Narration
Comment êtes-vous devenu réalisateur ?
À l’origine, j’ai étudié le théâtre dans une école au Danemark où les cours ne se résumaient pas qu’à l’étude théorique, nous devions mettre en scène, jouer, etc. Il m’est vite apparu que je voulais aussi faire des choses par moi-même. Je me suis intéressé à la sculpture, ainsi qu’à la sculpture au moyen du son, quelque chose d’immatériel.
Tout cela m’a mené à la réalisation, où j’ai pu d’une certaine manière combiner mon attrait pour la visualité – qui d’après moi est un phénomène majeur dans l’histoire de l’humanité, il n’y a jamais eu autant d’images qu’aujourd’hui –, et mon attrait pour le son, l’art conceptuel du son. Le film permet de mélanger ces deux aspects. J’ai également travaillé au théâtre et dans l’art, en réalisant différentes œuvres conceptuelles, mais les films documentaires semblent être le meilleur moyen pour moi de combiner ces divers éléments. Pour autant, je n’ai pas reçu de formation de cinéaste.
Pourquoi avoir choisi de réaliser des films documentaires plutôt que des fictions ?
Les premiers projets artistiques que j’ai réalisés prenaient place dans l’espace public et créaient eux-mêmes leur propre espace, au moyen du son notamment. J’ai par exemple installé un système sonore sur le Rådhuspladsen, la place de la mairie de Copenhague, qui créait une zone sonore de 900 m² autour de lui. Une autre fois, j’ai investi 44 conteneurs échoués sur le rivage pour y installer une exposition artistique. La réalité m’intéresse, ainsi que tout ce qui la façonne, et je suis assez peu enclin à inventer des choses fictives. Je m’attache aux liens qu’entretiennent les choses avec la réalité, et j’aime quand la réalité devient autre chose, ou peut être interprétée d’une façon nouvelle. Les films documentaires sont ainsi pour moi l’opportunité d’explorer la réalité et d’essayer de comprendre ce qu’elle est. Pour faire court.
Vous n’envisagez pas de réaliser des films de fiction, dans le futur ?
Si, tout à fait. J’ai deux projets de ce genre, même si ma présente trilogie entretient déjà certains liens avec la fiction. Je réalise une « trilogie de l’humanité » qui a débuté avec Into Eternity, se poursuit aujourd’hui avec The Visit, et s’achèvera avec Odyssey. Odyssey, d’une certaine façon, se rapproche plus encore que The Visit de la fiction. C’est un film scénarisé, mais dans lequel une vraie personne vous interroge pour savoir si vous seriez apte à prendre place à bord d’un vaisseau générationnel. Car si nous voulons voyager vers un autre monde, il nous faudra le faire à bord de vaisseaux, pas en empruntant des trous de ver, ou autre. Le premier film de fiction que j’ai en projet est issu de recherches documentaires. Il parle de l’inventeur allemand du camouflage durant la Seconde Guerre mondiale, qui a disparu après le conflit. Mais je l’ai retrouvé. Il est mort, à présent, mais je l’ai retrouvé et son histoire est fascinante. Et le film sera bien meilleur s’il est raconté au moyen d’une fiction, même s’il s’appuie sur des journaux intimes, une cour martiale qui s’est déroulée en France, et j’en passe. Quant au film suivant, il sera sûrement intégralement fictionnel, car j’aime mettre mon propre travail à l’épreuve. J’ai observé que notre travail avait ses limites, et j’ai besoin de me bousculer pour me renouveler.
