Gorges rubis
Mais où vont-ils ? C’est ce qu’en viennent à se demander tous les jardiniers du sud des États-Unis lorsque les oiseaux-mouches à gorge rubis disparaissent. Ces « franges d’arc-en-ciel brillantes », comme les appelait John James Audubon, nous ravissent tout l’été par leur beauté mais aussi par leurs mimiques. Ils sont plus divertissants qu’un feuilleton télévisé. Ils sont à la fois Amour, gloire et beauté et Les Feux de l’amour. Malgré les coussins délicatement brodés à leur effigie, ils ne sont pas délicats et bien qu’ils se nourrissent de nectar, ce ne sont pas des anges.
Lorsque je suis chez moi, à Oxford dans le Mississippi, j’adore observer le mâle dominant perché dans notre poirier de Chine, caché dans le feuillage, à l’affût d’un autre colibri qui aurait la mauvaise idée de s’abreuver de son nectar. S’il en vient un pour s’y risquer, il se lance à sa poursuite et le malmène avant de se réinstaller sur son perchoir en ébouriffant son plastron de manière burlesque. Mais une fois que les érables ont commencé à rougir et que la saison de football américain a débuté pour l’université du Mississippi, je me rends compte que je ne l’ai pas vu depuis un ou deux jours et que les mangeoires ne sont plus aussi fréquentées. Puis, une semaine plus tard, les colibris ont entièrement disparu. Longtemps après que les abreuvoirs ont été vidés de leur eau sucrée et les mangeoires nettoyées et rangées, la question demeure : « Mais où vont-ils ? »
Il se trouve qu’ils se rendent exactement là où beaucoup d’entre nous iraient : plein sud pour passer l’hiver. À la fin de l’été, les gorges rubis commencent à dériver vers le sud à travers l’Amérique du Nord, puis s’attardent quelques temps sur les côtes du golfe du Mexique. Ils se gorgent alors de nectar jusqu’à doubler leur poids et atteindre environ les cinq grammes. Puis, un soir, ils décollent pour un voyage sans escale de 800 kilomètres à travers la nuit pour passer l’hiver au Mexique et dans le reste de l’Amérique centrale. Leur route migratoire semble être profondément ancrée dans le code génétique de leur minuscule cerveau.
Il est difficile de le croire, et d’ailleurs pendant longtemps les gens n’y croyaient pas. C’est pourquoi est né le mythe selon lequel les colibris font du stop sur le dos des oies. Il est vrai qu’il existait peu de preuves quant à leur migration. Même si les oiseaux-mouches furent décrits pour la première fois en 1558 par un colon français au Brésil, beaucoup de leurs comportements nous sont toujours inconnus. Les colibris ont laissé peu de fossiles derrière eux, ainsi leur évolution est-elle en grande partie conjecturale. Les taxonomistes ont du mal à les classifier. Ils sont si rapides qu’il est difficile de les photographier.
De tous les oiseaux, ils possèdent le battement d’aile le plus rapide et peuvent atteindre la vitesse de 95 kilomètres par heure en plongeon durant la parade nuptiale. Ils sont si légers qu’ils ne peuvent pas être équipés de dispositifs de localisation – on pourrait en poster huit pour le prix d’un timbre prioritaire. Nous ne connaissons pas les comportements qu’ils adoptent sur leurs terres hivernales, et les ornithologistes d’Amérique centrale sont tout naturellement plus intéressés par les oiseaux uniques de leur région que par des migrants nocturnes présents six mois de l’année.
Malgré cela, Bill Hilton Jr. s’y intéresse fortement. Il dirige le Hilton Pond Center for Piedmont Natural History, à York en Caroline du Sud – « le nom le plus long du monde pour le plus petit parc naturel du monde », aime-t-il à dire. Il est simplement composé d’un étang, d’un jardin et des quatre hectares qui l’entourent. Hilton est un ancien professeur de sciences au lycée et à l’université. Svelte et ponctuel, il porte des lunettes. Il fait partie des 200 bagueurs d’oiseaux-mouches habilités aux États-Unis, et c’est également l’un des 50 scientifiques les plus éminents, d’après Discover Magazine. Il a commencé à baguer les gorges rubis de Hilton Pond il y a trente ans, et en a depuis bagué plus de 5 000. Tout comme nous, il se demandait où ils pouvaient bien aller mais lui a choisi de consacrer sa vie à le découvrir.
