La molaire du léopard
C’est un jeudi, dans une salle d’opération du Wild Animal Sanctuary de Keenesburg, dans le Colorado. Un puma nommé Montana est étendu sur le flanc, inconscient. Deux dentistes vétérinaires sont penchés sur sa tête et raclent la pulpe infectée de ses quatre canines, qui nécessitent un traitement du canal radiculaire. De temps à autre, un des dentistes place un générateur de rayons X sur la gueule du puma pour vérifier leur avancement.
Pendant qu’ils s’affairent autour de Montana, une autre vétérinaire lui ôte ses testicules – une procédure sanglante. Cela fait, elle les emballe pour qu’elles soient transportées jusqu’au laboratoire, où elle les utilisera pour cultiver des cellules souches. Dans la pièce d’à côté, un léopard noir nommé Backara, dont on peut voir les taches si l’on s’approche suffisamment, attend son tour dans sa cage. Il s’apprête à subir les mêmes opérations. Un technicien endort l’animal de 65 kg avec une piqûre, puis quatre personnes le déposent sur une civière en tissu avant de le conduire en salle opératoire. Ils le placent presque perpendiculairement à Montana, sur une grille rattachée à un système de poulies prévue pour les grands animaux, avant de se mettre au travail. (Quand les grizzlis du refuge, qui peuvent peser plus de 680 kg, ont besoin de soins, ils sont anesthésiés dans leur habitat naturel puis transportés jusqu’à la salle opératoire sur un chariot élévateur.) Pendant que les procédures ont lieu, Peter Emily se déplace énergiquement aux quatre coins du bloc en blouse chirurgicale. Cet homme vigoureux de 80 ans est un pionnier dans le domaine des soins dentaires pour animaux sauvages. Emily, qui n’est qu’à moitié à la retraite, converse avec les autres dentistes, inspecte la gueule des animaux anesthésiés et parle avec ses convives d’une voix rauque et rapide. Arrivé devant Backara, à qui on doit enlever une molaire, il se remonte les manches et s’attelle à la tâche.
Le dresseur de Dobermann
Originaire de Denver, Emily a été diplômé de l’école dentaire – pour humains – de l’université Creighton, dans le Nebraska, après avoir servi dans l’Air Force comme mécanicien durant la guerre de Corée. Il dressait des Dobermann pour des concours et s’est mis à passer les chiots aux rayons X pour déterminer si leur dentition les disqualifierait d’office. À l’époque, la dentisterie vétérinaire se limitait la plupart du temps au nettoyage des dents et aux extractions, mais Emily s’est rapidement forgé une réputation en traitant les canaux radiculaires des chiens. Il raconte que dans les années 1970, le zoo de Denver l’a contacté pour lui demander d’extraire la dent fracturée d’une hyène. Emily leur a proposé de sauver la dent en pratiquant un traitement endodontique sur l’animal. « Il n’existait pas d’instruments adaptés, alors je les ai fabriqués », explique-t-il. « J’ai pris du fil orthodontique que j’ai tressé selon différents diamètres. » Depuis, la carrière d’Emily pourrait faire l’objet d’un beau livre pour enfants. Comme il dit, il a depuis travaillé sur « tout ce qui a une bouche » : des ours polaires, les tigres des magiciens Siegfried et Roy, des kangourous, et même un putois à pieds noirs qu’il a doté d’une dent en or. Il a également donné des cours, écrit des manuels et participé au développement d’une gamme de brosses à dents pour chiens et chats. « Ses doigts et son cerveau travaillent ensemble d’une manière incroyable. Quand on a eu la chance de le voir opérer sur un tigre ou sur un chien, on ne peut qu’admirer », témoigne Colin Harvey, le directeur adjoint de l’American Veterinary Dental College.
En tant que chirurgien, Emily a notamment mis au point une méthode de redressement de becs d’oiseaux. « Il y a des années de ça, on a eu un Grand-duc d’Amérique dont la mandibule inférieure était comme ça », dit-il en croisant les mains. « Pour la redresser, il fallait déterminer où se situait le centre de croissance du bec, et où on pouvait forcer. Il a fallu installer une sorte de bras de levier pour la corriger, un genre de ligature. »
Le certificat
En 2005, il a fondé la Peter Emily International Veterinary Dental Foundation, un organisme à but non lucratif qui organise des missions afin que vétérinaires et dentistes opèrent sur des animaux exotiques aux États-Unis et à l’étranger. Il dirige la fondation avec l’aide d’un employé à temps partiel, le plus souvent loin de chez lui. Il vit dans un ranch sans prétention installé en périphérie de Denver, rempli de sculptures et de curiosités qui représentent le plus souvent des animaux. Il a créé certains objets lui-même, dont un pêcheur japonais sculpté sur du plâtre dentaire. Emily a fait de son garage un laboratoire, avec au centre un fauteuil dentaire qui fait face aux murs sur lesquels sont alignés des crânes d’animaux, parmi lesquels on trouve ceux d’un orque et d’un crocodile. Les missions de la fondation incluent de fréquentes visites au refuge de Keenesburg, non loin d’ici. Ce dernier s’étend sur une surface d’environ 3 km² et sert de village-retraite pour animaux exotiques maltraités ou abandonnés par leurs maîtres. En 2011, le refuge a accueilli 25 lions d’Afrique venus de Bolivie, après que le pays a interdit l’utilisation des animaux dans les cirques. (Les défenseurs des droits des animaux affirment qu’il s’agit du premier pays à le faire.) Un des mâles, Pancho, souffrait de fissures des molaires, probablement après qu’on lui eût jeté à la figure un objet contondant. Du côté gauche, sa canine du haut s’était enfoncée dans sa tête, créant une « communication » entre sa bouche et son nez appelée « fistule oro-nasale ». En juin dernier, le refuge a accueilli 33 autres lions de cirque venus de Colombie et du Pérou. Animal Defenders International, l’organisme qui organise le transfert, précise qu’il s’agit d’une opération à l’envergure sans précédent. Emily s’attend à voir de nombreux animaux présentant des signes de maltraitance similaires.
