Les conifères tapissent les collines d’un épais manteau vert foncé tandis que les fougères dessinent une prairie sans fin. Un bruissement d’eau remonte depuis le fond de la vallée. Le soleil de fin de matinée fait s’évaporer la brume et réchauffe déjà les sous-bois humides. On se croirait dans le Jura ou le contrefort des Alpes. Seul un ruban jaune estampillé « Pozor Mine » (« Danger Mines » en bosnien) barrant l’accès à la forêt rappelle qu’elle a abrité, il y a moins de vingt ans, le génocide de Srebrenica. « Djile », barbu à l’imposante carrure, sort de sa poche un paquet mou de Drina qu’il tapote pour en extraire une cigarette. Il scrute au loin la silhouette découpée du mont Udric mais semble ne pas la voir. La scène a lieu dans sa mémoire. Avec un accent suisse qui trahit des années d’exil, Muhizin Omerovic, dit « Djile » raconte comment, le 12 juillet 1995, il a été pris dans une embuscade : « C’était encore le jour. Les Serbes nous barraient la route et la colonne ne pouvait plus avancer. Nos compagnons ont demandé aux gens armés de venir devant pour attaquer la ligne. Moi, j’avais quatre-vingt balles dans mon sac à dos, deux chargeurs en réserve et le pistolet de mon père. J’étais prêt à y aller. » La veille, le 11 juillet, l’enclave de Srebrenica à majorité bosniaque, c’est-à-dire musulmane, tombe aux mains de l’armée serbe. Pressentant qu’ils seraient les premiers tués, 14 000 hommes, soldats et civils, fuient dans les montagnes environnantes. En direction de la zone libre, 80 kilomètres plus au nord. Un parcours sanglant où seuls 6 000 d’entre eux arriveront à destination.
Lors de cette embuscade du 12 juillet, les Serbes mitraillent la colonne et la coupent en deux. Ceux qui ont de quoi se battre sont à l’avant. Djile, alors âgé de vingt ans, prend une décision cruciale : « J’ai commencé à remonter la colonne. À un moment, j’ai tourné la tête et j’ai vu tous ces gens avec un regard perdu. Je n’ai pas voulu les laisser. » Il choisit de rester avec les gens de l’arrière. Ceux qui seront massacrés. L’essentiel des 8 372 victimes du génocide. Après deux mois passés dans la forêt, Djile s’en sort, indemne. Avec une énergie nouvelle, qui lui intime de ne plus jamais baisser la garde. « Je suis devenu un homme à Srebrenica. Je n’ai plus peur, je veux juste mourir sur mes deux jambes. »
Marš mira
Cela fait presque vingt ans que la guerre est terminée. Depuis, Srebrenica sommeille en Republika Srpska, l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine héritée des accords de Dayton de décembre 1995. Cette ancienne petite ville thermale a perdu les trois quarts de sa population lors du conflit. La majorité de ses habitants musulmans a fui vers Sarajevo ou à l’étranger. Les familles qui vivent encore là cohabitent avec des maisons éventrées par les bombardements, jamais reconstruites. Après dix ans d’exil à l’étranger, Djile a pourtant décidé de revenir vivre dans cette région où plus personne ne l’attend. Dans le même élan que celui qui l’a conduit à ne pas abandonner ses compagnons d’infortune ce 12 juillet 1995. Pour lui, Srebrenica n’est pas qu’une terre de souffrance. Il en a fait la source de ses principaux combats. Le premier est de rendre compte du massacre auquel il a échappé. Pour cela, il témoigne tous les ans lors d’une marche de commémoration. « Mon histoire, je la raconte à tout le monde, même à des nationalistes serbes. » Alors qu’il décrit comment un officier serbe s’est retourné contre son propre camp afin d’aider les Bosniaques pris en tenaille, un petit groupe de marcheurs, bâtons et sacs à dos, se masse autour de Djile pour l’écouter. « Pour moi, cet officier serbe, c’est un héros mais personne ne le dit, tu sais. » C’est avec ce « tu sais » que Djile implique son auditoire. Qu’il lui indique qu’il y a là quelque chose d’important à savoir. Sa voix douce contraste avec ses épaules larges et ses sourcils fournis, un physique d’« ours bosniaque » comme il aime à se décrire.
