Henry Jolicoeur est un hypnothérapeute franco-canadien à la retraite, également importateur de produits verriers, qui aime tourner des films documentaires à très petit budget. À l’été 2012, Jolicoeur a lu que Larry Ellison, un des fondateurs du géant Oracle de la Silicon Valley et cinquième homme le plus riche du monde, s’était offert 97 % de Lanai, une île hawaïenne. Non pas 97 % d’une quelconque société, mais 97 % d’un lieu physique. Intrigué, Jolicoeur a immédiatement réservé un vol et embarqué sa caméra.
Il connaissait un peu Lanai, ayant vécu à Hawaï au cours des années 1990. Cette île est parmi les plus petites et les moins fréquentées de l’archipel hawaïen : un endroit calme et spectaculaire où les pins colonnaires se dressent partout comme des flèches ou de gigantesques plumes de paons ; un endroit qui invoque un charmant trou de ver ouvrant sur une lointaine époque. On n’y trouve qu’une seule ville : Lanai City, où vivent la plupart des 3 200 résidents de l’île. Ellison détenait à présent un tiers de toutes les maisons et appartements de l’île ; les deux hôtels gérés par le groupe Four Seasons ; l’espace public au cœur de Lanai City baptisé Dole Park et tous les bâtiments alentours ; la piscine municipale ; le centre communautaire ; le cinéma ; une épicerie ; deux terrains de golf ; une usine de traitement des eaux ; la compagnie des eaux elle-même ; et enfin un cimetière. En une seule grande transaction immobilière estimée à 300 millions de dollars, Ellison a fait main basse sur 352 des 364 km² de l’île. Après quoi il s’est également offert une compagnie aérienne qui connecte Lanai à Honolulu. De tout Lanai, je n’ai entendu parler que d’une poignée d’entreprises (la station essence, la compagnie de location de voitures, deux banques, une coopérative de crédit et un café appelé Coffee Works) qui n’appartenaient pas ou ne payaient pas un loyer à Ellison.
Jolicoeur a passé presque trois semaines à se promener sur l’île, à demander aux habitants de tenir son disgracieux microphone et de confier à la caméra ce qu’ils pensaient de cette gargantuesque acquisition. Tout le monde semblait très, très bien le vivre. « Je voudrais remercier M. Ellison », a dit un capitaine de pêche. « C’est un visionnaire, et il prend soin de nous ici, à Lanai. » Quelques paysagistes, montrés en train de ratisser le sol avec assiduité, déclarent des choses comme : « Merci pour le travail, M. Ellison ! Merci beaucoup ! » Le propriétaire d’un salon : « Je voudrais profiter de cette opportunité pour remercier M. Ellison pour cette reprise incroyable et fantastique de Lanai. » Dans l’église catholique de l’île, le prêtre vêtu de sa robe violette, entouré d’enfants, lance : « Notre Père qui êtes aux cieux… nous demandons votre bénédiction pour M. Ellison en particulier et pour tous ceux qui travaillent avec lui, que tous les bons projets et les bonnes intentions qu’il a pour Lanai portent leurs fruits. » Ailleurs, une femme s’écrie, à bout de souffle : « M. Ellison ! Merci d’être ici ! On vous aime ! Je ne vous ai jamais rencontré avant et j’aimerais beaucoup en avoir l’occasion, et j’imagine que vous ferez d’incroyables merveilles pour cet endroit ! » Jolicoeur travaille encore sur son film, mais en attendant il en a posté quelques extraits sur YouTube. De temps en temps, il fait une apparition, pontifiant sur l’état de la nouvelle relation entre Ellison et les habitants de l’île. Durant la présentation d’un extrait, Jolicoeur annonce : « Platon, le plus grand philosophe, a dit il y a 2 500 ans que les dirigeants des hommes se doivent d’être des philosophes. » Un carton de titre apparaît avec le texte : « ORACLE = personne qui prononce des déclarations fiables, influentes, sages ou tenues en grande estime. »
À vendre : île paradisiaque
97 % de Lanai représentent peut-être une grande partie de l’île, mais rien qu’une minuscule part de l’empire d’Ellison dans sa totalité. La fortune d’Ellison, qui a quitté son poste de PDG chez Oracle le 18 septembre 2014, s’élèverait à 46 milliards de dollars. En 2013, il a gagné approximativement 78,4 millions, soit environ 36 000 dollars de l’heure. Il possède une quantité phénoménale de choses : des voitures, des bateaux, des biens immobiliers, des antiquités japonaises, le tournoi de tennis BNP Paribas Open, une équipe de la Coupe de l’America, l’une des guitares de Bono ; et il est réputé pour son intensité et sa tendance à l’excès. Récemment, le Wall Street Journal a rapporté que lorsque Ellison joue au basketball sur l’un des terrains de son yacht, il place « quelqu’un dans un hors-bord pour suivre le yacht à la trace et récupérer les balles qui tombaient par-dessus bord ». Un biographe l’a surnommé « le Gengis Khan des temps modernes ».
L’an dernier, lors d’une rencontre publique à Lanai, un représentant d’Ellison a expliqué que son patron n’était pas attiré par le potentiel lucratif de l’île, mais par la perspective d’un grand accomplissement : la satisfaction, un jour, d’avoir réussi à faire fonctionner l’endroit. Il semble que pour Ellison, Lanai relève moins de l’investissement que de la voiture de collection sur piédestal, au beau milieu du Pacifique, et dont la restauration est devenue une obsession. Il désire la transformer en destination touristique de choix et en ce qu’il a appelé « la première communauté entièrement écologique et économiquement viable » : un paysage onirique innovant et auto-suffisant d’énergie renouvelable, de voitures électriques et d’agriculture durable. Ellison a expliqué qu’il voyait avant tout Lanai comme « un projet d’ingénierie super cool du XXIe siècle ». Et jusqu’ici, son approche, qui semble empreinte de la philosophie de la Silicon Valley, se réduisait à éliminer l’inefficacité dans la vie quotidienne à Lanai pour tout remplacer par un système unique, conçu élégamment. Le genre de défi ultra-ambitieux qui fait tourner la tête aux passionnés d’ingénierie : une maquette grandeur nature. Évidemment, de vraies personnes vivent au cœur du projet d’Ellison, une communauté submergée par une vague inimaginable de richesse. Mais contrairement aux versions plus familières de ce genre d’histoires, Lanai n’est pas en train d’être remodelée par une force socio-économique abstraite qu’on peut englober dans un seul terme du type « techniciens », « bobos » ou « Wall Street ». Non, Lanai est façonnée par un seul homme dont le nom est connu de tous, enfermé dans une pièce quelque part, à concevoir tout un projet sur son tableau blanc.
