Je me sentais pleinement en sécurité sur le mont Ararat, jusqu’à ce que je voie Stanislav dévaler la montagne sur le dos. Stanislav – Stan pour les intimes – est l’archétype du Russe tel qu’en rêve Vladimir Poutine : crâne rasé, yeux gris acier, des bras gonflés comme ceux d’un bodybuildeur. Ces trois derniers jours, il avait pris la tête de l’ascension de la montagne, mais le chemin détourné qu’il emprunte sous nos yeux pourrait le mener à sa perte. Il tournoie à toute vitesse, tel une toupie, jusqu’aux pieds de la montagne. Pendant sa chute, Selahattin – notre guide – essaye de l’attraper, mais il perd l’équilibre et commence à tomber à son tour. Selahattin se débrouille pour planter son bâton de marche dans la neige et arrêter sa chute. Stan, cependant, continue de glisser sur la pente de glace de plus en plus raide, tout droit vers la zone rocheuse qui s’étend une trentaine de mètres plus bas. Je plante mes crampons dans la neige et hurle en moi-même : « Bon Dieu, mais qu’est-ce que tu fiches ici ?! »
Agri Dag
Le mont Ararat est connu en Turquie sous le nom d’Agri Dag – la « Montagne de la Douleur ». Située à la frontière entre l’Iran et l’Arménie, il s’agit du plus haut sommet turque. Mais ce sont ces mots, écrits il y a des siècles, qui décrivent le mieux le charme de cette montagne : « Le septième mois, le dix-septième jour du mois, l’arche s’arrêta sur les montagnes d’Ararat », lit-on dans la Bible. Même si pour beaucoup de gens, le terme « montagne d’Ararat » fait référence à une région géographique, elle est le lieu du déluge, de l’arche de Noé et du sauvetage de l’humanité. Un symbole de rédemption et de renaissance. Toutefois, pour le petit nombre d’individus qui interprètent la Bible de façon littérale, la montagne renferme bien plus que cela : elle est l’actuel lieu de repos de l’arche, un site archéologique qui pourrait potentiellement prouver l’existence de Dieu.
Je suis venu à Ararat pour faire des recherches sur Donald Mackenzie, un alpiniste britannique âgé de 47 ans qui a disparu en 2010. Fin septembre, lorsque les températures avoisinent zéro degré, Mackenzie a escaladé la montagne sans avoir obtenu d’autorisation officielle du gouvernement. Il n’était pas venu à Ararat pour mettre à l’épreuve ses compétences d’alpiniste dans de rudes conditions, il était animé par un désir tout à fait différent. « Celui de retrouver l’arche et de mesurer impact que cela aurait sur le monde », raconte Jeremy Wiles, un cinéaste américain chrétien qui avait fait la rencontre de Mackenzie en 2004 à Doğubayazıt, la ville qui s’étend aux pieds d’Ararat. « À ceux qui ont été convaincus par les médias et la communauté scientifique que l’histoire de l’arche est une légende, il voulait montrer l’arche et ainsi prouver le contraire. » Mackenzie a dédié dix ans de sa vie à la recherche de l’arche de Noé. L’incandescence de sa foi lui a révélé sa mission : répandre la parole divine. Il croyait intimement que l’arche de Noé se trouvait sur le mont Ararat, et que la retrouver serait à même de changer le cours de l’histoire moderne. Il a donc été un peu surpris lorsque NAMI, le Ministère International de l’Arche de Noé (une organisation évangélique basée à Hong Kong), a annoncé qu’il était sûr à 99,9 % d’avoir découvert l’arche dans une caverne de glace située sur les pentes d’Ararat. La découverte a été révélée lors d’une conférence de presse en avril 2010 couverte par les médias du monde entier, à laquelle a assisté un représentant local du gouvernement turc. Mackenzie choisira d’aller voir par lui-même. Bien que l’organisation hongkongaise ait refusé de révéler le lieu de sa découverte, Mackenzie était déterminé à la trouver quoi qu’il arrive. « J’ai le sentiment qu’avant la conférence, il avait un peu perdu son intérêt pour l’arche », m’a confié son plus jeune frère, Derick. « Il n’avait pas du tout l’air de s’ennuyer. Mais lorsqu’il a entendu cette histoire, il a subitement changé et ne cessait de répéter: “Je dois y aller. Je dois y aller et la trouver.” » Fin septembre, il a appelé son grand frère Ross, depuis la Turquie. Ce sont les dernières nouvelles qu’a reçues sa famille. Mackenzie lui a dit que la tempête s’apaisait sur la montagne et qu’il allait pouvoir cuisiner son dîner hors de sa tente. Depuis lors, plus aucune trace de lui.