Ce mois de juillet 2014 et comme chaque année depuis 2005, plus de 5 000 marcheurs dont Djile, viennent commémorer le génocide et refont, dans le sens du retour, les 80 kilomètres qui séparaient Srebrenica de la zone libre. Dans le cortège de cette « Marš mira », marche pour la paix, surtout des hommes. Des Bosniaques, principalement, mais aussi des Suisses, des Italiens, des Français, des Allemands et des Anglais. Des jeunes venus en nombre saluent Djile sur leur passage. Leurs T-shirts flanqués du nom de leurs villages indiquent qu’ils viennent de toute la Bosnie. Ils l’ont parfois traversée à pied pour joindre ce rendez-vous. « On veut que chaque participant parle de ce qui s’est passé ici à sa famille, ses amis, ses collègues… », commente Djile. L’idée de la marche germe dans la tête d’Ivar Petterson, un militant libertaire et pacifiste Suisse. Ce tapissier aux cheveux blancs tombe amoureux du pays dans les années 1970. Pendant la guerre, entre 1992 et 1995, il manifeste devant l’ONU à Genève, présageant « que les Bosniaques allaient souffrir ». Djile et Ivar se rencontrent en Suisse après le conflit et deviennent amis. « Ivar, je l’ai vu un jour passer au-dessus d’une clôture pour aller grappiller des cerises. Je me suis dit : “Ce mec-là, il agit comme un Bosniaque” », rit Djile. Ivar lui propose de mobiliser des sympathisants de toute l’Europe pendant que Djile présidera le comité d’organisation. Ce statut lui ouvrira ensuite l’accès à un emploi stable à la mairie de Srebrenica.
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Quelques gouttes de pluie se mettent à tomber. Les silhouettes des marcheurs disparaissent sous de larges ponchos en plastique. L’ondée est de courte durée. Au sortir du sous-bois, Djile replonge dans les souvenirs de son errance en 1995 : « C’était vraiment une bataille pour survivre. Je suis resté deux mois dans la forêt, sans nourriture, sans rien. On nous chassait avec des chiens militaires. » Séparés des combattants de l’avant de la colonne par l’embuscade serbe, les gens « de l’arrière » sont peu armés. Ceux qui survivront, s’en sortiront par petits groupes.
« Il a refusé de nous prendre, Hassan et moi, parce qu’on n’avait pas d’argent pour le payer. Il a dit que si je le suivais, il me tuerait. » — Djile
Djile se retrouve en compagnie de Mirza, un petit garçon de 13 ans, et d’Hassan, un homme d’une quarantaine d’années. Afin d’éviter les mines, les trois compagnons suivent scrupuleusement les traces laissées par la colonne. Et se déplacent de nuit pour ne pas être repérés. Ils se doutent de ce qu’ils risquent s’ils sont capturés ou s’ils se rendent. Mais ils ne savent pas ce qui se joue plus bas dans la plaine. Affamés, blessés, épuisés, des centaines d’hommes de la colonne se rendent aux forces serbes, parfois trompés par des miliciens serbes portant des casques bleus volés à l’ONU. Les jours suivants, sur ordre du général Ratko Mladić, l’armée serbe exécute des Bosniaques de sang froid, après les avoir entassés dans des hangars ou des gymnases. Des hommes, des garçons, il faut éliminer les géniteurs. Sur le parcours de la marche pour la paix, des panneaux noir et rouge témoignent encore des lieux où les enquêteurs du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ont retrouvé les charniers. Hassan, Mirza et Djile se cachent un mois entier dans la forêt. Jusqu’à ce qu’un guide, payé par le père de Mirza, les retrouve. « Il a refusé de nous prendre, Hassan et moi, parce qu’on n’avait pas d’argent pour le payer. Il a dit que si je le suivais, il me tuerait. » Djile continue sa route avec Hassan. Plus loin, il retrouve son grand-père dans un groupe de plus de 300 hommes attendant des journées entières qu’un guide bosniaque vienne les secourir. « Les pauvres ! Les guides ne sont jamais venus. » Pas plus qu’ils ne voient arriver l’armée bosniaque ou les secours de l’ONU.
