Dans les 24 heures qui ont suivi la dernière offensive des Kurdes au sud du barrage, il y a eu seize frappes aériennes de la coalition. Les peshmergas, combattants kurdes positionnés près du barrage de Mossoul, ont attaqué et pris l’État islamique par surprise en coupant leurs lignes de ravitaillement. À présent, les Kurdes sont proches du bastion des militants, qui se situe dans la ville de Mossoul. ulyces-mossoul-01 Mais pourquoi les peshmergas ont-ils lancé leur offensive maintenant ? Les Forces armées irakiennes n’étaient pas prêtes à attaquer la ville. Les représentants de l’armée américaine ont déjà expliqué que les Forces armées irakiennes ne pourraient pas tenter de s’emparer de Mossoul avant le printemps, au bas mot. En outre, le Gouvernement régional du Kurdistan a déclaré qu’il n’était que peu intéressé par Mossoul. Je suis allé enquêter sur le front, accompagné d’un collègue journaliste français.

La capitale de la terreur

Nous nous sommes rendus à Nawaran, près de Shekhan. Les positions du front sont creusées dans le flanc d’une colline. La veille de notre visite du 26 janvier, la journée a été ponctuée d’intenses combats : les miliciens de l’EI ont attaqué les lignes kurdes. Bien que l’État islamique ait subi de nombreux déboires à l’ouest du barrage de Mossoul, la contre-offensive de Shekhan compte plusieurs victoires, dont Makhmour et Gwer. Deux peshmergas sont morts pendant les affrontements – l’un d’eux était le général Harbo Ahmed. Les Kurdes possèdent quelques armes lourdes dans cette région : de l’artillerie, un char d’assaut ou deux et quelques véhicules blindés.

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La ligne de front, à Nawaran
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Je converse avec un capitaine kurde. Il m’apprend qu’ils ont tué quatorze combattants de l’État islamique la veille. Il porte un Colt M4, une carabine militaire américaine, et la tient comme un professionnel – son doigt est posé sur le pontet quand il n’est pas au combat. Il m’explique qu’ils ne visent pas les chars de combat, et veulent juste tuer des miliciens. J’apprendrai plus tard que le capitaine est le fils du général Serbest. Quand nous rencontrons le général, il est escorté par sa garde rapprochée. Même si la plupart de ses hommes arborent des carabines si rutilantes qu’elles ont l’air d’être neuves, il assure n’avoir reçu aucune arme de la coalition. Serbest décrit la bataille qui s’est déroulée la veille. « Il fallait qu’on se défende avec nos vieilles armes – et les voici », me dit-il. Les combattants de l’État islamique possèdent cinq Humvees et un char d’assaut. Selon les dires du général, ses hommes ont tué cinquante combattants ennemis et récupéré quatorze des corps. Les Kurdes ont également touché leurs véhicules et détruit le char. Il ajoute que trois des morts étaient des émirs – ils étaient en charge de certains territoires dans l’État islamique. « On a su qu’ils étaient émirs car on a retrouvé leurs papiers d’identité », raconte-t-il.

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Des combattants peshmergas
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Serbest et ses troupes sont tout proches de Mossoul, au cœur de l’État islamique en Irak. « On sait dans tous les pays de la coalition comme en Irak que Mossoul est la capitale de la terreur », dit le général. « Ma ligne de front est la plus proche de cette capitale. » « Ce n’est pas aux Kurdes de libérer Mossoul », poursuit-il. « Cela dit, l’EI pense que les Kurdes sont plus dangereux que le gouvernement central – où sont-ils, ceux-là, d’ailleurs ? » Alors, pourquoi cette offensive sur Mossoul ? « Nous devons protéger notre gouvernorat et empêcher l’EI de s’en approcher », répond-il. « Sans compter que nous avons deux millions de réfugiés à protéger contre une force qui s’attaque à l’Irak toute entière. »

Autopsie d’un char d’assaut

Dans les positions de combat kurdes, on trouve plusieurs abris. À travers de petites fenêtres, on peut regarder dans la direction des positions de l’État islamique. Un char T-54/55, de fabrication soviétique et piloté par les Kurdes, est en position basse au sommet de la colline. Lors de notre visite, nous avons pu entendre au moins un des avions de la coalition durant près de vingt minutes. Celui-ci volait à très haute altitude, hors de notre champ de vision. Nous avons plus tard examiné le char endommagé par le feu, que les Kurdes avaient détruit la veille. Les peshmergas nous ont confié qu’ils l’avaient traîné jusqu’au camp. Ils posent à côté de leur trophée et se prennent en photo. L’un d’eux est occupé à fouiller le véhicule en piteux état – il récupère des munitions et de la ferraille de l’épave. En examinant l’engin de plus près, nous remarquons qu’il s’agit d’un BREM-1, un véhicule de dépannage ayant été modifié. Au sommet du véhicule a été greffé un dôme blindé. Le travail de peinture suggère que les Forces armées irakiennes ont procédé à cette modification avant que les miliciens ne s’en emparent.