Jolicoeur semble parfaitement saisir l’étendue de la précarité générée par cette inégalité de pouvoir : la responsabilité écrasante, le contrôle ahurissant. Sur une séquence vidéo, debout sur la plage, il déclare sur ton dramatique face à la caméra : « La Bible dit : “Là où il n’y a pas de vision, les peuples périssent.” » Il finit par visiter le refuge animalier de l’île, où une jeune employée lui explique qu’à cause du manque de prédateurs naturels à Lanai, le nombre de chats errants a tout simplement explosé. À l’heure actuelle, lui dit-elle, le refuge héberge 380 chats. Derrière la caméra, Jolicoeur braille : « — En résumé, M. Ellison a 380 chats ? — Oui, ce sont les siens ! » renchérit la femme, sans s’arrêter de rire. Puis nous voyons une douzaine de chats occuper différents endroits dans des maisons de poupées pour félins, sortes de cabanes à plusieurs étages dans lesquelles ils se lèchent, boivent et dorment. Davantage de chats apparaissent lorsque Jolicoeur entre dans le plan, le microphone à la main, l’autre main tendue pour caresser le moindre félin qui se montrera coopératif. Ses yeux brillent, il a l’air ravi de cette jolie découverte : il a touché à une limite inattendue de la nouvelle réalité de l’île. Attrapant un animal de ses mains potelées, il se tourne vers la caméra et lance : « M. Ellison, savez-vous qu’à présent, vous êtes l’heureux propriétaire de 380 chats ? »
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Pendant des milliers d’années, le dieu des cauchemars régna sur Lanai. Il n’y avait pas âme qui vive sur l’île jusqu’à ce que, d’après la légende hawaïenne, un chef adolescent de Maui y fût exilé pour sa mauvaise conduite. Le chef détruisit le dieu des cauchemars et prit le contrôle de son armée d’esprits. Puis il alluma un feu. Les gens de Maui, à une douzaine de kilomètres à l’est, virent ce feu. C’était un signal, le feu vert. Ils embarquèrent dans leurs canoës et le rejoignirent sur l’île. Les Hawaïens vécurent heureux sur Lanai pendant environ huit siècles. Les mormons commencèrent ensuite à débarquer, conduits finalement en 1861 par Walter Murray Gibson, qui, en y repensant, pouvait aussi bien être un escroc mégalomaniaque déguisé en mormon. Un article publié par la Société historique d’Hawaï en 1960 qualifie ainsi Gibson : « Ambitieux, romantique et fasciné par l’idée de diriger un gouvernement tropical. » Gibson passa les premières années à vagabonder dans l’Asie du Sud, attisant une révolte d’autochtones contre les colons néerlandais dans l’espoir de pouvoir en diriger une colonie. Il se convertit au mormonisme un an seulement après s’être montré à Lanai.
Une fois sa colonie mormone établie au sein de l’île, Gibson se mit à acheter des terrains sur Lanai, jusqu’à en contrôler la quasi-totalité. Il les acheta avec l’argent de l’église, mais signa les titres de propriété à son nom. Lorsque les mormons s’en rendirent compte, ils l’excommunièrent. Cependant, il détenait toujours ces terrains. À sa mort en 1888, ils furent légués à sa fille, puis à différents propriétaires en tant que biens uniques. Aucun d’eux ne sut quoi faire de Lanai. Ils essayèrent d’y élever des moutons. Ils essayèrent d’y cultiver la canne. L’ananas fut une des cultures prospères de l’île, et retint l’attention de James Drummond Dole, un diplômé de Harvard possédant une jeune compagnie de production d’ananas à Oahu. En 1922, Dole paya 1,1 million de dollars pour les propriétés que Gibson et ses successeurs avaient accumulées. Tout à coup, le New York Times annonçait : « Une île entière, Lanai, a été rachetée par un producteur d’ananas. » Dole transforma les terres en champs, construisit un port et des routes, et bâtit un village idyllique près du centre de Lanai : une série de petites maisons de plantations disposées autour de Dole Park, afin de loger ses travailleurs – en majorité japonais et philippins. En 1930, Lanai City comptait 3 000 résidents, presque tous des employés de Dole, et l’île exportait 65 000 tonnes d’ananas à l’année. Son entreprise envoyait des équipes de paysagistes pour désherber et tondre les pelouses des travailleurs. Elle mit en place un programme d’athlétisme et construisit un terrain de golf. À Lanai, la vie était belle, ce à quoi Dole tenait beaucoup. Sa devise était : « Les travailleurs heureux font les meilleurs ananas. »
Pendant soixante-dix ans, Lanai a figuré parmi les plus grandes plantations d’ananas. Puis en 1992, l’île a ramassé sa dernière récolte. La production d’outre-mer avait tiré les prix vers le bas, et Lanai n’a pas réussi à suivre la cadence. À ce moment-là, l’île avait déjà changé de main deux fois. Elle était à présent dirigée par le milliardaire californien David Murdock, qui avait fait l’acquisition de l’entreprise Castle & Cooke, repreneurs de la propriété de Dole Food à Lanai dans les années 1960. La mainmise de Murdock sur Lanai avait des traits paternalistes. Il appelait les habitants ses « enfants ».
Tandis que l’époque de l’ananas prenait fin, Murdock a tourné l’économie de Lanai vers le tourisme. Il a fait bâtir deux hôtels (les premiers développements sur l’île en dehors de Lanai City, et les plus importants encore de nos jours) et il est parvenu à un accord avec Four Seasons pour s’occuper de la gestion. Les cueilleurs d’ananas se sont recyclés en personnel hôtelier et en paysagistes. Lanai demeurait une « île-entreprise », elle s’était simplement reconvertie. La transition s’est mal passée. Murdock devait sans cesse renflouer les caisses de l’île : de vingt à trente millions de dollars par an, rapportera-t-il plus tard. Dans les années 2000, il a commencé à diminuer les dépenses. Il a licencié un grand nombre de travailleurs et commencé à se décharger de certaines de ses responsabilités quasi-gouvernementales en tant que propriétaire terrien principal de l’île. Les bâtiments sont tombés en désuétude. La Chambre de commerce a été dissoute. Comme l’explique un résident : « D’un point de vue économique, il y avait une forte probabilité pour qu’on s’épuise et qu’on disparaisse. »
En fin de compte, Murdock a suggéré une solution : construire une rangée de quarante-cinq éoliennes sur une cinquantaine de kilomètres carrés de l’île, et vendre l’électricité produite à Oahu. L’idée était controversée. Elle constituait un projet faramineux pour une île de si petite envergure. Lanai avait été colonisée par des immigrants disparates qui avaient dû trouver un terrain d’entente, et ce passé, disent ses natifs, évite aux gens de trop s’appesantir sur les divisions et les différences. « C’est ce qui rend cet endroit si spécial », m’a expliqué une femme. « Nous avons toujours aloha les uns pour les autres – une affection particulière. » Malgré tout, la longue bataille pour ce que les gens d’ici appellent le « Grand vent » a été brutale et pleine de divisions. Les membres d’une même famille arrêtaient de se parler. Il y avait des manifestations dans les rues. Beaucoup de pro-éoliennes voyaient leurs opposants comme des idéalistes irréfléchis, qui mettaient des bâtons dans les roues de l’homme sur lequel comptait la communauté, et menaient l’île à sa perte. Murdock semblait être du même avis.
