L’architecte du 11 septembre
« Je connais presque Mohammed Atta, l’Égyptien qui pilotait l’avion qui s’est écrasé dans la tour nord du World Trade Center », a écrit Fouad Ajami dans le New York Times un mois après le 11 septembre. Le professeur libanais spécialiste du Moyen-Orient n’avait jamais rencontré le coordinateur des attentats, mais Ajami connaissait ce genre de profil : celui d’un jeune Arabe vivant à l’étranger, attiré par la société occidentale mais se sentant rejeté, qui se retranche dans le fondamentalisme religieux. Quinze ans après le 11 septembre, rien n’a changé : nous connaissons presque Mohammed Atta. Nous pouvons quasiment la voir, cette silhouette spectrale et décharnée se frayant un chemin à travers le Quartier Rouge de Hambourg pour se rendre à l’ancien repère d’islamistes radicaux qu’était la mosquée Al-Quds. On se souvient encore de sa photo de passeport sur laquelle il affichait des traits menaçants. Mais l’homme sur la photographie reste encore aujourd’hui une énigme aux yeux impénétrables. Comment ces yeux voyaient-ils le monde ?
Nous ne pourrons jamais le dire avec certitude, mais il a laissé derrière lui un document qui recèle peut-être des indices. Un document qui, étrangement, n’a jamais été étudié avec attention jusqu’ici : son mémoire en urbanisme. La majeure partie des terroristes du 11 septembre étaient des Saoudiens des rues, choisis pour leurs gros bras. Mohammed Atta, lui, a été choisi pour sa tête bien remplie. Après avoir étudié l’architecture en Égypte, il est entré à l’université de technologie de Hambourg pour y effectuer un master urbanisme et aménagement.
Dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, les tentatives de comprendre les motivations des terroristes étaient perçues par beaucoup comme une façon de leur chercher des excuses. Le mémoire d’Atta n’a donc été que survolé. Les médias se sont bornés à noter que son travail critiquait vivement la prolifération des gratte-ciels ultramodernes dans les villes arabes. Seule sa dévotion glaçante a été largement diffusée par la presse : « Ma prière, mon sacrifice, ma vie et ma mort sont pour Allah le Seigneur des mondes. » Lorsque le magazine britannique Prospect a envoyé une journaliste à Hambourg quelques mois après le 11 septembre, elle a balayé d’un revers de main l’idée que le travail académique d’Atta méritait d’être étudié. Après s’être entretenue avec son directeur de mémoire, le professeur Dittmar Machule, la journaliste a conclu qu’il était « ridicule de penser que les idées d’Atta sur la préservation d’un vieux quartier d’Alep pourraient permettre d’appréhender son esprit terroriste ». Machule n’a fait que renforcer cette idée en assurant à Associated Press que son mémoire n’avait rien d’ « antiaméricain, antisioniste ou antichrétien ». « C’était simplement bien pensé », disait-il.
Peut-être le sujet semblait-il trop ésotérique pour être pertinent : l’étude architecturale d’une ville syrienne peu connue à l’époque. J’ai toujours pensé pour ma part qu’on avait manqué une occasion de comprendre Atta et, potentiellement, ce qui l’avait poussé à commettre cet horrible crime. Je me suis donc rendu à Hambourg pour voir ce que je pouvais apprendre à propos du mémoire. J’ai par la suite retracé les recherches académiques d’Atta sur trois continents, interviewé ceux qui le côtoyaient à l’époque où il étudiait l’urbanisme, et essayé de regarder avec ses yeux les endroits dans lesquels je me trouvais. Ceux d’un observateur attentif de l’architecture mais pourvu d’œillères idéologiques. J’ai rencontré le professeur Machule dans son bureau de Hambourg. C’est ici qu’il garde sous clé la seule copie connue du mémoire de Mohammed Atta. Même s’il admet que la publication de ce document serait d’intérêt public, il s’y refuse à cause du père d’Atta. L’avocat d’EgyptAir à la retraite, qui n’a jamais cessé de clamer l’innocence de son fils, l’attaquerait en justice si le mémoire venait à être publié sans l’accord de la famille. Machule a cependant accepté de m’assister dans sa lecture. Je me suis assis là où Atta avait soutenu son mémoire en 1999 et nous avons parcouru ensemble toutes les sections du document. Machule traduisait des passages et répondait à mes questions. Le mémoire contient de nombreuses illustrations : des photographies, des cartes et des croquis qui proposent divers redéveloppements immobiliers.