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Un soldat récupère des munitions et de la ferraille
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Un bouclier servait à protéger les mitrailleurs à l’avant du compartiment de combat. Les précédents propriétaires du BREM-1 ont ajouté des supports pour d’autres armes, au-dessus du blindage. Celui qui a modifié le char a également ajouté des branches et rameaux à l’avant et sur les côtés du véhicule. C’était peut-être une tentative ratée pour installer un toit. La plateforme de combat a été ouverte à l’arrière pour pouvoir se rendre à l’étage. Sur le sol de la plateforme de combat, une bosse indique que quelque chose a percuté le char par le dessus. Les peshmergas n’auraient pas vu cette partie du véhicule, même s’il se trouvait juste en-dessous d’eux dans les plaines. Les dégâts peuvent laisser penser qu’il a été frappé par un tir de mortier. La trappe du conducteur se situe à l’avant de la plateforme de combat. On l’ouvre au sol, juste en face de la position de l’énorme mitrailleuse. Le compartiment du conducteur n’a pas été abimé par le feu et ne contient pas de restes ou le moindre signe du conducteur. Des munitions jonchent le sol, en haut de la plateforme de combat – qu’elles aient été utilisées ou non.

La guerre a renforcé les divisions ethniques, sectaires et tribales de la région.

À l’intérieur du char, nous trouvons un assortiment de cartouches de 12,7 mm pour la mitrailleuse DShK, des cartouches de 5,56 mm OTAN – accompagnées de chargeurs à moitié fondus – ainsi qu’une abondance de cartouches soviétiques 7,62 mm, utilisées dans les Kalachnikovs AK-47. Nous avons demandé l’avis de soldats peshmergas. D’après eux, c’est une roquette qui a frappé le véhicule. D’autres n’ont pas d’avis sur la question. Le véhicule ne montre aucun signe de dégâts causés par une arme antichar. Plusieurs cartouches 7,62 mm sont coincées dans les protections en caoutchouc, sur les flancs du char.

Une région divisée

Après quoi nous avons rencontré Kak Ali, qui est à la tête du bureau du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) à Shekhan. Il nous a lui aussi parlé de la bataille de la veille. « Hier, les peshmergas se sont battus avec bravoure », affirme-t-il. « Tous les habitants de la région ont apporté leur aide et combattu. » Ali dit qu’il fait partie des volontaires locaux à s’être battu lors du combat de la veille. Il nous raconte qu’il a tué un jeune combattant de l’État islamique déjà blessé, parce qu’il avait peur qu’il dissimule une arme. « Le milicien a continué à marcher vers nous tandis que nous lui tirions dessus, comme s’il était ivre », se souvient-il.

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Un Peshmerga observe les positions de l’ennemi
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Ali a remarqué qu’un avion français avait mené de nombreuses frappes aériennes, mais ce n’est pas assez. Il explique qu’ils nécessitent beaucoup plus d’aide de la coalition. « Nous avons reçu quelques armes dans la région, mais il nous en faut plus », dit-il. « La coalition est moins présente, ici. » Pendant la bataille, les peshmergas ont lutté contre plusieurs combattants venus de l’étranger. L’armée islamiste, qui cherche depuis des mois à pénétrer en territoires kurdes, est une armée internationale. Mais pour Ali, avoir autant de djihadistes réunis en un seul et même endroit peut avoir un bon côté. La région de Shekhan est une historiquement complexe, et la guerre a malheureusement renforcé les divisions ethniques, sectaires et tribales au sein de la communauté. « Les tribus arabes, les Yézidis et les Kurdes sont divisés », soupire Ali. « Cela va être long avant qu’on puisse rétablir de bonnes relations. Il faut laisser faire le temps. » Il explique que ces divisions compliquent la guerre. Certaines tribus arabes ont rejoint de bon gré les miliciens. Mais en même temps, ils savent qu’à l’arrivée de l’État islamique dans leurs villages, les jeunes hommes seront enrôlés dans leurs armées – souvent contre la volonté des familles. C’est pour cette raison que les soldats kurdes doivent rester méfiants envers les habitants des territoires libérés. « Ils ont le droit d’acheter de la nourriture dans les villes, mais ils doivent requérir une permission avant d’y pénétrer », précise-t-il. « Nous limitons aussi la quantité de nourriture qu’ils peuvent acheter en une fois – on sait qu’ils risquent d’envoyer du ravitaillement à l’EI s’ils en achètent en trop grande quantité. »

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Des soldats kurdes font route vers la ligne de front
Crédits : Matt Cetti-Roberts

