Saisonnier nucléaire
J’ai obtenu mon master de mathématiques à Harvard en 1951, et mon doctorat en physique en 1955. J’avais besoin d’un travail et un ami m’a donné un conseil : sur le campus, Harvard disposait d’un modeste cyclotron, assez simple d’usage pour que les étudiants fraîchement diplômés puissent s’en servir. Il y avait là-bas un poste vacant de « théoricien ». Mon ami m’a recommandé et j’ai décroché le job. Je devais pour l’essentiel tenter de répondre aux questions posées par les expérimentateurs. À part ça, j’étais libre de travailler sur mes propres projets.
À cette époque, j’étais intéressé par les récentes découvertes de Stanford, où les électrons étaient dispersés autour de protons, de deutérons et d’autres noyaux atomiques. Ma thèse portait sur le deutéron. Mais après deux ans, mon contrat a pris fin et j’ai dû chercher un autre travail. J’ai postulé à l’Institut d’étude avancée de Princeton, où j’ai été engagé à l’automne 1957. Me restait alors l’été. Les laboratoires militaires de Livermore et Los Alamos recrutaient activement. Au printemps 1954, alors que je travaillais encore sur ma thèse, j’ai échoué à un entretien à Washington avec le physicien nucléaire Edward Teller, qui recrutait pour Livermore. Il a alors fait un commentaire étrange comme quoi il préférait la physique à la politique. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que mon entretien s’était déroulé la veille du jour où il a témoigné contre Robert Oppenheimer. Autre chose que je ne savais pas en 1957, c’était le nombre considérable de professeurs d’université que je connaissais qui avaient joué un rôle crucial dans la conception de la bombe. À Harvard, Norman Ramsey avait participé à la sélection de l’avion qui lâcherait la bombe sur le Japon. Il avait également approuvé le système au plutonium qui détruirait Nagasaki. Roy Glauber, qui était professeur adjoint quand je l’ai connu, avait été le cadet de l’équipe technique de Los Alamos, recruté avant même la fin de sa licence. Son colocataire Ted Hall en était le deuxième plus jeune membre. Hall était aussi l’un des trois espions russes de Los Alamos… Et bien sûr, le chimiste James Conant, qui était maintenant président d’Harvard, faisait partie des dirigeants de l’opération. J’étais aussi très proche de Ken Bainbridge, qui avait choisi le site pour les essais et s’était occupé d’armer l’appareil testé avec succès à Alamogordo, le 16 juillet 1945. Il était à présent à la tête du département de physique d’Harvard. Aucun d’eux n’évoquait ouvertement les activités qu’ils avaient eues pendant la guerre, aussi ai-je été surpris quand Bainbridge m’a convoqué dans son bureau pour me demander si je voulais travailler pendant l’été à Los Alamos. Il m’a dit qu’il me recommanderait. À mes yeux, Los Alamos avait une aura presque mystique – sans compter qu’un peu d’argent de côté ne serait pas de trop à Princeton. J’ai parlé à un recruteur de Los Alamos, qui m’a dit que je pourrais avoir le poste si je parvenais à obtenir l’autorisation de sécurité adéquate.
En 1947, la Commission de l’énergie atomique des États-Unis avait introduit un questionnaire qui déterminait les différents niveaux de sécurité. Ces derniers étaient « P », « S », et « Q ». Une personne de niveau Q pouvait avoir accès aux informations sur les armes nucléaires en cas de nécessité. J’ai dû donner aux FBI une liste de tous les endroits où j’avais vécu pendant les dix dernières années. Des années plus tard, j’ai tenté d’avoir accès à mon dossier grâce à la Loi pour la liberté d’information, mais il était si lourdement censuré que je n’ai rien pu apprendre. J’étais plus inquiet au sujet de ma grand-tante. Elle était abonnée au Daily Worker et parlait sur un ton plus que suspicieux des « patrons ». Soit ils ont négligé cette piste, soit ils ont considéré qu’elle était inoffensive, car j’ai obtenu mon autorisation.
