Aux premières heures du 3 juillet, l’un des deux chefs de la section syrienne d’Al-Qaïda m’a convoqué auprès de lui. On m’a fait sortir de ma cellule. Depuis près de deux ans, il me retenait prisonnier dans des geôles de fortune. Cette nuit-là, on m’a conduit hors de la salle de classe dans laquelle j’étais détenu, aux abords de la ville de Deir al-Zour, jusqu’à un carrefour dans le désert, à cinq minutes de route. Lorsque nous sommes arrivés, le chef est descendu de son Land Cruiser. Debout dans les ténèbres, entouré par ses hommes armés de kalachnikovs, il souriait. « Sais-tu qui je suis ? » m’a-t-il demandé.
Les moments les plus amers de ma détention survenaient lorsque je songeais au seul responsable de mon enlèvement : moi.
« Bien sûr », ai-je répondu. Je le connaissais tout d’abord parce qu’il m’avait une fois rendu visite dans ma cellule, environ huit mois plus tôt, pour me sermonner à propos des crimes que l’Occident avait commis contre l’islam. Mais je le connaissais également de réputation. En tant que chef du Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda, je savais qu’il avait la main sur le trésor et décidait des bâtiments qui devaient être réduits en miettes et des points de contrôle qu’il fallait attaquer. Je savais aussi qu’il était celui qui décidait quels prisonniers seraient exécutés, et lesquels seraient relâchés. Il voulait s’assurer que je connaissais son nom. C’était le cas, et je le répétais pour lui : Abu Mariya al-Qahtani. « Vous êtes l’Érudit », ai-je ajouté, usant du terme sheikhna, ainsi que l’appelaient ses soldats. « Bien, a-t-il dit. Sais-tu que nous sommes encerclés par l’État islamique ? » Je l’ignorais. Il a haussé les épaules. « Pas de quoi s’inquiéter. Ils ne m’auront pas. Et ils ne t’auront pas non plus. Partout où je vais, tu vas. Compris ? » J’ai acquiescé. Nous avons conduit jusqu’à un quartier résidentiel situé près d’un gisement pétrolier, sur les bords de l’Euphrate. Et durant le reste de la nuit, j’ai pu observer deux cents soldats et quelques vingt ou vingt-cinq vétérans du djihad afghan se préparer au voyage. Des sacs remplis de livres syriennes étaient fourrés dans les Toyota Hilux, on chargeait des caisses entières de rations dérobées aux militaires américains à l’arrière des camions, ainsi que des valises et des glacières casées à côté d’elles. Il fallait aussi s’occuper de tout l’arsenal : les mortiers, les roquettes, les mitrailleuses, les grenades, les munitions, les ceintures d’explosifs… Vers quatre heures du matin, tout l’équipement était chargé. À l’aube, le chef a ouvert la marche et, à bord de sa voiture, il s’est mis à tirer en l’air. En l’affaire de quelques secondes, nous étions partis, filant à travers les sables du désert. Il y a des routes dans cette région de la Syrie, mais nous ne les avons pas empruntées.
Le piège
Cela faisait vingt mois que le Front al-Nosra me retenait prisonnier. Les départs précipités, les ceintures d’explosifs, le tempérament instable de l’Érudit, les convois dans le désert, le fait que je puisse être exécuté à tout instant : c’était mon monde, désormais. J’y étais presque habitué. Octobre 2012 me semblait bien loin. À l’époque, alors que je venais d’être kidnappé, je restais prostré dans ma cellule – un ancien cabinet de consultation de l’hôpital d’Alep – dans un état de terreur permanent. Les premiers jours, mes ravisseurs riaient aux éclats en me battant. Parfois, ils me plaquaient contre le sol, me saisissaient par une jambe ou par le col de ma veste et me traînaient le long des couloirs de l’hôpital. Si quelqu’un semblait montrer un soupçon d’intérêt pour la scène, je lui criais : « Sa’adni ! » (« Aidez-moi ! ») Mais je n’obtenais rien d’autre que des sourires narquois. Parfois, ils répliquaient en singeant de mon accent : « Ouh, aibez-moi ! Ouh, mon Dieu, aibez-moi ! » Il n’y avait pas de toilettes dans ma cellule, aussi devais-je toquer contre la lourde porte de bois quand l’envie se faisait sentir. Les gardes mettaient souvent plusieurs heures à venir. Et quand ils finissaient par arriver, ils frappaient à leur tour contre la porte et criaient : « La ferme, l’animal ! » La cruauté de mes ravisseurs me glaçait le sang, mais les moments les plus amers de mes premières semaines de détention survenaient lorsque je songeais au seul responsable de mon enlèvement : moi.
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Je pensais connaître intimement le monde arabe. En 2004, alors que les États-Unis s’embourbaient dans la guerre en Irak, j’ai quitté le Vermont pour Sana, la capitale du Yémen, afin d’étudier la langue arabe et l’islam. J’étais doué pour les langues – j’avais en poche un doctorat en littérature comparée –, et impatient de comprendre un monde dans lequel l’Occident semblait souvent se perdre. J’ai entrepris ces nouvelles études au sein d’une mosquée de quartier, puis je me suis inscrit dans une école religieuse particulièrement appréciée de ceux qui rêvaient d’un islam prônant un « retour à l’époque du prophète ». Par la suite, j’ai déménagé en Syrie pour étudier à l’académie religieuse de Damas. J’ai débuté l’écriture d’un livre relatant mon expérience au Yémen, où j’évoquais notamment les cercles de lecture qui se formaient après la prière, dont certains nourrissaient des sentiments religieux dangereux.
