Les hommes de Nohotia se bousculent au sommet d’une digue de terre haute de six mètres. Dans l’obscurité grandissante, à travers la plaine inondable où poussent des choux, des aubergines et des fleurs de moutardes, ils observent les énormes formes émerger de l’ombre des arbres bordant les rives du fleuve Brahmapoutre. Des hommes aux yeux troubles sont assis autour de petits feux de camps et débitent des troncs d’arbres avec leurs hachettes pour alimenter le feu durant la nuit. Pendu à un arbre, un pneu se consume en crépitant. Au village, des femmes dans des huttes de bambou préparent du poisson au curry pour nourrir les hommes sur le rempart. Deux projecteurs peu puissants balayent sans trêve les champs. La digue a été construite pour contenir le Brahmapoutre lors de sa crue annuelle, mais aujourd’hui, elle représente la dernière ligne de défense contre les éléphants.
À mesure que les couleurs des champs s’estompent au profit des ténèbres, une brume spectrale se forme, l’air s’emplit de grondements sourds et les cimes des arbres commencent à se balancer et à plonger vers le sol. « On dirait qu’une tempête approche », murmure Dhruba Das, songeur. À 32 ans, ce spécialiste de la résolution de conflits humain-éléphant (CHE) fume cigarette sur cigarette. Les villageois crient en assamais et frappent sur leurs dhôls, des tambours à deux peaux portés autour du cou, pour donner l’impression que nous sommes plus grands et plus nombreux qu’en réalité. Certains parlent dans de vieux téléphones portables, omniprésents en Inde rurale. Je braque ma lampe frontale vers l’obscurité. Les bruits se sont rapprochés. Des tiges de riz sèches craquent, des bananiers se fendent et se cassent. Il y a un reniflement, puis un bruit perçant, comme si l’on vissait un boulon géant dans une planche. Un coup de feu est tiré une centaine de mètres plus loin, depuis la digue. Trois hommes vêtus d’uniformes kakis font leur apparition autour du feu près duquel je me trouve. Ils font travailler les culasses de vieux fusils et les portent à la hanche, pointés juste au-dessus des arbres. Ils tirent quelques salves furibondes.
Chaque année, les éléphants revenaient en plus grand nombre.
Pendant un moment, tout est calme. Nous retenons notre souffle. Puis un cri préhistorique déchire le silence nocturne, un cri qui ne peut provenir d’aucun animal connu. « Il sont agacés, dit Dhruba. Ils n’aiment pas les coups de feu. — Que va t-il se passer maintenant ? — Ils vont attendre quelques heures et réessayer. Ils sont très patients. Ils savent que les hommes ne peuvent pas tenir ainsi éternellement. »
Au bord du fleuve
Bien qu’il s’étende aux pieds de l’Himalaya, l’État indien de l’Assam est principalement occupé par l’immense plaine inondable du Brahmapoutre. Pendant une grande partie de l’année, le fleuve est large d’environ un kilomètre et demi, mais lors de la mousson estivale, les tempêtes successives propulsent les eaux chaudes de l’océan Indien sur les flancs des montagnes et le niveau du fleuve s’élève jusqu’à 6 mètres au dessus de son niveau habituel. Il submerge alors les rives et les îles, et amasse les alluvions en de nouveaux endroits. Finalement, lorsque les eaux se retirent quelques mois plus tard, de nouvelles îles – les chaporis – se forment et sont rapidement colonisées. Par des herbes sauvages d’abord, puis par des filaos, suivis des producteurs de lait et de légumes. Les plus petites de ces îles disparaissent après une saison, mais les plus grandes, fruits de crues plus importantes, peuvent perdurer des décennies, voire des siècles. Ce sont d’excellentes terres cultivables. À l’automne 1997, les autorités de l’Assam ont commencé à recevoir d’étranges rapports provenant de cultivateurs de riz de Gazzara Chapori, une île sablonneuse située à quelques kilomètres au nord de Nohotia. Tous les soirs, les plantations de ces fermiers étaient mis à sac par une douzaine d’éléphants. Cela semblait impossible. Les éléphants ne s’attaquent aux plantations que lorsqu’elles sont situées à proximité de leur territoire, mais aucun éléphant ne vivait aux alentours de Gazzara Chapori – la plupart de ses habitants n’en avaient d’ailleurs jamais vu.