Il a pour sujet un quartier d’Alep qui était à l’époque la deuxième ville de Syrie. Atta y décrit les décennies d’ingérence des urbanistes occidentaux : le quartier historique défiguré à grands coups de voies rapides et les maisons à patio jadis omniprésentes remplacées par des gratte-ciels modernes. Atta voulait reconstruire la zone selon les anciens tracés, tout en culs-de-sac tortueux truffés de petites échoppes. Il préconisait d’abattre les voies rapides et les immeubles : d’après le code couleur des cartes, méticuleusement légendées, ils seraient tous démolis. Les maisons à patio et les étals des marchés seraient reconstruits. Dans l’esprit de Mohammed Atta, reconstruire le paysage urbain traditionnel d’Alep faisait partie d’un projet plus vaste, celui de restaurer une certaine culture islamique dans le quartier, qu’il voyait menacée par l’Occident. « Les structures traditionnelles de la société devraient être rétablies partout », écrit-il, utilisant des métaphores architecturales pour décrire son projet culturel réactionnaire.
Dans l’Alep de Mohammed Atta, les femmes ne quitteraient jamais la maison et les lois seraient conçues dans le but de « ne pas engendrer la moindre volonté d’émancipation », ce qu’il voit comme « incompatible avec une société islamique ». Le sous-titre du mémoire est Développement du voisinage dans une ville de l’Orient islamique. L’utilisation de cette expression anachronique – « ville de l’Orient islamique » – est révélatrice. Elle renvoie à un concept qui prend sa source dans l’orientalisme européen du XIXe siècle, selon lequel la civilisation islamique et la civilisation occidentale sont totalement distinctes et opposées. Selon ce concept, l’Occident rationnel et dynamique galope vers le futur tandis que l’Orient arriéré, coupé de toute influence étrangère, est exclusivement défini par l’islam et hors du temps. Dans ses recherches, Atta utilise ce concept orientaliste de deux civilisations que tout oppose, l’une supérieure et l’autre inférieure, et inverse les rôles, transformant le pro-occidentalisme en pro-orientalisme.
Aujourd’hui, la « ville de l’Orient islamique » est un édifice intellectuel branlant qui ne survit que dans les franges droitières des départements de recherche sur le Moyen-Orient et dans l’esprit des touristes en quête de « l’authentique » Arabie des Mille et une nuits – ainsi que, comme le démontre le travail d’Atta, dans celui des islamistes radicaux. L’ironie de la chose, c’est qu’il n’existe pas de meilleur exemple du caractère illusoire de la « ville de l’Orient islamique » qu’Alep, et plus particulièrement le quartier historique de Bab al-Nasr, qu’Atta décrit et analyse de façon totalement fausse dans son mémoire. Le professeur Machule m’a confié qu’il n’avait rien vu de choquant dans les plans d’Atta pour le quartier, bien qu’il les ait jugés irréalisables. « Ses modèles semblaient sortir tout droit du XVIIe siècle », dit le professeur. « Je lui ai dit que c’était infaisable, qu’il rêvait. Mais pourquoi les jeunes ne pourraient-ils pas avoir de rêves ? » Les conceptions d’Atta sur le rôle des femmes allaient à l’encontre de celles de Machule, mais le professeur voyait un avantage à prendre sous son aile ce jeune Égyptien talentueux. Il pourrait par la suite importer les techniques d’urbanisme occidentales – à défaut des styles architecturaux – dans le monde arabe. Lorsqu’Atta a refusé de serrer la main de la seule femme du jury lors de la soutenance de son mémoire, Machule a expliqué à cette dernière que ce n’était pas pour l’offenser : c’était uniquement dû à son respect très strict de la religion musulmane. Atta a reçu une très bonne note.
