pour non-respect des droits de l’homme. En laissant le conflit dégénérer au sujet des Malouines, Galtieri a un temps créé un regain de fierté nationale qui l’a rendu très populaire, mais l’a amené par la suite à une guerre désastreuse avec l’Angleterre, précipitant sa chute et son emprisonnement. Le Venezuela, qui n’a, depuis son indépendance, connu aucune guerre avec un État voisin, ne suivra pas le même chemin que l’Argentine avec le territoire d’Esequibo, mais l’escalade du conflit peut prendre d’autres formes. Lorsque le problème du forage d’Exxon au Guyana est réapparu au début de l’année, le ministre vénézuélien des Affaires étrangères Delcy Rodriguez a envoyé un courrier à Exxon, leur demandant de stopper leurs activités. Le courrier est resté sans réponse, à l’exception de la demande expresse du gouvernement guyanien pour que le Venezuela cesse toute ingérence. Le Venezuela a surenchéri en publiant un avertissement en forme de menace adressé au Guyana dans un journal local, déplorant l’attitude unilatérale du Guyana et assurant que Caracas « se réservait le droit de mettre en œuvre toutes les actions diplomatiques nécessaires en accord avec le droit international », afin de préserver sa souveraineté de la zone contestée d’Esequibo. Cette menace n’ayant pas non plus produit l’effet escompté, Maduro a poussé le bouchon plus loin encore en publiant un décret officiel le 26 mai dernier, dans lequel il assurait le contrôle militaire du Venezuela sur ses eaux territoriales jusqu’au Surinam. Il visait à clouer le bec du Guyana – en tout cas sur le papier –, pour lui faire payer le prix de son impertinence.

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Caracas

El Dorado

Ce n’était que des mots. Le Guyana a flairé le bluff et en a même rajouté une couche, en dénonçant une tentative « d’annexion » de la part du Venezuela, annulant les vols intérieurs vers Caracas et demandant une intervention de l’ONU pour contraindre à trouver une solution judiciaire définitive au problème. Depuis, Maduro a légèrement fait marche arrière en introduisant discrètement le 8 juin un nouveau paragraphe dans son décret, clarifiant le fait que le Guyana ne se trouverait pas véritablement « piégé », dans la mesure où « certaines zones maritimes » leur seront ouvertes une fois qu’un accord éventuel aura été trouvé.

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la plateforme Deepwater Champion

Une escalade trop forte du conflit risque de faire passer le Venezuela pour un État brutal. Lors d’un incident largement médiatisé en 2013, le Guyana avait déclaré que « l’Armada bolivienne » avait expulsé d’une zone maritime contestée un bateau d’exploration d’une compagnie pétrolière basée au Texas, engendrant ainsi une condamnation massive de la part de la communauté internationale. Tandis que les petits États proches, aux Antilles, ont tendance à se rallier à la cause de l’un des leurs, Maduro risque de détruire ce qui reste de la cohésion régionale que Chavez avait construite au fil des ans. Même Cuba, le plus proche allié du Venezuela, est opposée à des mesures drastiques contre le Guyana. En outre, Exxon la pernicieuse – que Maduro accuse de monter la crise en épingle afin de saboter la révolution socialiste au Venezuela – a certes un intérêt financier énorme dans le projet Stabroek, mais il n’en reste pas moins que 25 % des intérêts financiers dans cette affaire sont détenus par une filiale de la Compagnie pétrolière nationale chinoise. La survie du régime de Maduro dépend grandement du bon vouloir de Pékin (et de ses prêts réguliers). Face à un tel casse-tête, Maduro va sans doute revenir à la stratégie qu’il maîtrise le mieux : attendre, en espérant un miracle. Peut-être que le Guyana changera d’avis et demandera à être annexé suite à la glorieuse révolution bolivienne. Peut-être qu’une compagnie Exxon pétrie de remords décidera contre toute attente de renoncer à tous ces milliards potentiels, simplement pour se racheter de son passé capitaliste. Ou peut-être que le Venezuela découvrira la mythique cité d’or d’El Dorado, que la légende dit cachée quelque part dans la jungle à l’est du pays. Voilà qui résoudrait tous les problèmes de Maduro – à condition, évidemment, qu’elle ne se trouve pas du côté guyanien.


Traduit de l’anglais par Céline Laurent-Santran d’après l’article « An Oil Strike in No Man’s Land », paru dans Foreign Policy. Couverture : Une plateforme pétrolière.  Création graphique par Ulyces.