La situation est compliquée car les Arabes de la région vivent ici depuis longtemps, bien avant que le programme d’arabisation de Saddam Hussein ne chasse de nombreux Kurdes du territoire. Et ces Arabes vivent aux côtés des Kurdes depuis des générations. « Nous les connaissons bien », souligne Ali. Pourtant, il dit qu’il est primordial de soutenir les groupes sunnites pour parvenir à battre les miliciens. « Nous devons aider les groupes sunnites qui ne font pas partie de l’État islamique pour enfin nous en débarrasser », dit-il. Sans ces groupes, libérer les territoires comme Mossoul se révélera incroyablement difficile. Les troupes irakiennes n’ont pour l’instant donné aucune raison aux habitants de la région de leur faire confiance, alors qu’elles sont supposées les libérer. « Les Forces armées irakiennes n’en sont pas vraiment – l’armée était fidèle à Maliki, pas au pays », dit Ali. Il soutient que c’est pour cette raison que l’État islamique s’est emparé si facilement de Mossoul. « Les habitants ont souffert sous la direction de Maliki, ils ont accueilli les premiers à bien vouloir leur venir en aide. » Mais il ne croit pas que cette offensive kurde ait pour objectif de déloger les miliciens du bastion qu’ils ont dans la ville. Pour lui, ils ont agi pour leur propre intérêt. « Ils ne visaient pas Mossoul. Ils essayaient de défendre le front et la région », dit-il. « Il fallait qu’on coupe les lignes de ravitaillement de l’EI. Les vivres et les munitions viennent de Syrie. »

Le barrage

Plus tard, nous nous sommes rendus au barrage de Mossoul, où nous avons parlé un peshmerga de l’agence de renseignements Zeravani. « Depuis la dernière offensive, il y a eu quelques attaques, mais elles sont sporadiques », nous raconte-t-il. « Parfois, ils bombardent nos positions et la route. La situation est tendue car l’EI peut attaquer et venir combattre sur place à tout moment. »

« La dernière offensive nous a permis d’affaiblir une zone stratégique pour l’EI, près de Mossoul. »

L’agent se plaint de la pénurie d’armes et de munitions, mais il admet que les missiles antichars MILAN fournis par les Allemands ont été d’une grande utilité lors de leur dernière croisade. « Sans le soutien de la coalition, lancer l’offensive aurait été impossible », déclare-t-il. Il dit qu’éloigner les communautés mixtes et arabes représente un défi supplémentaire, mais ne change finalement rien à leur mission. « En tant que peshmerga – et donc en tant que combattant –, la religion ou l’ethnicité des habitants des régions que nous contrôlons importe peu », ajoute-t-il. Il insiste sur le fait qu’il arrive aisément à différencier un terroriste d’une personne normale. « Il y a environ six cents fonctionnaires, majoritairement des arabes sunnites, qui travaillent sur le barrage. Ils sont tous sous notre protection », révèle l’agent. « Nous les protégeons, sauf si nous apprenons qu’ils travaillent pour l’EI. Cela vaut aussi pour ceux qui habitent au sud du barrage. » Il fait ensuite allusion aux autres Arabes, qui ont fui à l’arrivée des Kurdes car la propagande menée par l’État islamique leur laissait croire qu’ils allaient être assassinés. Mais l’agent raconte qu’à présent, nombre d’entre eux reviennent en entendant leurs amis et voisins les assurer que ces histoires étaient fausses. « La dernière offensive nous a permis d’affaiblir une zone stratégique pour l’EI, près de Mossoul », explique l’agent des renseignements. « S’ils veulent se rendre de Mossoul à Tall Afar, le voyage prend maintenant trois fois plus de temps. » Nous lui demandons s’il pense que les Kurdes vont prendre part à l’assaut contre Mossoul. « Nous ne voulons pas attaquer Mossoul seuls. Mais il y a des décisions politiques que nous ne pouvons pas contrôler. Nous ne sommes que peshmergas, nous devons y aller. Nous devons suivre les Forces armées irakiennes », dit-il. « Nous pouvons nous allier aux Forces armées irakiennes, mais il faut qu’ils se décident avant. »

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Une façade criblée de balles près du barrage
Crédits : Matt Cetti-Roberts

En supposant que l’armée nationale puisse effectivement lancer une attaque, l’agent est préoccupé par les forces quittant Bagdad pour revenir à Mossoul. Elles n’ont pas très bonne réputation. Et la présence des milices chiites, renforcées par les Iraniens, aux côtés des troupes irakiennes a de quoi inquiéter. « Les soldats des Forces armées irakiennes ne répondaient qu’à Maliki. Le peuple n’avait pas confiance dans cette armée. J’espère que tout se passera bien, mais je pense qu’un certain nombre de problèmes nous attendent », dit-il de façon inquiétante. « Et si les milices chiites s’en mêlent, cela serait désastreux. Elles expulseraient tout le monde. » L’agent me confie qu’il a entendu certaines rumeurs : des combattants arabes sunnites seraient en train de s’entraîner à lutter contre les miliciens de Mossoul. Ces troupes pourraient créer un vent de révolte chez les populations locales contre l’État islamique. Mais pour le moment, il dit que les Arabes qu’il a rencontrés jusqu’à présent restent majoritairement « passifs ». Ils ne sont pas hostiles, mais n’apportent pas particulièrement leur soutien non plus.


Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « The Kurds Are Close to Mosul—And in No Hurry to Get There », paru dans War is Boring. Couverture : Un Humvee détruit près du barrage de Mossoul, par Matt Cetti-Roberts.