Los Alamos à l’heure du thé
Lorsque je suis arrivé au poste de sécurité de Los Alamos, on m’a remis mes identifiants. Pour accéder librement aux zones techniques, il fallait être muni d’un pass avec sa photo dessus. Le Los Alamos de 1957 était bien plus protégé que pendant la guerre, quand Oppenheimer avait ordonné à Robert Serber et sa femme de se rendre dans les bars de Santa Fe un samedi soir, pour répandre la rumeur selon laquelle les expériences menées sur la colline avaient trait à des sous-marins. Personne n’avait alors montré le moindre intérêt pour l’endroit. Mais en 1957, tout le monde savait ce qui s’y passait. Étant célibataire, j’étais logé dans un dortoir datant de la guerre. J’ai acheté un vélo, qui allait devenir mon principal moyen de transport pendant le reste de l’été. Le jour suivant, je suis allé au bâtiment où se trouvait la Division-T (« T » pour Théorie). J’ai montré mon pass à toute une série de gardes et me suis rendu à mon bureau. J’ai découvert que je le partageais avec Ken Johnson, que je connaissais depuis l’université. Il avait écrit une excellente thèse et était resté ici dans ce département. Il prévoyait d’aller à l’institut Niels Bohr à Copenhague dès l’automne.
Francis m’a annoncé qu’il partait pour le Nevada assister aux essais nucléaires.
Bien vite, il a été évident que personne n’avait de travail à nous confier, aussi nous sommes-nous retrouvés libres de faire ce qu’on voulait. J’ai fini par me concentrer sur un problème, à savoir comment déterminer la parité du pion π0 en m’appuyant sur les aspects de ses deux photons en décomposition. J’étais bloqué dans mes calculs, aussi a-t-on décidé de le résoudre ensemble. Ken était un grand mathématicien et il démontrait les résultats avec un degré de simplicité étonnant. Nous avons entrepris la rédaction d’un article que nous avons soumis à Carson Mark, le directeur de la division théorique, pour savoir si nous pouvions espérer obtenir l’imprimatur de Los Alamos. Mark était ravi : il voulait que Los Alamos jouisse d’une réputation autre que celle d’être une usine à bombes. Car évidemment, c’en était une. Los Alamos et Livermore produisaient à tour de bras des modèles d’engins assez petits pour rentrer dans des missiles intercontinentaux. Ils étaient testés dans le Nevada sous le nom d’opération Plumbbob. Nous avions l’habitude de prendre le thé l’après-midi – un rituel qu’avait instauré Oppenheimer pendant la guerre –, et j’ai la conviction que la plupart des personnes qui participaient à ces après-midis travaillaient sur des armes. Puisque je n’avais « aucun besoin de savoir », personne ne m’en parlait. Je me souviens particulièrement d’un de ces après-midis. Celui passé avec James Tuck, un physicien qui avait fait partie de la délégation britannique de Los Alamos pendant la guerre. Il était venu travailler sur la fusion nucléaire, un projet secret en 1957. La première fois que je l’ai vu, il a déclaré : « Les beaux jours des après-midis thé de Los Alamos sont terminés. » À une époque, vous pouviez y boire le thé avec Niels Bohr ou Enrico Fermi, désormais on le partageait avec des gens comme nous.
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Francis Low était conseiller sur le programme de contrôle de la fusion nucléaire. J’avais fait brièvement sa connaissance lorsqu’il était venu en tant qu’intervenant au MIT – après cet été, il y retournerait définitivement. C’est un de mes héros. Lui et Murray Gell-Mann avaient rédigé une étude sur l’électrodynamique quantique à de très courtes distances, en utilisant des techniques qui aujourd’hui fondent toujours les bases de la théorie quantique. Francis était un fervent joueur de tennis et nous avons régulièrement joué ensemble jusqu’au milieu du mois d’août, où il a annoncé qu’il partait pour le Nevada assister aux essais nucléaires. Surpris, je lui ai demandé s’il travaillait sur les armes. Il m’a répondu que non, mais que Carson Mark l’y avait invité. Y avait-il une chance pour que je puisse y aller aussi ? Je devais demander la permission à Carson, qui m’a dit que je pouvais venir, à condition que je paie mon voyage. Le 30 août au matin, nous embarquions tous les trois à bord d’un vol régional pour Albuquerque.