Une fois son diplôme en poche, il a quitté l’Allemagne. Quelques mois plus tard, au cours d’un repas vespéral durant le mois de ramadan, Oussama Ben Laden lui a appris qu’il deviendrait un martyr. Ce n’est pas Atta qui a choisi de prendre pour cible le World Trade Center, c’était l’idée de Khalid Cheikh Mohammed, l’ingénieur en mécanique désormais connu comme « l’architecte du 11 septembre ». Probablement parce que son neveu Ramzi Yousef avait essayé de raser les deux tours en 1993, sans succès. Lorsque Mohammed Atta a su qu’il serait le leader d’une mission visant à détruire le gratte-ciel le plus haut et le plus célèbre des États-Unis – le modèle des buildings qu’il rêvait d’abattre à Alep – il a sûrement eu l’impression que la providence divine le prenait par la main.
Vision trouble
Mohammed Atta est devenu architecte à l’université du Caire, où il est né. La capitale égyptienne est fascinante. Quoique très mal entretenue, c’est un véritable musée à ciel ouvert riche d’une histoire architecturale s’étalant sur cinq millénaires. Dans son histoire moderne – c’est-à-dire depuis l’invasion de Napoléon en 1798 –, la ville est passée d’un modèle occidental à l’autre, essayant en vain de retrouver sa gloire passée. Dans le quartier d’Abdin où Mohammed a grandi, les immeubles de style haussmannien construits au XIXe siècle sont à présent couverts de poussière et leurs fenêtres sont brisées. Dans le centre-ville, sur les bords du Nil, des voies rapides ultramodernes et des gratte-ciels inspirés de ceux de Houston et de Los Angeles sont les témoins d’embouteillages cauchemardesques. La majorité des Cairotes ne possèdent pas de voiture et traversent en courant les autoroutes à huit voies, se servant mutuellement de boucliers humains. À l’intérieur de l’édifice moderniste décrépi qui abrite le département d’architecture de l’université du Caire, élèves et professeurs travaillent sur une architecture contemporaine faisant le lien avec le passé pré-napoléonien de la ville. Un projet de fin d’études affiché dans l’enceinte du bâtiment emprunte une citation au célèbre architecte américain Frank Lloyd Wright. Elle est d’une surprenante pertinence : « Sans une architecture qui nous est propre, notre civilisation est sans âme. » Le département encourage les étudiants à faire la synthèse du présent et du passé dans leurs travaux, mais la plupart des étudiants pratiquent ce que le professeur Aly Hatem Gabr appelle du « copié-collé ». Ils saupoudrent ici et là des éléments nostalgiques du XVIIe siècle dans des projets destinés à l’Égypte d’aujourd’hui.
Après avoir décroché son diplôme en 1990, Atta a brièvement travaillé en tant qu’architecte au Caire et étudié l’allemand à l’institut Goethe. En 1992, il a commencé ses études supérieures en Allemagne et travaillait à temps partiel en tant que dessinateur industriel à Hambourg, dans une société d’aménagement urbain. Au cours de l’été 1995, il est retourné au Caire grâce à une bourse d’études. Il voulait étudier les plans de préservation du patrimoine, la régulation de la circulation et la promotion du tourisme dans le quartier islamique de la ville. (La bourse a été créée par la Carl Duisberg Society, une institution allemande qui soutient la recherche dans les pays en développement.) Le quartier islamique, dont les maisons forment le plus grand ensemble de constructions musulmanes médiévales au monde, était en train de disparaître d’une façon très gênante : ses installations sanitaires ont contaminé la nappe phréatique avec des excréments humains, à tel point que les fondations calcaires des bâtiments commençaient à s’éroder…
Entre ses nombreux sites historiques et sa population pauvre, le quartier islamique s’efforce depuis longtemps de trouver un équilibre entre les désirs des touristes et les besoins des habitants. À l’extrémité sud du quartier, les marchands du souk Khân el Khalili vendent à la criée des narguilés et des bustes de Néfertiti. De petites usines se font une place au bout de l’étroite rue principale, fournissant du travail aux résidents mais un cadre morose aux vacanciers. Malgré sa profusion de monuments inestimables, où d’anciennes maisons sur le point de s’effondrer le disputent à des bâtiments contemporains de mauvaise facture, on ne s’y sent pas dans un quartier historique. Pour Nassar Rabbat, professeur d’architecture au MIT qui a publié des travaux sur Le Caire islamique, « l’endroit est tellement sale que même les passionnés d’architecture réfléchissent à deux fois avant d’explorer les environs ». En dépit des conditions ahurissantes dans lesquelles se trouve le quartier, Ralph Bodenstein (le collègue allemand d’Atta) raconte qu’Atta jugeait les solutions proposées par le gouvernement encore pires. Je l’ai rencontré dans son bureau du Caire, où il vit et travaille en tant que professeur et historien de l’architecture.