La narration, dans vos films, est très inhabituelle – particulièrement pour des documentaires. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que l’intérêt, c’est de tenter de réaliser des films qui sont du jamais vu. Et si vous essayez de faire un film à propos de quelque chose qui n’a jamais été exploré avant vous, je crois que la forme elle aussi doit être différente. J’ai la ferme conviction que la forme et le contenu d’un film doivent être étroitement liés. C’est pourquoi je m’intéresse à la narration. L’une des choses qui m’est restée de mes études de théâtre, c’est mon intérêt pour le théâtre de l’absurde : Beckett, Ionesco et les autres. Je pense que la plupart des formes narratives aujourd’hui sont aristotéliciennes ou hollywoodiennes – ce qui est la même chose. C’est une façon particulière de raconter une histoire, et j’ai le sentiment qu’elle présente certaines limites. On ne peut pas raconter toutes les histoires de cette façon, ou plutôt on ne peut pas tout explorer de cette façon. Et j’aime à penser que mes films sont des explorations, plus qu’une volonté de ma part de raconter une histoire. Le film sur lequel je travaille actuellement, Odyssey, est un projet transmédia dans lequel certaines choses sont visibles sur votre mobile, etc. C’est un test de personnalité, et j’ai l’espoir qu’il permette de repousser quelque peu la façon dont on peut raconter une histoire, et user de la narration. C’est quelque chose que je trouve intéressant, car si réaliser des films est une façon de penser la réalité – comme c’est le cas pour moi –, alors vous devez tenter d’étendre le spectre des possibilités en matière de narration.
Durant le festival de Sundance, vous avez évoqué Kubrick et 2001, l’Odyssée de l’espace dans une interview. Vous évoquiez sa tentative de faire du film « un mythe, d’aller au-delà au récit ». Tentez-vous, d’une certaine manière, d’y parvenir aussi ?
Je trouve intéressant de concevoir les choses de cette manière. C’était une idée plus présente dans mon précédent film, Into Eternity, parce que l’information qu’il véhicule vous permet en quelque sorte de voyager dans le temps. Les mythe ont, semble-t-il, un pouvoir d’interprétation capable de franchir les barrières des générations, de se transmettre d’une histoire à l’autre. C’est un pouvoir qu’on retrouve chez Shakespeare ou chez les grands conteurs grecs. Ce que ces récits ont en commun, c’est qu’ils tentent d’expliquer, ou d’explorer le sens de la vie. Et ils le font de telle manière qu’à toutes les époques, chaque génération y trouve du sens.
« Je crois que c’est au-delà des limites de l’entendement humain et c’est précisément cela qui m’intéresse. »
Je pense que beaucoup de récits de nos jours se basent sur la parole, sur le dialogue – on a pris cette habitude depuis l’avènement du cinéma parlant –, et j’aimerais personnellement réaliser un film muet, qui me forcerait à travailler de manière plus risquée. Ce sont des choses auxquelles je pense et que j’admire, car oui, je crois qu’un film peut, en quelque sorte, s’adresser à l’infini. C’est pourquoi je m’intéresse aux films qui ont ce genre d’ambitions, comme ceux de Michelangelo Antonioni par exemple, qui essaie lui aussi, je crois, d’opérer à un autre niveau. Et cela pour la simple raison qu’il s’intéresse à d’autres zones de ce que l’on pourrait appeler la « vie vécue », les émotions, etc. Tous les grands cinéastes s’y intéressent, mais certains ont alors recours à d’autres formes de récit. C’est quelque chose qu’on retrouve aussi chez Tarkovski. Cela m’inspire beaucoup. Au final, il ne s’agit pas d’être le plus naturaliste possible quant à la façon dont on traite la conscience des choses, la façon dont on les vit, c’est simplement une façon moins monolithique d’aborder, de dépeindre ou d’explorer ce qu’est la vie.
La trilogie de l’humanité
The Visit est le deuxième volet d’une trilogie. Comment vous est venue cette idée ?