Smoky et Galilée
J’allais bientôt entrer dans le monde du « besoin de savoir ». J’ai pris la décision de ne poser aucune question, qu’importe les circonstances. Je n’avais aucun besoin légitime de savoir. J’ignorais tout de notre itinéraire. Je savais que nous partirions de Las Vegas pour nous rendre à Mercury, dans le Nevada, le lieu du site de test situé à 100 kilomètres au nord-ouest de Las Vegas. On faisait exploser ces armes nucléaires au-dessus du sol, répandant des milliers de kilo curies de radiation dans l’atmosphère à si peu de distance d’une aussi grande ville. Cela donne une idée de la folie de l’époque. Je savais que le blackjack faisait partie de la culture de Los Alamos. En 1956, quatre soldats américains du site d’essai d’Aberdeen près de Baltimore avaient publié un article dans le journal de la Société américaine de statistiques, intitulé « la stratégie optimale au Blackjack ». Ils expliquaient comment optimiser ses chances en utilisant les règles des casinos.
Des théoriciens de Los Alamos avaient programmé l’ordinateur Maniac pour tester des dizaines de milliers de mains, afin de voir si cette stratégie fonctionnait. Ils furent heureux de découvrir que c’était le cas, et ils donnaient des cartes ainsi que les règles du jeu aux membres du personnel de Los Alamos qui se rendaient à Mercury. Francis avait étudié cette méthode et en avait conclu que si vous étiez assez chanceux, vous pouviez repartir avec une somme équivalente au salaire minimum fédéral. Après notre atterrissage à Las Vegas, une petite délégation de Los Alamos nous a rejoint dans un véhicule gouvernemental, et notre première escale était un casino. Le casino devait recevoir bon nombre de personnes travaillant sur le site d’essai, car il y avait là-bas une lumière qui s’allumait si un test était prévu le lendemain matin. La lumière s’est allumée, et nous sommes partis pour Mercury, où l’on a dormi quelques heures : les tests étaient prévus à 5 h 30 du matin. Carson nous a réveillés, et nous nous sommes rendus dans un endroit où un météorologue était occupé à vérifier le vent. Ce matin-là, un dispositif baptisé Smoky devait être testé. Carson nous a expliqué que c’était un dispositif conçu à Livermore. On pouvait le deviner car ils nommaient leurs appareils d’après des montagnes, quand ceux de Los Alamos portaient le nom de scientifiques. Galilée était dans une tour, en train d’être préparé pour un test programmé dans deux jours. Les vents étaient forts, aussi nous sommes allés dans un bunker en béton pour assister à l’explosion. J’étais surpris d’y retrouver un de mes vieux amis de l’université : Al Peaslee. Il avait disparu après avoir obtenu son diplôme, et je le retrouvais ici sur le site du test. Son travail consistait à escorter une délégation britannique. « On ne leur dit rien du tout », m’a-t-il confié. Il m’a conseillé de tourner le dos à l’explosion et de compter jusqu’à dix. On m’a également donné des verres très foncés à placer sur mes lunettes. Même la réflexion sur les murs du bunker pouvait abîmer nos yeux. Je ne sais pas à quelle distance de l’explosion nous nous trouvions exactement, mais nous étions assez près pour voir la tour haute de plus de 200 mètres sur laquelle était posée la bombe.
C’était un gros appareil hérissé de câbles, qui ressemblait plus à une cloche de plongée qu’à une bombe.
Il y avait une colline derrière la tour, surmontée d’un bosquet d’arbres de Josué. On aurait dit qu’ils priaient. Le haut-parleur diffusait le décompte des minutes jusqu’à l’explosion, puis chacune des soixante dernières secondes. J’avais le dos tourné et les yeux protégés par le verre sombre, mais le flash était si lumineux que je les fermais. J’ai compté jusqu’à dix et je me suis retourné. L’horizon face à moi était un chaos. Au centre, il y avait un nuage rouge-orange livide. J’étais impressionné par son énormité. Je n’avais aucune idée de l’ampleur d’une explosion nucléaire. Peaslee m’avait préparé à l’étape suivante. J’ai senti un clic puissant et légèrement douloureux dans mes oreilles. C’était l’onde de choc supersonique. À Hiroshima, l’explosion avait déchaîné un souffle plus fort que n’importe quel typhon : il avait renversé les réchauds à pétrole que les Japonais utilisaient pour préparer leur petit déjeuner, et provoqué la plupart des incendies de la ville. Puis vint le son, un grondement de tonnerre. Le nuage était devenu violet et noir, et semblait suspendu dans les airs comme un cobra radioactif prêt à fondre sur sa proie. Certains parlaient de se mettre à couvert, mais il n’a pas bougé dans notre direction. Je restais là, muet. Nous sommes retournés au dortoir pour prendre un peu de repos.
