« J’ai prostitué mon art pendant une trop grande partie de ma carrière », me confie Roxx, tatoueuse à San Francisco. « J’écoutais ce que les gens voulaient et je le faisais pour eux. » Quand elle proposait ses propres idées, la plupart des clients refusaient – pour mieux revenir plus tard lui avouer qu’ils regrettaient de ne pas l’avoir écoutée. Aujourd’hui, personne ne dit plus à Roxx ce qu’elle doit faire. Ses clients viennent la trouver pour une consultation durant laquelle elle cherche à savoir qui ils sont et ce qu’ils veulent que leurs tatouages disent d’eux. Ils lui indiquent où ils veulent être tatoués et celles de ses œuvres qui les touchent le plus. Roxx prend des notes et des photos. Contrairement à la plupart des tatoueurs, elle n’utilise ni pochoirs, ni matériaux de référence. « J’ai simplement besoin de ressentir leurs énergies et de leur poser quelques questions : “Qu’est-ce qui vous conviendrait ? Un tatouage plutôt guerrier ? Badass ? Joli et féminin ?” » Puis le modèle prend forme, elle le dessine à main levée et le travail commence. « Il n’y a rien de spirituel ou de philosophique là-dedans », assure-t-elle. Quand je lui demande ce qu’elle créerait pour moi après une demi-heure de conversation, elle s’exclame : « J’étais justement en train d’y penser ! » Et ce qu’elle me prescrit irait à merveille, même si je ne suis pas venue me faire tatouer.
Les chevaux
Nous nous trouvons à 2Spirit Tattoo, son salon sur Pearl Street, où elle s’est taillée la réputation d’être l’une des tatoueuses les plus originales et sophistiquées du monde. Elle œuvre dans un style appelé blackwork, que peu de femmes pratiquent. Son studio est un vaste espace baigné de lumière naturelle. Les murs y sont blancs et le sol recouvert de parquet. Des lampes en aluminium brossé pendent au plafond. Ses quatre employés disposent chacun d’une table de tatouage en cuir noir, jouxtant leurs postes de travail. Sur l’un des murs près de l’entrée principale sont accrochées des photos encadrées de clients arborant ses tatouages : des modèles précis, géométriques et entièrement noirs. Ils épousent parfois la musculature du corps ou se déploient en arcs, semblables à de la dentelle, entre leurs omoplates. Sur certaines photos, les tatouages ressemblent à des roues du Dharma audacieusement gravées sur leurs torses, ou à des filets alvéolés issus de la tradition kalinga philippine, qui recouvrent leurs poitrines et leurs bras comme un vêtement. Sur une autre photographie, un simple trio de lignes d’encre s’écoulent dans le dos d’une femme, jusqu’à sa taille. Le poste de travail de Roxx occupe tout un coin à l’arrière du salon, et il peut être séparé du reste de la boutique à l’aide de portes coulissantes. Elle s’assoie sur le rebord de sa chaise, pose ses coudes sur ses genoux et s’exprime un peu plus vivement au fil des minutes, sous l’effet de la caféine. La musique electro crée un environnement apaisant et permet d’atténuer le vrombissement des machines maniées par deux des artistes, Michael Bennett et Matt Matik. Ils discutent aimablement avec leurs clients, allongés sur le ventre.
Deux ans plus tôt, je m’étais entretenu avec Roxx pour mon livre Bodies of Subversion: A Secret History of Women and Tattoo (« Les corps subvertis : l’histoire secrète des femmes et des tatouages »). Elle avait alors taxé son salon de « repère hippie », mais l’expression peine à décrire avec justesse le niveau de confort qu’on trouve ici. Il n’y a rien de « hippie » dans l’esthétique raffinée de son studio ou dans l’élégance de ses tatouages. Que vous vous intéressiez ou non à l’univers des tatouages, vous savez probablement qu’ils ne sont plus exclusivement réservés aux motards et aux gangs – même si les tatouages sont bien plus anciens que ces deux catégories, et qu’ils ne leur ont jamais vraiment appartenu. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’en ce nouveau millénaire, le tatouage est désormais entré dans les mœurs occidentales, et qu’il s’est profondément ancré dans les corps de la classe moyenne, au sein de laquelle il ne s’est jamais aussi bien porté. Depuis les années 1970, période où l’influence du tatouage japonais a ouvert la voie à toutes sortes d’innovations, les couleurs sont plus vives, la technique est plus élaborée, l’éventail des styles et des sujets possibles s’est considérablement élargi, et de plus en plus de gens arborent des tatouages plus intéressants et mieux réalisés. Mais il y a une chose qui n’a pas changé : le monde du tatouage est encore généralement dominé par la transposition d’une image sur la peau, un univers auquel Roxx ne souhaite plus prendre part.
