Les campesinos
Notre fixeur arrête le véhicule au bord de la route de terre, à deux pas d’une petite boutique de snacks et de sodas. Des hommes sont assis à l’ombre, d’autres sont appuyés contre des poteaux. Leurs regards se détournent de l’écran de télé placé en hauteur, sur lequel Will Smith incarne Mohamed Ali, pour nous dévisager. Ce magasin est en quelque sorte le centre-ville. Un homme imposant à la chemise trop serrée s’approche de la voiture et se penche à la fenêtre. Il veut savoir ce que nous faisons là. Il est coiffé d’un chapeau de cow-boy et porte une moustache. Un pistolet noir est accroché à sa ceinture. Nous sommes ici pour rendre compte du conflit qui fait rage entre les paysans pauvres et les riches propriétaires terriens de Taujica, une petite ville située dans la région de Bajo Aguán, au Honduras. À cinq heures de voiture se trouve San Pedro Sula, la capitale du meurtre. Les routes qui nous ont conduits jusqu’ici coupent à travers la montagne, progressant au milieu d’une végétation luxuriante et embrassant la mer des Caraïbes.
De temps à autre, un village ou un poste de contrôle policier fait son apparition. On trouve toujours des postes à Bajo Aguán, mais ils sont tenus par des campesinos, de petits fermiers. L’anarchie règne depuis longtemps au Honduras. Rien que depuis octobre, seize mille enfants ont quitté le pays pour rejoindre les États-Unis – un nombre si important que Washington envisage de garantir le statut de réfugié pour certains d’entre eux, avant même qu’ils ne s’enfuient. Ces enfants fuient le crime et la pauvreté : San Pedro Sula et Tegucigalpa, les deux plus grandes villes du pays, détiennent respectivement la première et la quatrième place mondiale en matière de criminalité par habitant. Ils fuient également l’injustice qui sévit dans les zones rurales du Honduras. Aujourd’hui, Bajo Aguán est officieusement interdite d’accès à l’armée et à la police. Les campesinos sont les victimes d’escadrons indépendants mais aussi de forces gouvernementales, et les dirigeants honduriens ne font pas grand chose pour les protéger. Le parti National au pouvoir, très à droite, assure la protection des propriétaires terriens. Ils visent à maintenir la sécurité en répondant à la violence par la force, quand le parti de gauche s’obstine à faire le portrait monochrome des campesinos, en victimes animées d’élans pacifistes. Dans l’œil du cyclone, des terres fertiles générant d’énormes bénéfices. Bajo Aguán est le carrefour de la production d’huile de palme et le théâtre de batailles pour les droits fonciers. L’huile de palme est partout : dans les glaces Ben & Jerry’s, dans le shampoing pour bébés Johnson’s, et même dans les Pringles. Ces dix dernières années, de grandes compagnies d’hydrocarbures, comme BP, ont proclamé que l’huile de palme serait le carburant de demain.
L’huile et le sang
La prolifération du nombre de plantations à travers le continent africain a mis en danger la vie des chimpanzés, aujourd’hui menacés d’extinction. En Indonésie et en Malaisie, qui en sont les premiers producteurs mondiaux, son extraction est assortie de violations des droits de l’homme. Il n’en va pas autrement au Honduras.
Le récent rapport de Human Rights Watch, « There Are No Investigations Here » (Ici, il n’y a aucune enquête), semble avoir poussé le gouvernement à créer une unité spéciale d’investigation en charge des crimes de Bajo Aguán. Reste à savoir ce qu’elle dévoilera, et qui elle poursuivra en justice. Des groupes de défense des droits de l’homme ont signalé qu’au moins soixante-dix-sept campesinos avaient été tués lors d’attaques ciblées depuis janvier 2010, plusieurs mois après le dernier coup d’État du pays. Le président évincé du parti Libéral, José Manuel Zelaya Rosales, avait auparavant pris la décision de réexaminer les plaintes des campesinos à propos des titres fonciers. Le coup d’État a été repoussé par de riches propriétaires terriens ainsi que par Miguel Facussé, dirigeant de la Dinant Corporation, le plus gros raffineur d’huile de palme du pays. Peu après, Facussé a reçu un prêt de trente millions de dollars octroyé par la Société financière internationale de la Banque Mondiale, afin d’agrandir ses plantations de palmiers en Afrique. La seconde partie du prêt n’a pas été versée : la Banque Mondiale y a subitement mis fin après avoir pris connaissance d’actes de violations des droits de l’homme. La réalité de la situation est encore plus complexe : d’après les comptes-rendus de la presse locale, certains campesinos représentent une menace grandissante pour leurs pairs. Les faits prennent à contre-pied la pensée dominante selon laquelle les campesinos sont simplement des victimes. Les mouvements actuels imitent vraisemblablement le gouvernement dans leur façon de réduire au silence les vérités qui dérangent. C’est particulièrement vrai dans la communauté de Taujica, foyer de deux mouvements de campesinos, le MUCA (Mouvement uni des campesinos de la région de l’Aguán) et le MOCRA (Mouvement des campesinos pour la récupération de la région de l’Aguán). Ces deux mouvements luttent pour la même chose : la terre, synonyme de pouvoir au Honduras. Ce faisant, les différents groupes s’affrontent et ajoutent sans cesse au chaos ambiant. Aucun d’eux, bien sûr, n’admet cette réalité. Au lieu de cela, c’est la sécurité de la Dinant Corporation qu’on tient pour responsable de toutes ces violences.