Les éléphants qui ont fait leur apparition cette année-là avaient nagé jusqu’à l’île et y sont restés deux mois durant, saccageant les rizières la nuit et se reposant le jour dans la brousse, à l’abri des regards. En janvier, le riz encore intact a été récolté et ils ont disparu. À l’automne 1998, les éléphants sont revenus, deux fois plus nombreux. Cette fois encore, ils sont restés pendant deux mois, mangeant les cultures de riz avant de repartir. Chaque année, les éléphants revenaient en plus grand nombre. Selon le Département de protection des forêts de l’Assam, responsable de toute la faune et flore de l’État, le troupeau avait quitté une réserve naturelle aux pieds de l’Himalaya et longé la rivière Subansiri sur une cinquantaine de kilomètres pour rejoindre le Brahmapoutre plus au sud. Avec le brusque accroissement de population au sein de l’État, les forêts protégées de l’Assam se sont fortement dégradées. Ces dernières années, des millions d’immigrants bangladais s’y sont installés. À défaut d’un travail, ils ont au moins trouvé de la nourriture dans ces terres.
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En temps normal, les éléphants ne quittent pas leur domaine vital. Ils vivent comme le faisaient autrefois les communautés de chasseurs-cueilleurs. Ils se déplacent au rythme des saisons en suivant les routes migratoires établies par leurs ancêtres pour permettre le renouvellement des ressources dans les différentes zones de leur territoire. Ces éléphants ont probablement migré vers le sud car ils ne trouvaient plus assez de nourriture dans leurs forêts pour y vivre tout au long de l’année. En 2002, le troupeau comptait environ soixante-dix éléphants. Cet automne-là, sur quatre-vingt kilomètres le long du Brahmapoutre, ils se sont attaqués aux rizières des chaporis. Mais cette fois, au lieu de s’en aller, ils ont nagé de chaporis en chaporis, se cachant la journée au milieu des herbes hautes et dans les branchages duveteux des filaos. La nuit, ils mangeaient la canne à sucre et les pommes de terre cultivées sur les chaporis, s’étendant de plus en plus sur les terres environnantes. Ils ont passé une année entière sur les rives du Brahmapoutre, puis une seconde, faisant d’eux le premier troupeau d’éléphants riverains au monde.
Les gardes forestiers du Département des forêts, comme on les appelle, sont à la recherche du troupeau depuis plus de dix ans. Ils l’ont surnommé aghori sahan, le troupeau errant. La survie d’un troupeau semble être liée à l’âge et à l’expérience de sa matriarche. C’est grâce à sa mémoire des zones de fourrage, des points d’eau et des itinéraires – sa connaissance de l’environnement – qu’ils parviennent à survivre aux périodes difficiles. Du fait de la petite taille de la matriarche du troupeau, les gardes l’ont surnommée « Sarumai », un surnom souvent donné aux jeunes filles. Sarumai semblait être dotée d’une surprenante capacité à s’orienter dans un environnement nouveau et hostile, tout en évitant les ennuis au reste du troupeau. Les éléphants n’ont pas tardé à réaliser que les meilleurs stocks de nourriture ne se trouvaient pas dans les plaines mais dans les cuisines et les greniers des villages de fermiers. Ils ont commencé à s’y introduire la nuit et à renverser les habitations, souvent constituées de lamelles de bambou renforcées d’un mélange de boue et de bouse de vache. Si quelque chose remuait dans les décombres et, par exemple, se mettait à crier, les éléphants prenaient peur et se mettaient à le piétiner ou à le frapper de leur trompe. Généralement alors, la chose ne bougeait plus. « Ils est très rare qu’ils s’attaquent aux gens intentionnellement », m’explique Dhruba Das, « mais si jamais quelqu’un se dresse sur leur passage, ils n’hésiteront pas. » Le troupeau menait une vie de hors-la-loi, pillant les caches de nourriture durant la nuit, se cachant la journée sur les chaporis à proximité et se remettant en route dès que la pression se faisait trop forte.