Crooked Tree Village
C’est ainsi qu’a débuté l’opération Gorge Rubis. Avant le premier voyage de Hilton au Costa Rica en 2004, seuls 46 colibris avaient été bagués dans l’écozone du néotropique. Dix ans et vingt voyages plus tard, l’opération Gorge Rubis a marqué 1 248 colibris. Chaque oiseau bagué permet d’étoffer nos connaissances globales qui, selon Hilton, « pourraient permettre d’aider les oiseaux-mouches à échapper aux ravages du développement humain aux deux extrémités de leur route migratoire ». Hilton a clairement établi leur migration printanière du sud vers le nord après avoir retrouvé à Baxley, en Georgie, un colibri bagué au Costa Rica. À présent, il est bien décidé à prouver la migration automnale du nord vers le sud. Pour y parvenir, il lui faut attraper dans les tropiques un oiseau-mouche bagué en Amérique du Nord. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ? Quand je pense au bec effilé des gorges rubis et à leur immense territoire, je me dis que les chances de Hilton sont encore plus infimes…
Mais j’aime les défis. Je me suis donc rendue sur le site de Hilton à la recherche des prochaines expéditions de marquage et je me suis inscrite pour les vacances de printemps, afin de suivre les oiseau-mouches au Belize.
La première chose qui est devenue claire est que les gorges rubis sont de bien meilleurs voyageurs que nous : ils n’ont pas de bagages autres que la petite poche de graisse sur leur poitrine, dans laquelle ils puisent durant leur vol direct (sans escale par Atlanta, ce doit être possible finalement !) de 18 à 24 heures. Quant à nous, c’est-à-dire les treize autres « citoyens scientifiques » et moi, nous sommes arrivés de manière moins élégante. Nous nous sommes rassemblés dans l’aéroport de Belize City. Nous n’étions pas encore « les 14 fantastiques » – tous les groupes gagnent leur nom – mais plutôt un assortiment hétéroclite et nerveux (une poignée d’étudiants et leur professeur de biologie, quelques retraités, mais peu de personnes d’âge moyen).
Nous sommes partis vers l’intérieur des terres dans le gros van mis a disposition par notre hébergement, Bird’s Eye View, et nous avons rapidement appris une autre leçon sur les gorges rubis : ils ont raison de migrer au Belize. Même en tant qu’humain, y séjourner est un vrai plaisir lorsqu’on est américain. Pas de décalage horaire, l’anglais est la langue officielle et le dollar américain est accepté n’importe où au même titre que le dollar bélizien. Le pays est de la taille du Massachusetts et sa population pourrait tenir dans un seul annuaire. Situé en dessous du Mexique, sa frontière ouest baigne dans les Caraïbes, bercée par les douces brises venues de Jamaïque. Sa frontière est, quant à elle, est à l’ombre d’une jungle de plus en plus dense à mesure qu’on se rapproche du Guatemala.
À une vitesse inimaginable, l’oiseau s’est envolé vers le nord.
La vitesse à laquelle le paysage change est incroyable, et les lits aux draps soyeux couverts de sable sont rapidement devenus des lits superposés surmontés d’une moustiquaire dans la forêt tropicale d’Amérique centrale. Entre les deux frontières se trouvent des terres humides où un immense lagon ceinture une île intérieure, Crooked Tree Village, qui est aujourd’hui une réserve naturelle dans laquelle nous allions être hébergés. La plupart des 1 000 habitants de Crooked Tree Village gagnent leur vie grâce aux noix de cajou qui poussent sur des arbres de neuf mètres de haut, qui fleurissent en mars et se parent alors de grappes de petites fleurs roses riches en nectar dont les colibris raffolent. C’était notre destination.