Elle s’est développée progressivement. Peut-être était-ce juste un moyen de me lancer un défi. Into Eternity est un film qui pose une question – les êtres humains peuvent-ils se faire confiance ? – basée sur le fait que si nous voulons cacher ces déchets nucléaires, c’est notamment car nous ne pouvons pas nous fier aux êtres humains du futur. The Visit, lui, est un scénario. Que se passerait-il si un extraterrestre venait à notre rencontre ? Je crois que nous vivons une époque façonnée jusqu’à un certain point par la science, et de ce fait nous réalisons tous que nous ne sommes pas le centre de l’univers. Mais si l’entendement humain a cette capacité de pénétrer et de maîtriser les choses, c’est parce qu’en définitive la réalité nous est insupportable. Si une entité extraterrestre venait à notre rencontre, je pense que nous perdrions cette conviction profonde d’avoir le contrôle sur nos vies. Ce qui est une position étrangère à l’homme moderne. Je pense malgré tout qu’elle est fascinante et précieuse, car elle pourrait ouvrir sur autre chose. The Visit questionne donc la conscience qu’a l’humanité d’elle-même.
La dernière partie de la trilogie interroge votre capacité à rester humain dans un voyage sans fin à travers l’espace, auprès d’autrui. Odyssey explore les implications de la vie à bord d’un vaisseau générationnel, où il est possible qu’on finisse par en oublier jusqu’à notre mission. L’une de ces principales implications est la disparition, en fin de compte, de notre liberté individuelle, de l’idée que nous sommes au centre de tout – ce qui est le concept moderne de l’existence. Explorer ce concept m’intéresse, ainsi que de remettre en question des choses qui nous semblent évidentes, car rien ne va de soi d’après moi. L’idée à la base de The Visit me tiraille depuis de nombreuses années. Je me suis souvent demandé quel serait l’événement le plus significatif dont l’humanité pourrait faire l’expérience. Nous avons déjà vécu cela, bien sûr, en découvrant d’autres parties du monde. Et le monde occidental a fini par concevoir l’idée d’un monde sans Dieu, ce qui est un autre événement significatif. Aussi, je ne peux penser à présent qu’à la rencontre avec une autre forme de vie intelligente. Je me suis toujours posé cette question. Dans mon travail, je prends toujours pour point de départ des questions comme celle-ci ou des choses que je ne comprends pas. Avec Into Eternity, j’ai appris l’existence de ce complexe souterrain en construction, et je me suis demandé comment qui que ce soit pouvait comprendre ce que représentait 100 000 ans. Car j’en suis incapable. Je crois que c’est au-delà des limites de l’entendement humain, ou scientifique, et c’est précisément cela qui m’intéresse. C’est aussi le cas pour The Visit et pour Odyssey.
Où en êtes-vous dans le processus de réalisation d’Odyssey ?
La phase de recherches est entièrement terminée. Je la menais parallèlement au travail sur The Visit, excepté depuis un an et demi où je me suis focalisé sur la production de ce dernier. Mais j’ai creusé le projet pendant trois ans avant cela aux côtés d’une psychologue spatiale américaine – qui apparaît également dans The Visit – ainsi qu’un concepteur d’engins spatiaux allemand. Car si vous voulez monter à bord d’un vaisseau générationnel, il faut que vous soyez apte à le faire, physiquement et psychologiquement. Mais dans le vaisseau en lui-même par exemple, l’environnement est quelque chose qu’il faut également prendre en compte. Le film est donc à la fois un test de personnalité et un voyage imaginaire à travers l’espace et les générations, et il explore en chemin tout ce qu’il faut s’attendre à voir arriver dans pareille entreprise. Toutes ces choses sont évoquées dans le film et rien n’est à proprement parler de la science-fiction, car le scénario tente d’éviter la spéculation. Lorsque ce n’est pas le cas, comme avec la mutinerie, il y a une raison pour cela. Cela pose un problème complexe, car si le vaisseau finit par découvrir une planète sur laquelle s’installer, certaines personnes à bord diront : « Cette planète est trop petite, elle est comme une île au milieu de l’océan, et il n’y a pas assez d’eau. » Mais quelqu’un voudra la visiter. Seulement, personne ne peut le faire si tout le monde ne le fait pas à sa suite… Ce sont des dilemmes humains très simples, mais peut-être pouvons-nous atteindre des choses qui résident au-delà, car personne ne s’est aventuré avant sur ce terrain.