Un animal respecté
Les conflits humain-éléphant tuent environ quatre cents personnes et au moins une centaine d’éléphants chaque année en Inde. Des milliers de maisons ont été détruites le long du Brahmapoutre, des agriculteurs ont perdu l’ensemble de leurs cultures annuelles et des villages entiers ont été désertés à cause d’attaques nocturnes d’éléphants. Le travail de Dhruba consiste à voyager de village en village, afin d’inculquer aux gens les bons réflexes à adopter face aux éléphants. « Il est difficile de démontrer l’intelligence des éléphants », me dit Dhruba. « Ils n’ont pas l’intelligence des primates. On devrait peut-être parler plutôt de sagesse. Ils peuvent sentir les choses. Ils savent ce qu’ils doivent faire. Quelle que soit la situation, ils en tireront profit, et, à la différence des singes, ils n’aggravent pas la situation. » En s’attaquant aux habitations, les éléphants ont découvert la bière de riz brassée dans les villages. « Ils adorent ça », explique Dhruba, « ils sont prêts à tout pour s’en procurer ». Ils se sont ensuite mis à dérober d’autres denrées. « Les villageois m’ont rapporté qu’ils se montraient à chaque fois qu’ils cuisinaient du porc au curry. »
Ils affectionnent également le sel. Il y a quelques années, le frère de Dhruba venait de terminer ses exercices de taekwondo au domicile familial à Bokagaon, un village à proximité de Nohotia. Il avait retiré son maillot et l’avait jeté au sol. Rapidement, une trompe a surgi de la fenêtre. Alors que le frère de Dhruba se cachait sous le lit, l’éléphant a trouvé le maillot, l’a porté à sa bouche et s’est mis à le téter. Il l’a trouvé si savoureux qu’il a fracassé le mur pour s’en procurer d’autres. Le frère de Dhruba a attrapé sa sœur et sa mère pour s’enfuir par la porte de derrière. L’éléphant d’Asie étant une espèce protégée, la retraite est souvent la seule option. L’Inde héberge à la fois la dernière grande population d’un des plus emblématiques animaux de la planète, mais également plus de paysans que ne peut en recenser son gouvernement. Tout le monde sait d’aileurs à qui va le soutien de ce dernier : la peine encourue pour meurtre d’éléphant vient récemment de s’élever à dix ans de prison. Mais la meilleure protection des éléphants indiens ne vient pas de règles civiles mais dérive de principes religieux : les éléphants représentent le dieu hindou à tête d’éléphant, Ganesh, qui supprime les obstacles et apporte la chance. La plupart des villageois que j’ai rencontrés n’employait pas haathi, le mot hindou et assamais pour « éléphant », mais Ganesh. Que ce dieu en particulier cause tant de ravages est particulièrement perturbant pour eux. Bokagaon a été l’une des premières régions de l’Assam à subir l’assaut des éléphants. En 2001, alors que Dhruba était âgé de 21 ans, les villageois de sa région ont subi tellement d’attaques d’éléphants que les vieilles croyances ont commencé à s’effondrer. Cette année-là, entre juillet et novembre, dix-sept éléphants ont été tués. Beaucoup ont été empoisonnés par de la bière de riz mélangée à un puissant pesticide, qui avait été déposée dans les champs. Des habitants ont peint en assamais sur le flanc d’une carcasse : « Dhan Chor Bin Laden », Ben Laden le voleur de riz. D’autres fermiers se sont mis à brancher des câbles meurtriers directement sur les lignes électriques pour ensuite les étendre à travers leurs champs. En 2004, cinq éléphants ont été électrocutés prés du village de Dhruba. Quand celui-ci a entendu dire qu’un des fermiers de son village venait d’installer un câble sous tension, il s’est rendu dans le champ et a coupé le câble. Il a fait savoir que si quelqu’un essayait de nouveau, il contacterait le Département des forêts pour qu’il soit arrêté. Peu de temps après, il a rejoint Assam Haathi, un projet collaboratif débuté en 2004 entre l’ONG assamaise Ecosystems India et le zoo de Chester, en Angleterre.
Le troupeau errant a saccagé de nombreuses cultures et plusieurs bâtiments de la périphérie du village.
Dans le cadre du projet, toutes les solutions ont été essayées. Ils ont commencé par creuser des tranchées et sont allés jusqu’à planter des piments autour de certains villages. Ils ont mis en place des clôtures électriques de dissuasion, mais les éléphants ont appris à en couper les fils à l’aide d’arbres déracinés. Ils ont également appris à renverser les poteaux dressés entre les sections de clôture. Certains mâles ont réalisé que leurs défenses ne conduisaient pas le courant et qu’ils pouvaient les utiliser afin de maintenir la clôture au sol pour les autres. « Quand d’autres animaux voient leur habitat détruit, ils disparaissent silencieusement », m’assure Dhruba. « Mais pas les éléphants. Ils ne se laissent pas faire. Ils vous font savoir que leur habitat est détruit. Il peuvent aller n’importe où et on ne peut pas les en empêcher. »
Kartik Chapori
Le matin du siège de Nohotia, sur toute la longueur de la digue, je vois des corps endormis et recroquevillés près des feux de camp. Le troupeau errant a saccagé de nombreuses cultures et plusieurs bâtiments de la périphérie du village, il en a juste évité le centre. Une petite victoire, car le troupeau reviendrait immanquablement. Après plus d’une semaine sans sommeil, les gens paraissaient éreintés. Je suis Dhruba le long du sentier menant aux berges du fleuve, slalomant entre les bananiers renversés, les restes de clôtures, les tiges de bambous brisées et les amas d’excréments d’éléphants. Les champs sont parsemés de plantes aplaties. Des femmes en colère, enveloppées dans leurs écharpes colorées, sont accroupies entre les rangées de pommes de terre et récoltent ce qu’il en reste. Nohotia a déjà enduré des attaques similaires en 2008, alors que des familles vivaient encore dans les plaines inondables. Aujourd’hui, ces maisons sont détruites, leurs fondations de terre sont le seul signe de leur existence passée et les familles se sont dispersées depuis, personne ne peut dire où. Suite à cela, le troupeau errant a changé de comportement et s’est attaqué à d’autres régions pendant deux ans. Il est tout de même revenu en janvier 2012 lors de mon séjour à Nohotia avec Dhruba.
