En Louisiane, la métaphore à laquelle on a le plus volontiers recours pour évoquer la crise existentielle que traverse l’État est celle des terrains de football. La formule, reprise par la quasi-totalité des journaux locaux dès que le sujet est abordé, se résume à peu près à cela : toutes les heures, la Louisiane perd l’équivalent en terres d’un terrain de football américain. Chaque jour, l’État voit fondre sa superficie d’une surface équivalente à celle de la totalité des stades de football de la National Football League (NFL).
Si on appliquait ce taux de disparitions à la ville de New York, Central Park disparaîtrait en un mois. Manhattan, en un an et demi. Brooklyn serait rayé de la carte quatre ans plus tard. Les new-yorkais remarqueraient de telles disparitions. Le monde entier remarquerait de telles disparitions. Mais personne ne semble prêter attention à l’hémorragie dont sont victimes les marécages de la Louisiane, à part peut-être une poignée d’habitants de l’État. C’est un constat surprenant, car les marécages, outre leur fascinante beauté et la richesse de leur biodiversité, jouent un rôle d’amortisseur face aux ouragans qui s’abattent sur la région, épargnant ainsi non seulement la Nouvelle-Orléans, mais aussi Port of South Louisiana de dégâts plus terribles encore que ceux causés au cours des tempêtes les plus violentes. Ce port est le plus important du pays. Il abrite 10 % des réserves de pétrole des États-Unis ; un quart de ses réserves de gaz naturel ; un cinquième de ses raffineries ; et c’est un passage obligatoire pour atteindre les eaux intérieures de l’Amérique du Nord. La disparition de ces terres, à l’instar de toute catastrophe naturelle atteignant un tel degré de gravité, est une menace pour la sécurité intérieure du pays.
Un dénommé John M. Barry
Où va-t-elle, cette terre qui disparaît ? Elle s’abîme au fond de la mer. Le Golfe du Mexique grignote le sud de la Louisiane, tandis que les marais sont affamés par l’absence de sédiments et empoisonnés par l’eau salée. Depuis 2011, la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), l’agence gouvernementale chargée de la surveillance des océans et de l’atmosphère, a supprimé de ses cartes plus de trente lieux, rien que dans la Paroisse Plaquemine, une presqu’île posée sur le delta du Mississippi. La Baie Anglaise, la Baie Jacquin, la Baie Cyprien, la Baie Skipjack et la Baie Crapaud ont comme fusionné en une seule et anarchique masse d’eau. La zone la plus au sud du delta du Mississippi ressemble à une feuille d’érable dévorée par des insectes, dont il ne resterait que les nervures. La mer monte dans le sud-est de la Louisiane, bien plus rapidement que n’importe où dans le monde.
Cette perte de terrain renverse le processus qui a permis à l’État de se construire. Alors que le Mississippi modifiait plusieurs fois sa course au cours des millénaires, s’éparpillant sur le territoire, il déposa du sable et de la vase le long d’un arc aux dimensions conséquentes. Ces sédiments formèrent bientôt les marais, avant de s’épaissir et de former des sols. Mais ce qui a pris sept millénaires à être édifié a presque été entièrement détruit au cours des 85 dernières années. Les barrages construits sur les affluents du Mississippi, jusque dans le Montana, ont divisé par deux la quantité de sédiments. Les digues contiennent la rivière, empêchant les crues nécessaires au dépôt des sédiments dans la totalité du delta. Et le dragage effectué pour la construction de deux canaux, celui reliant la Nouvelle-Orléans au Golfe du Mexique et celui maillant tous les bras de la rivière qui se jettent dans l’océan, ont donné à l’eau salée un accès direct au cœur déjà bien endommagé des marécages. Sous la surface, l’industrie des hydrocarbures a creusé plus de 50 000 puits depuis les années 1920, autant de cavités qui créent des poches d’air dans les marais, ce qui a pour effet d’accélèrer la déliquescence des sols. L’industrie a également strié les terres avec des pipelines – qui connectent les puits jusqu’au lieu de raffinement – et des canaux, qui permettent aux bateaux d’atteindre la mer. Avec le temps, alors que l’eau salée grignote irrévocablement les racines des marécages voisins, les canaux s’agrandissent. Selon ses propres estimations, l’industrie des hydrocarbures admet avoir contribué à la destruction de zones inondées du sud-est de la Louisiane à hauteur de 36 % des dommages (celles du ministère de l’Intérieur oscillent entre 15 et 59 %). L’historien John M. Barry, qui a vécu par intermittence dans le Vieux carré français de la Nouvelle-Orléans depuis 1972, propose une métaphore encore plus frappante que celle des terrains de football. Il compare les marais à un bloc de glace. La réduction de la quantité de sédiments dans le lit du Mississippi, ainsi que la construction de barrages et de puits de gaz et de pétrole, « fait aux marécages la même chose qu’un bloc de glace qu’on sortirait du congélateur et qui commencerait à fondre ». Creuser des canaux et des pipelines « reviendrait à attaquer ce bloc avec un pic à glace ». L’industrie pétrolière a extrait pour 470 milliards de dollars de ressources naturelles du sol de la Louisiane ces deux dernières décennies, avec la bénédiction tacite du gouverneur de l’État et du gouvernement fédéral, sans rencontrer d’opposition franche de la part des groupes de défense de l’environnement. Il est vrai que le pétrole et le gaz sont les deux industries qui rapportent le plus à la Louisiane – environ un milliard de dollars d’impôts tombent dans les caisses de l’État du Pélican tous les ans. L’année dernière, les cadres de ces industries ont été surpris d’entendre que quelqu’un leur demandait des comptes. La requête s’est manifestée sous la forme d’un procès, le plus grand et le plus ambitieux des procès environnementaux de l’histoire des États-Unis. Une requête qui a été présentée par un adversaire improbable : un ancien coach de football américain, haltérophile et auteur d’un ouvrage dense et robuste de cinq cent pages sur l’histoire de son pays – le dénommé John M. Barry.