« La police et les militaires au service de Facussé entretiennent la violence et la répression. » — Celio Rodriguez
La récente montée de la criminalité est la dernière phase d’une bataille vieille de plusieurs décennies pour la défense des droits fonciers au Honduras, qui s’est envenimée à cause de la pauvreté et de la mauvaise tenue des registres. « Le système de la propriété foncière est remarquablement faussé dans ce pays », déclare Larry Birns, directeur du Conseil des affaires hémisphériques basé à Washington D.C. « 10 % de la population détient 80 % des terres. Le pays est aux mains d’une oligarchie, essentiellement dans l’agriculture. Les grandes familles de propriétaires terriens comme les Facussé exercent une influence considérable non seulement sur les forces militaires, mais sur tout l’appareil politique. » La ville de Taujica est divisée : les terres indépendantes des campesinos font face aux terres des Facussé, de l’autre côté de la rue. Au poste de police, j’indique le nom d’un contact appartenant au mouvement des campesinos. L’agent, boudiné dans sa chemise boutonnée jusqu’en haut, se redresse et fait un signe en direction d’un petit quartier et d’un circuit de chemins de terre partant du magasin. De jeunes motards font la course sur ces routes accidentées, et de frêles grillages font office de frontières entre les propriétés. Le contraste entre les propriétés est flagrant. Dans un des jardins appartenant à un employé de Dinant Corp., la terre est propre et ratissée, ce qui est rarement le cas sur les autres terrains. À quelques pas de là, une femme s’adresse à nous depuis la pénombre d’un arbre : « J’entends tout le temps des coups de feu, là-bas au coin de ces rues. Dès qu’ils se mettent à boire, les campesinos dégainent leurs armes. Il faut pas être surpris si quelqu’un meurt. » Quelques rues plus loin, nous parlons à Rodolfo Rodriguez, 73 ans, un campesino vivant au sein de la communauté. Il lui manque une main et il est maculé de terre. Son jardin est jonché de plastiques, il y a même un matelas. Il interpelle un ami qu’il aperçoit dans la rue. Ce dernier porte une chemise bleue en mauvais état qui recouvre son ventre proéminent. Il reste debout face à nous alors que nous nous asseyons pour parler à l’ombre de l’étrange maison. Ses enfants, qui ne portent pas de pantalons, jouent sur le matelas.
Les deux amis échangent des regards alors que nous abordons le thème de la violence. Rodriguez prend la parole : « C’est une chose dont on parle, mais ce n’est pas véritablement un problème. Les gens s’adaptent. Les gens s’habituent à tout. Je n’étais pas habitué à la violence, les choses ne se passaient pas comme cela avant. Ça a commencé à dégénérer il y a huit ou dix ans. » Sans surprise, l’ami de Rodriguez ne souhaite pas divulguer son nom. Au vu des violences qu’ils subissent, les campesinos se méfient des étrangers. Il s’exprime bruyamment, sur un ton peu amène, et lorsqu’il nous parle directement, il se redresse et nous toise de toute sa hauteur. « Les gens nous taxent de guérilleros », dit-il, bien qu’aucun de nous n’ait employé le terme. Il relève sa chemise. « Tout ce que j’ai, c’est ma ceinture », déclare-t-il en se tapant sur le ventre pour appuyer le fait qu’il n’est pas armé. « Et tout ce que nous voulons, c’est nous battre pour nos enfants. » Notre présence ne dérange pas mon autre contact, Eugenio Ayala. Nous le rejoignons pour assister à un match de foot sur un terrain des environs, où s’affrontent les équipes locales pour remporter un prix de quinze mille lempiras honduriens, à peine six cents euros. « C’est ici qu’est née la lutte du MUCA, sur ce terrain », affirme Celio Rodriguez, 34 ans, président de la colonie Nueva Confianza (Confiance Nouvelle). Rodriguez raconte que le terrain a été racheté à Facussé il y a tout juste un an, grâce à un crédit d’État échelonné sur quatorze ans. « La violence a chuté mais cela ne veut pas dire que tout va bien. La police et les militaires au service de Facussé entretiennent la violence et la répression. » D’après les campesinos, tout a commencé à cause de Facussé. Nous observons les joueurs se bousculer sous le soleil. Au centre du terrain se dresse un mât en haut duquel s’élève le drapeau rouge du parti LIBRE (pour « Liberté et Recommencement »). On entend des bruits sourds provenant de la rue, de l’autre côté du terrain. Dans la petite troupe des spectateurs, quelqu’un déclare : « Il est un peu tôt pour des coups de feu. »
Les champs meurtriers
Les affrontements entre campesinos et la multiplication des gangs armés de Bajo Aguán sont le prolongement naturel du vide politique créé par l’inaptitude du gouvernement à administrer le pays. En ce sens, la situation est identique dans de nombreuses zones de San Pedro Sula contrôlées par des gangs. Le gouvernement hondurien agit de façon contradictoire : pour répondre au problème de la violence, le parti National au pouvoir a envoyé des troupes à chaque coin de rue, quand l’opposition – incarnée par le parti Libéral – pense qu’il faut se préoccuper uniquement des problèmes liés au droit foncier. Il suffit de jouer le jeu du parti au pouvoir pour attirer l’attention sur soi. Dans ce contexte compliqué, aucun des partis n’a véritablement tort. La flambée de la violence exige une réponse adaptée à la situation de crise. Mais une solution sur le long terme – s’attaquant à la pauvreté et à d’autres problèmes de fond –, qui n’aura sans doute pas de conséquences immédiates, est indéniablement nécessaire pour l’avenir.