Aux prémices de la guerre civile en Syrie, j’ai écrit quelques articles depuis Damas, puis je suis rentré dans le Vermont durant l’été 2012. Alors que les islamistes commençaient à asseoir leur autorité en Syrie, j’ai tenté de vendre des sujets d’articles à des éditeurs londoniens et new-yorkais, qui traitaient des problématiques religieuses sous-jacentes du conflit. J’étais alors capable de réciter de mémoire de nombreux versets coraniques, et je parlais suffisamment bien l’arabe pour qu’on me prenne pour un natif de la région. Mais ces compétences importaient peu. Je n’étais personne et peu d’éditeurs ont pris la peine de me répondre. J’ai alors pensé que j’aurais peut-être plus de chance de les intéresser si j’écrivais directement depuis la Syrie, ou d’une ville de la frontière turque. Le 2 octobre 2012, j’ai atterri à Antioche, en Turquie. J’y ai loué une petite chambre que je partageais avec un jeune Tunisien. J’ai recontacté les éditeurs, toujours rien. Je commençais à perdre espoir d’arriver à jamais publier quoi que ce soit, et je me suis mis en quête d’autre chose à faire. Devais-je tenter d’enseigner le français ? Peut-être bien. Donner des cours de tennis, peut-être ? Je passais mes après-midis à gravir la montagne qui se dressait aux portes de la ville, pour contempler la Syrie depuis son sommet. À l’époque, malgré sa campagne agressive de bombardements dirigés indifféremment contre l’opposition et la population civile, le gouvernement militaire du président Bachar el-Assad perdait du terrain. La communauté internationale le condamnait pour ses actions, mais aucun pays, pas même les États-Unis, n’était intervenu militairement. À la télévision, les prêcheurs musulmans critiquaient violemment le gouvernement syrien : ceux qui lui prêtaient main forte seraient coupés en morceaux, et leurs restes seraient donnés en pâture aux chiens. Le gouvernement, de son côté, mettait en garde contre le fait que dans les zones du pays sous contrôle de l’opposition, des fanatiques islamistes, possiblement financés par Israël, étaient en train d’infiltrer la Syrie depuis l’Irak et la Libye. Le principal groupe d’opposition, l’Armée syrienne libre, fondée par d’anciens généraux de Bachar el-Assad – et généralement considérée par les Occidentaux comme une force modérée –, s’était emparée des deux frontières les plus importantes au nord d’Alep. Un jour, alors que j’arpentais la montagne à l’extérieur d’Antioche, une idée d’article m’est venue. Tous ceux qui ont vécu en Syrie savent combien les divisions entre « pieux » et « laïques », entre les fidèles de Bachar el-Assad et les dissidents, les proches du pouvoir et ceux qui doivent se battre pour survivre, sont une plaie pour le pays. Se lancer dans la cartographie de ces divisions est une tâche impossible, car elles ont souvent lieu au sein même des familles. Cependant, à l’automne 2012, une distinction assez simple pouvait s’opérer entre ceux qui vivaient à l’est de la chaîne montagneuse s’étendant de la ville d’Homs jusqu’à la frontière turque, qui étaient majoritairement des opposants sunnites, et ceux qui vivaient dans la montagne ou à l’ouest, qui étaient pour la plupart des alaouites partisans de Bashar el-Assad.
L’un des gardes les mieux éduqués m’a expliqué que puisque j’étais chrétien et américain, j’étais son ennemi.
Alors que je marchais, je me suis imaginé traverser cette ligne de fracture. Je m’arrêterais dans les villages pour recueillir le témoignage des habitants, je raconterais l’histoire d’une nation aux identités multiples, frustrée par chacune d’elles, appelant à l’aide. En arrière-plan, le narrateur se trouverait dans une situation similaire. Mon expérience dans les pays arabes m’avait donné le temps de la réflexion. Après avoir publié mon livre sur le Yémen, j’ai changé mon nom de Theo Padnos en Peter Theo Curtis, ayant peur que le livre ne complique mes rapports avec le Moyen-Orient. Je savais comment les Occidentaux y étaient généralement perçus. Mais j’avais effectué toutes mes observations sous l’œil vigilant des gouvernements militaires, dans des lieux où la police secrète écoute le moindre mot chuchoté dans la plus petite mosquée. Je n’avais jamais mis les pieds dans une région où seul prévalait l’islam radical. Les choses sont bien différentes dans de tels endroits. Et presque immédiatement, je suis tombé dans un piège.
L’autre monde
Un après-midi à Antioche, j’ai fait la rencontre de trois jeunes Syriens. Ils avaient l’air un peu louches mais, de ce que je pouvais voir, pas plus islamistes que n’importe qui. « Notre boulot, c’est de transporter du matériel, d’ici jusqu’à la base de l’Armée syrienne libre », m’ont-ils dit. Ils m’ont proposé de m’emmener avec eux. Pensant que je serais revenu dans quelques jours, je n’ai dit à personne où j’allais, pas même à mon colocataire tunisien. Nous nous sommes glissés à travers une clôture de barbelés, au milieu d’une oliveraie. J’ai regardé la Turquie par-dessus mon épaule. Jusqu’ici, tout allait bien. Mes compagnons syriens m’ont conduit dans une maison abandonnée que je pourrais utiliser comme bureau pour écrire. Le matin suivant, je les ai aidés à ranger les lieux. J’ai nettoyé les sols et disposé les oreillers de manière ordonnée sur un matelas en caoutchouc. Ils m’ont fait m’asseoir face à une caméra et m’ont demandé d’interviewer l’un d’entre eux, Abu Osama. Une fois l’entretien terminé, le cameraman a souri en s’approchant de moi et m’a donné un coup de pied au visage. Ses acolytes me maintenaient plaqué au sol. Abu Osama a piétiné ma poitrine avant de demander des menottes. Un autre m’a attaché les chevilles ensemble, avant que le cameraman ne braque un pistolet contre ma tête. « Nous faisons partis d’Al-Qaïda », a déclaré Abu Osama, un rictus tordant ses lèvres. « Tu ne le savais pas ? » Il m’a expliqué que je serais exécuté dans la semaine si ma famille ne leur fournissait pas l’équivalent en liquide de 250 grammes d’or – ce que les kidnappeurs évaluaient à 400 000 dollars, mais qui valait en réalité plus près de 10 000 dollars –, la somme que les lois de l’islam l’autorisaient à exiger, d’après lui.
Malgré la vidéo et la demande de rançon, ces kidnappeurs étaient clairement des amateurs. Cette nuit-là, j’ai réussi à me défaire des menottes qui m’attachaient à l’un des hommes assoupis. Dans la douce lumière de l’aube syrienne, j’ai couru à en perdre haleine, au-delà de murs couverts de graffitis, à travers un cimetière et derrière un terre-plein. J’ai ensuite arrêté un minibus qui passait par là. « Conduisez-moi auprès de l’Armée syrienne libre immédiatement, ai-je dit au conducteur. C’est une urgence. » Quand je suis arrivé à leur quartier général, j’ai décrit ma situation aux officiers, utilisant les termes les plus forts et les plus désespérés auxquels je pouvais penser. Ils ont débattu un court moment entre eux, avant de me conduire devant une cour islamique, où un juge m’a interrogé puis placé en détention préventive dans des toilettes turques : elles faisaient office de cellule de fortune. Autour de moi, il y avait d’autres cellules occupées. J’ai jeté un coup d’œil à travers l’ouverture par laquelle on nous servait la nourriture. Un petit garçon de dix ans faisait de même. « Qu’est-ce que tu as fait pour te retrouver ici ? » lui ai-je demandé. Il s’est vite retiré, et un homme d’âge moyen – son père, me suis-je dit – a pris sa place. « Qu’est-ce que tu as fait ? » ai-je répété. Son visage s’est paré d’un masque d’impuissance, puis il a dit : « Nous sommes chiites. » « Je vois. » Dix minutes plus tard, les officiers de l’ASL sont revenus, accompagnés de mes kidnappeurs. On m’a emmené dans une voiture et jusqu’à un entrepôt. Là, ils m’ont jeté dans un trou. Étais-je six pieds sous terre ? Seulement trois ? Je n’en avais aucune idée. Les officiers m’ont jeté de la terre au visage, tout en me couvrant d’insultes, riant de plus belle. L’un d’eux a sauté dans le trou et atterri sur mon torse. Un autre m’a frappé avec la crosse de sa Kalachnikov. L’un des officiers a insisté pour que je réponde à ses questions en criant : « Je suis une ordure, monsieur ! » Quelques jours plus tard, l’ASL m’a donné à un groupe d’islamistes, l’occasion pour moi de comprendre ce qui distingue les islamistes des membres de l’Armée syrienne libre. Les fondamentalistes se voient comme l’avant-garde d’un État islamique émergent. Ils vous torturent plus lentement, avec des instruments spécifiquement conçus à cet effet. On ne s’adresse jamais à eux en disant « monsieur », car le mot rappelle l’État militaire laïque. Quand les islamistes vous torturent, ils préfèrent qu’on s’adresse à eux en usant d’un titre qui implique un savoir religieux. Pour les plus jeunes, « ya sheikhi ! » (pour « ô, mon cheikh ! »), et pour les plus anciens, « émir ».