L’axe Santayana-Hegel
Quand l’ouragan Katrina a frappé la Louisiane le 29 août 2005, John Barry travaillait depuis deux ans déjà sur son sixième ouvrage, Roger Williams and the Creation of the American Soul (Roger Williams et la création de l’âme américaine), qui traite d’un théologien puritain et de son combat pour limiter le pouvoir politique. Barry n’écrit pas vite – écrire un livre lui prend environ huit ans. « J’ai une tendance à l’obsession », explique-t-il. Il a passé près de dix ans dans la presse politique, à écrire sur le Congrès, une expérience qui l’a poussé à écrire son premier livre, The Ambition and The Power (L’Ambition et le pouvoir). Mais après la publication de ce livre, il a quitté le journalisme et s’est consacré à la recherche, à la lecture et à l’écriture. Il travaille sur des périodes vastes et complexes de l’histoire, qu’il transforme en drames jacobéens autour de luttes de pouvoir. The Ambition and The Power serait le sous-titre parfait de l’ensemble de son œuvre – en particulier Rising Tide (Marée montante), son récit de la crue du Mississippi de 1927, la plus dévastatrice de toute l’histoire américaine. Les travaux de Barry sur Rising Tide en ont fait une sorte d’expert de la prévention des risques d’inondation, et dans les jours qui ont suivi l’ouragan Katrina, il a reçu des demandes d’interviews de la part de chaînes de radio et de télévision. Il les a presque toutes acceptées volontiers et en quelques jours, il est devenu l’un des ambassadeurs de la Nouvelle-Orléans les plus exposés. « Je sentais que j’avais le devoir de convaincre les gens que cette ville valait la peine d’être reconstruite », m’a confié Barry.
John M. Barry a un talent certain pour le dégoût.
Comme beaucoup d’autres, Barry se sentait alors frustré d’être incapable d’expliquer pourquoi la ville avait subi de tels dégâts. Quand il a commencé à se pencher sur les chiffres – les schémas des vents du lac Pontchartrain, l’arrivée de la tempête, la pluviométrie –, Barry a réalisé qu’ils ne s’additionnaient pas correctement. Il a alors contacté certaines de ses sources et il est parvenu à la conclusion que l’eau n’était pas passée par-dessus les barrages, comme l’affirmait le Corps des ingénieurs de l’armée, mais que ces derniers avaient été détruits à cause de certains défauts de constructions. Il était parmi les premiers à attirer l’attention du public sur ce point dans une tribune parue dans le New York Times, en octobre de cette année-là. Barry a conclu que, comme en 1927, les gens étaient morts à cause des décisions cyniques qui avaient été prises par des politiciens sous l’influence de conclusions scientifiques bâclées, sans songer aux conséquences de leurs actes sur le long terme. Pour Barry, l’ouragan Katrina n’est pas une catastrophe naturelle, c’est une histoire de politique, de science et de pouvoir. C’était a priori le matériau idéal pour entreprendre l’écriture d’un nouveau livre. Mais John Barry en a décidé autrement. Au lieu de cela, à l’aube de ses 60 ans, il a décidé d’entrer dans l’arène de la vie publique. Il a écrit des éditoriaux pour le Times, le Los Angeles Times, le Washington Post et USA Today. Il a rejoint des comités locaux en charge d’améliorer la prévention des crues, a appelé un ami du Congrès qui siégeait au Comité des Dotations et a rencontré là-bas d’autres députés et leurs équipes. Barry a même visité les infrastructures de gestion des inondations aux Pays-Bas. Il marchait dans les pas d’Andrew Humphreys, un des antihéros de son Rising Tide, qui arriva à la Nouvelle-Orléans en 1850 pour y étudier la prévention des crues : « Son travail l’obsédait, le rendait malade et le rapprochait dangereusement de la ligne jaune. Il arrêta d’écrire… car cela le distrayait de sa tâche… Il parlait de lui-même aux reporters. Il sut capter leur attention, et ils firent de lui une figure majeure. » À Washington, où Barry vit une partie de l’année, il a fait la rencontre d’un jeune représentant de la première circonscription de l’État, qui recouvre une bonne partie du sud-est de la Louisiane : Bobby Jindal. Il l’a supplié de demander des comptes à la Maison-Blanche. Selon lui, la Nouvelle-Orléans ne pouvait pas compter sur son maire ou son gouverneur : la ville avait besoin d’un héros venu de Capitol Hill. Après s’être entretenu pendant deux heures avec lui, se souvient Barry, Jindal l’a informé que prendre la tête d’une telle campagne ne trouverait « aucune place dans son agenda surchargé de candidat au poste de gouverneur de l’État ». (Jindal, qui a refusé de me recevoir pour cet article, a été élu gouverneur en 2007.) « Je l’ai quitté complètement dégoûté », me dit Barry.
Barry a un talent certain pour le dégoût. Au repos, son visage affiche une indulgence peinée. Une vie entière passée à étudier le comportement d’hommes de pouvoir motivés par de basses ambitions l’ont rendu viscéralement sceptique. Il est passé maître dans l’art des grimaces, des froncements de sourcils et des sourires exaspérés. Sa voix est grave et basse, et l’indignation agit sur elle comme une caisse de résonance supplémentaire. À 67 ans, Barry est un homme d’1 m 75 à la carrure solide – il a participé à des compétitions nationales d’haltérophilie jusqu’en 1998. Il a joué au football américain pour l’Université de Brown et, après avoir abandonné son doctorat d’histoire, a rejoint l’équipe de l’Université de Tulane en tant qu’entraîneur des receveurs. Dans son bureau du centre-ville de la Nouvelle-Orléans, l’élément de décoration dont il est le plus fier est une page plastifiée du Times-Picayune de 1973 qui célèbre la première victoire de Tulane en 25 ans. Quand on parle avec lui des différentes batailles qu’il a engagées au cours de sa carrière, il utilise à nouveau des métaphores sportives. « Écrire isole, dit-il. J’aime l’action. J’aime me battre. » Enlisés dans les miasmes d’incompétence qui caractérisent les retombées politiques de la période post-Katrina, les habitants de l’État ont vu dans la combativité et l’intelligence de Barry une preuve de sa compétence, et ont accordé leur confiance à ce personnage providentiel. Quand la législature louisianaise a mis en place un conseil régional de la digue, plusieurs élus locaux ont supplié Barry d’y siéger. Le conseil – l’Autorité de protection des inondations du sud-est de la Louisiane, ou Slfpa-E – serait responsable de la supervision de tous les projets en rapport avec la prévention des crues, ce qui est loin d’être une petite responsabilité. Certains des plus grands experts du pays en la matière y ont été nommés, parmi lesquels le chef de la gestion des plaines inondables de la Californie, un ancien président de la Société américaine des ingénieurs civils, et le scientifique marin responsable des premières tentatives de sauvetage des côtes de la Louisiane, au cours des années 1980. Barry a été nommé en 2007 au poste de porte-parole du conseil. Barry était curieux de voir de quelle manière le lourd passé de la ville influencerait les décisions concernant son futur. Comme beaucoup d’historiens, il adore citer Goerge Santayana : « Ceux qui sont incapables de se souvenir du passé sont condamnés à le répéter. » Mais il assortit toujours cet aphorisme d’un autre, de Hegel celui-ci : « De l’histoire, nous apprenons que nous n’en apprenons rien. » Pour Barry, la bataille pour la survie de la Nouvelle-Orléans se ferait sur l’axe Santayana-Hegel.