En exil
Djile, comme d’autres survivants, en garde une forte amertume. « Nous avons été sacrifiés par le monde entier et par notre gouvernement. Srebrenica était sur la frontière avec la Serbie. Tous les territoires étaient pris autour, sauf cet îlot qui se défendait. » Pour Florence Hartmann, ancienne journaliste au Monde et porte-parole du procureur au TPIY, les autorités serbes conditionnent la signature des accords de paix de Dayton à la chute de l’enclave bosniaque de Srebrenica. L’hypothèse est controversée mais elle soulève l’épineuse question de l’attentisme général.
Le général Rupert Smith, alors commandant des casques bleus néerlandais en Bosnie estime, lui, que l’ONU a « déployé des forces sans intention d’utiliser la force, a menacé sans intention d’agir ». En 1995, le même Rupert Smith a reçu de La Haye le message de ne pas défendre Srebrenica. Que « ça ne valait pas la peine de mourir pour ça ». Pour la première fois en 2014, les militaires néerlandais en mission à l’époque, sont condamnés par la justice de leur pays qui les tient directement responsables de la mort de 300 civils musulmans. La « Marš mira » a déjà parcouru 40 kilomètres depuis son départ. À la mi-journée, le cortège arrive au bord de la Drinaca, enjambée par le pont de Glodi. Les inondations du mois de mai ont couché dans la rivière ses fondations de béton. Sur les vestiges, de frêles piles de bois soutiennent désormais l’édifice. « Sans Emmaüs qui nous a aidés à le reconstruire, on n’aurait jamais pu faire la marche cette année », reconnaît Djile. Les ondées de la veille ont laissé place à une chaleur étouffante. Les marcheurs rafraîchissent leurs jambes endolories dans l’eau claire. La sueur au front, Djile s’assoit au bord de l’eau. Un homme lui tend un godet rempli de schnaps en guise d’encouragement avant l’ascension du mont Udric. Djile sourit : « Ils font le ramadan, ne mangent pas mais boivent quand même. Les Bosniaques sont comme ça. » À la sortie de la guerre, lorsque certains Bosniaques acceptent l’asile que leur offrent des pays islamiques, le décalage est complet. Car en Bosnie, la population musulmane est largement sécularisée. Djile, lui, s’exile en Iran pendant cinq ans. « Les études étaient gratuites et c’était la seule possibilité de partir. C’était à prendre ou à laisser. » Alors qu’il rêve d’étudier les lettres, il y apprend la théologie. « Ils voulaient faire de nous leurs ambassadeurs. Mais ils n’y sont pas parvenus. On a eu des copines là-bas, on a même fait l’amour, tu sais. »
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Le chant du muezzin résonne dans la vallée de Konjević Polje pour la prière du soir. Alors que les marcheurs regagnent leurs tentes, le groupe d’internationaux fait halte dans la ferme de Djile, sur les hauteurs de Srebrenica. Dans le jardin, les discussions et les rires fusent. Djile taquine un Italien parti faire un jogging : « Dans ce village, si tu cours, soit tu es fou, soit tu es un voleur. » Emina, son épouse, distribue des bols fumants de chorba aux convives installés devant la grande maison orange. Aidé par des amis suisses, le couple a patiemment restauré la bâtisse familiale détruite pendant la guerre. Djile a tenu à s’y réinstaller en souvenir de son père. Ils y vivent aujourd’hui avec leurs trois enfants, Hessed, Emira et le petit Amir. En 1995, les accords de Dayton permettent à la moitié des 2,2 millions de déplacés et de réfugiés de rentrer chez eux, mais il faut attendre les années 