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Il m’est apparu que l’ASL m’avait donné au Front al-Nosra, ou Jabhat al-Nosra, qui utilisait l’hôpital d’Alep comme quartier général et prison. Durant les premiers jours, je ne pouvais pas croire que ce qui m’arrivait était bien réel. Je me remémorais sans cesse les heures précédant mon agression par les trois garçons, en Turquie. J’avais l’impression qu’en me baladant tranquillement avec des amis syriens dans une oliveraie, la terre s’était soudain ouverte sous mes pieds, et que j’avais basculé vers d’insondables ténèbres avant de me réveiller en enfer – de ceux qui n’existent que dans les cauchemars et les mythes.
J’étais conscient que ce lieu était régi par une certaine logique, et je devinais aussi que mes ravisseurs voulaient que j’intègre bien cette logique. Mais ce qu’ils tenaient précisément à m’enseigner, et la raison pour laquelle ils ne pouvaient pas me l’expliquer d’un seul tenant et préféraient s’exprimer à travers leur langage mystérieux – celui de la douleur –, cela, je ne pouvais le comprendre. Quand les émirs me rendaient visite dans ma cellule, ils restaient le plus souvent debout, formant un demi-cercle devant mon matelas. Ils marmonnaient entre eux, laissaient tomber un papier de bonbon ou un mouchoir usagé sur le sol, avant de cracher et de faire demi-tour sans m’avoir dit un mot. Un après-midi durant la première semaine de ma détention, un groupe de jeunes combattants s’est réuni dans ma cellule. J’étais menotté et allongé, tête contre le mur, comme l’avait ordonné l’un d’entre eux. Alors qu’ils me frappaient, l’un des hommes, manifestement mal à l’aise face à cette violence, a demandé : « Nous a-t-on ordonné de faire ça au prisonnier ? » Personne n’a répondu. Leur meneur – je ne suis pas sûr de qui il s’agissait, je ne pouvais pas voir – portait un lourd bâton et un aiguillon à bétail. Alors que j’étais étendu sur le sol, il m’a frappé juste derrière la tête, avant de faire les cent pas dans la pièce en récitant des prières. Lorsque j’entendais ses pas, je levais les mains pour me protéger la tête. D’une voix étouffée, il m’intimait alors de les baisser, et j’obéissais. Mais dès qu’il m’assénait un nouveau coup brutal, instinctivement, mes mains revenaient la protéger. Alors, il utilisait l’aiguillon. Une violente décharge parcourait tout mon corps, mes mains retombaient sur mon torse et il me frappait à nouveau. Je ne saurais dire combien de temps a duré ce calvaire – peut-être une heure, peut-être vingt minutes. Vers la fin, j’ai entendu le chef s’approcher et je me suis préparé à recevoir un nouveau coup. Mais il n’est pas venu. Au lieu de cela, il s’est agenouillé près de moi et a murmuré à mon oreille : « Je hais les Américains. Tous les Américains. Je vous déteste tous. » Après cela, j’ai perdu la notion du temps. J’ai rêvé que les combattants enveloppaient mon corps dans un drap, ligotant mes chevilles avec de la paille dorée. Dans les jours qui ont suivi ce rêve, j’ai songé qu’ayant vu le drap, je devais être à un stade avancé de la mise à mort. Mais chaque fois que je me demandais si j’étais vivant ou mort, la réponse venait clairement : « Tu es vivant, sans aucun doute. » J’ai alors pensé que la coutume devait être d’envelopper les corps dans un drap avant qu’ils ne soient tout à fait morts. Comme c’est étrange. Je ne comprenais pas. Pendant plusieurs jours, je suis resté plongé dans cet état comateux. Une pile de sacs de sable obstruait l’unique fenêtre par laquelle le soleil aurait pu pénétrer dans la pièce. L’ampoule électrique ne fonctionnait que par intermittences, quelques heures par-ci, quelques heures par-là, puis c’était le noir. Je me réveillais souvent sans pouvoir dire s’il s’agissait du jour ou de la nuit. Je savais que tout cela était intentionnel de la part de mes ravisseurs, et la vérité a fini par m’apparaître clairement : Al-Qaïda joue avec le sommeil de ses prisonniers pour contrôler chaque seconde de leur vie, jusqu’à celles qui s’écoulent durant leur inconscience – peut-être particulièrement celles-ci.
Dresser mon âme
Après un mois ou presque, j’ai réalisé que mes ravisseurs ne comptaient pas me tuer, du moins pas tout de suite. Cependant, rien ne me laissait envisager que le cauchemar que je vivais s’arrêterait bientôt. Quand ils évoquaient ma libération, j’étais un vieillard dans leur scénario. Lorsqu’ils m’apportaient de la nourriture – généralement des olives accompagnées d’une pâte douce à base de sésame appelée halva, servies sur un plateau d’hôpital –, ils la jetaient sur le sol. « Mange, sale porc », me disaient-ils. Puis ils claquaient la porte. Ils la claquaient avec une telle force qu’au bout d’un mois, la poignée est tombée. Le directeur de cet hôpital pour enfants transformé en prison était un Kurde parlant le turc. Il autorisait parfois un groupe de djihadistes turcs à paresser dans le hall, à l’extérieur de ma cellule. Leur travail, pour autant que je sache, était d’appeler à la prière du matin et d’intimider les prisonniers lorsque les gardes les escortaient jusqu’aux toilettes. Chaque matin, alors qu’on m’y conduisait, un bandeau sur les yeux et des menottes aux poignets, ils me crachaient dessus et me donnaient de grandes claques sur la tête et les épaules. Un jour, l’un des Turcs a couru vers moi depuis le fond du couloir pour me sauter dessus et me donner un coup de pied de karaté en plein sur ma cage thoracique. Nous avons tous les deux fini au sol. « Je crois qu’ils m’ont brisé une côte ! me suis-je plaint à un garde. Sans aucune raison ! J’avais un bandeau sur les yeux ! Ce n’est pas juste ! » Il a réfléchi un instant à mes paroles, avant de hausser les épaules. « Si, ça l’est, m’a-t-il dit. Tout est en ordre. »
Cette nuit-là, Kawa m’a torturé et m’a dit que si je n’avouais pas faire partie de la CIA, il me tuerait.