La guerre est déclarée
Barry s’est vite rendu compte que malgré ses grands desseins, le conseil, comme aime à plaisanter son président Stephen Estopinal, n’était rien de plus qu’une « autorité sans autorité ». Il ne pouvait ni écrire de loi, ni la faire appliquer, ni mandater la construction d’un barrage. Il servait simplement de consultant pour d’autres conseils, tout particulièrement le Corps des ingénieurs de l’armée – qui n’est pas réputé pour accueillir chaleureusement les avis extérieurs. Le Corps a invité le conseil à ses réunions, mais leur relation s’est envenimée rapidement lorsque les experts de la Slfpa-E ont commencé à émettre des doutes au sujet des plans de construction des barrages proposés par l’armée. « Ils en ont eu assez d’être critiqués, raconte Barry. C’était une réaction parfaitement humaine et naturelle. »
Bien que le conseil s’inquiétait de la qualité des barrages sur le point d’être reconstruits, ses membres se sont bien plus alarmés au sujet de la disparition des marécages au sud de la Nouvelle-Orléans. Leur disparition faisait que même de faibles orages pouvaient venir menacer la ville d’inondation, quelle que que soit la solidité des barrages mis en place. Le conseil s’est rendu compte qu’il accordait trop d’importance à une donnée secondaire : c’étaient les marais et non les barrages qui devaient être leur priorité. Ils ont alors décidé de se montrer plus loquaces au sujet de projets de travaux qu’ils jugeaient indispensable de mener, 120 kilomètres au sud de la Nouvelle-Orléans. L’État prévoyait déjà de reconstruire les côtes et les îles de cette région. Publié en 2007 et révisé en 2012, le « Plan Directeur d’Aménagement du Littoral » avait reçu le soutien des scientifiques, ainsi que celui de l’industrie pétrolière. Il dressait une liste de 109 plans de réduction des risques et de projets de reconstruction des terres, autant d’entreprises qui, menées à bien en l’espace d’une cinquantaine d’années, feraient de ces côtes des « lieux de vie durables » – certaines terres continueraient de disparaître, mais à un rythme bien moins soutenu qu’auparavant. L’État estimait que ces projets coûteraient 50 milliards de dollars (une étude de l’Université de Tulane estimait, elle, que les dépenses avoisineraient plutôt les 94 milliards). La Louisiane n’avait cependant aucune idée de la façon dont financer ces travaux. Leur principale source de financement pourrait être le versement par BP de l’amende requise dans le cadre du procès découlant de la marée noire de 2010 – une somme pouvant atteindre 20 milliards de dollars –, mais il resterait au bas mot 30 milliards à trouver.
La Louisiane ne tourne plus autour du pétrole, elle se noie dedans.
Barry était pour sa part convaincu que les autres compagnies pétrolières devaient également apporter leur contribution financière. Son argument était simple : puisque l’industrie des hydrocarbures admettait être responsable de 36 % de la disparition des terres, elle devrait s’acquitter d’une amende proportionnelle, soit 18 milliards de dollars. L’intéressée, sans surprise, préférait que ce soit le contribuable qui paie. « L’industrie reconnaît sa part de responsabilité », a déclaré Chris John, le président de l’Association du Gaz et du Pétrole de la Louisiane continentale, un lobby qui représente les intérêts des conglomérats de l’énergie, dans une tribune parue dans le Times-Picayune. « Néanmoins, la solution que nous envisageons est différente de celle prônée par la Slfpa-E. » (Dans un e-mail, John affirme que « le consensus scientifique veut que le contrôle de la rivière Mississippi par le système de barrages soit la raison principale de la diminution des marécages, pas la construction de canaux ou de puits. ») Barry savait que l’industrie ne participerait pas de bonne grâce aux efforts de restauration des côtes de la Louisiane. Mais il se demandait tout de même si la loi ne pouvait pas les obliger à financer le Plan Directeur. Quand elle détruisait les marais, l’industrie enfreignait-elle la loi ? Barry le pensait. Il savait que toutes les sociétés ayant travaillé dans les marais depuis les années 1920 s’étaient vues décerner des autorisations les obligeant à protéger le milieu naturel ou à réparer tout dégât environnemental causé par leurs actions. En 1980, la Louisiane avait fait appliquer une loi fédérale qui demandait aux entreprises travaillant dans les marécages – une liste incluant ExxonMobil, ConocoPhillips, Shell, BP, Chevron et Koch Industries – de restaurer les canaux qu’ils avaient drainés « aussi près que possible de leur état initial ». Après avoir consulté des experts juridiques, Barry a une fois de plus été convaincu que la plupart de ces sociétés n’avaient pas remis les canaux dans leur état original, et que l’État n’était pas parvenu à faire appliquer la loi. À tel point que de nombreux projets du Plan Directeur prévoyaient la réfaction de canaux qui auraient dû être remis en état il y a déjà des années de cela. « La réalité, c’est que cette affaire est cyclopéenne, soupire Barry. Vous regardez les photos des dégâts et vous vous dites : “Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?” » (Cette citation ainsi que les suivantes sont des paraphrases : l’indignation ne se contente pas d’élever la voix de Barry, elle rend aussi son langage inconvenant.) « Vous êtes cinglés ? Ils ont violé les termes du contrat. Ils ont enfreint la loi ! » Le conseil ne pouvait pas faire appliquer la loi. Mais Barry était convaincu que cette incompétence pouvait être contournée : il souhaitait attaquer toutes les sociétés qui avaient abîmé les marécages au cours du siècle dernier. La complexité d’une telle affaire serait impressionnante et baroque. Les avocats devraient déterminer qui avait creusé le moindre mètre des 16 000 kilomètres de canaux et de pipelines, et quantifier, en dollars, l’impact causé sur le système de protection des crues mis en place par la Nouvelle-Orléans, et rendu caduc par ces travaux. Les centres académiques environnementaux que Barry a contactés, même s’ils soutenaient sa cause, ont lâché l’historien lorsqu’ils ont évalué la somme faramineuse qui devrait être dépensée en experts et en études. « Nous n’avions pas seulement besoin de compétences légales, dit Barry. Nous avions besoin d’argent pour nous attaquer à Exxon, Shell, Chevron et BP – tous en même temps. »