Dans les filets
Pour le premier jour de marquage, nous avons été réveillés avant l’aube et nous nous sommes rendus sur le site, où nous avons évolué au milieu des arbres pour débroussailler des couloirs pour les filets, parfois à l’aide d’une machette. Ensuite nous nous sommes séparés en groupes de deux pour planter des piquets dans le sol et des poteaux métalliques entre lesquels étaient tendus les fameux filets. On aurait pu croire à des filets de badminton, seulement ceux-ci descendaient jusqu’au sol et le but du jeu n’était pas de frapper un volant au-dessus mais d’attraper des oiseaux dedans. Enfin, nous nous sommes retirés sous la canopée pour surveiller les filets.
C’était une mâtinée plutôt agréable, passée assis sur des sièges pliables à l’ombre des anacardiers et de leur l’odeur ravissante. Jumelles en mains, nous avons écouté les cris des oiseaux, si nombreux qu’ils emplissaient l’atmosphère en strates : les jurons du moqueur chat, les grincements de roue de vélo de la paruline noir et blanc, le moqueur des savanes imitant la paruline. Le fait que c’était plaisant pourrait en surprendre quelques-uns, mais il se trouve que c’était également spectaculaire ! De temps à autre, un cri galvanisant perçait au travers de la symphonie des oiseaux : « Un oiseau ! Un oiseau, filet six ! » Un des deux observateurs s’occupait alors d’extraire l’oiseau du filet tandis que l’autre consignait l’heure, le numéro du filet et le lieu de capture. Puis l’oiseau était transporté vers la table de marquage dans un sac à mailles.
« Un sac à lingerie ? » ai-je demandé le premier jour ? « C’est suffisant pour Lise Charmel, donc ça fera l’affaire pour Mère Nature », m’a répondu Hilton. À la table, il présidait tel un dieu, tel un chirurgien, un chirurgien opérant un dieu minuscule – ce qu’il était en quelque sorte. La table était couverte d’instruments, et de chaque côté de Hilton un des 14 fantastiques consignait les statistiques.
À l’aide d’un pied à coulisse à cadran, Hilton a mesuré le bec du premier gorge rubis (18,5 millimètres) et la corde de ses ailes (44,2 millimètres). Il a ensuite glissé le colibri dans un tube de papier pour l’immobiliser afin de le peser (3,37 grammes). Il a mesuré la queue et l’avancement de la mue puis s’est focalisé sur l’âge de l’oiseau. Il a soufflé sur sa poitrine pour évaluer la taille de la réserve de graisse à travers les plumes. Il a ensuite déterminé que l’oiseau était une femelle en se basant sur sa gorge et sa taille – les femelles sont généralement plus grosses que les mâles –, mais il a écarté ses ailes pour s’en assurer. Les jeunes mâles n’ayant pas la gorge rouge avant leur premier hiver, les bagueurs se basent sur la forme de l’extrémité de la plume primaire numéro six pour déterminer le sexe, arrondie chez les femelles et pointue chez les mâles. Bingo ! Son scribe a alors écrit « femelle » dans le registre.
Pendant ce temps, Hilton a coupé une minuscule lamelle d’aluminium, photogravée d’un numéro de série répertorié sur sa feuille de suivi. Regardant à travers une loupe de bijoutier, il a refermé sa pince pour fixer la petite bande de métal à la patte du colibri. La bague est si petite qu’elle recouvre juste l’œil de Lincoln sur une pièce d’un cent, et son poids est comparable à celui d’une montre sur un poignet humain. Il a ensuite sorti l’oiseau bagué du tube et lui a tamponné la poitrine avec un marqueur violet, pour ne pas le capturer à nouveau s’il se retrouvait une fois de plus dans le filet. Il a ensuite donné à l’un d’entre nous le privilège de relâcher l’oiseau.