Quelque chose dans l’attitude de ce garde me laissait penser que je serais peut-être en mesure de négocier avec lui. Il avait pour habitude de me frapper avec un morceau de tube en PVC chaque fois qu’il entrait dans ma cellule. Les coups piquaient, mais ne me faisaient pas vraiment mal. « Quand tu entends le son de la clé dans la serrure, tourne ton visage contre le mur », m’a-t-il dit. J’ai fait comme il me demandait. Il me frappait malgré tout. Un jour, avant qu’il ne me frappe, j’ai souligné le fait que mon visage était totalement pressé contre le mur. « Mais vous allez me frapper tout de même ? ai-je demandé. Pourquoi faites-vous cela, cheikh ? Pourquoi ? » J’ai jeté un coup d’œil vers lui, il arborait un rictus étrange. « Je veux dresser ton âme », m’a-t-il expliqué. Je me suis dit : « OK, je dois lui faire croire que mon âme reçoit les fruits de son enseignement. » Après cela, chaque fois qu’il entrait dans la cellule, je lui criais : « Cheikh ! Mon visage est contre le mur ! » Puis j’attendais, lui jetant parfois un bref regard pour savoir s’il commençait à penser que je commençais à apprendre. « Peut-être un peu, oui », répondait-il. Bientôt, il a cessé de me frapper. Un soir, alors qu’il m’apportait mon plateau de halva et d’olives, il m’a souri. Et quelques jours plus tard, après le dîner, il m’a apporté des pommes (c’était la fin du mois de novembre à Alep) et du thé. Quand il est parti, j’ai songé que les pommes, le thé, et l’absence de coups représentaient déjà un net progrès. Mais ce garde n’était de service qu’une fois tous les quatre jours. Certains des autres gardes persistaient dans la routine du visage contre le mur, d’autres non. Mais aucun d’eux ne m’apportait de thé ou des pommes.
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Pendant la plus grande partie de l’automne et de l’hiver 2012, j’avais l’impression d’être tombé aux mains d’une horde de sadiques. « Tu es de la CIA, tu vas finir sur le barbecue », prenaient plaisir à me murmurer les gardes. Parlaient-ils de m’immoler par le feu ? Durant une session d’interrogatoire, le Kurde, qui aimait qu’on l’appelle Cheikh Kawa, s’est approché d’un prisonnier dont les poignets étaient attachés à un tuyau, pendant sous le plafond. Ses pieds moulinaient dans le vide. « Détachez-moi, pour l’amour de Dieu ! Pour l’amour de Mahomet et de Dieu ! » criait-il. « Ça, c’est notre musique ! » m’a lancé Kawa. « Tu l’entends ? » Cette nuit-là, Kawa m’a torturé et m’a dit que si je n’avouais pas faire partie de la CIA, il me tuerait. Alors j’ai avoué, pour que la douleur cesse. « Si un seul mot de ce que tu nous as dit ce soir se révèle être faux, m’a dit Kawa avant de partir, on te collera une balle dans la tête. »
Kawa m’a torturé à nouveau, mais janvier a succédé à décembre, et j’ai commencé à me dire que certaines têtes pensantes d’Al-Qaïda désiraient que je reste en vie. Vivant, je pourrais leur être utile en disant de bonnes choses à propos du Front al-Nosra et de l’islam. J’étais effectivement – et je le suis toujours d’ailleurs – enclin à dire du bien de l’islam. Quand les autorités religieuses ou des membres hauts placés du Front al-Nosra – je les reconnaissaient car ils étaient accompagnés de gardes du corps – venaient me rendre visite dans ma cellule, je récitais parfois des versets du Coran. C’étaient des versets que j’aimais, et mes visiteurs semblaient apprécier. Mais ces récitations appliquées n’ont servi à rien. L’un des gardes les mieux éduqués m’a expliqué que puisque j’étais chrétien et américain, j’étais son ennemi. L’islam l’enjoignait à me détester. « Vraiment ? » ai-je demandé. Oui, m’a-t-il répondu. L’Amérique avait tué au bas mot un million de musulmans en Irak. Mais quoi qu’il en soit, le Coran interdisait d’entretenir des rapports amicaux. « Ô, toi qui crois ! récitait le garde. Ne prends pas les juifs et les chrétiens pour amis. Ils sont amis l’un avec l’autre. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis est en réalité l’un d’entre eux. » J’essayais de ne pas perdre la notion du temps en marquant chaque jour qui passait sur un calendrier. Nous étions en janvier 2013 lorsque l’administration pénitentiaire m’a proposé pour la première fois de me convertir à l’islam. Tous les jours, les gardes prêchaient et me récitaient le Coran. Mais on ne se convertit pas à l’islam, on s’y « soumet ». « Ya, Bitar » (« Oh, Peter »), me disaient les combattants d’al-Nosra, « pourquoi ne t’es-tu pas déjà soumis ? » À un moment, je l’ai envisagé, pensant que mon niveau de vie s’améliorerait. Mais j’ai vite compris que même la conversion ne servirait à rien.
L’échappatoire
Durant la troisième semaine de janvier, ils ont enfermé avec moi un autre Américain (l’occasion pour moi de réaliser que j’avais dix jours de retard sur mon calendrier). C’était un jeune photojournaliste qui s’appelait Matthew Schrier et qui venait de New York. Au début, Matt refusait d’apprendre le moindre mot d’arabe, espérant que son ignorance laisserait penser à ses ravisseurs qu’il ne pouvait pas être un espion. Et puis, début mars, les chefs du Front al-Nosra ont incarcéré avec nous une troisième personne, un djihadiste marocain qu’ils suspectaient d’être un espion. Le Marocain parlait un anglais passable, mais c’était un prosélyte féroce. Il a rapidement persuadé Matt de se soumettre à l’islam. Matt a demandé un Coran écrit en anglais, et un garde lui en a fourni un exemplaire. Quelques jours plus tard, Matt a prononcé les mots sacrés – « Il n’y a pas de vraie divinité si ce n’est Allah et Mahomet est Son messager » – devant témoins. Une fois converti, les jeunes combattants le pointaient du doigt en déclarant : « Toi, tu es bon ! » Puis, ils me désignaient avec mépris en disant : « Toi, tu es vile ! » Mais sa conversion n’a pas permis à Matt d’obtenir de la nourriture de meilleure qualité, et encore moins de pouvoir rentrer chez lui. Un jour, l’un des gardes les plus lunatiques l’a giflé alors qu’on nous emmenait nous laver. « Toi, tu es vile ! a-t-il dit à Matt. Tu mens sur ta religion. » Le garde s’est ensuite approché de moi. « Toi, tu es chrétien. Toi, tu es bon. » Je poursuivais sur cette ligne. « Allah m’a fait chrétien. Ce n’est pas ma faute. » Et mes ravisseurs de répondre : « Si aujourd’hui, tu devais mourir en infidèle, Allah ne t’accorderait aucune place au paradis. » Une fois ma position inférieure bien établie, nous pouvions parler d’autres choses : de la guerre en Syrie, de politique ou bien des jeunes femmes américaines – leur sujet favori. Ces conversations ont bientôt suivi un schéma typique : mes gardes passaient dix minutes à tenter de me convaincre d’accepter l’islam, puis ils laissaient tomber et me demandaient si je pouvais leur présenter des filles célibataires venues d’un pays occidental.