Avant l’été 2011, il a confié au rédacteur en chef du journal de l’île que Lanai était « le plus mauvais investissement financier [qu’il ait] jamais fait ». Il lui restait peu d’options. L’une d’elles étant « de tout fermer et de partir ». Au lieu de cela, il a mis Lanai en vente. Un torrent d’angoisse s’est alors déversé sur l’île. Les gens s’inquiétaient de voir Murdock vendre des parties de Lanai à plusieurs propriétaires, jetant la communauté dans une garde partagée dont ils ne voulaient pas, ou bien de les offrir à une grande compagnie hôtelière qui dénaturerait l’endroit. « Oh, mon Dieu, il aurait pu la vendre à un oligarque russe », s’exclame une femme. Une autre se rappelle : « On priait pour que ce ne soit pas un Cheikh ! » Mais il n’en fut rien. Larry Ellison est arrivé. Il était facile de se faire des illusions, et la guerre civile autour du « Grand vent » avait laissé les gens apeurés et fatigués de toutes ces luttes intestines. Ellison voulait ressusciter l’île et il avait les moyens de financer ses rêves jusqu’à leur réalisation. Mais était-il un homme d’affaires utopiste comme Dole ? Ou un autocrate négligeant comme Gibson ? Était-il le dieu des cauchemars ou le chef renégat venu les en sauver ?
Kyrie Ellison
Presque deux ans plus tard, j’ai demandé à Pat Reilly, un habitué du Blue Ginger Cafe âgé de 74 ans portant une fine moustache blanche et des lunettes trop grandes, ce qu’il avait pensé en apprenant le rachat de l’île. Reilly, qui vit à Lanai depuis plus de 30 ans, a tendu la main vers sa tasse de café et tracé un grand et long point d’interrogation dans l’air, avant de marquer le point en me pressant de son index, bien fort. « Et ça n’a pas changé. »
Comme beaucoup d’autres forces omnipotentes, Ellison est resté la plupart du temps invisible. Il a visité Lanai à plusieurs reprises. Les habitants m’ont confié qu’ils savaient qu’il était sur l’île quand ils repéraient son yacht amarré au port. Mais il semble déterminé à conserver une distance formelle avec la communauté, se protégeant derrière l’équipe de direction de Pulama Lanai, l’entreprise de gestion qu’il a mise en place afin de veiller sur la marche de la transformation de l’île. Bien que Pulama tienne des rencontres fréquentes avec le public à Lanai, Ellison a toujours refusé d’y participer ou de s’adresser directement aux habitants. Plusieurs d’entre eux m’ont avoué qu’ils avaient dû se résoudre à lire des biographies d’Ellison afin d’en apprendre plus sur leur bienfaiteur : des livres aux titres quelque peu troublants, tels que Everyone Else Must Fail (« Tous les autres doivent échouer ») et The Difference Between God and Larry Ellison, (« La différence entre Dieu et Larry Ellison ») dont la conclusion est : « Dieu ne pense pas être Larry Ellison. » Sa vision de l’île a d’abord été présentée l’année dernière, par procuration, durant une réunion du comité consultatif pour les projets communautaires. Ces réunions se faisaient dans le cadre de la procédure d’amélioration du document de planification par le gouvernement local, document qui dicte tout, du zonage et de l’utilisation des terres à la préservation culturelle. Butch Gima, un travailleur social originaire de Lanai qui a présidé au comité, m’a confié que la reprise d’Ellison les mettait dans une situation délicate.
D’un autre côté, elle laisse place à davantage d’ambition. « Un nouveau monde s’ouvre à nous », a déclaré l’un des membres au comité. Mais il était étrange d’établir un plan pour une île contrôlée par quelqu’un d’autre. Même l’étude économique du comité et les prévisions de croissance pouvaient se révéler obsolètes en fonction de ce qu’Ellison comptait faire. C’est pourquoi ils ont invité le nouveau directeur des opérations de Pulama, Kurt Matsumoto, pour les briefer. Matsumoto avait été embauché quelques mois auparavant afin de surveiller les opérations à Lanai. Il avait de l’expérience dans la gestion de grands hôtels, et c’était par ailleurs un « enfant de Lanai », comme les gens n’ont pas arrêté de me le répéter : il avait grandi sur l’île. « On ne dirait pas comme ça, mais il est très doué », m’assure Gima. Enfants, Gima et Matsumoto ont été scouts ensemble. Son affectation était encourageante : la relation entre l’île et son nouveau propriétaire avait été ramenée à une dimension plus humaine. Matsumoto s’est montré au comité à la mi-janvier, tel Moïse parmi les cadres intermédiaires, descendu de la montagne avec entre les mains son PowerPoint divin. En guise d’introduction, il a expliqué qu’Ellison n’avait pas encore de plan définitif, seulement des « intentions ». Puis il a lancé la première diapositive.
Cette nuit-là, et durant d’autres réunions, Matsumoto a révélé une vision très ambitieuse pour l’île. Il a expliqué qu’Ellison cherchait à faire construire un troisième hôtel, cette fois sur la côte déserte au sud-ouest, ainsi qu’un complexe de propriétés privées – peut-être cinquante, de 20 000 m² ou plus. Ellison comptait agrandir l’aéroport, en ajoutant des pistes plus longues afin de recevoir pour la première fois des vols directs à partir du continent. La contrainte sur Lanai avait toujours été l’eau, mais Ellison allait construire une station de dessalement dernier cri afin de produire davantage d’eau douce. Ellison étendrait Lanai City et construirait un « parc énergétique » où l’électricité issue de panneaux solaires ou d’algues photosynthétiques alimenterait un nouveau smart grid. Il rétablirait l’agriculture commerciale sur l’île avec des champs équipés de capteurs, pour contrôler la fertilisation et l’irrigation. Ainsi, Lanai pourrait s’auto-suffire et même exporter ses produits, au lieu de dépendre des barges hebdomadaires d’Oahu. Enfin, Matsumoto a annoncé au Wall Street Journal qu’Ellison espérait voir la population de l’île doubler et atteindre les 6 000 habitants. Ailleurs, il était question de vins bio, de cultures de fleurs, d’opérations innovantes mélangeant aquaponie et hydroponie qui permettraient d’élever des poissons et de faire pousser des fruits et des légumes, le tout dans un cercle vertueux durable. En bonus, de meilleurs soins, un bowling, un institut d’études sur la durabilité, un studio de cinéma d’environ 80 000 m². Sans oublier une excellente académie de tennis avec ses résidences, pour les jeunes compétitifs.