Barry a alors compilé une liste d’avocats ayant remporté des procès environnementaux – une liste bien courte. Le premier nom inscrit par Barry était celui de Gladstone N. Jones III, un avocat basé à la Nouvelle-Orléans qui avait remporté en 2006 le plus gros procès contre une compagnie pétrolière de l’histoire de la Louisiane : 57 millions de dollars avaient dû être payés pour réparer la pollution et les dégâts causés par ExxonMobil. Jones, qui ressemble à Fred Gwynne avec une voix profonde de cajun, n’a pas réfléchi longtemps à la proposition de Barry. « C’est une affaire d’une facilité déconcertante, car les préjudices sautent aux yeux, m’a-t-il raconté. Je n’avais jamais rencontré de cas où les accusés reconnaissaient avoir causé des dégâts sur des documents portant leur logo. Les preuves sont irréfutables, la cause est irréfutable : les compagnies de pétrole n’ont pas rempli les canaux qu’ils ont drainés. Pourquoi ? Parce que cela coûte cher. » L’équipe d’experts côtiers, de biologistes et d’avocats rassemblée par Jones, est arrivée à la conclusion que 97 corporations avaient outrepassé leurs autorisations au cours du siècle passé. Ils espéraient, peut-être naïvement, qu’après avoir monté leur dossier, d’autres paroisses et conseils en charge de la surveillance des barrages se joindraient à eux, dans le but d’obtenir davantage de la part des sociétés mises en cause. Barry pensait que le conseil de la digue de la Nouvelle-Orléans pourrait servir de « bouclier » pour absorber la fureur de l’industrie, permettant aux autres groupes de travailler sereinement, jusqu’à ce que le dossier soit complet. Cette couverture était nécessaire – ce que Barry et Jones préparaient était sans précédent, un dossier d’une ampleur et d’une complexité jamais vues. « Il y a peu d’affaires similaires dans l’histoire de notre pays, où la destruction de l’environnement a conduit à la mise en danger de populations », souligne Oliver Houck, un professeur de droit de Tulane spécialisé dans le droit de l’environnement. « Il n’y a rien de similaire, d’une telle ampleur tant dans la destruction du milieu que dans la demande de réparations. » Jones arrive aux mêmes conclusions. « Si rien n’est fait, la Nouvelle-Orléans et ses alentours auront disparu dans cinquante ans, m’a-t-il dit. Ce n’est pas un discours partisan ou de la rhétorique d’avocat. Ce sont les faits. » Le matin du 24 juillet 2013, Barry a annoncé qu’il entamait une action en justice lors d’une conférence de presse tenue dans la maison d’accueil d’Orleans Levee District, une structure suspendue à près de huit mètres au-dessus du sol censée résister à des vents pouvant souffler jusqu’à 290 kilomètres par heure. Barry est apparu serein devant la presse. En vétéran des tournées de librairies et des interviews télévisées, il était détendu, même si ce jour-là, l’enjeu était tout autre. Quand il a débuté sa déclaration, il a été victime d’un lapsus, annonçant que le conseil s’attaquait à « 97 procureurs des hydrocarbures », au lieu d’ « entrepreneurs des hydrocarbures ». Il a juré dans le micro, avant de recommencer sa déclaration. « À partir de maintenant », déclarait un de ses avocats lors d’une réunion au sortir de la conférence, « je vais demander à mes stagiaires de démarrer ma voiture. » Tout le monde a ri, sauf Jones. « — Ça va être sale, a-t-il dit. — Que vont-ils faire ? a demandé Barry. Refuser d’acheter mon prochain livre ? » Jones s’attendait à une période de calme, en attendant la réaction des avocats des sociétés mises en cause. Dans les heures qui ont suivi, Jindal, depuis Aspen, dans le Colorado, au cours d’une réunion de l’Association des Gouverneurs Républicains, a publié une déclaration. « Ce n’est guère que le geste d’une poignée d’avocats en manque de publicité », disait-il, estimant que le procès allait « à l’encontre de l’intérêt de nos côtes mais aussi de tous les Louisianais qui travaillent dur pour fournir l’Amérique en essence ». Le combat entrait ainsi dans une nouvelle phase. « L’opposition de Jindal ne m’a pas surpris, m’assure Barry, mais ce qui est s’est passé ensuite, en revanche… oui. »
David contre Goliath
« Les Louisianais qui s’enrichissent grâce au pétrole achètent des politiciens, de la même manière que les habitants du Kentucky dans la même situation achètent des chevaux de course. Le pétrole investit la politique, et les politiciens qui s’enrichissent durant leur mandat investissent dans le pétrole. L’État tourne autour du marché. » Ces réflexions, écrites par A.J. Liebling en 1960 à l’aube de l’ère du forage en eaux profondes, font aujourd’hui sourire. La Louisiane ne tourne plus autour du pétrole, elle se noie dedans. C’est aussi le cas avec le gaz naturel, depuis le boom de la fracturation hydraulique.
