Constance et changement
Vous avez été nommée rédactrice en chef de la New York Times Book Review en 2013. En quoi vous distinguez-vous de votre prédécesseur, Sam Tanenhaus ?
Fondamentalement, sous Sam comme sous ses prédécesseurs, la Book Review a toujours fait la même chose : de la critique littéraire. La tentation d’ajouter de nouvelles choses, des articles d’un nouveau genre, d’introduire des éléments différents est toujours présente, bien sûr, mais chaque fois que vous y cédez, vous risquez d’empiéter sur l’espace dédié à la mission difficile de la critique littéraire. Je dois prendre très au sérieux tous les efforts réalisés pour apporter des transformations à la critique littéraire ; il y a tant de livres publiés que nous ne parvenons à nous pencher que sur 1 % d’entre eux chaque année. Le contenu du magazine est donc toujours essentiellement le même : de la critique littéraire.
Ceci dit, l’objectif initial que je m’étais fixée – en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une revue de critique littéraire – était d’en faire quelque chose d’un peu plus surprenant, d’imprévisible. Il faut conserver un certain équilibre : vous avez besoin de publications traditionnelles et d’idées innovantes, comme dans n’importe quel magazine. Cela implique des pronostics, vous devez gager de ce qu’aimera le lecteur et le surprendre par la suite. Nous avons consacré un numéro à la thématique de l’argent, et nous y avons inclus une nouvelle illustrée de Chris Clare. C’était la première fois que nous introduisions de l’illustration au milieu de la Book Review, et personne ne s’y attendait sur un tel sujet. Cet élément de surprise ne se traduit pas seulement par un changement de contenu, mais aussi par un changement de critiques. Le plus excitant dans notre travail, c’est de choisir le livre à propos duquel nous allons écrire et de trouver ensuite la plume idéale – celle qui écrira la critique, qui aura quelque chose de différent à dire, qui fera autorité, qui écrira quelque chose que nous espérons intéressant, qui aura une véritable opinion sur le livre traité. Il se peut d’ailleurs qu’il ne s’agisse pas d’un critique de référence dans le milieu. Cela peut devenir très ennuyeux : à chaque fois qu’un livre s’intéresse à la Chine, le même expert s’exprime ; à chaque fois qu’il s’agit de science-fiction, vous vous adressez au même spécialiste. Il est évidemment plaisant d’avoir des contributeurs reconnus, de grands noms de la Book Review dont les lecteurs sont familiers, mais je ne tiens pas que ce soit toujours les mêmes critiques qui écrivent.
À quoi ressemble une journée typique à la New York Times Book Review ?
Chaque jour est quelque peu différent, cela dépend vraiment des semaines. Nous fermons le mercredi, notre emploi du temps hebdomadaire consiste donc à organiser la semaine jusqu’au mercredi suivant. Le jeudi et le vendredi sont en théorie plus calmes, mais pas tant que cela en réalité, car nous enregistrons un podcast le jeudi (nous le faisons le matin pour en faire des interviews). D’une manière générale, mon travail consiste à réfléchir au thème de la semaine et à celui de la semaine suivante : cela signifie non seulement que je réfléchis au critique qui donnera telle conférence, que je songe par exemple aux romans qui paraîtront à l’automne, aux thématiques qui pourraient convenir en fonction de ce qui sera publié en octobre ; mais aussi que je m’attelle quotidiennement à réunir l’équipe de rédaction pour qu’ils me briefent sur les auteurs auxquels ils ont pensé, ceux dont ils pensent qu’ils méritent une critique. En discutant, nous déterminons ensuite qui sera le plus à même de l’écrire.
La New York Times Book Review est la dernière revue indépendante de critique littéraire aux États-Unis.
Y a-t-il des choses qui n’ont pas changé à la Book Review, depuis 1896 ?
Ce qui n’a pas changé ? Les critiques littéraires n’ont pas tellement changé. Pour le reste, il y a eu beaucoup de transformations depuis cette époque. Nous avons toujours eu une rubrique pour les best-sellers, mais ils sont de plus en plus nombreux. C’est un flux continu. Nous les avons repensés en 2011 et introduit les livres électroniques à tout cela. Nous sommes passés à un type de liste indifférent au support, qui répertorie le livre dans tous ses formats – qu’il s’agisse d’un livre électronique, d’un livre de poche ou d’une belle édition. Tout cela continue de changer, car le marché du livre est en constante évolution et doit s’adapter. Nous prévoyons d’ailleurs d’autres transformations dans les temps à venir. Pour le reste, tout ou presque est différent, remis au goût du jour. Charles McGrath avait par exemple retiré une critique lorsqu’il était rédacteur en chef, mais nous l’avons réintroduite et finalement véritablement instaurée, bien que nous en ayons consacré quelques unes à l’évolution de ce format depuis mon arrivée.