La fin du monde
Vers le milieu de la matinée, j’ai entendu le bruit d’hélicoptères. Carson avait une voiture gouvernementale à sa disposition et devait se rendre à la tour de 150 mètres de haut où le dispositif suivant – Galilée, celui le Los Alamos – devait exploser. Nous sommes partis ensemble. Sur la route, il y avait des endroits du désert où le sable s’était changé en verre sous l’effet de la fournaise. Des panneaux avertissaient de la forte radioactivité de la zone, due aux essais précédents. Nous avons enfin atteint la base de la tour. Nous pouvions monter jusqu’à un certain étage dans un ascenseur ouvert. À partir de là, il n’y avait plus qu’une échelle en acier branlante. En bas, le désert paraissait extrêmement loin. J’ai eu un moment de panique, mais je me souvenu qu’en haut de l’échelle se trouvait un engin nucléaire au rendement comparable à celui de la bombe qui avait pulvérisé Hiroshima. Et je m’inquiétais au sujet d’une échelle ? Le sommet était un espace plat juste assez grand pour accueillir Galilée et ceux qui travaillaient dessus. C’était un gros appareil hérissé de câbles, qui ressemblait plus à une cloche de plongée qu’à une bombe. Un léger cliquetis provenait d’une pompe à vide. J’ignorais totalement pourquoi elle était là et je n’ai pas demandé. Carson s’est adressé à l’équipe et nous sommes remontés dans l’ascenseur. Je pensais que la visite était terminée, mais Carson nous a conduit jusqu’à un blockhaus en béton, situé à l’extrémité du site. Il ne m’a fourni aucune explication. Il est entré sans frapper ni sonner, et nous l’avons suivi. Sur des étagères se trouvaient des balles de plutonium précautionneusement rangées et en nombre considérable pour des bombes atomiques, probablement assez pour détruire de nombreuses villes. J’ai reculé vers la porte. J’en avais lu assez sur Hiroshima et Nagasaki pour savoir ce que j’avais sous les yeux. Quand il m’a vu battre en retraite, Francis a remarqué que se trouver un peu plus loin ne changerait pas grand-chose si l’une d’elles venait à exploser.
Carson en a pris une, me l’a tendu, et m’a conseillé de ne pas la laisser tomber. Elle était chaude au toucher – du fait des particules alpha – et avait la taille et le poids d’une boule de bowling. Je n’en savais pas assez pour oser poser cette question évidente : pourquoi était-ce aussi léger ? Une sphère solide de plutonium de cette taille devait peser plusieurs centaines de kilos. Je suis certain que si j’avais posé la question, je n’aurais pas obtenu de réponse. Le simple fait de demander aurait été mal perçu. C’est alors que je l’ai remarquée. À l’autre extrémité du bâtiment se trouvait une grande table de travail sur laquelle un homme avait déposé quelque chose qui ressemblait pour moi à du mastic blanc. J’en avais lu assez pour savoir que ce qui ressemblait à du mastic blanc était en fait un explosif qui allait être attaché à la sphère de plutonium, afin de provoquer son implosion. À côté de lui, une femme tricotait un chandail vert. Au risque de paraître prétentieux, j’ai tout de suite pensé à ce vers de T.S. Eliot : « C’est ainsi que prend fin le monde, pas dans une explosion mais dans un murmure. » Que faisait-elle ici ? Une fois de plus, je n’ai pas osé demander. Quelques années plus tard, lorsque j’ai voulu écrire à ce sujet, j’ai envoyé ce que j’avais écrit à Francis. Il m’a répondu qu’il n’y avait jamais eu de femme. Que je l’avais imaginée. Puis j’ai écrit à Carson. Tout ce qu’il a consenti à me dire, c’est qu’il y avait eu plus d’un couple marié sur le site. J’étais accablé. Une semaine plus tard, Francis m’appelait. Il ne m’a dit qu’une chose : « Elle était là. » Le lendemain matin, Galilée était testé. Je savais maintenant à quoi m’attendre, mais j’étais une nouvelle fois étonné. Puis nous sommes retournés à Los Alamos. Aucun d’entre nous n’a parlé des essais. Francis, qui s’apprêtait à partir pour le Massachusetts, m’a conduit jusqu’à Lake Forest, dans l’Illinois, et je regrette de ne pas lui avoir parlé. Il m’aurait remis les idées en place. Quelque part, je sentais que l’expérience m’avait fait entrer dans un monde secret. D’une certaine manière, j’avais « appris à aimer la bombe ». Lors de ma visite à Lake Forest, j’ai été présenté à Adlai Stevenson. Je lui ai fait part de mes sentiments sur la bombe. Avant que je puisse en dire davantage, il m’a regardé avec mépris et s’est éloigné. L’une des causes de l’échec de sa campagne présidentielle de 1956 était la proposition d’un moratoire sur les essais nucléaires. Eisenhower avait rejeté l’idée publiquement, alors qu’il envisageait cette possibilité en privé. J’avais parlé de la mauvaise chose à la mauvaise personne.