D’après le refuge, il y aurait environ 30 000 grands carnivores vivant en captivité aux États-Unis, en dehors des zoos. Montana et Backara ont été donnés il y a plusieurs mois par un complexe de l’Ohio. Les grands félins ont tendance à ronger les barreaux de leur cage, ce qui peut leur casser les dents. Les propriétaires qui les gardent comme animaux de compagnie essayent souvent de réduire le danger qu’ils représentent en les faisant dégriffer ou en endommageant leur dentition – des procédures extrêmement douloureuses pouvant entraîner d’autres complications. Montana avait justement besoin qu’on soigne ses pattes afin de réparer les dégâts d’un dégriffage bâclé. (Une griffe a continué de grandir après la procédure initiale, perçant ses coussinets.) Une fois l’opération terminée, une équipe le ramène dans sa cage et place sa tête sur une serviette pliée. Lorsqu’il se réveille, il reste allongé calmement sur le sol de sa cage, majestueux malgré tout ce qu’il vient d’endurer. L’équipe s’occupe également d’un serval nommé Diva, dont les dents ont été limées par son ancien propriétaire. Elle n’a besoin que de trois interventions sur sa pulpe dentaire, ayant déjà perdu une de ses canines.
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Pour nombre de praticiens, ces soins dentaires représentent davantage un hobby qu’une carrière. Les missions sponsorisées par la fondation d’Emily permettent à la fois de traiter les animaux et de former la nouvelle génération de spécialistes de la chirurgie orale des carnivores. Plusieurs dizaines de dentistes – qui opèrent habituellement sur des animaux de compagnie, des chevaux et des êtres humains – participent aux missions de la fondation en tant qu’enseignants ou étudiants. Ils travaillent bénévolement sur leur temps libre et à leurs frais.
Colin Harvey, de l’American Veterinary Dental College, espère que le groupe réussira à faire certifier les compétences dans le domaine de la dentisterie vétérinaire des animaux exotiques. Cela pourrait offrir une alternative aux dentistes sous-qualifiés, spécialisés dans la dentisterie humaine, qui blessent parfois les animaux lorsqu’ils sont amenés à les traiter. Peter Emily se souvient que l’an dernier, Harvey lui a dit qu’il prévoyait la création d’un certificat dans les cinq ans à venir. « Je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu : “On veut faire ça avant que tu meures, parce qu’on veut profiter de toutes les connaissances que tu as dans la tête” », raconte Emily. L’idée lui a plu, mais il se demande si cinq ans suffiront. « Je fais ça depuis plus de quarante ans, comment comptent-ils noter tout ça ? »
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « The Lion Dentist », paru dans le New Yorker. Couverture : Peter Emily en salle d’opération. (Alex Halperin)
LES SECRETS DE L’HOMME QUI MURMURE À L’OREILLE DES LIONS
Le zoologiste sud-africain Kevin Richardson est doté d’un étrange pouvoir : les lions l’acceptent comme l’un d’entre eux. Portrait d’un homme hors du commun.
Un beau matin, Kevin Richardson prend un lion dans ses bras avant de se détourner pour regarder quelque chose sur son téléphone. Le lion, un mâle de 180 kilos avec des pattes de la taille d’une assiette, se laisse tomber contre son épaule et regarde avec intensité autour de lui. À quelques centimètres de là, une lionne se prélasse. Elle bâille et étire son long corps fauve, se pressant paresseusement contre la cuisse de Richardson. Sans détacher les yeux de son téléphone, celui-ci la repousse. Le lion, revenu de son instant de contemplation, entreprend de se faire les dents contre la tête de Richardson. Si vous aviez assisté à la scène, qui se déroule dans une plaine verdoyante du nord-est de l’Afrique du Sud, c’est à ce moment précis que vous auriez apprécié la solidité de la clôture dressée entre vous et cette paire de lions. Et malgré elles, vous n’auriez pas pu réprimer un pas en arrière lorsque l’un des grands félins aurait détourné son attention de Richardson pour la fixer sur vous. Puis, ayant conscience du côté de la clôture duquel se trouvait Richardson, vous auriez finalement compris pourquoi tant de gens parient sur le jour où il se fera dévorer.