Après environ un kilomètre et demi de marche, nous arrivons au bord du Brahmapoutre, où nous attendons un canoë noir sur lequel se tiennent en équilibre deux vélos, une moto et cinq personnes. Dhruba fume. De l’autre côté du canal se trouve Kartik Chapori, une des plus grandes îles du fleuve, où nous devons rencontrer Atul Das, un membre du Département des forêts chargé des rondes sur les chaporis. Das a passé des années à repousser le troupeau errant de village en village. Il est à la recherche de deux rhinocéros qui ont nagé jusqu’à Kartik Chapori depuis le parc national de Kaziranga, un sanctuaire de 480 kilomètres carrés sur la rive sud du Brahmapoutre. Il héberge environ deux mille des trois mille rhinocéros indiens survivants. La poudre faite à partir de leurs cornes se vend à 10 000 dollars le kilo sur le marché noir chinois, et des braconniers ont infiltré le chapori en se faisant passer pour des pêcheurs. Das et ses hommes ont été désignés protecteurs des rhinocéros jusqu’à ce que ces derniers se décident à retrouver la sécurité de Kaziranga. La canoë finit par arriver et ses passagers en descendent, à l’exception de deux petites filles souriantes âgées de 6 ans, qui tiennent des pagaies en bambou. « Voici nos petits bateliers », commente Dhruba. Alors que les jeunes filles nous transportent de l’autre côté du jade nébuleux du Brahmapoutre, nous débattons du prix. Nous proposions 10 roupies pour la traversée, environ 15 centimes : « Pas question ! 100 roupies ! — C’est trop. Disons 10 roupies chacune ? — OK, d’accord. » Une fois parvenus de l’autre côté, nous grimpons le long de la rive érodée sur environ trois kilomètres en suivant un sentier sablonneux longé par des bougainvilliers roses et une barrière de bambou. Nous arrivons à la ferme de Paresh Singh, un homme robuste d’une soixantaine d’années portant la moustache. La cours est enluminée de soucis oranges, de gigantesques poinsettias et d’hibiscus superbement taillés. Singh est assis sur une chaise en plastique, l’air abattu. « Ils sont venus ici. C’est une catastrophe. » Pendant que nous parlons, nous voyons régulièrement une vache traverser la cour, poursuivie par les aboiements des chiens de Singh. « Ils ont détruit toutes mes clôtures et les vaches s’échappent et mangent tout ce qu’elles trouvent. » Singh nous explique qu’il sait quand les éléphants sont dans les parages, car ses chiens se calment à leur approche et se rentrent prudemment dans la maison. L’arrière grand-père de Singh travaillait pour la compagnie de navigation à vapeur des Indes britanniques à la fin du XIXe siècle. Il gérait les bateaux à vapeur qui descendaient et remontaient le Brahmapoutre. Il avait remarqué ce joli chapori et avait décidé de s’y installer. Singh s’en était si bien sorti avec les neuf hectares qu’il avait cultivés qu’il était devenu propriétaire d’une machine presque inconnue dans la région : un tracteur. Mais sa chance avait récemment tourné…
« Depuis 2008, nous avons été victimes d’attaques constantes », nous raconte-t-il. « Le troupeau s’en est pris à toutes les maisons de l’île et a tué un fermier pendant son sommeil. Avant, je cultivais quatre hectares de canne à sucre. C’était ma production la plus rentable. En 2008, les éléphants sont arrivés et l’ont entièrement mangée. J’étais bouleversé. Que ce soit mon père, mon grand-père ou mon arrière grand-père, aucun d’eux n’a jamais vu d’éléphant dans la région. Aujourd’hui, ils sont installés et reviennent tout le temps. J’en ai fini avec la canne à sucre. Il faut que je trouve quelque chose que les éléphants ne mangeront pas. » Le troupeau engloutit toutes ses pommes de terres, ses choux et cueille ses aubergines avec leurs trompes. Que pourrait-il bien cultiver d’autre ? « De la moutarde peut-être, ou du curcuma, c’est à peu près tout. » Les éléphants ont également mangé les racines de ses vingt-deux cocotiers pour en extraire le sel. Je demande à Singh s’il a déjà été confronté à un problème aussi sérieux : « Non, il y a bien les inondations mais c’est temporaire. L’année dernière, des tigres ont mangé huit de mes vaches. Cette année, ils mangent celles de quelqu’un d’autre. Mais les tigres ne posent pas vraiment de problèmes. Quelques vaches, ce n’est pas une grosse perte. Et puis, on peut faire fuir les tigres en faisant du bruit, pas les éléphants ! » Tous les soirs, Singh allume son tracteur pour repousser