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Et cependant, une alternative existe et se fraie peu à peu un chemin entre les factions de campesinos, les gangs et même la loi. Un ami nous présente à un campesino que j’appellerai Raul Mendoza. Mendoza est un jeune agriculteur et vit paisiblement (donc à l’écart) sans jamais avoir pris parti, ni pour Facussé, ni pour les mouvements campesinos, ni pour le gouvernement.
Des hommes armés de machettes et de pistolets nous fixent et s’approchent de la voiture.
C’est un incroyable défi dans une communauté aussi refermée sur soi, où tout le monde a la langue bien pendue. Il arbore un large sourire et rit facilement. Ancien taulard, il est sûrement la personne la plus honnête que nous ayons rencontrée au Honduras. La prison l’a préparé à son retour à Bajo Aguán. « Être mis au ban et contraint à l’humilité m’a enseigné la sagesse. C’est la loi du plus fort qui l’emporte », dit-il. Nous prenons la voiture pour retrouver Mendoza en ville et nous sortons des terres. La route est déserte mais ça et là, nous croisons quelques campesinos, l’un sur un VTT, l’autre sur une chariote tirée par un cheval. Le soleil brille à travers les nuages, les rayons perçant tant bien que mal le ciel gris : ce sont les Killing Fields (les champs meurtriers) du Honduras. D’un côté, on trouve la terre indépendante des campesinos, de l’autre, la terre de Facussé. En qualité d’indépendant, Mendoza peut s’adresser à la sécurité de Facussé, ce qui n’est pas le cas des autres campesinos. En résumé, alors que la garde de Facussé et les campesinos du MUCA et du MOCRA sont en guerre, Mendoza, lui, se retrouve dans une position neutre un peu étrange. « Il y a des problèmes, il y a des problèmes… » dit-il en regardant par la fenêtre. L’enthousiasme de Mendoza et la facilité avec laquelle il reconnait sa chance ou ses torts le différencient des membres des mouvements de campesinos que nous avons rencontrés. Nous rejoignons un autre représentant du mouvement MUCA pour une visité guidée de leur colonie, un quartier résidentiel fermé où vivent sept cents familles. Le soleil matinal a incité tout le monde à travailler à l’ombre des palmiers à huile, ou bien à l’intérieur. En juin 2012, ils ont acheté la terre en contractant des emprunts d’État. Ils ont pu racheter quatre mille des onze mille hectares de terre que le président d’après le coup d’État, Pepe Lobo, leur avait concédé. Alors que le MUCA fait en sorte de devenir auto-suffisant, le défi actuel est d’évoluer du statut de résistant à celui de bon payeur, en remboursant les vingt millions de dollars de prêt.
Toutefois, la coopérative a pris énormément d’ampleur. Elle possède quatre bassins de poissons et un poulailler non loin. Pendant notre visite, nous avançons un peu plus loin dans la colonie et nous regardons des campesinos travailler la terre sous des rangées de palmiers. En partant, notre guide, un membre connu de la communauté, se dissimule derrière une vitre sans tain. Des hommes armés de machettes et de pistolets nous fixent et s’approchent de la voiture. « Qu’est-ce que vous foutez ici ? » demande l’un d’eux. Si notre guide les entend, il ne fait pas un geste. Bien que nous disposions des contacts appropriés, menace et méfiance planent toujours ici. Par une belle matinée, nous nous promenons seuls sur les terres en compagnie de Mendoza. Le soleil, qui traverse la voûte des palmiers, illumine le paysage et fait briller les flaques d’eau laissées par la dernière inondation. C’est uniquement dans des lieux comme ceux-là, à l’écart du reste des terres, que Mendoza se sent libre de parler. Il rit de nous voir livrer bataille contre les moustiques. « On ne peut pas vraiment dire que je suis un homme libre », déclare-t-il avec les arbres et le ciel pour seuls témoins. Certains détails permettant l’identification des personnes ont été modifiés.
Traduit de l’anglais par Jérémy Da Costa et Salomé Vincendon d’après l’article « In the Land Without Law », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Un campesino hondurien, par Dominic Bracco II. Création graphique par Ulyces.