Je savais que si Mackenzie était mort ou s’il avait disparu dans une station balnéaire turque, comme cela a été le cas de certains Britanniques, la nouvelle aurait donné lieu à une importante couverture médiatique et à une enquête policière approfondie. Mais les choses sont différentes dans l’est du pays. Avant l’annonce d’un processus de paix en 2012, un conflit sinistre faisait rage entre l’État et les rebelles du PKK (Parti des Travailleurs kurdes) depuis plus de vingt ans. Les forces de sécurité turques ont donc perfectionné depuis longtemps l’art de faire disparaître les choses, informations ou personnes. Selon Derick, « l’attitude habituelle des autorités turques se résume à cela : ce qui devait arriver est arrivé, il n’aurait pas dû grimper dans ces montagnes. C’est sa faute et c’est tout, fin de l’histoire. »
La chasse au trésor divin
Depuis que Friedrich Parrot a, le premier, atteint le sommet du mont Ararat en 1829, des gens se rendent céans pour rechercher l’arche de Noé. Certains de ces voyages ont été grassement financés, planifiés avec le zèle d’une expédition polaire au sommet de l’Everest. Au début des années 1980 par exemple, James Irwin, ancien astronaute de la NASA, a mené deux expéditions méticuleuses sur Ararat. « Il est plus aisé de marcher sur la Lune. J’ai fait tout ce que pouvais, mais l’arche continue de nous échapper », avait déclaré Irwin, découragé après sa dernière expédition dont il était rentré bredouille.
Donald Mackenzie n’était pas membre de ce consortium de recherche de l’arche. Il n’a jamais pris part à une expédition excédant un budget de dix mille dollars. Il n’avait aucun partenariat avec des équipes pseudo-académiques ou cinématographiques, pour enregistrer et magnifier ses efforts. Mackenzie avait grandi sur l’île de Lewis, sur la côte ouest de l’Écosse. Ce sont les terres de l’église presbytérienne libre, un lieu où la religion est très ancrée et conservatrice. Cependant, Mackenzie était un jeune homme indiscipliné – friand de mobylettes, il se battait dans les pubs, et avait flirté avec la vie de militaire lorsqu’il avait rejoint la Territorial Army, dans le cadre d’un engagement volontaire dans les Forces armées britanniques. Ce n’est pas avant 1991, à l’âge de 28 ans, que son frère Derick a réussi à le convaincre de se convertir au christianisme – à la suite d’une énième bagarre d’ivrogne. Après sa conversion, Mackenzie a commencé à se décrire lui-même comme un missionnaire indépendant. Il a voyagé en Syrie, en Israël et en Turquie, prêchant la Bible. Au début des années 2000, il a régulièrement fait des voyages jusqu’au mont Ararat, à la recherche de l’arche. Il finançait ses expéditions grâce à de petits boulots et dépensait le moins possible, en escaladant seul ou avec un ami de confiance originaire du coin. Un jour, il a confié à son frère que s’il réussissait à trouver l’arche, il pourrait enfin prouver au monde que la Bible dit vrai. « Tant de choses ont pu lui arriver, se lamente Selahattin Karabulut, notre guide âgé de 36 ans. Je ne peux rien avancer avec certitude… Peut-être que quelqu’un l’a tué pour de l’argent, peut-être qu’un loup l’a dévoré ou peut-être qu’il a laissé son équipement sur le versant sud avant de gagner le versant nord, et qu’il est tombé dans un glacier ou une crevasse. » Nous sommes assis sur un rocher en surplomb, nous abritant de la morsure du soleil de midi, environ quatre cent cinquante mètres sous le camp 1 du mont Ararat. Peu après dix heures, notre groupe de douze grimpeurs a débarqué d’un minuscule bus, qui avait toussoté et tremblé pendant près d’une heure sur la route poussiéreuse menant au sentier.
« Avez-vous entendu les coups de feu la nuit dernière ? » — Selahattin
Selahattin avait été le compagnon et le guide de Mackenzie lorsqu’il était venu ici pour la première fois. Sur une vidéo Youtube, Mackenzie le décrit comme « un dur à cuire, prêt à frapper quelqu’un de ses poings », mais je ne suis pas d’accord. Il émane de Selahattin une intensité muette, et il grimpe comme il parle : avec précaution et régularité, comme s’il faisait les cent pas sur un terrain de sport. Il porte une barbe soigneusement taillée, si noire qu’on croirait qu’il l’a polie avec du cirage, et son corps est musclé comme celui d’un gymnaste. Ses regards tout comme ses mouvements sont soigneusement étudiés.