À la première réunion, Matsumoto était calme, humble et inclusif. Il utilisait des mots comme « respect » et « valoriser », « partager » et « investir ». Il est enfin arrivé à sa dernière diapositive : Mahalo, « merci » en hawaïen. « C’était dur de formuler une question sensée après ça », se souvient Gima à propos de la présentation. « Je crois que les gens étaient tout simplement bluffés. » Après des années de chômage terribles, les gens de Lanai reprenaient le travail. Quatre mois après le rachat par Ellison, le chômage avait chuté à 1,2 %. Partout il y avait de nouveaux visages, de nouvelles voitures de luxe qui circulaient sur la route et des rangées de vans Mercedes ou de Nissan LEAF neuves pour remplir le parking de l’entreprise située près du centre-ville. Lorsque j’ai visité Lanai en mars dernier, il se passait trop de choses pour espérer pouvoir tout suivre. Pulama s’occupait de l’entretien de l’île, des rénovations et de l’embellissement complet, tout cela ayant été suffisamment repoussé. Ils avaient repeint les boutiques autour de Dole Park, arraché les vieilles haies, élagué ou coupé les arbres pour dégager l’atmosphère. Des hordes d’ouvriers du bâtiment se déplaçaient dans tout Lanai vêtus de leur haut vert ou orange fluorescents, puis se réunissaient à l’extérieur du Richard’s Market en fin de journée pour prendre un verre ou une collation. « Pulama rénove, rafraîchit et rajeunit chaque coin de l’île », résume une femme du nom de Mimi Evangelista. « Je me sens bénie, bénie au-delà de mes rêves les plus fous. » Pulama avait lancé un programme d’été pour les enfants et un autre afin d’aider les lycéens à poursuivre des études à l’université. L’entreprise avait projeté La Reine des neiges dans le parc et mis en place une « garderie pour animaux » pour que les gens puissent vermifuger leurs chats gratuitement. Ils ont ouvert un restaurant Nobu dans un des hôtels. J’ai vu des affiches publicitaires pour des cours gratuits d’aquagym à la nouvelle piscine municipale, et l’on donnait des leçons de ukulélé et de la méthode Pilates.
Un mois plus tôt, lors d’un événement d’Oracle tenu à Las Vegas pour dévoiler le nouveau clou de l’entreprise, quelqu’un a demandé des nouvelles de Lanai à Ellison. Il a alors précisé : « Pour la première fois, Lanai possède un terrain de football américain où les lycéens peuvent organiser des jeux. » Il a aussi ajouté : « Nous donnons les moyens aux habitants de commencer leur propre affaire », qu’il s’agisse « d’agriculture ou d’un bar à jus à Lanai City. »
Soupçons
Le bar à jus occupe un bâtiment semblable à une cabane dans un coin de Dole Park. Sa propriétaire et gérante est Tammy Ringbauer, une femme expansive, des fleurs aux couleurs vives tatouées sur le haut du bras droit. Ringbauer est à fond dans le jus (je n’avais encore jamais vu personne presser du curcuma) et vend 12 dollars une grande boisson. Elle m’a raconté qu’elle avait déménagé de Maui à Lanai quelques semaines avant le changement de propriétaire, et que la devanture lui avait tout de suite tapé dans l’œil. C’était le seul espace commercial libre à Lanai City, même si elle avait entendu dire que, pour une raison inconnue, Pulama Lanai n’arrêtait pas de refuser les entrepreneurs qui voulaient le louer. Pulama, de leur côté, affirme qu’ils n’ont refusé aucune candidature. Lorsque j’ai demandé à Ringbauer pourquoi l’entreprise lui avait finalement accordé le bail, elle a hésité. « Je ne voudrais rien dire de travers », a-t-elle commencé. « Avec les changements actuels, il y a une sorte de modèle vers lequel on essaie de tendre. Et je crois que certaines entreprises pourraient ne pas correspondre à ce modèle. » Elle pense que sa vision coïncide avec celle de Pulama : elle utilise des produits biologiques cultivés dans la région et des tasses à emporter biodégradables. « Je montre les bienfaits du jus à mes clients, je les éduque. »
Plus tard, elle a entendu qu’Ellison lui-même était déjà venu plusieurs fois pour un jus, s’asseyant à un tabouret et sirotant sa boisson comme tous les autres clients. Je n’ai trouvé aucune autre entreprise qui se serait lancée à Lanai depuis l’acquisition d’Ellison. Néanmoins, on entendait parler d’entrepreneurs qui, comme le propriétaire de l’atelier de menuiserie de l’île, avaient approché Pulama dans le but d’obtenir un bail ou un partenariat, pour finalement se voir offrir un travail directement avec l’entreprise. C’était une bonne chose, mais cela permettait à Pulama de préserver son contrôle sur l’économie. Ringbauer n’avait aucune objection. « Si nous travaillons tous ensemble », disait-elle, « nous allons prospérer. » Le panneau en bois derrière elle disait : « Pas de chouinements. Pas de reproches. Pas d’air renfrogné. Seuls les câlins, les sourires et les sentiments bienveillants sont autorisés. Merci. » Malgré mes nombreux coups de fil et mes e-mails au bureau de Pulama Lanai pour une demande d’interview avec les membres de la direction, l’entreprise a globalement fait la sourde oreille. Mes quelques visites de leurs locaux, face à Roger, le réceptionniste glacial, n’ont pas non plus été concluantes. Une fois, alors que j’essayais d’entamer la conversation avec Roger avant qu’il ne me chasse, j’ai dit : « C’est magnifique, ce que vous avez fait par ici. » Je parlais du hall rénové de leur bâtiment, avec son sol en marbre et ses meubles importés, et la boîte en bois massif gravé où les gens du coin déposaient leurs chèques pour la location. « Oui, c’est vrai », a répondu Roger, détournant à peine le regard de son ordinateur. Finalement, un chargé des relations publiques basé à Honolulu m’a prévenu que « l’entreprise [était] encore dans sa phase de planning » et qu’elle ne participerait pas à l’article. Un autre obstacle : près de la moitié des adultes sur l’île travaillent à Pulama Lanai ou dans ses hôtels, et il semblerait que ceux de l’autre moitié ont tous une sœur ou un oncle dans l’entreprise – ou du moins qui en dépend indirectement pour son gagne-pain ou son logement, qui est la propriété de Pulama Lanai. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils étaient tenus de ne rien divulguer aux journalistes, ou qu’ils ne voulaient pas risquer de s’attirer les foudres de la compagnie. Un jeune homme m’a abreuvé d’un long préambule de toute évidence bien préparé, en insistant sur le fait qu’il devait absolument préserver l’anonymat et que les opinions qu’il exprimait étaient strictement les siennes et ne reflétaient pas le point de vue de Pulama Lanai ou de son patron, qui faisait des affaires avec Pulama et que je ne devais pas non plus citer. Je m’attendais à des propos incendiaires, mais son opinion s’en tenait là : « Il y a beaucoup d’entreprises, et certaines personnes ne sont pas contentes, mais elles ne voient pas tout ce qu’elles ont grâce à cela. C’est tout simplement génial ! »
Les gens prennent progressivement conscience que le discours sur la transparence et la coopération de Pulama ne correspond pas toujours à ses actions.