Elle est contre le fait d’utiliser le corps, cette forme sculpturale en 3D, comme s’il s’agissait d’une feuille de papier ou d’une toile vierge. La raison à cela ? Les chevaux. Roxx (Roxanne, de son vrai prénom) adore les chevaux depuis toute petite. Ayant grandi en Angleterre, elle a toujours rêvé de devenir vétérinaire équin. « Ma grand-mère m’a appris à les dessiner quand j’avais deux ans », dit-elle, et elle les chevauche depuis presque aussi longtemps. « J’ai passé une grande partie de mon enfance avec les chevaux, à les panser, à les toucher, à parcourir leurs jambes et à découvrir leur anatomie. C’est de cette façon que j’ai appris à les dessiner », raconte-t-elle. « D’ailleurs, quand j’étais gamine, je ne dessinais que des chevaux, il n’y avait qu’eux qui m’intéressaient. » Ses croquis l’ont menée à s’intéresser aux tatouages, d’abord lorsqu’elle était adolescente et punk dans les années 1980 à Londres, puis à Édimbourg et Amsterdam. Elle a tenté d’obtenir une formation officielle dans la capitale anglaise. « Les gens me regardaient comme si des cornes me sortaient par la tête, juste parce que j’étais une femme », dit-elle. Elle est aussi lesbienne et métis, d’ancêtres perses, néerlandais et allemands. Elle s’est rendue à Amsterdam car la connaissance du tatouage y était plus évoluée. « À Amsterdam, les gens étaient mieux renseignés sur les tatouages et les voyaient davantage comme une forme d’art que comme un vieil artisanat sale et grossier. » Elle travaillait dans une boutique de quartier où ils réalisaient des tatouages flash – repris depuis les planches d’un catalogue d’images – aux personnes qui faisaient la queue chaque matin, pressés de se faire tatouer. « C’était comme une université du tatouage », explique Roxx. Travailler non-stop lui a permis d’affiner sa technique et de renforcer sa confiance en elle. Mais la banalité des images l’a presque poussée à quitter définitivement l’univers du tatouage. « Pendant trois ans, j’ai fait des dauphins, des arcs-en-ciel et des putains de têtes de lions. Tous. Les. Jours. Je me répétais sans cesse : “Ce n’est pas un boulot d’artiste, c’est un boulot merdique.” » Roxx a donc ouvert son propre salon, dans lequel elle ne réalisait que des tatouages sur-mesure. Les artistes qu’elle employait étaient exclusivement des femmes, une expérience qu’elle n’a jamais réitéré.
En 2004, elle a suivi sa partenaire de l’époque à San Francisco, où elle a fondé 2Spirit, spécialisé dans les modèles modernes et monochromes. Ces derniers s’inspirent de la conscience de l’anatomie qu’elle a acquise en étudiant les chevaux. « J’ai appris à observer les chevaux pour leur conformation », explique-t-elle. La conformation désigne la structure et l’équilibre anatomique de l’animal par rapport à un idéal équin, et les chevaux sont évalués selon ces caractéristiques pour l’élevage et la compétition. Selon l’université d’État de Washington et le ministère de l’Agriculture notamment, la tête « devrait être triangulaire vue de profil, sa mâchoire être large et puissante et diminuer jusqu’au museau. Le profil devrait être plat ou légèrement convexe plutôt qu’aquilin ou arqué. » En raison de son intérêt pour l’esthétique équine, Roxx dit avoir « accidentellement étudié un peu trop l’anatomie ».