Et quelque part en chemin, l’État, qui détient le pétrole et le gaz, a cédé un contrôle politique à l’industrie, qui avait besoin du pétrole et du gaz. Les militants écologistes ont taxé la Louisiane d’ « État pétrocolonial », mais durant la majeure partie du siècle dernier, l’Empire pétrolier était généralement perçu dans la région comme un patriarche bienveillant. Les hydrocarbures représentent l’une des industries les plus importantes de l’État, générant 65 000 emplois. Une estimation de l’industrie prenant en compte les impacts économiques indirects fait grimper ce chiffre à 300 000. « Si vous voulez savoir à quoi l’économie de la Louisiane ressemblerait sans pétrole », dit Andy Horowitz, professeur d’histoire à Tulane, « vous n’avez qu’à regarder le Mississippi. » Barry ne s’attendait pas à obtenir le soutien de Jindal, qui a reçu plus d’un million de dollars de la part de l’industrie des hydrocarbures durant sa campagne électorale. Mais il s’était préparé à ce que Jindal réponde avec « une négligence malveillante », à ce qu’il s’oppose publiquement au procès tout en reconnaissant à contrecœur son impuissance constitutionnelle à l’empêcher. Jindal, après tout, avait été soumis à des pressions pour financer le Plan Directeur d’Aménagement du Littoral, qu’il avait loué comme étant « l’effort le plus considérable du pays pour protéger et réhabiliter un paysage côtier ». Il avait déjà commandé aux hauts fonctionnaires de l’État de réinvestir dans le plan d’aménagement chaque dollar du Restore Act – une loi fédérale allouant 80 % des amendes payées par BP sous le régime de la loi sur la qualité de l’eau à la restauration. Plusieurs personnes étroitement liées aux procédures ont déclaré que des indices laissaient penser que certains des accusés étaient favorables à l’idée d’un compromis. Buddy Caldwell, le procureur général de la Louisiane, a d’ailleurs laissé entendre que des discussions à propos d’un compromis étaient en cours. Une contribution unique au plan d’aménagement pourrait redorer l’image de l’industrie et balayer toute incertitude quant à sa responsabilité dans la disparition des terres côtières. « Ils tiennent à laver leurs bilans de cette affaire », a déclaré Caldwell à propos des industriels de l’énergie au cours d’une émission de radio locale. « Et j’ai le sentiment qu’après cette session législative, nous allons assister à un mouvement d’ampleur. » Mais peu après l’annonce du procès, Jindal – dont la participation à l’élection présidentielle de 2016 dans le camp Républicain est très attendue – a indiqué qu’il prendrait les mesures nécessaires pour s’assurer qu’aucun compromis ne serait négocié. Le conseil de la digue, qui comptait neuf membres, avait été formé en premier lieu pour rassembler des experts et les tenir à l’écart de l’ingérence politique ; et désormais, Jindal déclarait qu’il refuserait d’y nommer tout candidat ayant soutenu le procès. « Pour être parfaitement clair », a confié à un journaliste Garret Graves, à l’époque directeur de l’Autorité de Protection et de Restauration des Côtes, « le gouverneur a dit que le procès était un facteur éliminatoire, point à la ligne ». Il s’est avéré que Jay Lapeyre, le directeur du comité indépendant responsable de la nomination des candidats au conseil de la digue, était aussi le président du conseil d’administration de ION Geophysical, une importante société de service en technologies pétrolières et gazières.
Barry aurait pu décider qu’après huit ans de service public, il était temps pour lui de concentrer son énergie ailleurs.
Barry faisait partie des trois membres qui candidataient pour la reconduction de leur mandat. Lapeyre a organisé la nouvelle assemblée des nominations en octobre 2013, affirmant qu’il n’avait subi aucune pression de la part de l’administration de Jindal – mais il a souligné que les compétences de Barry devaient être reconsidérées, maintenant que le procès l’avait propulsé dans « la sphère politique ». « Je crois qu’il ne fait aucun doute que, sans cette histoire de procès, John Barry serait le grand favori », a déclaré Lapeyre. (Il a depuis confirmé ses dires.) Le conseil n’a pas voté en faveur d’une nouvelle nomination de Barry. À sa place ainsi que pour les deux autres sièges, Jindal a sélectionné des candidats qui s’étaient opposés au procès et n’avaient quasiment aucune expertise en matière de protection contre les inondations. Le successeur de Barry était Lambert Hassinger Jr., un avocat de la Nouvelle-Orléans dont la firme, Galloway Johnson, se targue de représenter « certaines des plus importantes compagnies de forage et de transport par pipeline du monde, ainsi que des entreprises impliquées dans toutes les phases de la production de pétrole et de gaz ». Après les nominations, un tiers du conseil de la digue était opposé à sa propre action en justice. Barry aurait pu décider qu’après huit ans de fonction publique, il était temps pour lui de concentrer son énergie ailleurs. Son livre sur Roger Williams avait finalement été publié. Pour la première fois depuis des années, il pouvait envisager de s’atteler à l’écriture d’un nouveau livre. Au lieu de quoi, quelques jours à peine après avoir été remplacé au conseil, il a créé sa propre association à but non lucratif, Restore Louisiana Now. Sa mission était de « poursuivre le procès et d’empêcher ses détracteurs d’obtenir l’intervention de la législature dans ce qui devait être un processus judiciaire ». Il a rassemblé des fonds pour payer l’essence ainsi qu’un assistant à mi-temps, puis il s’est embarqué dans ce qui ressemblait à la tournée promotionnelle d’un livre à travers tout l’État, à ceci près qu’à la place d’un livre, il faisait la promotion du procès. Un lobbyiste lui a conseillé de se rendre aux rassemblements du Rotary Club et auprès des comités de rédaction des journaux locaux. Sa tournée l’a emmenée à Monroe, près de la frontière avec l’Arkansas ; à Lake Charles, près de la frontière texane ; à Houma, à Lafayette et à Shreveport. Plus de 300 personnes sont venues assister à son intervention au Rotary Club de Bâton-Rouge, 60 à Ruston, et sept à Chalmette. Il y expliquait les raisons du procès et montrait des photographies avant-et-après des marécages. Il croyait réellement faire la différence. « Nous prenons très au sérieux la responsabilité qui nous incombe de protéger la vie des gens, a-t-il dit aux Rotariens. Mais comment pouvons-nous y parvenir si nous ne disposons d’aucunes ressources ? »
Manœuvres constitutionnelles
En mars dernier, la bataille du procès du conseil de la digue s’est déplacée à Bâton-Rouge, où se tenait la nouvelle assemblée législative de Louisiane. Jindal tenait absolument à ce que les législateurs façonnent un projet de loi qui tuerait le procès dans l’œuf, avant que les tribunaux ne puissent s’en emparer. Mais pour ce faire, le projet de loi devrait en premier lieu ôter au conseil de la digue le droit d’intenter des poursuites. Il devrait également avoir un effet rétroactif, puisque les poursuites avaient déjà été intentées. Enfin, il devrait être promulgué dans les trois mois, avant que la session de la législature ne prenne fin pour cette année. Il y a 105 sièges à la Chambre des Représentants de Louisiane et 39 au Sénat. Durant cette période, environ 70 lobbyistes de l’industrie des hydrocarbures participaient aux assemblées législatives. Ils travaillaient de concert avec l’équipe du gouverneur pour garantir le soutien d’un projet de loi qui mettrait un terme au procès. « Ils ont sorti la lance à incendie », a déclaré un vieux lobbyiste de l’énergie. « C’était l’opération la mieux organisée que j’avais jamais vue », a confié un autre. Face à eux se trouvaient dix lobbyistes engagés par les cabinets d’avocats représentant le conseil de la digue et le Sierra Club, qui avait aidé à financer l’opération. Ils ont été rejoints à Bâton-Rouge par Barry, Gladstone Jones et quelques autres membres de l’équipe juridique du conseil.