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Durant le printemps et le début de l’été 2013, le Front al-Nosra nous a déplacés, Matt et moi, puis enfermés dans une succession de nouvelles prisons. Nous avons été détenus dans une villa à la périphérie d’Alep, dans un supermarché, dans un entrepôt maritime et dans le sous-sol d’une succursale d’un concessionnaire automobile. Nous avions une idée vague de la localisation de ces endroits, car les combattants qui nous y plaçaient arrêtaient aussi des gens des environs, et les mettaient en cage avec nous.
À la fin du mois de juillet 2013, Matt et moi avons conçu un plan d’évasion. Nous pouvions ramper à travers une petite ouverture percée dans notre cellule. À mesure que nous planifiions notre échappée, nous nous sommes mis d’accord sur le fait que ce serait Matt qui s’enfuirait en premier. Une fois à l’air libre, il m’aiderait à me frayer un chemin au dehors. Le matin du 29, la première partie de l’opération s’est déroulée sans accroc. Mais pas la seconde. Matt a réussi à s’échapper, et finalement à rentrer chez lui. Moi, je suis resté derrière. Après cet épisode, le Front al-Nora était convaincu que Matt et moi étions des agents surentraînés de la CIA. Or, un agent de la CIA aux mains d’Al-Qaïda s’expose à de graves ennuis, m’ont expliqué les combattants. Mes yeux étaient désormais constamment derrière un bandeau, mes mains et mes pieds tout le temps attachés. Ils m’ont installé dans une nouvelle ville, Deir ez-Zor. Cela a duré environ quarante-cinq jours. Dans cette nouvelle prison, je me suis employé à tenter de me faire des amis parmi les gardiens. L’été a cédé sa place à l’automne, et ils ont commencé à me donner de la nourriture décente, à plaisanter avec moi et à m’emmener m’asseoir dehors au soleil – toujours menotté et les yeux bandés. C’était une prison presque chaleureuse. Elle comportait quatre cellules, chacune de la taille d’un cabinet de toilette, fermée par une porte en acier soudée à la main, avec un verrou et une ouverture pour la nourriture. Je ne pouvais pas voir les autres prisonniers. Le moindre début de conversation était puni. Cependant, quand les gardes jouaient avec leurs armes ou regardaient des dessins animés, nous prenions parfois le risque de nous parler en chuchotant. À certains moments, je chantais. Le Front al-Nosra estime, comme beaucoup de musulmans, que chanter leur est interdit par Allah. Mais à leurs yeux, cette interdiction ne s’applique pas aux chrétiens. Aussi je chantais, parfois suffisamment fort pour que les gardes l’entendent. Souvent, il s’agissait de « Desperado » – dont il existe une version populaire en arabe. Je pense que même les gardes l’appréciaient. En mai de cette année-là, après dix-neuf mois de prison, je m’étais presque accommodé du fonctionnement d’Al-Qaïda. J’ai même fini par m’entendre convenablement avec l’administration de la prison. J’avais suffisamment à boire et à manger. Mais malgré cela, je n’avais aucun moyen de m’assurer que je ne serais pas abattu un jour. Pour m’occuper l’esprit, j’ai décidé d’écrire une histoire sur les pages d’un calendrier que j’avais trouvé dans une maison où j’avais été emprisonné avant cela. Elle se déroulait dans mon Vermont natal, et elle parlait d’amour, du sentiment de se sentir chez soi, et de passion religieuse.
Au désert
Je ne le savais pas à l’époque, mais le Front al-Nosra était en train de perdre sa guerre contre l’État islamique. D’après mes conversations avec les gardes et d’autres prisonniers, j’en avais déduit que les deux organisations luttaient à peu près à armes égales, et que jamais il ne serait permis à l’EI de s’emparer des champs pétrolifères – le véritable enjeu de l’est de la Syrie. Mais à la mi-juin, alors qu’on m’autorisait pour la première fois à regarder la télévision depuis ma capture, j’ai vu une carte couverte de logos de l’État islamique. Bientôt, le Front al-Nosra a stoppé la construction d’une nouvelle prison qui devait être édifiée à côté de ma cellule. « Pourquoi donc ? » ai-je demandé à un garde. « Tu verras bien », m’a-t-il répondu. Début juin, ils avaient évacué tous les prisonniers, sauf moi. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
Et tout d’un coup, en juillet, je me suis retrouvé à nouveau face à l’Érudit, à l’orée du désert. Il m’a donné une tenue de djihadiste, m’a dit de me mêler au reste de ses combattants, et m’a promis qu’une fois arrivés à Deraa, il me renverrait auprès de mes proches. Nous avons voyagé dans la même voiture. Il m’a entretenu des difficultés que comportait la mission sacrée du moudjahid, le « Combattant sur le Droit Chemin de Dieu ». Avec un après-midi d’avance sur notre voyage, il m’a expliqué que le monde ne le comprenait pas. « — Ce doit être d’autant plus difficile quand le monde entier veut votre peau, lui ai-je dit. Sans compter vos problèmes avec l’État islamique. Et j’imagine que Bachar el-Assad aussi veut vous tuer. — Oui, m’a-t-il répondu. C’est vrai. Mais le pire, c’est l’État islamique. Ils m’ont rendu très triste. » Il a soupiré, l’humeur était à la résignation. Les jours suivants, il tentait souvent de réconforter ses lieutenants en leur racontant des histoires drôles, et les rassérénaient en se moquant ouvertement des chefs ennemis ou des imams. En ce qui me concerne, il me parlait de mon futur de reporter : selon lui, je deviendrais un spécialiste d’Al-Qaïda. Je serais le premier journaliste à raconter la vérité au monde à propos du djihad en Syrie. « Volontiers », lui répondais-je. Après notre première conversation, il s’assurait que je sois systématiquement à ses côtés à l’arrière de son pickup, ou dans le camion suivant. Durant les dix jours qui ont suivi, notre caravane a sillonné à travers les dunes. Nous évitions les patrouilles de l’Armée de l’air syrienne, nous contournions les bases militaires du gouvernement, et nous nous faufilions hors de vue des villages druzes ennemis. Et puis, une nuit, après avoir voyagé sur plusieurs centaines de kilomètres, notre convoi – composé de pickups et de Kia Rio – est arrivé à un bunker, sur une ligne de crête à environ trente kilomètres à l’est de Damas. Un détachement de l’Armée syrienne libre était en position. Ils nous ont souhaité la bienvenue, sans pour autant se montrer chaleureux. En quelques jours à peine, l’Armée de l’air syrienne avait détecté notre présence. Le bunker a été bombardé. Un combattant du Front al-Nosra a été tué, six véhicules ont été détruits, et puis – pour des raisons que je ne m’explique pas encore – l’Armée nous a laissés en paix.