les éléphants. « C’est mon unique atout. J’allume les phares et je me dirige droit sur eux. Si c’est une famille avec des éléphanteaux, ils s’enfuient, mais si c’est un mâle ou une matriarche, non. Ils reculent seulement de quelques pas. Ensuite, ils font mine de charger. Pour l’instant, ils ont été trop effrayés pour réellement agir. » Ses trois fils lui prêtent main forte, mais un petit groupe de personnes n’impressionne pas les éléphants et il est impossible de couvrir les neuf hectares. « Nous avons essayé jusqu’à 2 h 30, puis ils ont pris le dessus mentalement et ont réussi à atteindre les cultures. » Atul Das, fusil en bandoulière autour de l’épaule, descend de sa 200 cc, et branche immédiatement son téléphone portable sur le jeu de batteries de voiture de Singh, qui sont elles-mêmes reliées à un générateur. Nous avons des cigarettes et des gobelets de thé à profusion. Das apporte des nouvelles : hier, les rhinocéros se sont cachés dans des herbes hautes et ont mutilé deux fermiers qui les ont pris pour de vaches. « Les hommes sont à l’hôpital, s’ils survivent ils seront bénis. » (Les rares survivants aux attaques de rhinocéros sont considérés comme des saints.) Das parle d’une voix douce. Un murmure apaisant qui lui vient sûrement de son implication avec les éléphants ou les villageois. « Les gens nous détestent. Quand on arrive dans un village pour la première fois, ils nous insultent et parfois même nous attaquent. Le problème avec ce troupeau, c’est qu’il change de lieu tous les ans. Ils sont toujours en train d’explorer la région. Donc chaque année, ils rencontrent des gens qui ne savent pas comment réagir face à eux. Et tous les ans, j’ai affaire à de nouveaux villageois en colère qui accusent le Département des forêts. » « Évidemment, on ne peut pas utiliser d’armes à feu contre les villageois », ajoute Dhruba, « cela va de soi. »
« Je me demande ce que je fais ici », admet Das, « c’est peine perdue. On ne protège aucun champ et la situation va empirer. Les gens tolèrent toujours les éléphants mais ils commenceront bientôt à les tuer. La population perd sa vénération. Mais la mienne a grandi. Je ne partageais pas les croyances locales qui disent que les éléphants sont des êtres sacrés qui vous reconnaissent et vous comprennent, mais après avoir travaillé avec eux pendant si longtemps, j’y crois. Ils sont véritablement spirituels. Chaque année, nous faisons une offrande au troupeau. Nous allons à leur rencontre, face à face, nous allumons des bâtonnets d’encens et nous nous mettons à genoux devant eux. Nous leur expliquons que nous sommes là pour protéger les villageois et les plantations et que, pour cette raison, nous devons parfois utiliser nos fusils. Nous les prions de nous comprendre et d’épargner les villageois. Ils répondent toujours. Ils lèvent leurs trompes et barrissent. Ils nous connaissent car nous sommes toujours à leurs côtés. Il y a un respect mutuel. »
Sarumai
En 2004, Sarumai a affiné son approche. Les éléphants ne fuyaient plus dès qu’ils apercevaient des humains. Ils restaient sur place et mangeaient jusqu’à ce que les lumières et le vacarme deviennent insupportables. Le Département des forêts a fait intervenir huit kumkis, des éléphants dressés chevauchés par des mahouts. L’idée était que les mahouts, armés de leur fusil, poursuivent le troupeau dans l’eau, de chapori en chapori, en tirant à blanc en l’air. Cela a été un désastre. Les éléphants adorent l’eau, mais pas les mahouts. Dès que les kumkis pataugeaient dans l’eau, ils s’arrosaient le dos à l’aide de leurs trompes, se roulaient sur le coté et désarçonnaient leurs mahouts paniqués. Suite à cet incident, ils ont refusé de retourner près du fleuve. En 2007, le troupeau s’était agrandi et comptait cent six éléphants, dont un certain nombre de jeunes éléphanteaux nés au bord du fleuve. « Ils sont en excellente santé », affirme Gunin Saikia, l’adjoint au chef conservateur des forêts de l’Assam. « Ils mangent beaucoup. » Le troupeau a sillonné et pillé les champs et les villages dans une zone d’environ cent soixante kilomètres le long du fleuve, qui traversait quatre circonscriptions du Département des forêts. « Quand le problème se trouvait dans votre circonscription », raconte Saikia, « l’objectif était juste de l’envoyer chez le voisin, pour le faire disparaître. »
Sarumai aurait-elle fui la captivité ? C’est la théorie de Gunin Saikia.