À l’époque, Atta et lui avaient rencontré le gouverneur du Caire, qui leur avait confié sa vision de l’avenir du quartier : les résidents seraient expulsés, de petits bâtiments seraient construits autour des monuments (où seraient installées les échoppes) et la zone deviendrait un parc à touristes. « Il voulait que les gardes portent des costumes d’époque », se souvient Bodenstein avec un rictus incrédule. « S’ils travaillaient dans un monument mamelouk, ils seraient déguisés en Mamelouks. Dans un monument fatimide, en Fatimides. Il était ravi par son idée. Il en était très fier. » Bodenstein se souvient qu’Atta était horrifié. Aux yeux du gouverneur, les touristes semblaient être plus importants que les citoyens qu’il était censé servir. L’idée fantaisiste du gouverneur était en quelque sorte un ballon d’essai – une façon courante de solliciter la participation des gens dans le système antidémocratique égyptien. Mais Atta savait que les expulsions n’étaient pas des menaces en l’air. À l’époque où Bodenstein et Atta travaillaient ensemble, des Français restauraient les murs nord de la cité médiévale du Caire et les autorités égyptiennes expulsaient les personnes vivant aux alentours. « Nous avons parlé du problème du mur nord parce qu’ils expulsaient des gens », se rappelle Bodenstein. « Il était très critique à cet égard. Il disait que c’était le prix du tourisme et qu’il ne fallait pas le payer. » Ces projets contemporains retentissent d’un écho familier dans l’histoire de la préservation du Caire. Depuis les années 1880 et la fondation du Comité des Monuments de l’Art Arabe, préserver l’héritage historique du Caire a toujours été un projet mené par des Occidentaux peu regardant quant aux expulsions, dans le souci de sauver l’Égypte… des Égyptiens.
Pour ce Cairote sensible à l’architecture, Alep a dû être une révélation.
Tandis que les défenseurs laïcs du patrimoine tels que Bodenstein voyaient dans les actions du gouvernement la manifestation d’un État antidémocratique assujetti à l’afflux monétaire du tourisme, Atta percevait sans doute les choses plus sombrement. Peut-être y voyait-il un des rouages du système de domination global mis en place par les Occidentaux pour humilier les musulmans. Comme l’ont noté de nombreux auteurs qui se sont penchés sur la tragédie du 11 septembre, Atta voyait le monde sous l’angle de la conspiration. Dans son esprit, les Nations unies avaient refusé d’intervenir en Bosnie à cause de leurs préjugés contre les musulmans, et Monica Lewinsky était un agent du Mossad envoyé dans le but d’affaiblir les sympathies croissantes du président Clinton envers les Palestiniens. Le fait que les oppresseurs européens aient été remplacés par une dictature égyptienne soutenue par les États-Unis ne rendait la conspiration que plus sinistre à ses yeux. Cette vision du monde, dans laquelle les blessures historiques, guerrières ou architecturales, deviennent une vaste conspiration contre les musulmans, transparaîtrait dans le travail d’Atta sur Alep et son plan de préservation farfelu.