Sa connaissance de l’anatomie est une des raisons pour lesquelles elle insiste sur le fait de choisir elle-même le modèle de tatouage de ses clients. Ce n’est pas que Roxx ne souhaite pas respecter leurs désirs (« Je fais de mon mieux pour faire plaisir à tout le monde »), mais elle en sait bien plus qu’eux à ce sujet. « La plupart des gens – même les artistes 2D – ne savent pas du tout comment fonctionnent les modèles en 3D. Nous savons ce qui rend bien sur un corps et ce qu’il faut absolument éviter. Mais je pense que les choses changent quand on fait confiance à l’artiste pour réaliser son œuvre et qu’on évite d’entraver son travail. Dans cette situation, l’artiste est dans une position très agréable, privilégiée – j’ai dû travailler dur pour en arriver là. » Puis, elle poursuit : « Je ne veux plus passer un seul instant de ma vie à exercer un art qui fait disparaître mon âme. »
Deux esprits
Le tatouage blackwork, tel que Marisa Kakoulas le définit dans Black Tattoo Art 2 (2013) – ouvrage qui présente certaines œuvres de Roxx –, est apparu à la fin des années 1960 mais n’est devenu populaire que vers 1990. « Les tatoueurs font une interprétation contemporaine d’un art largement dérivé des cultures polynésiennes, maoris et sud-asiatiques, et mélangent souvent les styles emblématiques de différentes traditions », écrit Kakoulas. Dans les années 1980, Leo Zulueta, artiste élevé au statut d’icône dans le milieu du tatouage, a popularisé le blackwork en le combinant aux images de la vieille école : cœurs, flammes, têtes de mort. Il a été le premier à se créer un style reposant sur des éléments tribaux. « L’aspect graphique du noir a offert une possibilité importante de moderniser le tatouage », disait l’artiste Ed Hardy dans Art From the Heart (1991), « notamment grâce à sa clarté, sa visibilité, mais aussi l’appréciation des formes abstraites à leurs justes valeurs. »
« Il faut que deux personnes travaillent en symbiose pour arriver à un excellent résultat. »
Tout au long du XXe siècle, le monde du tatouage en Occident était fermé, associé à une liste fixe de formes populaires : ancres, cœurs, pin-up, têtes de mort, démons, serpents, panthères, tigres, hirondelles, aigles, sirènes, Christ, crucifix, bateaux, pierres tombales, fers à cheval et étoiles nautiques. Une vague d’influences japonaises et polynésiennes l’ont enrichi tant dans les formes que dans les techniques, à partir des années 1970 jusque dans les années 1990. À la fin du millénaire, le postmodernisme recombinant a brouillé les pistes, admettant tout, des pin-up maquillées façon Día de Muertos aux reproductions à l’encre noire des œuvres de Banksy. C’est à cette époque que Roxx a acquis le statut de tatoueuse. Mais c’est le blackwork qui l’a attirée avant tout : ses motifs abstraits promettaient des modèles intemporels, et sa simplicité graphique permettait de personnaliser une œuvre à même le corps. « Je n’ai jamais rien tatoué d’authentique provenant d’une autre culture », assure Roxx. « Je suis passée par des années de tatouages polynésiens – tahitiens et samoas. Le Pe’a, le tatouage traditionnel de Samoa, a influencé toute ma carrière, mais je l’ai fait à ma façon. » Une fois ces styles maîtrisés, elle a créé et rassemblé sa propre bibliothèque d’images en s’en inspirant. « Tout se résume désormais aux lignes, aux formes et aux courbes, ainsi qu’à la simplicité qu’il y a à les assembler. C’est un retour au graphisme. » Tout est dans sa tête. « Roxx est une artiste conceptuelle », déclare Cats, qui se joint à la conversation. C’est la toute dernière recrue et protégée de la fondatrice, une jeune artiste britannique titulaire d’un diplôme universitaire en beaux-arts. « Le processus est entièrement théorique jusqu’à ce qu’il soit appliqué sur le corps de la personne. » Roxx a remarqué que plus ses clients s’y connaissent en histoire de l’art, plus ils osent demander qu’elle réalise sur eux ses tatouages les plus conceptuels. Plus de la moitié d’entre eux sont des hommes, et elle assure qu’elle ne compte aucun hipster parmi ses clients – même si ceux présents dans son salon aujourd’hui me paraissent assez branchés. La plupart sont dans leur vingtaine ou leur trentaine. D’après elle, les autres viennent la voir quand ils traversent une phase de rupture, vers 40 ou 50 ans. Beaucoup viennent du monde des affaires, de sociétés comme Google ou Visa. Elle a notamment tatoué son coach personnel, un étudiant en droit, le chef Mourad Lahlou, DJ Ooah et deux tatoueurs réputés de la côte est, Trevor Marshall et Thomas Hooper. Et demain, il est prévu qu’elle travaille sur un tatoueur danois qui se rend à San Francisco à cette seule occasion. Elle n’est plus disponible avant 2016.