Oui et non. Il s’avère que ma perception de Pulama Lanai en tant que « force » immense et peu communicative était assez proche de celle de plusieurs habitants que j’ai rencontrés. Eux non plus ne comprenaient pas forcément comment fonctionnait cette « force », mais ils voyaient son œuvre partout. Et parfois, c’était loin d’être génial. Pulama avait malencontreusement intensifié la pénurie de logements à Lanai. Les travaux étaient si importants que les entrepreneurs en bâtiment devaient faire la navette quotidiennement ou de manière hebdomadaire entre les autres îles et Lanai – ou carrément déménager. Certaines entreprises de construction à l’extérieur de l’île ont racheté des logements à Lanai City dans l’attente de passer un contrat avec Pulama. Les propriétaires terriens indépendants, eux, se sont rendus compte qu’ils pouvaient exiger des prix de location plus élevés aux travailleurs sur place. L’entreprise avait beau mettre activement de petites maisons à louer, un grand nombre de gens déplacés étaient irrités par Pulama et sa longue liste d’attente pour les logements ; une liste que, d’après eux, ses employés contournaient. Depuis, les gens prennent progressivement conscience que le discours sur la transparence et la coopération de Pulama ne correspond pas toujours à ses actions. Certaines personnes se demandent si l’entreprise ne cacherait pas ses véritables intentions derrière une apparence d’égalitarisme et de bienséance. Une enseignante nommée Karen de Brum l’explique ainsi : « En fin de compte, M. Ellison peut faire – et fera – ce qu’il veut. Il attend des avis, mais c’est comme si je demandais un avis sur ce que je dois faire dans mon jardin. Mon jardin reste à ma propriété. » Ce processus ne semblait ni transparent ni juste, et Pulama résistait aux appels qui demandaient une réunion communale concernant ce problème. Plus tard, j’ai assisté à l’une des réunions d’information de l’entreprise sur les rénovations du Four Seasons : « Nous allons ajouter deux nouveaux restaurants teppanyaki », a expliqué un représentant de Pulama, puis j’ai observé les habitants essayer de perturber son maigre programme. « C’est un truc que vous n’avez même pas anticipé ! » a crié un vieil homme. Il s’appuyait sur son déambulateur, élevant la voix : « Vous avez pris tous les logements ! Tout a disparu d’un coup ! »
Zane de la Cruz, un habitant de Lanai de 27 ans, m’a avoué qu’il commençait à se dire que la communication était en fait pire qu’avec le propriétaire précédent, « parce qu’il y a une fausse impression de bonne communication ». Il a ajouté : « Ils donnent beaucoup d’informations inutiles. Ils vous sortent des mots tendances. » Durant un meeting, des gens ont demandé à Arlan Chun, un cadre de Pulama, combien les habitants paieraient pour l’eau de la nouvelle station de dessalement, et comment Ellison comptait rentrer dans ses frais. Chun a alors suggéré qu’Ellison ne se préoccupe pas du prix : « Notre seul souci est de faire progresser l’île. » De la Cruz m’a confié : « Ben ouais, c’est bien joli de dire ça, mais quelqu’un va devoir le payer. Et si Larry Ellison décide, cinq ans après, qu’il ne veut plus jouer à ce petit jeu, ce sera à nous de le faire. » John Ornellas, président du comité de planification de l’île, se rappelle avoir eu du mal à obtenir une réponse claire sur ce qui se passerait si Ellison venait à mourir. « C’est vrai qu’il est aventurier », remarque Ornellas. Une rumeur – dont la vérité reste à prouver – dit par exemple qu’Ellison aurait piloté un avion de chasse sous le pont du Golden Gate. Diana Shaw, qui dirige le centre de santé communautaire de Lanai, l’un des deux prestataires de santé sur l’île, affirme que Pulama a ignoré pendant des mois sa demande pour une réunion préliminaire. « Ils n’arrêtaient pas de parler du système de santé, de la façon dont ils allaient l’optimiser, l’améliorer et le changer », dit-elle. « Mais personne n’est venu nous en parler. C’est nous, le système de santé, au moins à 50 %. » Quand, enfin, des représentants de Pulama se sont assis à sa table, la réunion s’est mal passée. Shaw décrit l’un des représentants comme « le maître du baratin ».
Une nuit, durant un petit rassemblement autour d’une pizza et d’une bière, Pierce Myers, directeur d’école à la retraite, m’a expliqué les choses ainsi : « L’espoir est là. Le potentiel est énorme. » Et pourtant, beaucoup de résidents ne peuvent pas s’empêcher de voir toutes les actions d’Ellison à travers un voile de suspicion et d’incertitude. Il a continué : « Cet endroit a été développé sur le dos de gens modestes ; de gens qui se souciaient de leur prochain. Quand vous vivez sur une île, vous ne pouvez pas vous permettre de vous faire des ennemis, il en découle la compassion. À présent, on dirait que tout est tiré de l’extérieur par une force qui ne fait pas partie de la tradition. » Un homme assis à côté de Myers a fini par s’exprimer. « Chaque changement sera pénible, mais ils arrivent très vite », a-t-il dit doucement. Il s’appelle Anthony Kaauamo Pacheco et il a 29 ans. Né à Lanai, il avait quitté l’île afin d’étudier le cinéma à Oahu. Il est revenu deux ans auparavant avec l’envie de pousser les futurs cinéastes à raconter leurs propres histoires – il s’imaginait même attirer les productions hollywoodiennes sur l’île. Cependant, difficile de savoir par où commencer. Cela fait deux ans qu’il enseigne le cinéma à l’école, sans rémunération.
Cet après-midi-là, lors d’un exercice critique, Pacheco avait montré à ses étudiants une vidéo promotionnelle tournée par Love Lanai : une nouvelle campagne publicitaire que Pulama utilisait pour présenter l’île aux touristes aisés. Love Lanai est le fruit de l’imagination d’Audrey Cavenecia, une conseillère en image venue de Californie du Sud, spécialisée dans le « luxe accessible ». Auparavant, Cavenecia a travaillé en tant que « coach de vie » et réalisé une émission de télé-réalité pour E!, The Apology Concierge, qui conçoit des « discours d’excuses haut de gamme ». Pour des hommes riches qui trompent leur épouse, par exemple. La vidéo montre des séquences en perspective aérienne avec une vue en plongé sur les plages et les collines de l’île, mais également un homme au bord d’un précipice venteux, genou à terre pour une demande en mariage, et une femme à cheval qui se détache légèrement de sa selle, envahie par un sentiment de liberté. La vidéo at été postée sur YouTube avec le titre : « Pour Love Lanai, le luxe empathique est bien plus qu’une expression, c’est un objectif à atteindre ». Ce qui ne veut pas dire grand-chose.