Comment choisissez-vous les ouvrages dont vous faites la critique ?
C’est la partie la plus difficile, l’élément complexe de la formule. Il s’agit véritablement d’essayer de déterminer quels livres vont intéresser nos lecteurs. Et en dépit de l’incroyable travail des auteurs et des éditeurs, nous n’avons fondamentalement d’obligation qu’envers les lecteurs du New York Times. Qu’ils le lisent sur papier ou en ligne, à New York, dans le Wyoming ou à Bombay, ils y trouvent un contenu qu’ils jugent pertinent. Nous essayons de dénicher les livres qui éveilleront leur intérêt, nous tentons de capter leur attention et, idéalement, les sensibiliser à des livres auxquels ils étaient indifférents, des livres dont ils liront la critique même s’ils ne désirent pas le lire ensuite.
Le poids des mots
Quel est l’impact d’une critique sur les ventes d’un livre ?
Nous aimerions qu’il soit énorme ; il y a de très belles, de très fortes critiques. Mais la vente d’un livre dépend de tant d’autres facteurs… Je pense que si les éditeurs connaissaient le secret de l’automatisme des ventes, chaque livre serait un best-seller. Je trouve formidable que ce soit en définitive la grande inconnue de l’équation qui fasse qu’un livre attire massivement les lecteurs ou pas. C’est néanmoins décevant pour nous. La New York Times Book Review est la dernière revue indépendante de critique littéraire aux États-Unis. Cela nous donne un certain poids, mais également beaucoup de responsabilités. Comparez la situation avec la France : vous avez Le Monde Littéraire par exemple, et beaucoup d’autres hebdomadaires indépendants, sans compter les journaux. Nous n’en avons plus aux États-Unis. Je pense que cela donne un poids supplémentaire à la Book Review, bien que, encore une fois, je ne pense pas que ce soit une bonne nouvelle pour les auteurs et les éditeurs.
Vos critiques prennent-ils en compte l’influence qu’ils peuvent avoir sur le destin d’un livre lorsqu’ils écrivent ?
La plupart des critiques, lorsqu’ils commencent un papier, le font très sérieusement, précisément parce que les conséquences sont importantes. De nombreux auteurs nous disent qu’avoir reçu une bonne critique dans un autre magazine compte beaucoup pour eux, mais que le New York Times est de loin le plus important à leurs yeux.
Écrire un livre et le publier est, pour beaucoup, l’ambition d’une vie. Nous ne pouvons pas le prendre à la légère.
Ayant moi-même écrit trois livres ayant reçu des critiques, je connais le ressenti de l’auteur, que la critique soit positive ou négative. Je pense que nous devons être conscients du fait que les auteurs tirent la plus grande partie de leur œuvre d’un travail acharné. Écrire un livre et le publier est, pour beaucoup, l’ambition d’une vie. Nous ne pouvons pas le prendre à la légère.
La critique littéraire peut-elle façonner les livres de demain ?
Je ne sais pas si la critique détermine nécessairement ce qu’écrivent les auteurs. Je ne pense pas que lorsqu’ils commencent à écrire, la plupart des auteurs – des bons auteurs – cherchent à s’adapter aux tendances contemporaines. Ils ont des motivations personnelles, propres à leur expérience de vie. Il y a certainement des auteurs qui disent aimer écrire des livres populaires, mais je ne crois pas qu’ils répondent nécessairement aux attentes de la critique.
Les plateformes commerciales telles qu’Amazon ont-elles changé le visage de la critique littéraire, tout le monde ayant désormais la possibilité de faire la critique d’un livre ?
Je trouve formidable que chacun puisse avoir un regard critique sur un livre, écrire à ce sujet, coucher ses idées sur le papier et les partager. C’est vraiment quelque chose d’incroyable, ne serait-ce qu’en ce qui concerne le rôle de la littérature dans nos vies : cela prouve qu’il existe toujours du lien social entre les hommes. Il y a tant de gens qui ont une opinion, qui veulent que leur voix soit entendue et que d’autres s’y intéressent. Mais en même temps, je pense que cela rend le monde de la critique littéraire plus confus et bruyant. Vous pouvez passer vos journées à lire des avis critiques, que ce soit sur Amazon, sur Twitter ou Facebook. Cela donne du poids à toutes ces opinions…
Y a-t-il une différence entre la critique littéraire de fictions et d’histoires vraies ?