2000 pour qu’une seconde vague de retours s’amorce. Djile revient en Bosnie en 2005, à la faveur d’une aide délivrée par la Suisse. Les tensions sont encore vives. « Quand nous croisions des Serbes en voiture, ils nous arrêtaient et nous insultaient. Ils nous disaient : “Je vais vous égorger et violer ta femme.” Aujourd’hui entre les gens simples, les rapports sont normaux. » Djile désigne d’un geste de la main les collines environnantes. Il tient à raconter comment la vallée a résisté à l’avancée serbe. L’histoire est peu connue. « Mon père était de ceux qui ont organisé la défense. » De 1992 à 1993, son père prend part activement à la résistance bosniaque dans la région de Konjević Polje. La vallée est stratégique. Elle est située sur la route qui relie Belgrade, la capitale serbe, à Sarajevo assiégée. C’est en sabotant un pont emprunté par les blindés serbes que les combattants parviennent à freiner considérablement le ravitaillement. Ils en paieront le prix.
Le père de Djile est tué en 1993, précisément le jour où le général français Morillon, alors commandant des forces armées de l’ONU, rend visite aux résistants de Konjević Polje. Le village est bombardé. Un morceau de roquette traverse une fenêtre de la maison. Le fils des voisins court prévenir Djile. Quand il arrive, il est trop tard. « Ma grand maman a pleuré et m’a dit : “Vas-y, enfuis-toi !” C’est elle qui a fermé ses yeux. » Alors que tous les habitants fuient vers Srebrenica, Djile reste et enterre son père. « Je ne pleurais pas. Là je suis devenu tellement fort. Je l’ai déposé dans la tombe. Le lendemain, j’ai pris le fusil de mon oncle et le pistolet de mon père. C’était la plus grande offensive serbe. J’ai dit : “Je vais me battre.” Je voulais me venger. » Lorsqu’il quitte l’Iran pour s’installer en Suisse en 2001, Djile ne veut « pas voir un Serbe ». Pas même le jeune couple qui habite au-dessus dans son immeuble et qu’il identifie grâce à son nom de famille. Il se met alors en tête de les provoquer. « J’ai posé la radio sur la fenêtre et j’ai mis le CD d’Edo Maajka, un rappeur bosnien. Une chanson où il insulte les Serbes. » Jusqu’au jour où le voisin sonne à la porte pour lui emprunter le CD. Décontenancé, Djile lui demande : « — Tu étais où le 11 juillet 1995 ? — Le combien ? — Le 11, quand Srebrenica est tombée. — J’étais ici, je suis né et j’ai grandi ici. » Djile marque une pause et sort une cigarette. Il reprend en expirant la fumée : « J’ai commencé à penser : “Ce n’est pas lui qui a tué tous ces gens. Tous les Serbes n’ont pas tué mon papa.” »
Nova Kasaba
Aujourd’hui la Bosnie, elle, peine à se débarrasser de ses vieilles rancœurs. « Nos enfants musulmans sont obligés d’apprendre l’histoire vue par les Serbes, selon laquelle c’est nous qui avons commencé la guerre », déplore Djile. Depuis Dayton, la Bosnie est partagée en deux entités, l’une serbe, l’autre croato-musulmane. L’éducation est à cette image : régie par la partition ethnique. Quand le cyrillique prévaut dans les manuels de Republika Srpska, c’est l’alphabet latin qui domine en Fédération croato-musulmane. « Si je veux aller travailler à Sarajevo, en Fédération, je ne peux pas, explique Djile. Mes enfants n’ont appris que le cyrillique. Si un Serbe veut retourner en Fédération, c’est pareil. » Dans les écoles à majorité musulmane en République serbe, les dysfonctionnements sont récurrents. Les équipements informatiques tardent à arriver et les Bosniaques intègrent rarement l’équipe éducative.