Tandis que Roxx fait une pause lors de notre entretien pour aller fumer dehors, elle revient avec une de ses clientes qui passait justement devant le salon. Manager d’une grande société, la jeune femme, qui m’apparaît belle, mince et en bonne santé, accepte de s’asseoir pour nous parler de son travail – mais ne souhaite pas que son nom soit divulgué. « Mon premier tatouage était une étape importante », déclare-t-elle en passant sa main du haut en bas de ses manches pour me montrer que ses tatouages suivent la forme arquée de ses muscles, passant même sous son bras. Elle raconte : « J’ai grandi dans une famille qui paraissait belle de l’extérieur, mais en réalité elle abritait beaucoup de chaos et de violences physiques. Mon corps ne m’appartenait pas, jusqu’à ce que je m’émancipe. J’ai commencé à me faire tatouer comme pour reprendre peu à peu possession de mon corps. J’ai l’apparence que vous savez, et je travaille pour une société très conservatrice. Beaucoup de gens ont une opinion toute faite de la personne que je suis. J’avais besoin d’exprimer qui j’étais de façon plus authentique. » « Les victimes de mauvais traitements ont souvent du mal à se représenter ce qui se situe en-dessous de ça », explique Roxx en pointant son cou. « Y déposer une empreinte, c’est comme se réapproprier son corps. »
« C’est une fine psychologue », plaisante la jeune femme. Elle rassemble ses affaires pour s’en aller, elle doit terminer de faire ses courses. « On devrait la payer pour ses thérapies. » « Mes clients ne sont pas tous des blessés de guerre », poursuit Roxx. « Mais ça ne loupe jamais, que leurs vies soient équilibrées ou non, une fois sur la table, ils se mettent tous à parler. Ils me font confiance. » Ce qui inclut ses clients LGBT, qui ne seraient peut-être pas aussi à l’aise dans des salons plus conventionnels. Certains tatoueurs refusent de se mêler des problèmes de leurs clients, mais Roxx considère que cela fait partie du processus. Le nom de son salon, 2Spirit, ne fait pas seulement référence à sa propre ambiguïté sexuelle (« On me décrit souvent comme une sorte de créature chamaniste et magique, ni homme, ni femme »), mais aussi à la nature collaborative de l’univers du tatouage : « Il faut que deux personnes travaillent en symbiose pour arriver à un excellent résultat. » Un certain nombre de ses critiques sur Yelp, uniformément positives, abordent ce point en particulier. « Elle a pris le temps de découvrir qui j’étais, mon passé, mon héritage, et ce qui est important pour moi », peut-on lire dans un commentaire. « Elle m’a clairement assuré qu’on pouvait faire autant de changements que nécessaire jusqu’à l’obtention d’un modèle parfait », dit un autre.
Le temple
En octobre 2014, Roxx a réalisé pour la première fois un autre genre de tatouage thérapeutique, à l’occasion de la première édition du P.Ink Day, une journée durant laquelle dix tatoueuses ont réalisé leurs œuvres sur dix survivantes du cancer du sein marquées par la chirurgie ou la reconstruction qu’elles ont subi. Cette première édition était sponsorisée par le célèbre salon Saved Tattoo de Brooklyn. « C’était génial », s’exclame Roxx. « Ces femmes étaient comme les vétérans d’une guerre. Pour éliminer le cancer, les médecins ont parfois dû leur retirer des côtes. C’est très différent d’une personne normale venant faire tatouer un corps traumatisé, mais intact. Leurs corps à elles ont déjà été blessés, endommagés, entaillés, recousus – et elles viennent malgré tout se faire faire un tatouage. C’est fort. » Roxx a travaillé sur une survivante diagnostiquée à l’âge de 27 ans. Sa demande était inhabituelle à deux égards : en premier lieu, elle ne voulait pas se faire tatouer les deux seins, et elle souhaitait que le tatouage ne recouvre pas sa cicatrice. Après dix minutes de consultation, Roxx a dessiné, puis tatoué le modèle : un chef-d’œuvre de symétrie et de simplicité appliqué à main levée en deux heures et demi. L’œuvre tourbillonnante suit la courbe de son sein gauche et l’entoure, elle part de son épaule gauche et s’étale plus bas jusqu’à ce que la cicatrice en dents de scie l’interrompe clairement.