The Visit
Concentrons-nous sur The Visit. Pourquoi avoir choisi de faire un film sur notre réaction à cette rencontre avec une intelligence extraterrestre, plutôt que sur la potentialité de cette forme de vie ?
Tout le problème de faire un film sur ce sujet, c’est que pour autant que nous sachions il n’existe pas de telle forme de vie. Il n’y a pas d’extraterrestre à filmer ou à qui s’adresser. Il y a bien sûr des spéculations, comme le fait qu’une vie extraterrestre pourrait être une forme d’énergie, mais personne n’en sait rien. Aussi, le seul moyen auquel j’ai pensé pour aborder cette question était de rassembler ce que je crois être les experts qui entreraient en jeu dans une telle situation, une sorte de task force à qui demander : « Si vous étiez dans une pareille situation, que vous pouviez vous asseoir face à cette entité – dans l’hypothèse où elle ne vous mange pas, qu’elle ne sente pas horriblement mauvais et qu’elle comprenne l’anglais –, que lui diriez-vous ? Qu’aimeriez-vous lui expliquer, et que voudriez-vous savoir ? » Car de cette façon, il serait alors possible d’extrapoler à partir de nos connaissances pour concevoir l’inconnu, d’une certaine manière. Et c’est pour cette raison que le film n’est pas écrit.
Bien sûr, j’ai fait des recherches sur ces différents experts, mais toutes ces interviews sont des improvisations car je voulais qu’ils s’imaginent quelle serait leur approche. Je suis moi aussi pétri de culture populaire, d’une certaine façon d’imaginer ce que serait une telle rencontre. De nombreuses images me viennent lorsque je tente d’imaginer ce à quoi pourrait ressembler une forme de vie extraterrestre, mais j’ai tenté de les mettre de côté et de laisser libre cours à l’imagination de ces gens et, en quelque sorte, aux connaissances véritables que nous avons en la matière. Car autrement, vous et moi pourrions tout aussi bien nous proclamer experts en la matière, puisque nous sommes capables d’imaginer ces choses. Je voulais donc sonder jusqu’où pouvait aller le savoir de ces experts, par exemple en termes d’astrobiologie ou de gestion d’une société humaine en pareille situation.
Vous devez avoir une relation particulière avec vos producteurs. Comment ont-ils accueilli l’idée du film ?
Très bien, à vrai dire. Je pense qu’Into Eternity les a rassurés sur le fait qu’il était possible de réaliser un film documentaire traitant de quelque chose que vous ne pouvez pas réellement filmer. Into Eternity s’est avéré très difficile à réaliser, plus que tout ce que nous avions anticipé. Malgré cela, je pense que nous sommes parvenus à faire comprendre, ou du moins à donner le sentiment de ce que représente une telle période de temps et des différents problèmes qui sous-tendent le projet. Et cela va au-delà du fait de rendre compte de l’existence de cette mégastructure en construction, du simple film de découverte d’un genre d’immense bunker finlandais. Cette réussite, naturellement, a ouvert la voie pour la réalisation de The Visit. D’autre part, je pense être parvenu à constituer une description du projet qui, du moins pour les soutiens financiers, était convaincante en terme de moyens nécessaires à sa réalisation, de façon dont innover, de développer une imagerie qui puisse donner l’impression que le film était tourné du point de vue d’un extraterrestre, etc. Je suis d’ailleurs convaincu que ces nombreux contributeurs financiers novateurs avaient envie d’aider à réaliser quelque chose de différent.
Comment s’est déroulée la création de The Visit ?
Il y a eu de nombreux obstacles sur le chemin, mais on peut en dépasser certains. Au départ, j’avais eu l’idée d’une façon innovante de tourner le film, qui requérait l’utilisation de deux caméras placées très proches l’une de l’autre, un peu comme pour un tournage en 3D. Au moyen d’un ordinateur, j’aurais pu obtenir un montage aléatoire entre l’une et l’autre des caméras. Un peu comme lorsque vous fermez votre œil gauche ou votre œil droit à différents moments, la perspective en est un peu changée. Cela aurait donné un point de vue multiple de la même situation, et un léger glissement de la perspective, car je souhaitais évoquer que cette entité pourrait se trouver à plusieurs endroits au même moment. Nous avons effectué de nombreux tests, et si nous avons abandonné, ce n’est pas parce que nous risquions de provoquer des crises d’épilepsie chez le public… c’est simplement que ça ne marchait pas du tout.