En 2008, à cause des villageois de plus en plus mécontents, le Département des forêts a essayé de résoudre le problème de manière définitive en repoussant le troupeau sur les terres du parc national de Kaziranga, accueillant déjà plus de mille éléphants sauvages. Quinze jours durant, un groupe de gardes forestiers a guidé le troupeau errant vers Kaziranga. Ils les suivaient en bateau comme à moto, les repoussaient avec leurs lampes et leurs fusils durant la nuit et campaient sur les chaporis pendant la journée. Finalement, le troupeau a disparu au milieu des herbes à éléphant de Kaziranga, hautes de 3,6 mètres. Les gardes se sont félicités et sont rentrés chez eux. Une semaine plus tard, le troupeau était de retour sur les chaporis. « Pas tous », dit Saikia, « mais près de soixante-dix. Les anciens sont restés dans le parc, je pense qu’ils ont reconnu la végétation forestière. Par contre, les éléphants qui sont nés et qui ont été élevés près du fleuve ont été habitués à manger les plantations. Je pense qu’en l’absence de choux, de rizières et de canne à sucre, ils se sont dit : “Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir manger ici ?” » Sarumai a quitté le parc elle aussi. Quelques gardes forestiers ont rapporté avoir vu quelque chose de brillant et de métallique autour de l’une de ses pattes. Ils étaient presque certains qu’il s’agissait d’une chaîne brisée. Sarumai aurait-elle fui la captivité ? C’est la théorie de Gunin Saikia. « Il y a trop d’éléphants fugitifs pour que nous puissions garder une trace de chacun. Sarumai a sûrement été un éléphant domestique par le passé. Elle sait que les gens gardent de la bonne nourriture et a dû dire au troupeau : “Pourquoi est-ce qu’on n’irait pas vivre avec eux ?” Cela pourrait être l’une des raisons pour lesquelles ils fréquentent les humains au lieu de s’installer dans la forêt. » Dhruba se montre sceptique : « Les éléphants domestiques qui s’échappent rejoignent les troupeaux sauvages, mais je ne crois pas qu’ils puissent se faire accepter en tant que leader. »
Quel que soit l’endroit d’où venait Sarumai, le troupeau faisait maintenant partie intégrante du paysage humain du fleuve. « Si vous les regardez attentivement, déclare Saikia, vous verrez que leur comportement est étonnant. Certains sont nés ici et y ont vécu pendant douze ou treize ans. Ils s’accouplent et mettent bas ici, ils font tout ce qu’ils avaient l’habitude de faire en forêt. Chaque année, cinq ou six nouveau-nés voient le jour. Quand des éléphants quittent la forêt pour s’attaquer aux cultures, il est possible de les y repousser, mais pas ceux pour lesquels le fleuve est leur habitat naturel. Pour eux, nous sommes des intrus sur leur territoire. »
La charge
Les éléphants ont attaqué Nohotia pour la neuvième nuit consécutive. Dès le lendemain, les villageois ont assailli le standard du Département des forêts. Les appels ont été si nombreux que ce dernier a accepté d’envoyer des renforts. Cet après-midi, une centaine d’hommes et de garçons de Nohotia sont rassemblés sur les rives du fleuve. Ils surplombent une péninsule sablonneuse de huit hectares, couverte d’arbres, qui se détache de la berge : le repère actuel du troupeau errant. Le propriétaire, Jogen Bora, nous a guidé sur un sentier le long de la berge où il fallait éviter les tas d’excréments d’éléphant. Nous nous sommes assis pour attendre le troupeau.
Bora a commencé à cultiver dans le village en 1990, à l’âge de 34 ans. « À l’époque, il n’y avait rien de tout cela », nous dit-il en balayant la péninsule d’un geste du bras. « Le niveau du fleuve atteignait la berge principale et les terres étaient recouvertes par la forêt. J’en ai défriché une partie avec d’autres villageois pour nos cultures. La forêt était remplie de coucous shikra, de pythons et d’autres petits animaux. Il y avait ces énormes lézards d’un mètre vingt de long, que je n’avais jamais vus auparavant. Ils sont tous partis quand nous avons défriché. Avant de faire ma première culture, je suis allé au bord du fleuve et j’ai déposé des noix de bétel sur une feuille de bananier, que j’ai ensuite mise à l’eau. J’ai fait une prière à l’esprit du fleuve en lui demandant d’être clément. La feuille de bananier a flotté à contre-courant pendant un petit moment, puis elle a basculé et a été engloutie par le fleuve. Le fleuve a accepté l’offrande, après quoi il s’est mis à former une langue de terre à partir de la berge, où la forêt a repoussé. Je n’ai jamais cultivé cette portion de terre, afin que les animaux que j’avais expulsés puissent y trouver refuge. Je ne laisse personne chasser ici. » Il est assis en tailleur sur le sable, tapotant sur le sol avec un bâton. « Aujourd’hui, on me demande de défricher car ils disent que j’abrite les éléphants. Mais je ne veux pas. Les petits animaux et les oiseaux ont besoin d’un foyer. Bien sûr, je n’aurais jamais pensé qu’il y aurait un jour des éléphants. » Bora a été l’une des premières personnes ciblées par le troupeau errant en 2008. « Je me tenais ici, et je les voyais de l’autre côté du fleuve. Ils barrissaient. Je me suis inquiété, mais je suis resté totalement silencieux. Je n’ai même pas prévenu ma femme. À la nuit tombante, ils ont traversé la rivière. Je me suis précipité à la ferme, je suis monté sur le toit où j’ai allumé une lampe de poche. J’entendais des tiges de bambou casser tandis qu’ils se rapprochaient. J’ai compris qu’ils venaient pour la maison. J’ai dit à ma femme que nous ferions mieux de déguerpir. Elle a pris ses bijoux et nous sommes partis. Je lui ai dit qu’à mon avis, les éléphants n’étaient pas intéressés par son or. » Le troupeau a détruit la maison. Bora en a reconstruit une dans le village, derrière la digue.