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Au cours des années qui ont suivi, j’ai réalisé à quel point j’avais été stupide. La série Plumbbob, à laquelle appartenaient Smoky et Galilée, est la plus grande et la plus longue série de tests jamais effectuée sur le continent nord-américain. Il y a eu vingt-neuf essais ouverts entre le 28 mai et le 7 octobre. L’explosion la plus importante a été celle de Hood, dont le test a eu lieu le 5 juillet –l’équivalent de 74 kilotonnes de TNT. La bombe de Nagasaki était d’environ 20 kilotonnes. Smoky était le second essai le plus dévastateur, avec 44 kilotonnes.
Cette série, d’un total d’environ 306 kilotonnes – environ le dixième de la puissance d’une bombe à hydrogène –, a répandu environ 58 300 kilocuries d’iode radioactif dans l’atmosphère. Ces retombées se sont déplacées à travers tous les États-Unis et auraient provoqué environ 32 000 cas de cancer de la thyroïde. 1 200 porcs ont été exposés au souffle de ces explosions, et 18 000 militaires y ont participé. Plus d’un millier d’entre eux ont assisté à l’explosion de Smoky à une distance d’environ 13 km. Une unité a été dépêchée à l’épicentre pour effectuer le nettoyage, environ quinze minutes plus tard. Ils ont déclaré l’endroit sûr, aussi le reste des troupes y ont été conduites vingt minutes après l’explosion. L’exercice s’est achevé à 9 h 45 du matin, l’heure à laquelle j’avais entendu les hélicoptères. Certains de ces hommes ont contracté plus tard une leucémie. La balle de plutonium que j’avais tenue entre mes mains était aussi légère car elle était creuse. Les armes à l’essai cet été-là avaient été « renforcées » : le deutérium et le tritium gazeux étaient injectés dans la cavité juste avant l’explosion. Je crois que la pompe à vide que j’ai entendu lors de notre visite de Galilée était liée à cette opération. Lorsque la sphère implose, et que la densité est suffisamment élevée pour atteindre une masse supercritique, la réaction de fission en chaîne commence. Quand environ 1 % du plutonium est fissionné, la température augmente jusqu’à un niveau où se produit la fusion du deutérium et du tritium. Cela produit une explosion de neutrons de très haute énergie qui accroît l’efficacité de la fission ultérieure. C’est ce qui explique les énormes rendements de certaines des bombes testées cet été-là. L’ingéniosité déployée dans la conception des armes ne connaît aucune limite.
Le dernier essai au-dessus du sol réalisé par les États-Unis a eu lieu en 1962, et le tout dernier dans le monde a été effectué par la Chine, en 1980. C’est très certainement une bonne chose. Mais je n’ai une seule inquiétude. Personne n’a vu d’explosion nucléaire depuis plus de trente ans, et le nombre de personnes qui en ont vu une dans leur vie ne cesse de diminuer. Parmi ceux avec qui j’étais dans le Nevada en 1957, Peaslee est mort en 1976, Carson est mort en 1997 et Francis est mort en 2007. Pour la plupart des gens, les armes nucléaires sont une abstraction. Peut-être devrait-il y avoir une explosion de plus dans le désert du Nevada, afin de nous rappeler leur réalité.
Traduit de l’anglais par Elodie Peyrano et Nicolas Prouillac d’après l’article « At Los Alamos », paru dans la London Review of Books. Couverture : Un essai nucléaire supervisé par Carson Mark.