Malgré leur écrasante infériorité numérique, le peu d’expérience en politique de Barry et le fait qu’il était perçu comme un outsider même parmi les membres de sa propre coalition, il restait optimiste. S’il avait pu exercer une influence sur les auditeurs méfiants du Rotary Club, ne pouvait-il pas persuader un nombre suffisant de législateurs pour venir à bout d’un projet de loi ? En outre, les législateurs n’avaient même pas à se prononcer en faveur du procès ; il suffisait qu’ils soient d’accord pour laisser les tribunaux et non la législature décider de l’affaire. Il y avait d’autres raisons de penser qu’il était avantagé. Il avait survécu à une campagne de diffamation – il avait été taxé par ses détracteurs d’ « extrémiste écologique » (« C’est la pire insulte à laquelle ils peuvent penser en Louisiane ») et d’ « aspirant écrivain » – et des campagnes d’actions directes étaient organisées à travers toute la Louisiane, qui critiquaient l’implication de l’industrie des hydrocarbures dans la politique de l’État. La grande majorité des journaux qui avaient publiés un éditorial sur la question condamnaient les efforts mis en œuvre par l’État pour se débarrasser du procès, tout comme la majorité des habitants du sud de la Louisiane, à plus de trois voix contre une – du moins selon un sondage commandé par Restore Louisiana Now. L’intensité avec laquelle le lobby de l’industrie combattait le procès semblait provoquer un retour de flammes, éveillant les soupçons de certains législateurs, tout particulièrement ceux d’entre eux qui exerçaient par ailleurs en tant qu’avocats. « Si l’industrie croit que le conseil de la digue n’a pas qualité pour engager un procès », a déclaré le Représentant John Bel Edwards, un Démocrate de Roseland candidat pour remplacer Jindal au poste de gouverneur, « alors qu’ils se rendent à la cour et déposent une requête. Car plutôt que d’en référer aux tribunaux, ils ont porté l’affaire devant la législature. C’est le premier indice qui a permis de comprendre que les accusations du conseil de la digue n’étaient pas du tout frivoles, et avaient même du mérite. » Le Sénateur Daniel Martiny, un Républicain de la paroisse de Jefferson qui s’est opposé à l’effort de destruction du procès, dit les choses plus clairement : « Il y a que l’industrie du pétrole a soutenu beaucoup de gens, dans des proportions considérables – moi y compris, confie-t-il. J‘étais même parfois l’un de leurs héros. Et des gens très haut placés dans la hiérarchie de l’industrie du pétrole m’ont dit : “Nous savons que vous avez raison à ce propos, mais nous n’avons aucun autre moyen d’arrêter le procès.” » Tout au long du printemps, les projets de loi visant à mettre un terme au procès ont failli l’un après l’autre – dont plus d’une dizaine durant la dernière semaine de la session législative. Certains des projets étaient semble-t-il trop généraux – on craignait qu’ils puissent mettre en danger l’accord naissant avec BP – et d’autres ont été battus à cause de préoccupations constitutionnelles. Pendant la dernière semaine du mois de mai, un lobbyiste en faveur du procès a dit à Barry : « Si nous votions aujourd’hui, nous gagnerions. »
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La Louisiane accorde à ses gouverneurs plus de pouvoirs qu’aucun autre État du pays. L’un d’eux est un droit de veto sur tout projet touchant au budget de fonctionnement de l’État. Au cours des derniers jours de la session législative, Barry, impuissant, a regardé les législateurs qui avaient donné leur appui au procès changer mystérieusement d’avis. D’après un lobbyiste en faveur du procès, le Représentant Gene Reynolds, un Démocrate de Minden, lui a avoué que le financement nécessaire à la réfaction du toit d’une salle des Anciens Combattants de sa circonscription lui serait refusé s’il ne se prononçait pas en faveur d’un projet de loi contre le procès. (Reynolds conteste ce récit. « Mon vote n’avait trait qu’aux caractéristiques de ma circonscription, m’écrit-il dans un e-mail, qui dépend largement des hydrocarbures et des profits liés à cette industrie. »)
« On les voyait retourner leur veste l’un après l’autre, à coups de menaces ou de promesses. C’était décourageant. »
Un autre stratège en faveur du procès a déclaré que le Sénateur David Heitmeier, un Démocrate d’Algiers qui exerce le métier d’optométriste, avait d’abord offert son soutien au procès. Malgré cela, au moment de voter, Heitmeier s’est opposé aux poursuites. Une semaine plus tard, Jindal a signé un projet de loi permettant aux optométristes de réaliser certaines interventions chirurgicales mineures de l’œil – une cause chère à Heitmeier. Ce dernier n’a pas répondu à mes sollicitations répétées. Alors que se déroulaient ces événements, les dirigeants du secteur pétrolier jouissant d’une influence politique locale se sont présentés aux assemblées législatives, « pour observer et intimider », ainsi que l’explique le lobbyiste. La délégation de Houma a reçu la visite d’un lobbyiste âgé de BP. Bien que Houma soit le siège de la paroisse de Terrebonne, l’une des paroisses côtières les plus en danger, tous ses législateurs sont ressortis de leurs discussions en faveur du projet de loi. « On pouvait sentir le poids s’abattre implacablement, dit Barry. On les voyait retourner leur veste l’un après l’autre, à coups de menaces ou de promesses. C’était décourageant. » Mais de nombreux législateurs n’ont pas eu besoin qu’on les y pousse. À la fin du mois de mai, le Sénateur Robert Adley, un Républicain de Benton, a déclaré à un journaliste : « Je pense qu’il est absurde d’affirmer que l’industrie des hydrocarbures a endommagé la côte. Ils ont fait ce qu’on leur avait dit de faire. » Une affirmation que la plupart des représentants de l’industrie n’ont pas été assez effrontés pour soutenir. Mais là encore, Adley lui-même est un représentant de l’industrie. Depuis 1993, il est le propriétaire de la compagnie Pelican Gas Management, et avant cela il avait