« Une image ne doit jamais se contenter d’apporter des informations, il doit y avoir quelque chose de plus. »
Je pense que l’idée d’une multiplicité de points de vue était bonne, mais ça ne fonctionnait pas. Nous avons même tourné dans un hôpital au Danemark dont l’architecture est similaire au siège des Nations unies à Vienne, mais en vain. Mais je crois que tenter des choses de ce genre – dont vous pouvez douter qu’elles vont marcher – peut aboutir parfois à d’excellentes choses, et cela vous permet de vous dépasser, c’est une manière de continuer à explorer. Dans ce cas précis, il s’agissait de la forme du film et c’était très important. Nous avons aussi essayé de filmer avec des drones, mais là encore ça ne marchait pas. Ensuite, bien sûr, l’autre défi consistait à convaincre les experts de participer au film, et particulièrement le Bureau des affaires spatiales des Nations unies (United Nations Office for Outer Space Affairs, UNOOSA). Toute la difficulté était de leur faire entendre que c’était un projet sérieux. Que ce n’était pas un film sur les ovnis et qu’il s’agissait à travers cette question d’explorer la compréhension que l’humanité a de soi. Car je suis convaincu, soit dit en passant, que le but ultime de toute exploration spatiale est de découvrir la vie ; c’est au cœur du concept. C’est donc, j’imagine, ce que vous faites en partie à l’UNOOSA. Par chance, le chargé de recherche du bureau avait vu Into Eternity – il est suédois – quelques nuits plus tôt. Une pure coïncidence. Il a tout de suite fait la connexion et m’a demandé : « Vous êtes ce Michael Madsen ? C’est un film fantastique ! » Ça a permis de briser la glace, car ils sont extrêmement prudents. Il nous a fallu des mois pour obtenir un rendez-vous en personne. Mais cela a aidé pour les autres, on pouvait dire que les Nations unies étaient à bord. Car tous ces experts risquent de mettre leur réputation professionnelle en jeu, car habituellement ces choses ne sont pas débattues, il s’agit de pure spéculation et on peut pas vraiment dire que ce soit scientifique. Mais s’il nous arrivait de rencontrer une forme de vie qui ne fût pas simplement bactérienne, cela soulèverait tout un tas de questions éthiques, morales et philosophiques. La situation serait très délicate à gérer.
Enfin, le dernier problème était d’en faire film pour lier toutes ces rencontres, de créer une narration qui progresserait, et enfin de réussir à donner l’impression que les experts s’adressaient à une entité. Je ne peux pas l’affirmer, mais je crois que ce problème a été résolu d’une manière convaincante, même si le tournage s’est avéré très difficile. Ils étaient simplement simplement assis face à la caméra et ne s’adressaient à personne. J’intervenais parfois pour poser des questions, mais ce n’était pas la configuration familière d’un entretien, où deux personnes interagissent ensemble. Seul, on ne peut pas injecter de vie dans la situation.
Quelle a été la réaction des experts à cette simulation ?
Je pense que cela a été pour eux un immense soulagement de pouvoir libérer leur parole de cette façon, je crois que cela leur a énormément plu. Cela leur demandait de se mettre réellement en situation. Je leur ai demandé à tous de dresser une liste de dix points qui leur semblaient cruciaux, de ce dont ils parleraient comme de ce qu’ils porteraient. Et je crois que cela les a soulagés de s’investir dans cette simulation et de pousser les choses à fond, de se demander : « Qu’est-ce que cela signifierait pour moi ? » Mais The Visit est une spéculation, un « si c’était vrai », et je crois que cela fait la force et la faiblesse du film. La grande différence entre Into Eternity et ce film, c’est évidemment que dans Into Eternity, il y a véritablement un trou dans le sol, des déchets nucléaires partout dans le monde, nous le savons tous. Cette spéculation représentait donc un véritable challenge.