Écrire une critique à propos d’un livre de fiction est un long processus. C’est si personnel, cela demande un vrai coup de patte. Et évidemment, lorsqu’il s’agit de critique, vous devez en faire quelque chose de personnel. Parfois, le livre ne vous parle pas. Je pense que le défi de la critique littéraire de fiction est de ne pas se reposer sur la diégèse, il ne s’agit pas d’un reportage sur le livre, et vous ne devez pas dévoiler ce dont il parle, surtout pour un lecteur qui pourrait vouloir le lire et découvrir par lui-même ce qui se passe. C’est un défi énorme. Le plus dur, dans la critique, est d’aller au-delà du simple descriptif – « voilà ce qui va se passer », ou « voilà de quoi parle le livre » – et de vous emmener à un niveau plus élevé, celui du jugement critique. S’il s’agit d’une histoire vraie, il faut examiner les relations entre le livre et les publications passées de l’auteur et d’autres sources.
Quelle part représente la non-fiction dans la production littéraire actuelle ?
Je ne connais pas le ratio entre les deux genres. Croyez-le ou non, en regardant individuellement les livres qui nous sont envoyés chaque semaine, et sans les compter, nous ne répertorions jamais combien d’entre eux sont des livres de fiction, de poésie, des mémoires… Il faudrait les regarder un par un. Nous n’en gardons pas de traces, nous ne faisons pas de liste.
Dans la liste des livres remarquables de l’année du New York Times, fiction et non fiction sont à parité.
Oui. Cela permet de simplifier les choses. Et la simplification aide les lecteurs. Procéder de cette façon nous semblait naturel.
Vous étiez auparavant rédactrice de critiques littéraires jeunesse. Comment écrit-on la critique d’un livre pour enfants ? En quoi est-ce différent ?
Lorsque j’écrivais pour la section jeunesse, je voulais que le lecteur qui ne s’intéressait pas aux livres pour enfants, qui n’avait pas d’enfants – et même, qui ne les aimait pas –, s’arrête un instant sur ces pages. J’aime la critique littéraire jeunesse. J’ai adoré être rédactrice dans ce service. C’est un travail incroyable, et je l’ai pris très au sérieux car vous avez l’opportunité d’obtenir de nouveaux lecteurs au moment où ils deviennent lecteurs. C’est à leur âge que l’on prend goût à la lecture. Et je pense que si vous demandez à n’importe quel lecteur ou auteur adulte quel livre l’a marqué, l’a fait grandir, il repensera à un livre qu’il a lu enfant. Qu’il s’agisse de Tintin ou un livre de Maurice Sendak, les gens s’en souviennent. C’est l’une des raisons pour laquelle la vente de livres est toujours aussi importante en littérature jeunesse. Très importante. Les parents, les grands-parents, les oncles, les amis achètent des livres qu’ils ont aimés enfants à leurs propres enfants. Ils achètent Cendrillon ou Le Hobbit pour leurs petit-enfants. Les contes de fées traversent les âges. Je pense que lorsque vous écrivez une critique, la critique elle-même est intéressante, car dans la plupart des cas elle ne sera pas lue par l’enfant mais par ses parents, ses professeurs, ses bibliothécaires, ses oncles et ses tantes. En termes de mécanique, vous pouvez révéler le scénario –sans dévoiler l’histoire – afin de les informer. Pourquoi ils aimeront tel ouvrage ou pourquoi ils préféreront l’éviter : le livre est effrayant, et vous avez vous-même un enfant qui en a peur, vous voulez donc qu’ils sachent que le livre contient des passages effrayants, qu’un personnage meurt, par exemple. Ce sont des informations que vous voulez partager avec un lecteur adulte. Mais en même temps vous voulez susciter un engouement autour du livre, de la même façon que vous le feriez pour un ouvrage adulte.
De l’art de bien écrire
Une critique littéraire peut-elle être lue pour elle-même ?
Absolument. Nous ne sommes pas la troisième roue du carrosse, nous existons à part entière. Notre travail consiste à écrire et à publier de bonnes critiques. Ce que nous voulons, à la New York Times Book Review, c’est écrire des critiques qui soient lues. Que les lecteurs lisent le livre – et c’est tant mieux pour les auteurs – ou qu’ils ne le lisent pas, notre mission est d’assurer l’expérience de lecture de la critique littéraire. C’est cela, la critique littéraire : une expérience de lecture.