été pendant vingt ans le président d’ABCO Petroleum. Adley n’est pas le seul. Législateur d’État est un travail à mi-temps, et nombre d’entre eux travaillent par ailleurs dans l’industrie des hydrocarbures. Le Représentant Gordon Dove, un Républicain de Houma qui dirige le Comité des Ressources Naturelles et de l’Environnement, détient Vacco Marine. Sa société fournit des camions aspirateurs pour le nettoyage des citernes de pétrole, et elle a reçu de nombreuses plaintes de la part des organismes de régulation de l’environnement. Le Représentant Neil Abramson, un Démocrate de la Nouvelle-Orléans, est pour sa part un avocat qui a défendu des compagnies d’hydrocarbures lors de procès liés à des dégâts écologiques. Le Représentant Jerome Richard, un indépendant de Thibodaux, est directeur des ventes pour Byron E. Talbot, un fournisseur employé par Chevron. Enfin, le Représentant James Morris, Républicain, est un producteur indépendant de pétrole d’Oil City. Mais parmi ces législateurs, beaucoup vivent au sein de paroisses côtières et voient depuis des années les terres qu’ils représentent disparaître sous l’eau à un rythme constant. La circonscription de Richard comprend la paroisse de Lafourche, qui a subi les plus dramatiques disparitions de terres de l’État, et dont une proportion exceptionnellement haute de ces pertes provient des canaux dragués par l’industrie. Richard n’était pas séduit par l’idée d’un projet de loi qui annulerait un procès déjà en cours, et il a témoigné son soutien à Barry… avant de finalement changer d’avis et de décider qu’un tel projet était parfaitement constitutionnel. Tous les autres membres de sa délégation s’étant opposés au procès, il a suivi le mouvement. « Je ne voulais pas être le seul à voter contre la loi », m’a-t-il dit.
Adley a parlé pour de nombreux critiques du procès lorsqu’il a déclaré qu’il était convaincu qu’aucune des 97 compagnies de pétrole et de gaz n’avaient fait quoi que ce soit d’illégal. Il a cité comme preuve un témoignage présenté lors d’une assemblée du Comité des Ressources Naturelles par J. Blake Canfield – un procureur du Département des Ressources Naturelles de l’État : « Nous ne disposons pas de preuves nous assurant qu’il y a bien eu des violations d’autorisations. » Canfield, cependant, a également ajouté que l’État n’avait pas étudié les autorisations délivrées après 1980. Chris John, le président de L.M.O.G.A., le lobby de l’industrie, a recours à un autre argument. Le procès, m’a-t-il écrit dans un e-mail, mettrait en danger le Plan Directeur d’Aménagement du Littoral : « Le litige ne ferait que ralentir le processus de restauration des terres côtières disparues. Il aurait un effet néfaste pour la communauté. » J’ai demandé à Adley s’il pensait que son statut de dirigeant de compagnie pétrolière pouvait constituer un conflit d’intérêt. Le Sénateur Eric LaFleur, Démocrate de Ville Platte et avocat pour la firme qui représente l’Association des Hydrocarbures de Louisiane, s’est après tout abstenu de tous les votes liés au procès pour cette raison. La voix d’Adley s’est durcie : « J’ai été élu par les gens de ma circonscription. Ils savent qui je suis. Ils savent de quelle industrie je fais partie. Ils ont choisi de me dépêcher ici. Cette décision leur revient – ce n’est ni la vôtre, ni celle de personne d’autre. Les gens de l’industrie des hydrocarbures me soutiennent car, oui, j’ai fait partie de l’industrie et, oui, je les comprends. C’est important pour eux. » Avant de poursuivre : « Laissez-moi vous dire une bonne chose : Il y a tout un tas de gens dans cet État qui ont élevé leurs enfants et ont eux-mêmes reçus une éducation grâce à l’industrie des hydrocarbures. À une époque, 70 ou 80 % du budget et de l’emploi provenaient de cette industrie. Si vous débarrassiez notre gouvernement local de tous ces gens, il ne vous resterait plus grand chose. »
Le Plan B
La meilleure chance qu’avait Jindal d’en finir avec le procès a pris la forme d’un projet de loi introduit par le Sénateur Bret Allain, un Républicain de Franklin, et écrit en premier lieu par Jimmy Faircloth, l’ancien conseiller exécutif de Jindal. Mais quand il est apparu qu’il ne quitterait pas du Comité de Magistrature du Sénat, Adley, qui était membre de ce comité, a réalisé une manœuvre inhabituelle – et, comme l’a depuis avancé Gladstone Jones devant la Cour fédérale de justice du district est de la Louisiane, anticonstitutionnelle. Il a réassigné le projet de loi au Comité de Ressources Naturelles d’Allain. Là, il a remplacé le texte par un autre projet de loi. L’échange s’est fait si vite que ceux qui étaient assis dans la salle du Comité des Ressources Naturelles, dont Barry, ont été informés qu’aucune copie écrite du projet de loi n’était disponible pour examen public, mais le comité a voté pour envoyer le projet devant la législature au complet. Allain s’est montré d’une honnêteté naïve à propos du but de son projet de loi. Alors que Jindal avait ouvertement fait part de sa détermination à empêcher le procès d’advenir, et à l’instant où Lapeyre avait admis que l’implication de Barry dans le procès suffisait à lui refuser une nouvelle nomination au conseil, Allain a annoncé que son objectif était tout bonnement de « tuer le procès ». Une fois qu’il a été clair que le projet de loi serait validé, d’étranges votes – ou abstentions – s’en sont suivis. Abramson, l’avocat des hydrocarbures de la Nouvelle-Orléans, a refusé de voter. Le Sénateur J.P. Morrell, un autre avocat de la Nouvelle-Orléans, Démocrate, a voté en faveur du projet de loi mais a dit plus tard qu’il n’était pas présent lors de la session de vote et que sa machine, par conséquent, avait subi un dysfonctionnement. Le Sénateur Gregory Tarver, un Démocrate de Shreveport, a confié à un lobbyiste en faveur du procès qu’il avait donné un vote positif au projet de loi par accident. Aucun de ceux qui avaient voté contre le procès n’ont déclaré par la suite qu’ils l’avaient fait par accident.