Après avoir grimpé avec Selahattin pendant quatre ans, Mackenzie a décidé en 2006 qu’il en savait assez sur la montagne pour économiser de l’argent et s’y rendre seul. Cette décision a rendu inquiets ses amis. « Il était doué en escalade, mais il n’avait pas d’équipement professionnel, raconte Selahattin. C’était un alpiniste amateur. Il n’avait ni crampons, ni cordes d’harnachement. »
En avril 2014 à Istanbul, j’ai parlé avec Sinan Halic, un homme bourru mais alpiniste expérimenté, qui organise ses propres expéditions. Il s’est montré moins charitable avec Mackenzie. Halic a pointé du doigt une image de Mackenzie portant un chapeau mou, à la Indiana Jones, et une veste d’hiver en disant : « Ça, ce n’est pas un grimpeur, c’est un chasseur de trésor. » Mackenzie s’est rendu sur le mont Ararat pour la première fois en 2002. C’était deux ans après la réouverture de la montagne au public, suite à une interdiction générale imposée par l’armée dans les années 1990. Mais même après sa réouverture, la région n’était pas entièrement sûre. Le conflit, qui a coûté la vie à quarante mille personnes, durera tant que les Kurdes réclameront la reconnaissance de leurs droits et ne seront pas exaucés. Fusillades, bombes aux abords des routes et kidnappings – dont des alpinistes – étaient choses courantes. Mackenzie semblait heureux à Ararat, selon ses proches. « Donald y a été six fois. Suffisamment pour se faire des amis, assez pour se familiariser avec la culture kurde et pour connaître un minimum la montagne », raconte Amy Beam, qui dirige une agence d’expéditions sur le mont Ararat depuis 2007. Quelquefois, il se plaignait que personne en ville ne veuille échanger sa monnaie écossaise, et que les gens d’ici, qui ont une connaissance de l’anglais très imparfaite, n’arrivaient pas à comprendre son accent. Mais il s’est aussi fait beaucoup d’amis dans le milieu des guides de montagne. « À chaque fois, il restait à la maison et ma femme lui faisait à manger », raconte Selahattin.
Quoi qu’il en soit, sa relation avec la ville était complexe. Alors qu’on lui témoignait l’hospitalité inhérente à la culture de région, son prosélytisme forcené était source de tension. « Il ne parlait pas en bien de l’islam et de Mahomet, raconte Selahattin. À plusieurs reprises, je lui ai dit : “Sois prudent, ce n’est pas bien. Un jour, quelqu’un pourrait te tuer pour cela, car Mahomet est très important pour les musulmans”, mais il répondait simplement : “Non, Jésus me protégera.” » La face sud-ouest d’Ararat surplombe la ville de Doğubayazıt, comme une sentinelle sans pareille. Quand l’explorateur britannique James Bryce vit la montagne pour la première fois au XIXe siècle, il écrivit : « Seuls ceux qui ne l’ont jamais vue s’élever dans sa majesté solitaire, loin au-dessus des sommets voisins, peuvent douter que ce sommet n’a jamais percé les vagues se retirant. » Cette vision du déluge et de l’arche de Noé continue d’attirer des personnes dans la ville. On dénombre plus de cent chercheurs avides de l’arche qui vont et viennent dans Doğubayazıt, selon Halic. En outre, environ deux mille personnes escaladent la montagne chaque année avec un permis officiel, et le même nombre de façon illégale. Pour les habitants de Doğubayazıt, la montagne représente quelque chose de bien plus terre à terre. Amy Beam m’a ainsi expliqué : « S’il n’y a pas d’alpinistes, les loueurs de chevaux n’ont plus de travail. S’il n’y a plus de touristes, les restaurants n’ont plus de travail, les hôtels n’ont plus de travail, et les taxis non plus. Il est impressionnant de réaliser qu’il faut au minimum quatre mille visiteurs pour suffire à une économie de cent mille personnes. » Avec le processus de paix en cours, on peut espérer que le tourisme va s’envoler. Plus au sud, la Fondation pour le développement du tourisme et de la culture sirnak a annoncé un projet afin d’obtenir pour la région la réplique de l’arche, construite pour le récent film de Darren Aronofsky. Ararat est pensé comme un lieu attractif, une attraction ayant le potentiel de transformer la région, où le salaire annuel moyen est de trois mille dollars par personne. Si la paix s’installe pour de bon, « il y aura des milliers de personnes. Ararat peut devenir célèbre, comme le Kilimanjaro, si tout est pacifié », dit Halic en parlant du sommet tanzanien qui attire vingt-cinq mille personnes à ses pieds chaque année.