Dans une interview que Pacheco a trouvée sur Internet et montrée à ses étudiants, Cavenecia explique qu’elle a créé Love Lanai pour raconter les histoires du quotidien des habitants de l’île, dont la vie s’améliorait grâce à Ellison. C’est pour encourager ce genre de travail que Pacheco est revenu à la maison. Mais qu’une conseillère en image raconte ces histoires afin de s’en servir comme contenu promotionnel pour de riches touristes, ça sentait un peu l’exploitation. « Je ne suis pas un spectacle », insiste-t-il. Pacheco semblait partagé dans ses sentiments, se demandant si son scepticisme était justifié ou seulement subjectif. Durant son enfance, la majeure partie de l’île était également une propriété privée, mais Murdock ne laissait pas une telle emprunte et avait tendance à se focaliser essentiellement sur ses hôtels. « Je n’avais jamais l’impression d’empiéter sur quelque chose », affirme Pacheco. Maintenant, si. Il n’est plus sûr de vouloir vivre à Lanai. Puis, deux semaines plus tard, au milieu du mois d’avril, la situation de Pacheco s’est arrangée. Pulama Lanai a financé son poste d’enseignant dans le cadre de son engagement pour l’amélioration de l’éducation.
Désormais, il a un moyen de subvenir aux besoins de sa famille, et des ressources pour commencer le travail idéaliste pour lequel il était revenu à Lanai. Il a également signé un accord de confidentialité avec l’entreprise et ne pouvait plus me parler. Chaque personne avait sa propre histoire, mais pour Gail Allen, une habitante de l’île, le premier signe du déclin durant cet été a été l’abandon inexpliqué, de la part de Pulama Lanai, des rénovations du terrain de golf derrière sa maison. Les mauvaises herbes et les chardons y montaient jusqu’à la taille, aussi touffus qu’une tête de balai, et les poissons dans l’étang étaient morts, leurs cadavres venant taper contre les bords envahis d’algues, flottant sur le ventre. Le terrain, rattaché au plus petit des deux hôtels Four Seasons et attenant au quartier d’Allen, lui-même à flanc de coteau au-dessus de Lanai City, figurait parmi les rénovations à réaliser en début d’année. Pulama a débroussaillé le terrain et creusé le système d’irrigation, mais depuis il s’est passé peu de choses. Enfin, en mai, l’employé de l’entreprise de conception Jack Nicklaus, qui avait été muté avec sa famille à Lanai dans le but de superviser la reconstruction, a été brusquement renvoyé chez lui. Il a signalé aux voisins que la rénovation du terrain de golf était repoussée à 2015 ou 2016. À ce moment-là, les moustiques pullulaient déjà sur le terrain. La puanteur de l’étang s’infiltrait dans les maisons des gens. « Ça sent les égouts par ici », m’a confié Allen début juillet, lorsque je l’ai appelée pour qu’elle me mette au parfum.
Pulama semblait avoir sous-estimé les difficultés qui accompagnaient la construction sur Lanai.
Allen possède une boutique de souvenirs en ville et ressemble un peu à Meryl Streep lorsqu’elle sourit. Quand nous nous sommes rencontrés dans son patio, en mars, elle était on ne peut plus optimiste ; elle s’éternisait sur le sujet, en s’exclamant : « J’ai l’impression de vivre dans une utopie ! » et déclarait qu’elle connaissait des informations confidentielles affirmant qu’Ellison équipait Lanai de la technologie 4G. « Même Honolulu n’a pas la 4G ! » a-t-elle insisté. (À vrai dire, si, ils l’ont.) Je suis reparti pour Lanai quelques jours plus tard. Beaucoup de choses allaient légèrement de travers en comparaison avec ma première visite, puisque l’entreprise était passée du travail facile de rafraîchissement de l’île à la mise en place de sa version réinventée. Cela présentait un problème majeur : Pulama semblait avoir sous-estimé les difficultés qui accompagnaient la construction sur Lanai, où les matériaux et la main d’œuvre doivent être importés. À présent, elle était désemparée. Il n’y avait pas que le terrain de golf, d’autres signes montraient l’incompétence de Pulama Lanai, ou peut-être seulement son manque de considération – difficile à dire. « Je ne crois pas que M. Ellison essaye de blesser les gens », a-t-elle commenté par téléphone, « mais je ne crois pas qu’il réalise que l’économie d’ici est un petit écosystème fragile. Nous étions si zélés : “Oh, mon Dieu, il vient sauver notre île !” À présent, on a juste l’impression que tout est dans l’incertitude. Tout à coup, il y a la peur : qu’est-ce qu’on fera si ça s’effondre ? »
En mai, le travail sur l’île demandant de plus en plus de ressources, Philip Simon, comptable et président d’une autre entreprise d’Ellison, Lawrence Investments, a été appelé à se concerter avec les cadres de Pulama. Aux réunions publiques, Pulama annonçait dorénavant qu’elle avait abandonné la seconde piste d’atterrissage de l’aéroport et qu’elle réduisait aussi à 27 millions le relooking de l’hôtel Four Seasons situé dans la baie de Manele : l’entreprise comptait rénover la moitié de l’établissement, et peinait à terminer à temps pour une réservation importante en octobre. Il se racontait en ville qu’il s’agissait d’une fête géante pour la fille d’Ellison, Megan. Il y avait maintenant 360 entrepreneurs sur le coup, dont un grand nombre séjournait à l’hôtel, ou dans l’autre moitié du Four Seasons. Juste avant mon arrivée, Ellison avait acheté le petit Hotel Lanai en haut de Dole Park (le dernier hôtel de l’île) et le remplissait également de travailleurs du lundi au vendredi. Ornellas, le président du comité de planification de Lanai, m’a informé que dernièrement, ses conversations avec les cadres supérieurs de Pulama se résumaient à : « L’infrastructure ne peut pas supporter leurs objectifs ambitieux. » Sur une si petite île, chaque modification du plan de Pulama avait des répercussions. La vague de désenchantement que j’avais rencontrée en été continuait de s’étendre, tandis qu’émergeaient d’autres histoires sur la négligence et le manque de fiabilité apparent de l’entreprise.