Bab al-Nasr
En 1994, Mohammed Atta est allé à Istanbul avec un groupe d’étudiants et a continué sa route pour aller rendre visite à Dittmar Machule dans le nord de la Syrie. Le professeur se consacrait aux fouilles d’un village de l’âge de Bronze. Mais Atta était davantage intéressé par l’urbanisme traditionnel de la grande ville voisine, Alep. Il était loin d’être le premier étudiant en architecture moyen-orientale à être attiré par Alep. Avant la guerre, elle était considérée comme la ville la mieux préservée du monde arabe avec Fez, au Maroc, et Sana’a, au Yémen. Lorsqu’il a choisi le thème de son mémoire, il y est retourné afin d’y mener des recherches plus poussées. Pour ce Cairote sensible à l’architecture, Alep a dû être une révélation. Alors que le souk historique du Caire n’est pratiquement plus qu’un attrape-touristes et le quartier islamique un melting-pot de monuments historiques et d’immeubles construits à la va-vite, Alep abritait alors plus de 15 000 bâtiments en calcaire, reliés entre eux par un labyrinthe de rues et de passages couverts. Dix kilomètres de ruelles parcouraient son gigantesque souk, recouvertes de voûtes en pierre où filtrait par endroits la lumière naturelle. On y trouvait de tout, des épices, des agneaux frais, des tapis ou de la quincaillerie. Le souk, dont seule une petite partie était réservée aux touristes, était au cœur du système commercial de la ville. Machule raconte qu’ « Atta était persuadé qu’il s’agissait d’un lieu où la culture des temps anciens était encore vivace, un endroit authentique et conçu sans influence européenne ».
Atta avait choisi de se concentrer sur le quartier de Bab al-Nasr, situé au nord du souk : l’endroit idéal pour une expérience de préservation historique. À la différence du souk parfaitement conservé, il avait été en partie détruit par les urbanistes français du milieu du XXe siècle. Au début du XXIe, il était entouré sur trois côtés par des avenues droites et modernes, bordées par des immeubles résidentiels et des bureaux. Mais à quelques pas de ces ensembles, les fondations historiques demeuraient intactes. Marcher depuis les artères encombrées de taxis jusqu’au quartier de Bab al-Nasr était une expérience extraordinaire. Un voyage vers un univers où les charrettes étaient tirées par des ânes, où les blocs inertes et rectilignes laissaient la place à un maelstrom de ruelles, d’arches et de fenêtres finement sculptées. Ce périple emportait le badaud loin des pubs pour soda ou pour téléphones portables, pour l’entraîner dans un royaume où de simples dessins noir et vert crayonnés au-dessus des portes représentaient la Kaaba de La Mecque, le lieu le plus sacré de l’islam. Le choc visuel provoqué par le passage de l’un à l’autre était puissant, mais ce n’était rien comparé au choc sonore. Quelques pas dans le labyrinthe et le vacarme du trafic s’effaçait devant les badinages de la place du marché. En s’enfonçant un peu plus loin, les voix des hommes s’estompaient et laissaient place à celles de garçons courant après un ballon dans une cour, tandis qu’une mère en hidjab les surveillait depuis sa fenêtre.
Alors que j’explorais le quartier en 2009, armé d’une carte qui ne retranscrivait pas avec exactitude l’enchevêtrement de ruelles, je me suis arrêté pour demander à un vieil homme coiffé d’un keffieh rouge et blanc la direction du vieux hammam. Pour Atta, qui croyait fermement en une division du monde manichéenne entre Dar al-Islam (le domaine de la soumission à Dieu) et Dar al-Harb (le domaine de la guerre), le contraste entre le quartier historique et les voies rapides l’entourant devait être frappant. Il est d’ailleurs illustré sur la couverture de son mémoire par deux photos et deux cartes architecturales. Une des photos représente une rue envahie par les taxis tandis que sur l’autre apparaissent deux petits garçons souriants dans une allée, face à une fenêtre en ruine mais finement sculptée. La première carte, une vue aérienne de rues tracées au cordeau, de ronds-points et d’imposants immeubles, fait face à une esquisse de plan de la vieille ville et de sa structure alvéolaire.