Pas de corps, pas de meurtre
Je me réveille au camp 1, sous le ciel laiteux de l’aurore. Nous nous trouvons sur un plateau pas plus grand ni plus profond que deux terrains de football, avec une vue panoramique sur les plaines inférieures : Doğubayazıt au sud-ouest et les collines escarpées de l’Iran au sud-est. L’étoile rouge, jaune et verte du Kurdistan et l’acronyme des rebelles kurdes (PKK) sont peints sur un gros rocher surplombant le camp. Deux chiens de berger aux poils épais et emmêlés rôdent en courbant la tête jusqu’au sol, tels deux vieilles dames voûtées.
« Avez-vous entendu les coups de feu la nuit dernière ? » me demande Selahattin, gardant un œil sur son samovar bouillonnant. Hier, un alpiniste allemand et un nomade local sont tombés sur une mare de sang, d’organes et d’ossements alors qu’ils redescendaient de la montagne, raconte Selahattin. Presque immédiatement après, ils ont aperçu le coupable à quelques pas de là. Le nomade a tiré trois fois, mais le loup s’est échappé. « Là-haut, ils mangent régulièrement de l’homme », racontait Mackenzie à propos des loups d’Ararat dans une vidéo Youtube. Il a peut-être exagéré pour impressionner ses amis, mais il est vrai que les loups sont connus pour tuer aussi bien les bergers que les moutons, dans la montagne. Certaines personnes ont suggéré qu’un loup aurait pu tuer Mackenzie, mais lorsque j’ai évoqué cette possibilité devant Selahattin, il a répondu : « Si ça avait été un loup, il y aurait eu des ossements. » Et c’est l’un des principaux problèmes : il n’y a pas d’ossements. En 2010, de nombreuses recherches ont été effectuées, mais le corps de Mackenzie n’a pas été retrouvé. Sa famille de pense que davantage de choses auraient pu être faites à l’échelle officielle. D’autres pensent que le rechercher est tout simplement trop dangereux. « J’ai dit à mon partenaire financier que je voulais me rendre au lac Kup pour trouver Mackenzie et découvrir ce qui lui était arrivé, raconte Amy Beam. Il m’a dit : “Laisse cette tomber histoire, car on ne sait pas s’il est mort ou s’il s’est fait tuer. Si tu t’approches de la vérité, tu pourrais être en danger.” » À une certaine distance, le mont Ararat ressemble à une huile sur toile japonaise du mont Fuji, à la fois un prodige d’exaltation et de perdition. C’est un point de vue arrêté, mais lorsque vous grimpez dans la montagne, les choses changent. Au-dessus du camp 1, à 3 000 mètres, on change de dimension géologique. Les pâturages laissent place à la roche volcanique et la montagne est morne plaine.
Engourdi par le soleil, bougeant l’un après l’autre mes chaussures poussiéreuses, nous progressons lentement et en silence. Puis Selahattin se dirige vers un ravin à l’ouest. « J’ai trouvé la tente de Donald par ici, à 3 800 mètres, dit-il. Je savais que c’était sa tente, car je grimpais toujours avec lui. » Le frère de Selahattin, qui n’avait pas pris la route de randonnée mais un raccourci, a été le premier à apercevoir la tente. « Elle était abîmée par le soleil et il a trouvé des cuillères, des haricots et des boîtes de conserve à l’intérieur. Rien de plus. Je ne sais pas, peut-être que quelqu’un l’a découverte avant lui. Peut-être que d’autres personnes ont pris son passeport avant que mon frère n’arrive. » S’il s’agit réellement du lieu de campement de Mackenzie, c’est ici, juste en dessous de la frontière neigeuse et des pentes vertigineuses du volcan qu’il a passé son dernier appel à sa famille. Mais si c’est vrai, cela veut aussi dire que Mackenzie dormait tout à côté du site où le NAMI dit avoir trouvé l’arche de Noé. C’est dans ce paysage, dans ce canyon rouge qu’une vidéo de l’organisation montre des hommes vêtus de costumes et de masques d’hazmat blancs, comme sur une scène de crime de film hollywoodien, glissant dans des cavernes de glace et touchant de grandes plaques de bois.