Djile s’est peu à peu imposé comme la figure de proue d’un mouvement pour une éducation égalitaire. Son autre combat. À la rentrée 2013, il boycotte, avec une soixantaine de parents, l’école de Konjević Polje, au motif qu’elle participe d’une « serbisation » de la Bosnie. Dans cette école de Republika Srpska où les enfants sont quasi-exclusivement bosniaques, les professeurs sont bosno-serbes. On y apprend l’histoire de la Serbie en lieu et place de celle de la Bosnie-Herzégovine. Dès octobre, les familles dressent des tentes à Sarajevo devant l’Office du Haut Représentant (OHR), détenteur du plus haut pouvoir politique en Bosnie. Elles revendiquent l’utilisation paritaire des écritures latines et cyrilliques et un programme d’histoire national. Djile prend des congés sans solde et passe l’hiver sous une toile de tente. « Ma femme était là aussi, on voulait lutter ensemble. » Quand des manifestations contre la pauvreté et le chômage éclatent en février à Tuzla et Sarajevo, Djile ne s’y reconnaît pas. Il leur reproche d’avoir mis le feu au siège de la présidence, un bâtiment public. « Pendant notre lutte pour l’éducation, dit-il, j’ai insisté sur le mode d’action : pas de violence, ce pays en a trop vu. » Les parents de Konjević Polje resteront plus de quatre mois devant l’OHR. Les lobbys ethniques tentent de récupérer la contestation mais ils résistent. Las de voir leurs revendications rester lettre morte, les familles musulmanes ouvrent une école alternative à Nova Kasaba. Un pis-aller pour Djile qui aurait préféré ne pas accentuer la ségrégation. Il ambitionne désormais de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. En attendant, le centre éducatif de Nova Kasaba se dresse fièrement dans un bâtiment repeint en blanc. Une centaine d’élèves y suivent le même programme qu’en Fédération. Ici, la pédagogie laïque est inspirée des méthodes de Célestin Freinet qui favorisent l’expression libre et l’autonomie des enfants. En ce mois de juillet, les chaises et les tables fournies par Emmaüs Bosnie attendent les élèves pour la prochaine rentrée, pleine d’incertitudes. Jusqu’ici, l’école n’a fonctionné que grâce aux fonds de la communauté bosniaque et la bonne volonté de professeurs de Sarajevo, tous bénévoles. « On ne sait pas ce qu’elle va devenir. Il faut payer les instituteurs, l’électricité, le chauffage, le nettoyage des lieux, mais aussi transporter les enfants jusqu’à l’école », énumère Djile. Les élèves, quant à eux, devront passer un examen pour valider leur année d’études. Car, pour le gouvernement de Republika Srpska, cette école est illégale.
La ville-symbole
Déposés sur les épaules des hommes, de petits cercueils verts sont transportés du hangar où ils étaient entreposés, jusqu’au cimetière. Ce hangar même où les troupes de l’ONU étaient stationnées pendant la guerre. La foule effleure les cercueils sur leur passage. Un cérémonial qui se répète chaque année. Vingt ans après, les corps de victimes du génocide sont encore exhumés des charniers. 2 000 n’ont toujours pas été retrouvés. Certains cadavres ont parfois été éparpillés dans différentes fosses communes. Leur reconstitution est difficile, il faut notamment rassembler une partie suffisante de la dépouille et en identifier l’ADN. Ce 11 juillet 2014, 175 cercueils sont alignés cinq par cinq. Des mères, des frères ou des épouses s’agenouillent pour trouver le numéro qui correspond à un fils, un parent ou un mari. Pendant une journée, les caméras étrangères braquent leurs yeux sur la Bosnie. Demain, elles auront disparu.