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Vers 16 h 30, des escadrons d’aigrettes planent au-dessus du fleuve en direction de leurs perchoirs. Leurs corps blancs se teintent de rose dans le soleil couchant. Toujours pas d’éléphants. « Peut-être qu’ils sont partis », dis-je. « Ou peut-être qu’ils sont très silencieux », me répond Dhruba. Des formes indistinctes se forment dans la pénombre. Soudain, Dhruba lève un doigt et se met à sonder les arbres en plissant les yeux. « Je crois qu’ils sont tout près. » Nous nous replions rapidement et rejoignons la foule sur le sentier longeant la rive. Un homme escalade un arbre pour jeter un coup d’œil, anxieux. Quelqu’un se plaint : « Que fait le Département des forêts ? » De jeunes garçons s’emploient à allumer des feux tout le long de la berge. Cinq gardes forestiers font leur entrée, dont trois sont armés des fusils et deux équipés de projecteurs portatifs. Les villageois se rassemblent autour d’eux dans un brouhaha de questions et de conseils. Les gardes se répartissent sur les huit cents mètres de berge faisant face à la péninsule, et commencent à balayer le canal de leurs lampes. L’homme perché dans l’arbre pousse soudain un cri et pointe son doigt en direction des arbres. Nous tendons alors l’oreille, et l’entendons : un craquement répétitif provenant de la forêt. Durant dix longues minutes, le bruit s’amplifie alors que les cimes des arbres se balancent. Les oiseaux s’envolent en sifflant au passage des éléphants. « Souvenez-vous », déclare un garde, « quand ils essayent de traverser, tenez vos positions et faites le plus de bruit de possible. On va essayer de les rassembler en aval. » Les villageois hurlent en direction de la jungle : « Allez vous-en ! Laissez-nous tranquilles ! Vous avez assez mangé ! » Un garde tire une salve à basse altitude, au-dessus de la péninsule. En réponse s’élève un barrissement unique de derrière les arbres, puis les craquements cessent. Nous avons les armes et les lumières, les éléphants ont la discipline. Ils attendent que l’obscurité soit totale… « Refaites vos lacets », chuchote Dhruba à genoux. « Si vous croisez un éléphant, ces bosquets de bambou peuvent être très utiles. Vous pouvez en faire le tour plus vite que lui. Faites ça en boucle. Si vous vous retrouvez piégés en terrain découvert et qu’il charge, vous devez rester sur place. Bluffez. Si vous courez, vous êtes mort. » Il fait de plus en plus sombre et seuls les criquets et les oiseaux nocturnes percent l’étrange silence. Quelqu’un pointe un projecteur portatif vers le ciel. « Il y a un type très courageux qui vit sur Majuli Chapori », raconte un homme comme pour briser le silence. « Il poursuit les éléphants et les frappe avec un bâton. » Environ cent mètres en aval, le projecteur d’un des gardes se pose soudain sur une demi-douzaine de mastodontes tapis milieu du canal. Les éléphants s’immobilisent comme s’ils jouaient à un, deux, trois, soleil. Nous courons alors dans leur direction en criant : « Hé ! Allez vous-en ! Trouvez un autre village à persécuter ! » Les éléphants font alors demi-tour et se fondent à nouveau dans les arbres. Un élan de joie monte parmi les villageois. Un homme brandit sa machette au-dessus de la tête et crie en hindi : « Jai Ganesh Baba ki jai ! », « Ganesh, accorde-nous la victoire ! » Mais huit cents mètres plus loin sur la rive, là où nous voulions envoyer le troupeau, les habitants du village voisin commencent à pousser des cris et faire retentir leurs casseroles et leurs tambours. Deux phares de motos se tournent vers la rivière. « Allez vous-en ! » s’écrient les gens. « Partez d’ici ! » À mes côtés, un homme s’agace et hurle en direction du village : « Soyez maudits ! Éteignez ces lumières ! Cela fait dix jours que ces éléphants dévorent nos cultures ! On ne dort plus ! Laissez-les manger votre nourriture pour un soir. Si vous les repoussez chez nous, on vous tuera ! » Les menaces volent de part et d’autre du fleuve entre les villages. Dhruba cesse de traduire. En amont, quelqu’un crie à son tour : « Hé ! Ici aussi ! Amenez vos fusils ! » Des écrans de téléphones d’un blanc luisant filent le long du chemin en sautillant vers la source de l’appel. Il ne paraît y avoir qu’un seul projecteur illuminant les éléphants sur tout le canal. Le troupeau ne traversait pas de manière ordonnée, mais partout à la fois.