Il y a une chose étrange dans cette bataille acharnée contre le procès : peu d’industries ont un besoin aussi vital d’une restauration côtière que celle des hydrocarbures. Le prochain grand ouragan qui s’abattra sur la côte du Golfe du Mexique mettra en péril des infrastructures d’une valeur de plusieurs milliards de dollars – raffineries, cuves de pétrole, terminaux et pipelines. C’est la raison pour laquelle l’industrie a adopté en premier lieu le Plan Directeur. Une autre bizarrerie est que Jindal, héros de la faction anti-taxes du Parti Républicain national –il a tenté d’éliminer l’année dernière les impôts sur les revenus des sociétés –, s’est mis dans une position qui assure au plus grand projet de loi de son État – pour l’équilibre du Plan Directeur – de reposer presque exclusivement sur l’argent des contribuables. L’industrie, en essayant si vigoureusement d’annihiler le procès en vertu d’une loi de la législature, a finalement présumé de la situation. « La Louisiane a perdu deux de ses divinités au cours de la dernière décennie », m’a confié Oliver Houck, le professeur de droit de Tulane. La première était le Corps des ingénieurs de l’armée – ce qui ne pouvait pas faire de mal –, auquel l’ouragan Katrina avait mis un terme. La marée noire causée par BP et la réponse inepte de la compagnie à la suite du désastre, a précipité la seconde, ébranlant la confiance locale envers l’industrie des hydrocarbures pour la première fois en plusieurs générations. La bataille contre le procès en est un nouveau jalon. « Il y a eu un changement profond dans l’opinion publique, dit Houck. Je ne pense pas que l’industrie retrouvera un jour le genre d’acceptation béate dont elle jouissait en Louisiane au siècle dernier. » Ou comme le dit Barry : « L’idée de forcer l’industrie à assumer ses responsabilités légales n’est pas près de mourir. » Le procès, quant à lui, le pourrait bien. Gladstone Jones a émis la requête qu’un juge fédéral tranche sur la question de savoir si le projet de loi amendé par Jindal était oui ou non constitutionnel et empêchait bel et bien le procès de se dérouler. La juge Nannette Jolivette Brown, du tribunal fédéral du district, entendra la motion – ainsi que d’autres motions présentées par des entreprises énergétiques pour rejeter les poursuites – le 12 novembre 2014. Au même moment, Jindal poursuit ses efforts pour remplacer les membres du conseil de la digue par des opposants au procès. Il a nommé quatre membres du conseil jusqu’ici, laissant à l’instance une maigre majorité de 5 voix contre 4 – du moins pour l’instant – en faveur de son propre procès.
Barry s’est efforcé de ne pas prendre de notes afin d’éviter de céder à la tentation d’écrire un livre.
Si le procès devait échouer d’une manière ou d’une autre, Jindal se trouverait dans une situation de stress extrême, alors qu’il devrait proposer une méthode alternative pour financer le Plan Directeur. Même Jerome Zeringue, l’actuel directeur de l’Autorité de Protection et de Restauration des Côtes de l’État, reconnaît que l’industrie du pétrole devra faire une contribution significative. « Nous ne nions en aucun cas le fait qu’il existe une certaine culpabilité, m’a-t-il assuré. Les industriels le reconnaissent évidemment et ont admis que cela exigeait qu’ils s’acquittent de leur part de responsabilité. » Sans la menace du procès, Jindal devra négocier lui-même l’affaire avec l’industrie. À moins qu’il ne choisisse de repousser l’échéance jusqu’à la fin de son second mandat, en janvier 2016, et ne laisse le soin de s’en occuper à son successeur. Le procureur général Buddy Caldwell pourrait opter pour un plan de secours et intenter un procès au nom de l’État. C’est la voie que préconisent d’emprunter Houck, le Représentant Richard et de nombreux autres, mais peu s’attendent à voir Caldwell agir de la sorte. Une autre possibilité serait qu’un groupe de résidents engagent un recours collectif devant les tribunaux, requérant un dédommagement de l’industrie. Même si aucun de ces moyens ne semble aussi efficace que le procès initial, Barry reste optimiste. Il a parlé en privé de ses plans de secours. Il les appelle Plan B, Plan C, Plan D et Plan E. « Le Plan F, dit-il, c’est de quitter la Nouvelle-Orléans. » Barry s’était au départ engagé à ne pas écrire sur le procès, en partie car un nombre considérable de ses détracteurs l’ont accusé d’avoir d’autres raisons que celles qu’il avait fournies pour désirer siéger au conseil de la digue. (« Je pense que toute cette affaire fait le jeu d’une poignée de substituts du procureur et d’un type qui veut écrire un livre, m’a confié le Sénateur Adley. Aujourd’hui, vous et moi avons eu le plaisir d’ajouter un chapitre supplémentaire à son bouquin. ») Barry s’est efforcé de ne pas prendre note de ce qu’il avait vécu durant ces dernières années, afin d’éviter de céder à la tentation d’écrire un livre. Il reconsidère à présent sa décision. Le livre serait en quelque sorte une suite à Rising Tide, et traiterait de « la confluence du fleuve, de la mer, de la politique et du pétrole au cours du siècle dernier ». Même s’il aborderait « bien d’autres choses que le procès », dit-il, l’histoire atteindrait probablement son climax avec la bataille menée pour faire payer sa part du Plan Directeur à l’industrie. Dans ce chapitre où culminerait l’intensité dramatique, un personnage nommé John Barry entrerait en scène. Mais John Barry, insiste John Barry, serait un personnage secondaire.
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Most Ambitious Environmental Lawsuit Ever », paru dans le New York Times Magazine. Couverture : Les Wetlands, par Louisiana Travel. Création graphique par Ulyces.