Je disais donc aux experts : « C’est une simulation, adressez-vous à la caméra et expliquez les choses. Mais nous pouvons également parler ensemble hors caméra si vous le désirez. » Parfois, l’expert s’interrompait et me répondait : « Je ne répondrais pas à cette question, si l’extraterrestre me la posait. Je ne lui révélerais pas ces choses, car cela pourrait s’avérer compromettant pour la Terre. » Mais certaines de ces digressions étaient évidemment très intéressantes pour le film, et c’est pourquoi vous pouvez voir que dans la dernière partie du film, ils ne s’adressent plus à la caméra. Et cela a créé beaucoup de problèmes au montage. D’autre part, certaines choses n’ont pas été filmées car ils s’adressaient directement à moi. C’était très intéressant, mais cela créait un défaut de perspective du film. Vous en trouvez encore des traces dans le film, du fait que c’était un double-entretien, face à l’ « entité » et avec le réalisateur. Mais j’avais décidé d’obtenir le maximum, et comme il s’agissait d’improvisations je ne pouvais pas savoir au préalable comment l’obtenir.
Combien de temps a duré la production du film ?
Le tournage à proprement parler a duré 46 ou 50 jours, ce qui est beaucoup pour un documentaire. Nous avons longuement filmé à Vienne, mais également en France, aux Pays-Bas, en Allemagne et aux États-Unis. Avec de nombreuses caméras différentes. Puis le montage devait s’étendre sur vingt semaines, mais il en a pris quarante – ce qui est long. Mais je sais désormais que dans d’autres pays ou aux États-Unis, ça ne paraît pas si long, c’est plutôt honnête pour un documentaire. Je pense que si nous avions su que ce serait si dur, nous aurions pu réfléchir à un meilleur processus en amont car nous avons eu beaucoup de soucis à résoudre en salle de montage. Traditionnellement, lorsque vous faites un documentaire, vous trouvez une personne à filmer et vous suivez cette personne, ce personnage. Des choses se produisent en chemin qui engendrent des surprises et rendent les situations dramatiques. Dans le cas d’Into Eternity et de The Visit, il y a beaucoup de paroles, beaucoup de choses visuelles, mais comment parvenir à insuffler de la vie dans ces images ? Et pour The Visit, j’avais le souci de ne pas recourir systématiquement à des images purement illustratives, il fallait y ajouter quelque chose. Je ne peux pas dire moi-même si j’y suis parvenu, mais nous avons découvert rapidement que nous ne pouvions pas en gager d’avance. Il fallait s’asseoir, tester, se tromper, recommencer, assembler des plans et voir ce que cela créait. C’était un processus extrêmement laborieux.
Inspirations
Aviez-vous des références cinématographiques particulières durant la réalisation de The Visit ?
J’ai revu 2001, ce que je n’avais pas fait avant le tournage d’Into Eternity, que beaucoup ont lié au film de Kubrick. Je l’ai revu car je suis fasciné par la précision visuelle de ce film, ou par exemple de ceux d’Antonioni, et de la façon dont ces cinéastes utilisent l’architecture et les intérieurs pour dire quelque chose des personnages. Car la caméra ne peut pas pénétrer les êtres de la même manière que le fait un roman, « et il pensa ceci, puis ressentit cela ». On ne peut pas faire cela dans un film. Un film montre les choses crûment, il faut faire preuve d’ingéniosité pour évoquer quoi que ce soit. J’ai donc regardé 2001 pour m’inspirer de sa précision et j’ai tenté de reproduire certaines choses dans The Visit, mais cela s’est avéré très difficile. Il y a par exemple beaucoup d’images obtenues au moyen de drones ou d’hélicoptères contrôlés à distance. Je me figurais qu’il devait exister un genre de Steadicam volant, que ce serait très précis, mais ce n’est tout bonnement pas le cas. J’étais très déçu, car j’aurais voulu obtenir certaines choses mais c’était impossible. Lorsque j’ai étudié la façon dont 2001, l’Odyssée de l’espace a été réalisé, j’ai pris conscience qu’il avait fallu énormément de temps pour le faire. Mais encore une fois, j’ai le sentiment que cette précision visuelle donne lieu à une imagerie dont l’effet sur le spectateur se mesure à une toute autre échelle, qui ne relève pas que de la simple information visuelle. Et d’après moi, une image ne doit jamais se contenter d’apporter des informations, il doit y avoir quelque chose de plus. C’est l’objectif que j’ai tenté d’atteindre avec les images que j’ai filmées.