Il avait la conviction indéfectible que l’arche se trouvait dans la montagne.
Peu de temps après la disparition de Mackenzie, les guides de la région ont commencé à suggérer que la découverte de l’arche était un canular mis en place par l’un de leurs collègues, Ahmer Ertugrul. Connu sous le nom de Parasut (prononcer « Parachute », à cause de sa moustache tombante ressemblant à la voûte d’un parachute), il aurait été engagé par le NAMI. Abdullah Kaya, guide de montagne, revendique avoir travaillé avec Parasut et la mission du NAMI. Il m’a parlé de la fraude à laquelle il avait contribué. Il raconte qu’en octobre 2009, « nous avons ramené un vieux bateau d’Erzurum (un État voisin)… Puis nous l’avons porté jusqu’à Ararat et descendu dans la caverne glacée. » Abdullah a laissé tomber le plan avant que le leurre ne se mette en place, mais il explique que le groupe de six personnes qui ont exécuté l’affaire ont reçu « beaucoup d’argent » de la part du NAMI. Mes appels répétés au NAMI à Hong Kong sont restés sans réponse. Cette farce de l’arche est aujourd’hui connue de tous, dans le milieu des guides de Doğubayazıt. « C’était une grosse connerie. Je ne sais pas combien d’argent ils se sont faits, mais forcément beaucoup, car les gens sont fous. N’importe qui pourrait découvrir l’arche de Noé, les gens payeraient un prix d’or pour la voir ! » dit Selahattin. Amy Beam a également appris la nouvelle, à propos de l’escroquerie montée par le NAMI, et elle a commencé à dévoiler d’autres informations concernant Parasut. « Il est sûrement parti conclure un pacte avec le gouvernement turc. Je l’ai appris en 2011, le gouvernement turc était allé les chercher pour construire un grand musée de l’arche de Noé aux pieds de la montagne. Un musée pareil à celui du NAMI à Hong Kong. C’était avant que la fraude ne soit découverte. L’argent a ensuite disparu de la table. » Quand les médias locaux ont appris la révélation de Hong Kong à propos de l’arche, ils se sont demandés ce que pouvaient bien faire les officiels provinciaux à la conférence de presse. Ertugrul Grunay, le ministre turc de la Culture et du Tourisme, a répondu aux journalistes qu’il enquêtait sur le sujet. Puis le ministre a ajouté : « Je pense que l’affirmation que l’arche de Noé se trouve au mont Ararat est plus facile à croire que celle affirmant que des dieux vivent sur l’Olympe. Du moins, c’est inscrit dans les livres sacrés des trois religions monothéistes. La localisation de l’arche sur notre territoire accroît la valeur religieuse et historique de la Turquie. Cette révélation conduit immanquablement à l’augmentation du nombre de touristes. »
Il ne surprendra personne que, pour une région d’une extrême pauvreté qui lutte pour sortir d’un conflit de vingt ans, le tourisme et ses dollars soient une priorité. Mais la façon dont l’affaire est reliée au sort de Donald Mackenzie est moins claire. « Ils ont besoin que des touristes viennent à Ararat. Si des gens meurent dans la montagne, en particulier s’ils sont assassinés, ce n’est pas vraiment ce qui va booster l’industrie du tourisme », explique Derick.
Mackenzie connaissait les risques liés à la recherche de l’arche et à son travail de missionnaire, selon son ami Jeremy Wiles. Mais il me semble qu’il les avait acceptés, car il avait la conviction indéfectible que l’arche se trouvait dans la montagne.
Quand Friedrich Parrot a grimpé au sommet du mont Ararat pour la première fois, les habitants de la région pensaient, comme les Grecs avec le mont Olympe ou les Tibétains avec le mont Kailash, que l’acte d’escalader la montagne et de rechercher l’arche était proche du blasphème, une forme de scepticisme et de souillure. Dans le marché actuel des idées, où la religion n’est qu’un choix parmi tant d’autres, les reliques sont devenues des vaisseaux aux supers pouvoirs capables de repousser le mal ou d’offrir la sainteté, à des morceaux de preuves potentielles, soutenant une foi entière grâce à un fait avéré.