Vers la fin de l’année dernière, par exemple, Pulama a annoncé aux propriétaires de Trilogy Excursions (une grande affaire familiale située à Maui qui organise entre autres des plongées sous-marines pour les clients des hôtels, et dont les employés offrent une dinde et un sac de riz à chaque famille pour Thanksgiving) qu’en octobre, Four Seasons allait commencer à organiser ses propres missions de plongée. Puis, cet été, Pulama est revenue sur sa décision : ils retardaient le plan. C’était une bonne nouvelle pour Trilogy, à ceci près que plusieurs de leurs employés, pensant bientôt se retrouver au chômage, avaient déjà accepté d’autres missions, et que l’entreprise était à présent en sous-effectif. Il est possible qu’en interne, l’équipe de gestion d’Ellison avait de bonnes explications pour leur apparente réserve et leur désorganisation. Mais ici, à Lanai, les habitants avaient peur que l’ingénieur mystérieux qui rénovait leur île se détourne de sa création, ou pire, qu’il soit incapable de tout gérer de manière aussi compétente qu’ils ne le pensaient. Les gens dépendaient de chaque décision ; toute instabilité perturbait leur notion de l’avenir. « Bientôt, on ne vivra plus ici à la façon des Lanaïens », m’a confié un après-midi Mike Lopez, directeur des opérations chez Trilogy. « Tout le monde le sent à présent. » Puis, tout à coup, il a lancé : « Regardez, ce gars-là ! » en désignant, de l’autre côté de la rue, un homme élancé à la barbe grise, portant une casquette et des lunettes, qui attendait au coin de Dole Park. C’était un inconnu, toujours seul, que Lopez n’arrêtait pas de voir rôder par ici. « Je me demande s’ils ne placeraient pas des gens pour observer l’ambiance générale, des choses de ce genre. » Je me suis retourné. L’homme, arrêté près d’une poubelle juste avant, s’est rapidement éloigné. Je n’ai pas vraiment les outils pour juger si un étranger à Lanai semble sinistre ou pas. Mais l’ennui, c’est qu’à présent Lopez ne le savait pas non plus.
Utopie, dystopie
La semaine où je suis revenu, ce sentiment de suspicion sur Lanai atteignait son paroxysme avec le sujet politique le plus explosif depuis des générations : la question de l’eau. La centrale de dessalement, déjà dans sa première phrase de construction près de Four Seasons dans la baie de Manele, était l’élément central de la vision d’Ellison. En transformant chaque jour jusqu’à 38 millions de litres d’eau salée venant des nappes phréatiques en eau potable, on arriverait à favoriser le développement et la croissance démographique.
Plus tôt cette année, l’entreprise avait rendu visite au comité de planification de Lanai pour une autorisation spéciale permettant d’exploiter la centrale pendant trente ans. Le comité, composé de neuf habitants, est le seul véritable organe gouvernemental local à Lanai. Tout le reste est décidé pour l’île par le gouvernement du comté, à Maui, ou de l’État, situé à Honolulu. Il est intéressant de noter que, si Ellison n’a pas souhaité rencontrer les habitants de Lanai, il a invité Alan Arakawa, le maire du comté de Maui, qui inclut Lanai, pour un déjeuner sur son yacht, et levé deux fois de gros fonds pour le gouverneur Neil Abercrombie, avant que ce dernier ne perde aux primaires du mois d’août. Cependant, après des mois d’audiences, le comité de planification a rejeté la demande de Pulama et décidé, à la place, de délivrer une autorisation pour quinze ans. Ce geste peut sembler insignifiant, mais comme le fait remarquer Robin Kaye, un habitant de longue date qui a aidé à mener la résistance contre les éoliennes de Murdock : « C’est la première fois en deux ans qu’une partie de la communauté rejette, de manière formelle, une demande de Pulama. » Et pour la première fois, la communauté a alors vu Pulama faire preuve d’une intransigeance absolue. Durant l’une des dernières réunions de juin à propos de la centrale, Kurt Matsumoto n’a cessé de lancer le même ultimatum : sans une autorisation de trente ans d’exploitation, l’entreprise ne construirait probablement pas de centrale. Un tel investissement n’en vaudrait alors pas la peine. « Ce n’est pas une menace », a assuré Matsumoto, ajoutant ensuite : « Mais nous ne sommes pas ici ce soir pour négocier. » Lorsque j’ai croisé Pat Reilly, l’homme affable que j’avais rencontré au Blue Ginger Cafe durant l’été, il m’a expliqué l’altercation. D’après lui, on commençait à sentir que Matsumoto et son équipe étaient agacés par le processus politique local. Ils ne se comportaient plus comme des représentants élus qui cherchaient l’appui du public pour leur programme ; ils se comportaient comme si l’endroit leur appartenait, et c’était d’ailleurs le cas. « Les gens d’ici ont leur mot à dire », m’a expliqué Reilly. « Et c’était l’occasion de le faire. C’était une démonstration de force. Sur le plan psychologique, ça me paraît tout à fait logique. » La confrontation commençait à s’envenimer.
Plusieurs résidents avaient l’impression que le comité se montrait trop impétueux, immobilisant Ellison comme ces manifestants qui avaient saboté le projet des éoliennes de Murdock – même si, dans le cas présent, le comité ne s’opposait pas à la centrale et avait d’ailleurs donné son feu vert au projet. Entre-temps, le comité avait reçu une lettre formelle de l’avocat de Pulama situé à Maui, présentant un argument compliqué qui s’attaquait à une restriction inscrite dans l’autorisation. La restriction stipulait qu’une fois la centrale en état de marche, l’hôtel et les maisons avoisinantes ne pouvaient utiliser l’eau des aquifères principaux de l’île qu’en cas d’urgence, et seulement pour la consommation humaine. Un après-midi, alors que j’attendais la fin d’une averse, sirotant un soda au gingembre très onéreux et profitant du pop-corn gratuit de l’un des hôtels Four Seasons de Pulama, j’ai entendu une femme vider son sac devant le barman à propos de l’audace et de la fourberie du comité. « Ils jouent avec un paquet d’argent ! » a-t-elle lancé. Elle rouspétait à cause d’un membre du comité en particulier, qu’elle pensait être le fauteur de troubles, et disait : « À quoi elle pensait ?! » Elle a continué en haussant le ton, jusqu’à épuiser le sujet. Trente minutes plus tard, je me suis rendu à une réunion publique que tenait Pulama dans l’ancien local syndical en ville. J’y ai remarqué le propriétaire (un homme très large dans un polo) d’une maison de luxe près de l’hôtel se tenir devant Pat Reilly, pointant du doigt l’assemblée en hurlant : « Faites-leur entendre raison, à ces gens ! Ils veulent couper notre eau ! » J’ai revu la femme du bar, tout sourire, offrant des pâtisseries et des bouteilles d’eau : c’était Lynn McCrory, la vice-présidente des affaires gouvernementales de Pulama. Le 12 septembre, Pulama a arrêté soudainement la construction de la centrale de dessalement. Difficile à dire quand, ou même si elle allait reprendre. « On dirait que le bébé n’a pas eu ce qu’il voulait », m’a confié Ornellas, président du comité de planification. « C’est dommage qu’on en soit arrivés là. »
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Avant ma première visite à Lanai, j’avais vu sur internet une interview de Kepa Maly diffusée à la télévision, une figure d’autorité dans l’histoire culturelle de l’île – et pas des moindres. Ce n’était pas un Hawaïen, mais un homme blanc dans une chemise hawaïenne délavée avec des lunettes en fil de fer et une voix douce et feutrée. Même sur internet, tout en lui semblait chaleureux – et un peu ringard. Il me rappelait un vieux chanteur folk pour enfants des années 1970.