Avez-vous une conviction personnelle quant à la possibilité d’une vie extraterrestre ?
Il se trouve que non. Je pense qu’étant donné la taille de l’univers, on conviendra qu’il est peu probable qu’il n’y ait de vie nulle part ailleurs. Même s’il s’agirait là aussi d’un coup de chance d’où serait sorti l’existence. Mais quant au film, The Visit n’a pas été fait car je pense que cela arrivera et que nous devons nous préparer, rien de tout cela. Ce film est pensé comme un miroir. Il parle de nous. Mais bien sûr, je serais curieux de savoir comment cela se passerait si cela devait arriver.
Vos films nous interrogent et nous font réfléchir à un futur lointain, très lointain. Futur auquel vous apportez une crédibilité inédite. Cela fait-il de vous un optimiste ?
Un optimiste ? (Rires.) Je pense qu’il faut être optimiste, d’une certaine façon, s’il est possible de réaliser des films comme ceux-ci. Je ne peux pas juger de mes propres films, bien sûr, mais le fait qu’il existe des films ou toute autre forme d’art donne un certain sens à l’existence humaine. Le fait que cela puisse advenir et influencer des générations successives, voilà qui me rend très optimiste. Mais on peut aussi regarder le monde évoluer autour de nous et voir des tensions s’élever entre la Russie, l’Ouest, le Sud… la Méditerranée est pleine de navires. Des gens se font assassiner par des terroristes en France ou au Danemark, simplement parce qu’ils dessinent. Le monde n’est plus en paix, il n’est plus stable. Et peut-être que nous recherchons, de nos jours, une forme de sécurité qui n’existe plus, et n’a peut-être jamais existé dans la vie humaine. Nous avons décrété le contraire. Mais peut-être est-ce une impasse de penser de cette façon et que nous devrions aborder avec plus d’humilité la façon dont d’autres que nous décident de vivre leur vie.
Il est possible que notre monde ne soit pas cette vaste étendue que nous imaginons parfois, mais plutôt, en un sens, un monde proche de celui du Moyen-Âge, composé de petits royaumes, de petites cités-États entourées de remparts et remplies de gens vivant dans une relative sécurité à l’intérieur des murs. Mais au-delà, l’incertitude règne. Pour une raison que je ne m’explique pas, je suis profondément fasciné par le Moyen-Âge. Ce profond fossé de la civilisation. Car cette époque a connu une vraie déperdition de la civilisation. Et les gens qui y vivaient n’en avaient pas conscience, aussi qui sait comment on qualifiera notre époque dans le futur ? C’est peut-être ce que j’espère explorer avec Odyssey. Cette notion d’un individu au centre du monde, cette croyance en la liberté individuelle… j’ai envie de questionner le fait que moi, Michael, je suis le centre de ma propre vie et que je devrais la mener exactement comme je l’entends. Cette notion, combinée aux forces du capitalisme, peut-être est-ce là un bien douteux cocktail.
Entretien retranscrit par Marine Bonnichon et Anastasiya Reznik, et traduit de l’anglais par Marine Bonnichon. Couverture : Détail de l’affiche du film The Visit.