Quelle est votre conception d’une critique réussie ?
À mon sens, elle répond à un objectif précis. Et si l’on peut revenir un instant sur l’époque où je rédigeais des critiques littéraires jeunesse, j’avais un objectif. Nous sommes tous très occupés vous savez, et lorsque nous choisissons une critique littéraire dans le New Yorker, le Figaro ou n’importe quel autre titre de presse français, nous voulons lire de manière fluide et ne pas être interrompus. Vous parcourez l’article et espérez que rien ne vous fera sortir de la lecture. Les gens cherchent des excuses pour ne pas lire, peut-être parce qu’ils ont mieux à faire, ou peut-être parce qu’ils ont déjà un livre en cours. Aussi, lorsque j’écrivais pour la section jeunesse, je faisais tout pour que le lecteur ne parcoure pas simplement les pages. Je voulais que quelque chose – le visuel de la page, la couverture du livre, mon nom, le sujet – l’interpelle et l’amène à lire ma critique. Je voulais qu’il ait envie de la lire en entier. Et ce qui est valable pour une critique littéraire l’est aussi pour un article de presse ou un reportage magazine. Tout ce qui doit attirer l’attention du lecteur, l’informer et le délecter.
Cela implique-t-il une structure narrative ?
Je ne pense pas que la critique littéraire doive être soumise à une structure. La mécanique de la critique littéraire est risible : « faites ceci, faites cela ». Mais parcourir une revue de critique littéraire qui en change les codes serait formidable. Pourquoi pas ? Pourquoi respecter une formule prescrite ? Je suis toujours heureuse de recevoir une critique de la part de quelqu’un qui n’en a jamais écrit auparavant, qui ne savait même pas comment en écrire une et qui vous a donné l’envie de lire un livre.
Pouvez-vous raconter le processus de création et d’édition d’un numéro de la Book Review ?
Bien sûr. Nous recevions il y a peu un livre qui paraîtra le mois prochain. Nous connaissons donc à l’avance le contenu du magazine. Nous avons programmé le sujet du numéro actuel il y a environ un mois, ce qui nous laissait suffisamment de temps pour réfléchir à la parution suivante. Nous connaissons les livres, approximativement tous ceux qui feront l’objet d’une critique, nous savons lequel sera le plus primé, celui à propos duquel une interview sera donnée, etc. Une éditrice est en charge de la dernière page, elle modifie la rubrique et suit l’actualité des prix. Tout peut changer à la dernière minute : un contre-temps peut arriver, vous savez, parfois le livre est victime d’un embargo et vous ne l’obtenez que très tard… Pour la non-fiction, nous appliquons très régulièrement un processus de vérification des faits. Le plus important pour nous, après avoir vérifié qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts entre le critique et le livre, c’est de s’assurer que la critique, une fois terminée, est précise. Car à sa parution, si vous vous êtes trompés et que la critique est négative, l’auteur dira par exemple : « Ces gens-là n’ont même pas lu le livre, ils pensaient qu’il avait une liaison avec sa tante alors qu’il s’agit de sa cousine ! » Et cela invalidera tout votre travail. La vérification des faits est primordiale.
À quoi ressemble aujourd’hui le marché littéraire aux États-Unis ?
J’ai entendu de nombreuses anecdotes, venant des lecteurs, et je pense qu’il n’y a pas eu, et qu’il n’y a pas de transition continue vers le livre électronique. Même si je sais effectivement qu’un certain nombre d’entre eux y sont passés.
Je ne pense pas que les nouvelles technologies vous permettent de toucher de nouveaux lecteurs.
Mais il y a eu une stabilisation après la vague de croissance, et beaucoup d’entre eux liront également des livres papiers. Parce que c’est un beau livre et qu’ils en veulent un exemplaire, parce qu’ils l’empruntent, qu’importe. Et puis il y a ce qu’ils veulent lire sur tablette : quelque chose de rapide, peut-être un texte professionnel. Je pense donc qu’il y a eu une stabilisation et un retour à la normale.
Pensez-vous que les plateformes numériques aient ouvert le champ littéraire à de nouveaux lecteurs ?
Je ne crois pas. Non, je pense que les lecteurs trouvent du contenu partout, quelle que soit la plateforme. Je ne pense absolument pas que les nouvelles technologies vous permettent de toucher de nouveaux lecteurs.
Traduit de l’anglais par Marie-Éléonore Noiré. Couverture : La New York Public Library, par Moyan Brenn.