À ses yeux, l’imposition par les Français de l’urbanisme moderne dans cette « ville de l’Orient islamique » n’était pas seulement laide : c’était une négation totale de la culture islamique traditionnelle du quartier. La mondialisation, cette force économique impersonnelle et ces transactions mécaniques conférant un pouvoir astronomique aux pays riches non-musulmans, était pour lui le second facteur d’effacement de cette culture. (Dans son mémoire, Atta s’inquiétait des conséquences des réformes libérales syriennes ajoutées à une paix potentielle au Moyen-Orient : cela risquait selon lui de donner à Israël, le pays le plus développé de la région, un rôle prédominant dans le commerce syrien.) En reconstruisant physiquement le quartier, Atta pensait non seulement qu’il pouvait se débarrasser de l’architecture étrangère, mais aussi purger le quartier de toute son influence. Dans les petites boutiques du marché qu’il avait dessinées pour remplacer les bâtiments modernes qu’il comptait raser, le monde des affaires serait organiquement lié aux relations entre le client et le marchand. Un rempart contre la mondialisation, en somme.
Dans le but de préserver les traditions islamiques et redonner vie à la solidarité, Atta voulait instaurer un « comité culturel » qui organiserait des événements tels qu’une nuit de la poésie ayant pour thème les légendes et l’histoire du quartier. Atta se voyait comme un architecte d’avant-garde incarnant la volonté du petit peuple, et cela n’était pas totalement faux. Pour les besoins de son mémoire, il avait interrogé certains habitants du quartier et son travail reflète leurs opinions. Les habitants de Bab al-Nasr, quartier pauvre et assez conservateur, désapprouvaient formellement les immeubles. Ils disaient que d’après le Coran, ils portaient atteinte à leur vie privée : les cours intérieures des maisons protégeaient leurs femmes du regard des autres – les équivalents architecturaux de la burqa et de l’abaya. Razan Abdul-Wahab, une urbaniste originaire d’Alep, a rencontré Atta alors qu’il menait ses recherches. Elle m’a confié que de nombreux habitants du quartier avaient construit des « extensions très laides afin d’empêcher les personnes vivant dans les immeubles d’avoir vue sur leurs cours et, d’une certaine manière, sur leurs femmes ». Ce phénomène réjouissait Atta car il le confortait dans sa vision d’une cité moyen-orientale physiquement et exclusivement définie par l’islam.
Alep aux mille visages
Ce qu’Atta n’a pas su voir – ou qu’il a choisi d’ignorer – c’est que ce mode de vie était loin de s’ancrer dans le passé traditionnel d’Alep, et encore moins dans celui de Bab al-Nasr. Historiquement, Bab al-Nasr était un quartier où toutes les religions se côtoyaient, de nombreux chrétiens et juifs y habitaient. Dans un ouvrage écrit en 1794 par deux Britanniques, on peut lire que le nom de la porte du quartier (Bab al-Nasr signifiant « Porte de la victoire ») était anciennement baptisée Bab al-Yahud (la « Porte des juifs »). Celle-ci avait également un troisième nom, la Porte de Saint-Georges, qui était utilisé par les populations chrétiennes. Dans leur carte du quartier, les deux Britanniques identifient sa partie sud-ouest sous le nom de « Contrada juive ».
L’érudit Yasser Tabbaa écrit par ailleurs que le quartier juif de la ville était déjà là à l’époque médiévale et ajoute que sa synagogue principale fut construite au VIe siècle. À l’époque où je l’ai visité, il était difficile de passer à côté de l’histoire du quartier. Une ancienne école jésuite et une synagogue abandonnée (dont un des angles était devenu un urinoir malgré les panneaux d’interdiction) étaient les témoins silencieux de ce passé pluriel. La population musulmane du quartier, désormais majoritaire, n’était donc arrivée que récemment, lorsque la population chrétienne plus prospère s’était déplacée dans les quartiers périphériques et que les juifs avaient émigré.