« — Vous comptez vraiment vous battre contre le Jabhat al-Nosra ? — Oh, ça ? a dit l’homme de l’ASL. Non, on a menti aux Américains. »
Durant cette période, aux premières heures du jour avant que mes gardes ne me réveillent, je marchais seul sur la crête. Je scrutais le ciel à la recherche d’avions et me demandais ce qu’il arriverait si j’essayais de m’enfuir. Un matin, je suis tombé sur quatre soldats de l’Armée syrienne libre. Quel veinard, me suis-je dit ! Si je parvenais à les persuader de me conduire hors de portée des mitrailleuses du Front al-Nosra, je serais libre. Mais comment pourrais-je communiquer avec l’ASL ? Au début de notre périple, l’Érudit m’avait ordonné de ne jamais parler aux étrangers. Mais ce matin-là, j’ai décidé de prendre un risque. Les soldats de l’ASL étaient en train de faire bouillir du thé. « Bonjour à vous ! leur ai-je dit. Quelles sont les nouvelles ? Que la paix soit sur vous. » Ils m’ont retourné mes salaams. L’un d’entre eux m’a demandé d’où je venais. « Je suis désolé, ai-je répondu. Je ne peux pas vous le dire. » Ils m’ont offert une tasse de thé et nous avons bu tous les cinq en silence. Puis ils m’ont posé la question une nouvelle fois. « Je viens de très loin. Et vous, d’où venez-vous ? » Ils venaient tous des environs de Damas. « — Tu es venu en Syrie pour le djihad ? m’a demandé l’un d’eux. — Non. Je suis un civil. Je suis journaliste. — Cela fait combien de temps que tu es avec le Jabhat al-Nosra ? — Bientôt deux ans. » Les quatre combattants me regardaient fixement. Ils murmuraient entre eux, jusqu’à ce que leur lieutenant me demande de me taire et de le suivre jusqu’à un endroit où nous pourrions nous discuter tranquillement. Une fois seuls, il m’a regardé droit dans les yeux, puis m’a demandé d’un ton grave : « Tu es américain ? » Manifestement, une rumeur circulait à mon propos. J’ai acquiescé. « Pendant ces deux ans, tu as pu parler à ta famille ? » « Pas une fois », ai-je répondu. Il a continué à me regarder des yeux, et a plissé les siens, comme si je lui rappelais un souvenir douloureux. Me suspectait-il de mentir ? Était-il en grief avec le Front al-Nosra ? Impossible de le savoir. « J’ai étudié l’arabe pendant deux ans à Damas, ai-je ajouté. J’aime le peuple syrien. » Il a approuvé de la tête. « Mais non, je n’ai pas parlé à ma famille depuis très longtemps. » Il a hoché la tête de nouveau, avant de joindre ses deux mains derrière son dos. « Que Dieu t’ouvre la voie », a-t-il murmuré, avant de partir. J’ai continué ma route en direction des troupes de l’Armée syrienne libre. L’un des combattants m’a expliqué que son unité venait de voyager en Jordanie pour y recevoir de la part des Américains un entraînement spécial, afin d’être capable de combattre le Front al-Nosra. « — Vraiment ? ai-je répondu. Les Américains ? J’espère que l’entraînement était bon. — C’était le cas, oui », m’a-t-il répondu. Les combattants me fixaient du regard. Je faisais de même. Après quelques instants, je leur ai demandé : « — Et donc, vous comptez vraiment vous battre contre le Jabhat al-Nosra ? — Oh, ça ? a dit l’un d’eux. Non, on a menti aux Américains. »
De retour au camp, je passais la plupart de mon temps allongé sur une couverture posée à même le sable, entouré de cinq combattants. Nous mangions un peu et regardions les papiers de nos bonbons virevolter dans le vent, mais, surtout, nous attendions que l’Érudit donne ses ordres. Les combattants ne se préoccupaient pas tellement de moi. Cela faisait une semaine qu’ils se trouvaient loin de chez eux – autant dire une éternité pour de jeunes Syriens – et ils s’inquiétaient de ce qui avait pu arriver à Deir ez-Zor. Ils n’arrêtaient pas d’errer le long de la ligne de crête pour capter un signal avec leur téléphone portable. C’est comme cela que nous avons eu des nouvelles de l’extérieur. Nous avons ainsi appris que l’État islamique avait pris le contrôle de la ville quelques jours après que nous l’ayons abandonnée. Un soir, un certain Abu Farouk est venu nous voir. Il nous a expliqué que l’État islamique avait institué une nouvelle loi dans la ville : en entrant dans une mosquée, tous les hommes de plus de treize ans devaient se repentir. Car s’ils avaient été de bons musulmans, ils auraient dû être capables de renverser le Front al-Nosra lorsqu’il était encore là. S’ils se repentaient, ils pourraient être pardonnés. Mais s’ils n’en faisaient rien, ou que l’État islamique jugeait leur repentance dépourvue de sincérité, ils était possible qu’ils soient tués. Et il n’y avait pas de meilleure repentance que de rapporter la tête d’un membre du Front al-Nosra. Je m’interrogeais sur le futur des cinq hommes qui étaient chargés de ma surveillance. S’ils décidaient de se retirer de leur cause, de rentrer chez eux et d’obéir à l’État islamique, seraient-ils quand même exécutés ? « — Bien évidemment, m’a-t-on répondu. — Vraiment ? Mais pourquoi ? — Parce que nous sommes Jabhat al-Nosra. » Je connaissais la réponse à ma question suivante, mais je la posais quand même. « — Vous pratiquez pourtant exactement le même islam que celui de l’EI. Votre interprétation du Coran est la même, n’est-ce pas ? — Oui. C’est tout à fait vrai. — Et au moment où vous avez rejoint Al-Qaïda, au tout début de la révolution, l’EI n’existait pas ? — Oui, c’est exact. — Et maintenant, ils veulent vous tuer ? » Ils ont haussé les épaules. « Oui. » « Mais la situation est absurde, ai-je dit. Vous êtes comme un type qui boit un Pepsi dans la rue, quand arrive un vendeur de Coca-Cola. “Méchant homme ! dit le vendeur de Coca-Cola. Comment oses-tu boire du Pepsi ? Tu dois mourir !” Dans ces circonstances, il serait logique que vous répondiez : “Vous m’en voyez fort désolé, monsieur, mais lorsque j’ai fait mes courses, il n’y avait que du Pepsi. C’est la raison pour laquelle j’en ai acheté. Où est le problème ?” » La métaphore leur parlait. Tout le monde a ri.