Il voulait me parler, mais il me fallait d’abord l’accord de l’entreprise.
Maly est né à Oahu, explique-t-il au journaliste. Enfant, il se sentait déconnecté et perdu, jusqu’à être recueilli par les Kaopuiki, l’une des familles les plus anciennes de Lanai. M. et Mme Kaopuiki étaient nés dans les années 1890, trente ans avant que James Dole ne plante son premier ananas à Lanai, et ils ont éduqué Maly comme leurs quatorze autres enfants, en lui parlant hawaïen et en le plongeant dans l’histoire et dans les traditions de l’île. Maly était enchanté, et depuis, il a consacré sa vie à perpétuer la culture traditionnelle hawaïenne. À présent, il est directeur général du Culture and Heritage Center de Lanai, un musée à but non-lucratif situé au sommet de Dole Park. Kepa, c’est le nom que lui ont donné les Kaopuiki. Ça veut dire « embrasser ». J’ai appelé Maly, mais en vain. Alors, un après-midi de mars, j’ai tapé à la porte de la petite maison bleue où il était censé travailler. J’ai commencé à me présenter quand son visage ouvert s’est crispé avec ce qui semblait être de l’embarras. « Je vous connais », a-t-il dit. « J’imagine que c’était impoli de ma part de ne pas vous avoir rappelé. Mais je dois être prudent. » Le problème, c’était qu’il avait accepté un travail à Pulama Lanai. Il voulait me parler, mais il me fallait d’abord l’accord de l’entreprise.
Après quelques coups de fil, et un nouveau face à face infructueux avec l’intraitable Roger, l’entreprise m’a surpris : je pouvais interviewer Maly le jour suivant. « Mon expérience avec l’ancien propriétaire était éprouvante », a-t-il expliqué lorsque nous nous sommes retrouvés. Cependant, toute cette difficulté avait disparu avec l’arrivée d’Ellison. « C’était vraiment génial ! » m’a-t-il dit. L’année dernière, Pulama l’a engagé en tant que vice-président de la préservation culturelle et historique, avec dix personnes sous ses ordres. Une équipe était de sortie cet après-midi-là pour déblayer la zone autour du centre religieux du Lanai antique, et ils allaient bientôt restaurer d’anciens bassins à poissons et replanter des champs de taro. C’était le soutien de ce type d’intendance qu’il attendait du précédent propriétaire de l’île. « Maintenant, toutes ces choses dont on parlait, pour lesquelles on luttait vraiment, on les fait là dehors, dans les champs », m’a-t-il confié.
Maly n’avait pas encore rencontré Ellison, mais il était persuadé qu’il comprenait qu’investir dans la préservation de la culture et de l’histoire de Lanai était, au moins, une bonne affaire. Les touristes d’aujourd’hui, surtout les plus fortunés, ne s’arrêtent plus aux plages et aux cocktails Mai Tai. « À présent, tout dépend du cadre. Les gens veulent de « l’authentique ». Ils veulent de vraies expériences », a-t-il insisté. Ce matin-là, j’avais entendu une explication identique avec Tom Roelens, le gérant du Four Seasons dans la baie de Manele. Roelens m’avait conduit dans une chambre fraîchement rénovée, précisant toutes les touches locales, comme le panneau mural qui illustrait l’histoire du demi-dieu Maui, ou la pagaie de canoë au-dessus des toilettes. « C’est une chambre exceptionnelle », s’émerveille Roelens. « Elle reflète vraiment Hawaï. » Selon ses dires, les hôtels isolent souvent les clients de la communauté. Néanmoins, à Lanai, le propriétaire de l’hôtel n’était pas en compétition avec les alentours, puisqu’il en possédait la majeure partie. « Tout ça fait partie de l’expérience Lanai », a affirmé Roelens. Et les habitants de Lanai en font eux aussi partie. D’après lui, presque un quart de l’île travaille dans ces deux hôtels, et la société pense qu’améliorer la qualité de vie des résidents se « reflétera vraiment sur l’expérience des clients. » Ellison a lui-même énoncé cette philosophie : « On pense que si l’on s’occupe bien des gens d’ici, ces gens s’occuperont bien de nos visiteurs. » On aurait dit cette même philosophie de la Silicon Valley à l’origine des cafétérias gastronomiques, des cours de yoga et des « nap pods » sur les campus des sociétés de technologie ; des aménagements conçus pour garder les ingénieurs heureux et maximiser leur productivité. Mais maintenant, dans son bureau, Kepa Maly me rappelait aussi qu’il s’agissait d’un modèle beaucoup plus ancien, avec lequel Lanai s’en sortait plutôt bien. « Comme l’a dit Dole », a-t-il commenté. « “Les travailleurs heureux font les meilleurs ananas.” »
J’ai demandé à Maly s’il avait des doutes quant à son travail chez Pulama. Initialement, oui, a-t-il répondu. « Et je dois vous avouer que parfois, je me demande si je juge bien de l’intégrité des gens. » Néanmoins, il a fait pression sur les dirigeants de l’entreprise et ils ont assuré qu’ils s’engageaient à protéger les ressources naturelles de l’île. « Je dois les croire sur parole », m’a-t-il dit. « Il le faut. » Il m’a expliqué qu’à son arrivée sur l’île, les gens auraient pu le voir avec la même méfiance que pour Ellison. Au lieu de ça, ils l’ont accueilli. « J’ai de la chance que certaines des plus vieilles familles de Lanai se soient pris d’aloha [affection] pour moi, et m’aient appris leur langage, et partagé leurs histoires avec moi. Ça m’a apporté toute ma vie », a raconté Maly. « Je me rends compte qu’on peut toujours être dubitatifs, et nous interroger sur les motifs », a-t-il ajouté. « Mais ce n’est pas une vie. » Il voulait me montrer quelque chose : trois mots écrits sur la carte de visite de Pulama. « Préservation. Progrès. Durabilité. » Son travail, la préservation, est l’un de ces mots. « C’est le premier », a-t-il remarqué. Il l’a affirmé avec conviction, comme s’il avait la chance de vivre dans une sorte de monde toujours intact où le slogan sur la carte de visite d’une société reflétait ses valeurs authentiques. Peut-être était-ce encore le cas. Et peut-être pas.
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « Larry Ellison Bought an Island in Hawaii. Now What? », paru dans le New York Times. Couverture : Le jardin des dieux, à Lanai, par Halibut Thyme. Création graphique par Ulyces.