« Envole-toi vers Hilton Pond », a crié Hilton, ne blaguant qu’à moitié. Si l’un d’entre eux lui obéit et que Hilton parvient à le capturer, il pourra développer les affirmations que nous pouvons donner sur la migration des colibris. Cependant, tout le monde est en mesure de participer au développement de ses connaissances. N’importe qui pourrait trouver l’oiseau et signaler sa présence en donnant son numéro au Bird Banding Laboratory du Maryland, même si repérer la bague est loin d’être facile, surtout quand on sait que les colibris volent avec les pattes repliées.
Vers Hilton Pond
Cela dit, rien n’est impossible. Le gars de Baxley en Georgie, par exemple : employé chez un concessionnaire automobile. Il a trouvé une pelote de toile d’araignée sur le sol à l’intérieur de laquelle se trouvait un oiseau-mouche mourant (celui-ci s’est probablement retrouvé coincé à l’intérieur de la vitrine des camions, où il a dû virevolter au milieu des chevrons avant de se trouver couvert de toile d’araignée). En essayant de libérer l’oiseau, le gérant a remarqué son minuscule bracelet. Perplexe, il a appelé le garde-chasse du coin, qui a appelé une autre personne, qui a passé un autre coup de fil, et finalement la bague est remontée jusqu’à Hilton – cette toute petite bague sur ce tout petit oiseau alors devenu la première preuve de migration des colibris.
Nous n’avons jamais recapturé de gorge rubis bagué auparavant en Amérique du Nord, mais nous en avons tout de même bagué beaucoup et attrapé plein d’autres oiseaux étonnant – 21 espèces pour être exacte. À chaque fois que Hilton en sortait un du sac à lingerie, il le tenait en l’air pendant que nous feuilletions notre guide des espèces à toute allure. Tout le monde voulait être le premier à identifier l’oiseau en s’écriant : « Sucrier à jambes rouges ! » On admirait les espèces locales non-migratrices avant de les relâcher, comme lors d’une pêche avec remise à l’eau. Comme si chaque poisson que l’on pêchait était couvert d’écailles aux couleurs magnifiques et différentes du précédent. À l’inverse, toutes les espèces migratrices recevaient une bague avant d’être relâchées.
À plusieurs reprises, Hilton a découvert des bagues en dépliant les pattes des oiseaux. Si la bague était brillante, nous savions que l’oiseau avait été capturé durant la semaine. Si en revanche elle était terne, la capture de l’oiseau était précieuse. Nous avons attrapé une paruline polyglotte que Hilton avait bagué en 2011 et capturé tous les ans dans ce même hectare d’anacardier, « une preuve remarquable de philopatrie », dit-il, « et une preuve irréfutable du besoin urgent de protéger tous les habitats d’hiver de ces espèces néotropicales, aussi petits soient-ils ». Il a regardé au loin, et on pouvait facilement l’imaginer inquiet, pensant à la pancarte À VENDRE plantée à l’entrée de la parcelle.
En 2011, les champs d’aloe vera de Guanacaste au Costa Rica ont été défrichés et labourés, tout comme les sept ans d’études sur la philopatrie de l’Opération Gorge Rubis.
Mais en bon scientifique, Hilton s’est concentré sur l’instant présent, un oiseau en main. C’était un jeune mâle qui commençait tout juste à arborer ses paillettes rouges et Hilton m’a désignée pour le relâcher. « Envole-toi pour Hilton Pond ! » a-t-il crié une fois encore avant de se retourner en attente du prochain sac. L’oiseau était toujours dans ma paume : « Et en chemin, passe par Oxford dans le Mississippi », ai-je chuchoté. Il ne bougeait toujours pas. Un Mississippi, deux Mississippi… et puis, à une vitesse inimaginable, il s’est envolé vers le nord.
Traduit de l’anglais par Florent Bahuaud d’après l’article « In search of hummingbirds in the jungles of Belize », paru dans Garden & Gun.
Couverture : Les ruines d’un temple dans la jungle bélizienne.
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