Sur le bâtiment, pas la moindre plaque commémorative. Rien n’indique ce qui s’est passé vingt ans plus tôt.
Srebrenica est une ville-symbole. Son nom, à l’instar de celui de Sarajevo, suffit à lui seul à évoquer la souffrance muette de milliers de femmes et d’hommes. Pour cette raison, elle s’est forgée un statut particulier. C’est la seule commune en République serbe à être dirigée par un maire bosniaque et à observer dans plusieurs secteurs une règle de partage entre différentes nationalités. « Les gens s’entendent bien, mais ce partage n’existe que parce que c’est une ville de commémoration, ironise Djile. Ici le maire rencontre plus de personnalités internationales que la majorité des ministres dans ce pays. » Les commémorations s’y déroulent en général sans encombre. Il suffit pourtant de s’éloigner de quelques kilomètres pour que l’oubli menace. Chaque année, le 13 juillet, les femmes et mères de Srebrenica se recueillent sur les lieux où ont été perpétrés les massacres. Devant le hangar agricole de Kravica, les femmes, foulards blancs sur les cheveux, accrochent des fleurs sur la grille. Ici, plus de mille hommes de la colonne ont été exécutés. « Moi j’étais avec eux quand ils ont été arrêtés mais j’ai réussi à m’enfuir », confie Djile devant la façade criblée d’impacts de grenades. Pour la première fois cette année, les femmes ont pu pénétrer sur les lieux. « L’année dernière, elles ont été frappées par les policiers au motif que c’est une propriété privée. » Sur le bâtiment, pas la moindre plaque commémorative. Rien n’indique ce qui s’est passé vingt ans plus tôt. Non loin de là, les écoles et gymnases où étaient regroupés les hommes avant d’être fusillés accueillent à nouveau des enfants. Devant l’église orthodoxe de Branjevo, les habitants regardent passer la procession de femmes musulmanes d’un œil noir. « Ce ne sont que des curieux, il n’y a rien de méchant », tempère Ivar, le militant pacifiste. Aucune parole n’est échangée entre les deux groupes qui se maintiennent à l’écart l’un de l’autre. Le rapprochement entre les communautés est fragile.
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De l’autre côté de la Drina, des Serbes tissent pourtant des liens avec les victimes de Srebrenica. Comme les Femmes en noir de Belgrade, ce mouvement antimilitariste qui, chaque 11 juillet, fait le déplacement jusqu’à Potocari pour exprimer sa solidarité. Mais cette année, un groupe de cyclistes qui voulait rejoindre Srebrenica depuis Belgrade est agressé par des nationalistes serbes. Un cycliste rapporte que ces derniers étaient « vêtus de T-shirts à l’effigie de Ratko Mladić », le « boucher de Srebrenica ».
Des tensions qui traduisent ce qui se joue au plus haut niveau de l’État bosnien. Des représentants politiques n’excluent pas de rattacher la Republika Srpska à la Serbie. Milorad Dodik, président de l’entité serbe de Bosnie, évoque même une possible sécession si son autonomie venait à être menacée. Aucun Bosnien n’ignore que les nationalismes n’attendent qu’une étincelle pour remettre le feu aux Balkans. Djile moins que les autres, lui qui lutte depuis la guerre pour une Bosnie unifiée. « Tu sais, certains rêvent encore de la grande Serbie et d’y rattacher la Republika Srpska. Si la communauté internationale laisse faire, elle envoie le message qu’on peut violer, tuer, expulser et prendre un pays. » Dans la chaleur de fin d’après-midi, Djile écrase son mégot de cigarette. Résolu à ne pas abandonner Srebrenica, à la protéger encore, il ajoute : « Moi je suis pacifiste mais s’il faut se défendre, je suis prêt à reprendre les armes. »
Couverture : La marche pour la paix, par Delphine Tayac et Céline Bagault.