Un garde forestier me dépasse, son fusil pointé vers le sol, l’air confus. Il n’a plus de munitions car on ne lui a donné qu’un seul chargeur. Il appelle son supérieur : « Vous avez d’autres munitions ? Et des piles ? Une de nos lampes a lâché. » « Ah ! Ils traversent ! » panique quelqu’un. « Ramenez vos lampes par ici ! Tirez avec vos fusils ! » Tout près de moi, trois flashs orange explosent du canon d’un fusil, les ballent fusent vers Kartik Chapori. Dhruba secoue la tête : « Le chaos. » Il était dur de croire que l’Homo Sapiens était l’espèce qui avait surpassé les autres dans la savane africaine. De l’autre coté du fleuve, le village ne tarde pas à retrouver le silence, puis c’est le tour du nôtre. L’unique projecteur restant sonde l’obscurité de part en part. « Où sont-ils ? » demande quelqu’un. Un téléphone sonne, et après une courte conversation, un homme annonce que, d’après son ami, cinq ou six éléphants ont réussi à franchir leurs lignes et sont en train de ravager les plantations entre la digue et notre position. « Nous sommes isolés ! » s’écrie un garçon en se tournant vers les gardes. « Guidez-nous jusqu’au village avec ce projecteur ! » « Je n’en reviens pas », répond un garde. « Vous vous battez pour repousser les éléphants et maintenant vous voulez abandonner votre position ? Vous devez rester ici pour la nuit ou tout cela n’aura servi à rien. » « Il a raison », dit un homme. « Il faut qu’on allume plus de feux, qu’on se disperse pour protéger toute la rive. » « Laisse tomber », dit un autre. « Il est trop tard. Si on reste ici, on est mort. Sauvez-nous ! » « C’est honteux », fulmine le garde, « vous nous appelez en disant que nous sommes incompétents alors que vous n’êtes même pas équipés. Pas de lumière, ni de pétard. » « S’il vous plaît, ramenez nous juste chez nous… »
Une masse imposante s’écrase dans les buissons. Nous nous ruons alors dans les champs plongés dans la nuit.
Mais quel est le chemin le plus sûr ? Comme personne n’arrive à se décider, un groupe d’hommes file vers le nord, accompagné par un garde armé d’un fusil, et un autre parti vers le sud, escorté d’un garde armé d’une lampe, nous laissant Dhruba et moi dans l’obscurité avec le bruit des éléphants qui traversent la rivière devant nous. « Il est temps de sortir la frontale », me dit Dhruba. Je tâte ma poche. « Je crois qu’elle est dans ma veste qui est restée au village. » Tout l’après midi, j’ai songé à aller la récupérer, mais j’ai été trop distrait… « Il faut qu’on y aille », dit Dhruba. « Maintenant. » Nous cherchons notre chemin à travers les ténèbres jusqu’à ce que nous tombions sur deux adolescents s’éclairant avec leur téléphone portable. Ils nous guident à travers les champs et les bosquets de bambou aussi silencieusement que possible, en surveillant l’éventuelle apparition de silhouettes massives. Soudain, Dhruba s’arrête et lève le bras en l’air. Nous tendons l’oreille un moment. Rien. Il prend une tige de bambou sur la clôture qui long le sentier, la brise et, avec, frappe le sol de toutes ses forces. En réponse, une masse imposante s’écrase dans les buissons. Nous nous ruons alors dans les champs plongés dans la nuit, piétinant des plants de moutarde, le souffle court. Nous nous précipitons vers la digue, les tambours, les feux dansants de nos semblables.
Traduit de l’anglais par Florent Bahuaud d’après l’article « The Homeless Herd », paru dans Harper’s. Couverture : Un homme fait face à des éléphants en colère. Création graphique par Ulyces.