La conquête
Le cœur du problème entre le Front al-Nosra et l’État islamique, c’est que leur chefs respectifs, d’anciens amis venus d’Irak, étaient incapables de se mettre d’accord sur la manière de partager les bénéfices issus des champs pétrolifères qu’avait conquis le Front al-Nosra dans l’est de la Syrie. D’un côté, j’étais content de la situation, les hommes des deux camps se méprisaient. Si leurs deux armées étaient amenées à se réconcilier, cela ferait de moi le prisonnier d’une organisation fondamentaliste réunifiée sous les ordres du plus puissant des chefs de l’État islamique, Abu Bakr al-Baghdadi. Même avant les récentes décapitations, cette perspective m’enthousiasmait assez peu. Mais d’un autre côté, la violence entre les deux entités avait provoqué de lourdes pertes. En six mois, j’ai bien vu que le nombre de combattants responsables de ma surveillance avait diminué. L’un avait pris une balle de sniper entre les deux yeux. Un autre s’était porté volontaire pour une mission suicide. Un autre encore était tombé dans un piège de l’État islamique… Semaine après semaine, le sang avait abondamment coulé. Je savais exactement pourquoi ces jeunes étaient morts : parce que leurs chefs leur avaient dit que tel était leur devoir. D’après ce que m’ont expliqué les combattants, les deux camps croient fermement qu’il y a 50 000 ans, Allah a décrété qu’ils devaient mourir précisément de cette manière, à cet instant précis de l’histoire.
Pour le moment toutefois, l’État islamique semblait détenir l’avantage. De nombreux soldats du Front al-Nosra m’expliquaient que durant les derniers mois, leurs frères et leurs cousins combattaient pour l’État islamique. Ces derniers payaient mieux. Et l’État islamique, fort d’une armée plus puissante, avait remporté des victoires dans l’est de la Syrie et en Irak. Un jour, alors que j’étais encore à Deir ez-Zor, on m’a mis dans une cellule avec cinq membres du Front al-Nosra qui étaient punis. Les prisonniers étaient accusés d’avoir voulu déserter pour rejoindre les rangs de l’État islamique. Ils le réfutaient, mais quand les gardes sont partis, ils m’ont expliqué que n’importe quel combattant du Front al-Nosra pouvait rejoindre le camp adverse d’un simple coup de téléphone. Il suffisait pour cela de louer la grandeur de Baghdadi. Dès cet instant, le passé des combattants leur serait pardonné et on pouvait rencontrer son nouveau commandant dans une mosquée ou un restaurant dès le lendemain. Il vous donnait un nouveau nom et un nouveau téléphone portable : une nouvelle vie pouvait alors commencer. Pendant une bonne partie de l’été, il était encore facile pour eux de résister à ce chant de sirène, mais cela a été plus compliqué lorsque nous avons atteint la banlieue de Damas. Pour les soldats, il était clair que ce voyage n’avait plus rien d’une « glorieuse opération sur le chemin de Dieu ». Ce n’était rien de plus qu’une fuite, l’abandon des champs pétrolifères, des bases militaires, des prisons et de tout ce que le Front al-Nosra avait réussi à conquérir en deux ans et demi. Ils ne cherchaient même pas à reprendre les hauteurs du Golan, contrairement à ce que certaines rumeurs voulaient faire croire : ils fuyaient juste pour leurs vies, et moi avec.
Pour les commandants de l’EI, la bataille entre Baghdadi et l’Érudit ne volait pas beaucoup plus haut qu’une chamaillerie entre gamins.
Cette nuit-là, alors que nous contemplions les étoiles, j’écoutais les combattants parler de leur avenir. « Eh, Abu Petra, m’ont-ils demandé, à quoi ressemble la Suède ? » Ils me demandaient s’ils pouvaient s’y rendre, ce qu’il adviendrait d’eux s’ils se présentaient comme des dissidents Syriens et si j’étais familier avec les procédures de demande d’asile politique en Suède. Qu’en serait-il à Berlin, à supposer qu’ils trouvent la route de l’Allemagne ? Combien de temps cela leur prendrait-il d’apprendre l’allemand ? Nous avons parlé ainsi durant de longues minutes, quand soudain des coups de feu ont retenti au loin. Le silence s’est abattu sur le groupe. Un peu plus tard, alors que les combattants commençaient à s’endormir, je restais malgré moi éveillé. Je ne pouvais pas m’empêcher de songer qu’à tout moment, un de leurs chefs pourrait venir leur ordonner d’aller voir en direction des coups de feu. Alors ils y iraient, sans broncher, se jetant dans la gueule du loup comme ils jetaient les emballages de leurs rations dans le vent. Mais il y avait autre chose qui ne cessait pas de m’inquiéter : et si l’Érudit me demandait de les accompagner ? Il est vrai que j’étais très au fait des opérations du Front al-Nosra. Je connaissais personnellement beaucoup des combattants. Et je savais qui entrait et qui sortait de leurs geôles. Et si l’Érudit décidait finalement que j’en savais trop ? Quelqu’un aurait-il pu lui avoir envoyé un mail l’informant qu’Abu Petra s’appelait en réalité Theo, et que Theo avait étudié dans des mosquées yéménites avant de relater son expérience par écrit, comme le ferait un espion ? Que pourrais-je bien faire dans ces conditions ?