L’interprétation idéologique de l’histoire d’Alep que faisait Atta, ainsi que sa version erronée de celle du quartier, donne une idée de la façon dont il voyait le monde. L’idéologie islamiste fantasme la restauration d’un âge d’or du Moyen-Orient qui aurait existé avant l’invasion de l’Occident. C’est cette chimère qu’Atta a repris dans son mémoire. Du fait de sa situation géographique, le Moyen-Orient n’a jamais échappé à l’influence extérieure. Au cours des millénaires, Alep fut conquise par les Babyloniens, les Grecs, les Romains, les Perses, les Byzantins et les Arabes musulmans pour n’en nommer que quelques-uns. Alors que la vision orientaliste de la ville du Moyen-Orient se focalise sur l’islam, c’est en partie l’histoire préislamique d’Alep, mais aussi les importantes communautés non musulmanes qui ont façonné cette ville aujourd’hui rasée. En parcourant à pied le souk qu’Atta aimait tant, on se retrouvait face à un labyrinthe de ruelles. Vu du dessus cependant, il était parfaitement rectangulaire : le souk avait été construit sur la via recta hellénistique (la rue droite) qui partait de la porte Ouest de la ville jusqu’à son centre. La preuve de l’enchevêtrement entre différentes cultures, loin de la vision essentialiste de la civilisation islamique. À une échelle pluriséculaire, les Arabes musulmans qui conquirent la Syrie au VIe siècle ont succédé aux Grecs qui la conquirent au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Même les maisons d’Alep et leurs patios – qu’Atta voyait comme de parfaites illustrations de la doctrine islamique – trouvent leur origine dans la Rome antique. Plus que d’être une manifestation du style résolument « oriental » d’Alep, elles étaient au contraire la preuve manifeste d’échanges durables avec l’Occident.
Les tentatives d’Atta de protéger Alep des lois du marché occidentales étaient l’expression de ses peurs plus que de l’histoire de la ville. La richesse qui permit au souk d’Alep de se construire provenait d’échanges internationaux. La ville a acquis une grande importance sous les Ottomans grâce à sa position stratégique sur la route de la soie. Au carrefour de l’Est et l’Ouest, Alep a accueilli le premier consulat du monde en 1517, lorsque les diplomates français de François Ier ont ouvert un bureau dans un caravansérail. Les Vénitiens et Élizabeth Ire d’Angleterre ont rapidement suivi. Atta voyait le commerce mondial comme une menace contre la culture traditionnelle d’Alep, ville qui s’est construite grâce aux échanges commerciaux internationaux. Puis la construction du canal de Suez a coupé Alep des routes commerciales entre l’Est et l’Ouest, assurant la prospérité des villes côtières.
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Aujourd’hui, le port de Hambourg – non le comptoir d’Alep – est la plus grande place des ventes du monde pour les tapis orientaux. Dans sa section du Speicherstadt, les entrepôts s’alignent à perte de vue, remplis de marchandises en provenance du Moyen-Orient qui attendent d’être envoyées aux quatre coins du globe. La prospérité d’Hambourg renforçait Atta dans ses convictions, l’entraînant de plus en plus loin dans le fondamentalisme. Il ne voyait pas que comme au temps de l’âge d’or d’Alep, c’était de la nature cosmopolite de la ville que provenait sa richesse. Lorsque Fouad Ajami a écrit dans le New York Times Magazine qu’il connaissait presque Mohammed Atta, il voulait dire qu’il connaissait d’autres jeunes Égyptiens qui, comme Atta, ont embrassé le fondamentalisme à l’étranger. Ajami comprend peut-être Atta en tant qu’Égyptien, mais on doit aussi le comprendre en tant qu’architecte. Le Caire, entre sa mémoire de l’impérialisme européen et sa dictature soutenue par les États-Unis, est une des pires publicités possibles pour les relations Est-Ouest. C’est sans doute pour cela qu’Atta est resté imperméable à l’Alep historique, cette ville commerciale et cosmopolite où Européens, Arabes, Chinois, juifs et musulmans vécurent ensemble pendant des siècles. Il méprisait la diversité de Hambourg et son mercantilisme ; il a attaqué New York la polyglotte.