Mackenzie voulait des preuves, peut-être pas pour lui-même, mais pour tous ceux qui doutent. En ayant parlé avec son frère et ses amis, il est clair que, pour Mackenzie, l’arche était une solution magique qui aurait brisé la forteresse du doute que le XXe siècle, la science et le rationalisme avaient édifiée.
Pourquoi ai-je été amené à gravir cette montagne ? J’aime penser que quelque chose d’autre était en jeu. Je suis un trentenaire aisé, grimpant avec un groupe d’hommes eux aussi aisés de trente à quarante ans. Dans le rétroviseur, nous voyons notre jeunesse s’éloigner rapidement et nous faisons des pieds et des mains pour que quelque chose vienne remplir le vide existentiel qui nous habite. Certains choisissent le bouddhisme, d’autres les marathons. Nous choisissons les montagnes. L’écrivain britannique Robert Macfarlane, dans son magnifique traité sur l’attrait des hauteurs Mountains of the Mind, écrit : « Ceux qui voyagent au sommet des montagnes sont à moitié amoureux d’eux-mêmes, à moitié amoureux du néant. » Peut-être que Mackenzie n’était pas si différent de nous. Peut-être était-il là pour satisfaire un vieux sens de l’aventure, pour avoir le droit, de retour chez lui, de se vanter devant ses amis, et plus important, pour ressentir la joie d’être en altitude et le plaisir pur et animal de l’effort physique et du danger. En Allemagne, il y a un mot pour cela : funktionslust. Le plaisir de faire ce qu’on fait de mieux. Peut-être que Mackenzie était devenu accro à cet acte primaire et insignifiant de mettre un pied devant l’autre.
Amoureux du néant
« J’ai vu les rochers et je me suis dit : “Ok, je m’arrête ici, stop” », raconte Stan avec un rire puissant. Il devrait sourire, mais la peur ne quitte pas son regard.
D’une façon ou d’une autre, il a réussi à projeter son corps sur le seul rocher entre lui et le champ de gravats situé une trentaine de mètres plus bas, et s’y est accroché. Selahattin ne prend pas garde à l’incident non plus, mais je l’ai observé quand il frappait frénétiquement la neige avec son bâton de marche. Si je n’en étais pas sûr avant, je suis certain aujourd’hui que cette montagne est dangereuse. Nous sommes sur le chemin aisé du sud. Le versant nord, où Mackenzie a souvent escaladé, est un monde radicalement différent, fait de gorges, de rochers escarpés, de pentes neigeuses et de crevasses – des fosses sombres où la montagne peut cacher ses secrets. Je songe souvent à la lueur de peur qui brille au fond des yeux de Selahattin, dans les semaines qui suivent l’escalade. Le masque a glissé, révélant un gagne-pain perdu, une industrie mal préparée aux demandes et folies de riches touristes. Pour moi, Mackenzie a probablement eu un accident. C’est l’explication la plus simple. Mais dans cette région où des tombes anonymes du conflit kurde peuplent le paysage, où des rivalités politiques et locales se confrontent violemment aux besoins économiques, je ne peux pas laisser de côté l’hypothèse du meurtre – qu’il ait été tué parce qu’il était missionnaire, pour son argent, ou peut-être parce qu’on a eu peur qu’il découvre la supercherie de l’arche et ne fasse dégringoler l’industrie du tourisme. Chaque guide auquel je me suis adressé pendant mon séjour m’a donné des réponses décousues, me décrivant des scénarios potentiels. Au fond, ils semblaient penser : « Cette question est idiote. Vous ne saurez jamais pourquoi ou comment il est mort. » Ce que je sais aujourd’hui, c’est que l’escalade du mont Ararat laisse une empreinte spirituelle durable. Sur les pentes supérieures, deux heures avant que vous n’atteignez le sommet, se produit un phénomène que Mackenzie doit avoir vu plusieurs fois. Alors que le soleil se lève, pendant un court instant, la montagne jette une ombre aiguisée sur les terres en contrebas. C’est une vision spectaculaire, comme si la grande pyramide de Gizeh avait été imprimée sur la plaine. Ararat ressemble le temps du mirage à un tombeau antique. Le monument s’étend vers Doğubayazıt et, tandis qu’en haut nous restons dans la lumière, en bas, les villages baignent dans l’ombre de la montagne.
Traduit de l’anglais par Salomé Vincendon d’après l’article « A Mystery on the Mountain of Pain », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Le mont Ararat, par Mireia Saenz.