« Elle m’a confié qu’elle voulait que son tatouage rappelle un peu une colombe, l’oiseau qu’elle associe adorablement à sa grand-mère », se souvient Roxx. « Et c’est ce que j’ai fait. Pour moi, le tatouage ressemble assez à l’aile d’une colombe. Quand j’ai regardé sa poitrine, j’ai vu le flux de sa vie et la cicatrice y représente une pause – le cancer –, mais elle continue ensuite. Elle était aux anges. » Au rang des choses remarquables dans le travail de Roxx, il y a son utilisation expressive de l’espace négatif : généralement par l’usage d’une peau nue et parfois par l’emploi de larges bandes noires. La chair en elle-même est une absence, et son art chante car elle sait où s’arrêter pour laisser le silence s’exprimer. En février 2013, elle confiait à Inked Magazine : « Quand je travaille, j’essaye de faire des millions de micro-calculs pour décider ce qui doit mettre en valeur le corps et ce qui doit cacher des formes. J’essaye de trouver un équilibre entre les deux pour parer le corps sans le dissimuler. » Roxx fait attention à garder sa vision pure, elle fait en sorte de ne pas trop regarder le travail des autres. Elle ne lit pas les magazines de tatouage, parce qu’elle trouve leur sexisme pénible, sans compter leurs concepts peu inspirés. Elle s’intéresse plutôt aux magazines d’architecture et de design. Au cours de notre conversation, elle n’a pas mentionné un artiste en particulier, et il n’y a aucun objet d’art sur les murs de son salon, soigneusement organisé, en dehors des quelques portraits de clients. Elle s’est inspirée du travail de l’icône californienne Ed Hardy, du tatoueur suisse Filip Leu, du Philippino-Américain Leo Zulueta, et du défunt Su’a Sulu’ape Paulo II, tatoueur samoa légendaire.
En tant qu’artiste sans formation officielle – en beaux-arts comme en apprentie d’un salon bien établi, car c’est ainsi que les novices se lancent traditionnellement –, Roxx est une collectionneuse de l’esthétique. Son appétit visuel couvre plusieurs disciplines : l’art aborigène, le street art, les formes naturelles, l’anatomie et le graphisme. « J’aime observer les formes de la nature, comme les feuilles, j’aime contempler les ombres », explique-t-elle. « Et les femmes. » Elle apprécie aussi regarder la musculature de ses chiens lorsqu’ils jouent. Et par-dessus tout, elle adore les chevaux frisons et leurs robes noires. Quand on sait à quel point elle aime les chevaux, on comprend pourquoi le tatouage, ses aspects physique et rituel, lui plaisent tant. La discipline, le contrôle, l’attention et la confiance que l’équitation et le dressage impliquent trouvent un écho dans la relation complice qu’elle entretient avec ses clients. Et le pouvoir physique et érotique qui leur est associé est quelque chose qu’elle essaie absolument de faire ressortir dans ses travaux. J’ai examiné de nombreuses photos d’œuvres de Roxx pour tenter de déterminer si elle ne prenait en photo que ses clients les plus minces et les plus attirants, si cette impression me venait de la façon dont les photos étaient prises, ou si les tatouages étaient responsables de cette impression. Mais après avoir suivi au fil des mois les détails du travail qu’elle publie sur Facebook, puis l’avoir vu en personne, j’ai finalement compris que ce sont les tatouages eux-mêmes qui me donnent cette impression, avec leurs dynamismes holistiques et la façon dont ils épousent la silhouette. « Un corps, c’est très sexy », dit-elle. « J’aime les sublimer, les rendre plus puissants. » De nombreux tatoueurs contemporains voudraient que leurs œuvres soient reconnues comme beaux-arts. Ils souhaitent voir le tatouage surpasser l’héritage populaire et inspirer le respect pour sa sophistication esthétique, ainsi que pour les immenses défis techniques qu’impliquent le dessin de lignes claires et d’images lisibles sur une surface à la fois irrégulière, perméable et pigmentée. Roxx s’intéresse davantage au corps vivant – et vieillissant – de ses clients qu’au chef-d’œuvre en lui-même. « Je m’arrange pour que le tatouage soit tout aussi élégant sur eux maintenant qu’il le sera à 80 ans. » Elle poursuit en clarifiant son propos : « Car cette toile que nous peignons n’est-elle qu’une surface de lin ? Non. C’est un temple, et il est très précieux. Ce n’est pas qu’un bout de peau. »
Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « Ink Sessions », paru dans Aeon. Couverture : Une création de Roxx.