Traduit de l’anglais par Pierre Laurent et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Architect of 9/11 », paru dans Slate. Couverture : Le memorial du World Trade Center.
LE PARCOURS SANGLANT DE KHALED KELKAL, LE PREMIER DJIHADISTE FRANÇAIS
Khaled Kelkal avait 24 ans quand il a été abattu par les gendarmes dans la banlieue de Lyon. Comment en était-il arrivé là ?
I. Les « petits losers »
Khaled Kelkal était un jeune homme de petite taille mais bien bâti, dont les cheveux formaient une épaisse tignasse de boucles noires. Il est entré en prison à l’âge de 19 ans, faisant montre d’une espèce de défiance frivole qui est la marque de tant d’autres jeunes délinquants de son âge. Ses braquages, ses courses-poursuites avec les flics ? Pour lui, ce n’était qu’un « jeu », comme il l’a confié au sociologue Dietmar Loch en 1992. Son arrestation l’a échaudé. « Et vous savez, en prison, on ne peut que gamberger. Et j’ai pu beaucoup gamberger », a-t-il confié au chercheur. « Je sais, c’est vrai, tout ce que m’a dit ma mère, mon père… Mais on s’en rend compte qu’après, parce que, sur le coup, on est comédien. Et dans la prison on est tout à coup spectateur, on se dit : “On n’est plus dans la vie, qu’est-ce que j’ai fait ?” » Kelkal s’est tourné vers l’islam qui avait bercé son enfance, y trouvant le sens de la camaraderie et le sentiment d’appartenance à une communauté qu’il n’avait trouvés précédemment que dans le crime. « Je ne suis ni arabe, ni français, je suis musulman. Je ne fais aucune différence. Si maintenant le Français devient un musulman, il est pareil que moi, on se prosterne nous devant Dieu. Il n’y a plus de races, plus rien, tout s’éteint, c’est l’unicité, on est unis », disait-il. « Vous entrez à la mosquée, vous êtes à l’aise tout de suite, on vous serre la main, on vous considère comme un ami qu’on connaît depuis plus longtemps. » Trois ans plus tard, Kelkal, alors âgé de 24 ans, était l’homme le plus recherché de France. On avait trouvé la preuve qui le liait à la série d’attentats meurtriers commis à Paris, et il était en cavale durant cet été placé sous le signe de la peur. Ses empreintes avaient été retrouvées sur une bonbonne de gaz placée sur une ligne de TGV qui avait manqué d’exploser.
À la fin du mois de septembre, des témoins l’ont repéré dans les collines qui s’étendent en périphérie de Lyon, à 25 km à peine de la cité où il avait grandi. Deux nuits plus tard, son corps gisait sur le trottoir d’une rue sombre de la commune de Vaugneray, un pistolet enrayé à la main. Les gendarmes de l’EPIGN ont tâté son corps du pied pour être bien sûrs qu’il était mort. On a retrouvé sur lui deux couteaux, une boussole, et un Coran. Le jeune homme avait rejoint le GIA, le Groupe islamique armé – des insurgés djihadistes luttant contre le régime militaire putschiste en Algérie. (En soutenant ses généraux, la France était devenue une cible secondaire.) En prison, semble-t-il, Kelkal avait été exhorté à revenir à la religion par un islamiste algérien. Les experts affirment que son recrutement par le GIA a eu lieu peu de temps après sa sortie de prison, à un moment où il se trouvait particulièrement vulnérable : malgré la maturité qu’il avait gagnée durant son séjour carcéral, il n’avait ni travail ni perspectives d’avenir.