~
À la mi-juillet, la caravane du Front al-Nosra s’est enfin arrêtée dans une villa de Sidon, dans la banlieue de Deraa. Chaque jour, l’Érudit me disait qu’il me renverrait bientôt chez moi. « Mardi prochain. » L’idée était que nous fassions une interview dans laquelle il pourrait s’entretenir avec moi devant la caméra, avant qu’on ne me renvoie à l’Ouest avec la vidéo. Mais le mardi venu, rien n’a bougé. La nuit, quand il revenait à la villa après une journée de déplacements, je lui souriais avant de demander : « Cheikh, quand cela arrivera-t-il ? » Lui me répondait : « Bientôt, bientôt. » Par un matin d’août, alors que mes gardes dormaient encore, j’ai sorti les poubelles dans la cour, comme à mon habitude. Alors que je me glissais dehors, le murmure d’un soldat tout embrumé de sommeil m’est parvenu : « Quand tu reviens, n’oublie pas de fermer la porte. » C’est ce que j’ai fait. Mais j’ai attendu qu’il se rendorme profondément. Une demi-heure plus tard, après avoir glissé le manuscrit que j’étais en train d’écrire dans mes pantalons de djihadiste, je me suis esquivé sur la pointe des pieds. Désormais, je savais qu’il valait mieux pour moi ne pas chercher refuge auprès des « modérés » de l’Armée syrienne libre. J’ai demandé à un motard de m’emmener à l’hôpital. Une fois sur place, j’ai expliqué à l’homme qui m’accueillait : « Je suis journaliste. Je viens d’Irlande. S’il vous plaît, vous devez m’aider. » Avant d’ajouter : « J’aime le peuple syrien. »
« Ne t’inquiète pas, je fais partie de l’ASL. » Il m’a conduit dans une chambre. « Personne n’entre ici sans mon autorisation. Tu peux te détendre, tu es en sécurité. » Je lui ai demandé si je pourrais joindre ma famille. « Bien sûr », m’a-t-il répondu. Le moyen le plus simple, selon lui, c’était de leur envoyer un mail. Mais l’homme qui connaissait le mot de passe de l’ordinateur n’était pas là. Cela ne prendrait que quelques minutes avant qu’il ne revienne. Désirais-je boire un thé ? Avais-je besoin de voir un médecin ? L’homme de l’Armée syrienne libre s’en est allé. Dix minutes plus tard, il était de retour en me désignant avec l’index de sa main droite. Il me semblait qu’il le faisait au ralenti, comme un maton qui conduirait un prisonnier innocent à son exécution. Dans le hall d’entrée de l’hôpital se tenait un groupe d’environ quinze combattants du Front al-Nosra, tous armés de Kalachnikovs. Personne n’a dit un mot. Quelques secondes se sont écoulées, et puis quelqu’un a dit, d’une voix à peine audible : « Viens, l’Américain. » Nous sommes retournés à la villa. Ils m’ont un peu battu dans la voiture, et puis, une fois arrivés dans le salon où les gardes dormaient encore une heure avant, ils m’ont jeté au sol, contre le tapis. L’Érudit était assis dans un canapé, les jambes croisées. « Qui a les menottes ? » L’un des gardes me les a passées aux poignets. L’Érudit a eu un rictus mauvais : « Tu es un menteur et un faux jeton, Bitar, m’a-t-il dit. Cet après-midi, je te tuerai de mes propres mains. » J’ai passé le plus clair des semaines suivantes enfermé dans une chambre de la villa. L’Érudit interdisait aux gardes de se venger sur moi – il les a renvoyés et a engagé d’autres hommes, plus compétents mais aussi plus sympathiques à mon égard. Je m’asseyais près de la fenêtre en attendant que quelque chose se passe, travaillant à mon roman. De temps à autre, je pouvais voir les avions d’Assad bombarder le voisinage. Je ne cessais de me lamenter – c’est encore le cas – de la violence perpétuellement à l’œuvre dans le pays. Plus tôt, en mars, les chefs du Front al-Nosra avaient capturé deux commandants de l’État islamique qui occupaient les cellules de part et d’autre de la mienne. Leur autorité religieuse ne pouvant être mise en doute, les administrateurs de la prison nous ont autorisés à converser, à propos de l’islam. Durant cette période, je les ai questionnés sur la logique du « tu as tué mes hommes, je dois tuer les tiens » dans laquelle les musulmans de la région me semblaient piégés. Mes voisins de cellules étaient bien placés pour avoir une opinion sur le sujet. Abu Dhar, à ma gauche, avait été membre d’Al-Qaïda en Irak, puis du Front al-Nosra, et enfin de l’État islamique. Abu Amran avait un parcours quasi similaire. Le premier était trafiquant d’armes, le second s’occupait d’attentats dont les explosions avaient tué des dizaines – peut-être des centaines – de Syriens et d’Irakiens.
« Cette violence ne peut pas être bonne pour l’islam », leur ai-je dit. Pour eux, la bataille entre Baghdadi et l’Érudit ne volait pas beaucoup plus haut qu’une chamaillerie entre gamins. Abu Dhar et Abu Amran se montraient presque embarrassés d’en parler. Pourtant, les explosions et les tirs de snipers que les deux groupes échangeaient restaient à leurs yeux justifiables – et même judicieux. Bachar el-Assad était condamné à disparaître. Le combat contre ses forces n’était qu’une petite escarmouche face au grand combat à venir, dans lequel les croyants l’emporteraient sur les incroyants. « — Après avoir conquis Jérusalem, nous conquerrons Rome, m’a dit Abu Amran. — Personne n’essaye de vous conquérir, vous, ai-je répondu. Pourquoi voulez-vous conquérir tout le monde ? » Abu Amran m’a répondu que des conquérants étaient déjà venus en Syrie par le passé. « Et ils reviendront, c’est sûr. » Il voulait parler des champs pétrolifères dont l’Occident s’était emparé, des trésors archéologiques et de la montée de l’islam, que les gouvernements du monde entier – et tous étaient des infidèles, tout particulièrement ceux du Moyen-Orient – ne pouvaient supporter. « Si Obama nous bombarde ici, on vous bombardera là-bas », a décrété Abu Amran. « Nous avons nos propres missiles Tomahawk », disaient-ils en parlant d’êtres humains. Au bout de vingt-deux mois, je n’étais plus surpris lorsque les chefs du Front al-Nosra parlaient de leurs propres enfants en me disant qu’ils « deviendrait des martyrs, selon la volonté de Dieu ». Les enfants participaient aux sessions de torture. Lorsqu’ils s’amusaient aux abords des prisons, je pouvais voir dépasser les fils rouges de leurs poches – probablement des ceintures d’explosifs –, et je les entendais chanter leur sempiternelle comptine : « Détruisons les juifs, mort à l’Amérique ». Il serait faux de croire que seuls les Syriens éduquent leurs enfants de cette manière. Si les têtes pensantes du Front al-Nosra ont invité des Occidentaux à se joindre au djihad syrien, ce n’est pas parce qu’ils avaient besoin de davantage d’infanterie – ce n’est pas le cas –, c’est parce qu’ils veulent leur apprendre à poursuivre la lutte une fois rentrés chez eux, dans chaque quartier, chaque station de métro. Et ils veulent que ces Occidentaux fassent de même avec leurs enfants de huit ans. Avec le temps, disent-ils, les djihadistes façonneront ainsi de petits émirats islamiques au sein même des pays occidentaux, comme l’État islamique l’a fait en Syrie et en Irak. Ainsi, les musulmans occidentaux pourront enfin vivre dans la dignité, selon les véritables préceptes coraniques. Au cours de mes discussions avec les plus vieux combattants du Front al-Nosra, je suis parvenu à les obliger à se confronter à la violence démesurée que ce rêve impliquait. « — Oui, peut-être n’as-tu pas tort, me répondaient-ils. De toute façon, ce que nous voulons vraiment, c’est dégager Bashar. Avant tout, nous devons construire notre califat, ici-même. Du moment que l’Occident ne nous tue pas, nous ne vous tuerons pas. — Votre califat aura-t-il des écoles ? leur demandais-je. Des hôpitaux ? Des routes ? – Oui, naturellement. » Mais aucun d’entre eux ne semblait vraiment s’intéresser à la reconstruction du pays, dont les villes sont détruites, kilomètre après kilomètre, à travers toute la Syrie. Aucun ne manifestait d’intérêt sincère dans le fait de recruter des enseignants ou des médecins. Non, ce qu’ils voulaient, c’était de nouvelles explosions, toujours plus grandes et plus spectaculaires, et une nouvelle escouade de Humvee, ou de n’importe quel autre véhicule blindé. Et les Humvee n’ont pas besoin de routes.
Enfin libre
Un jour du mois d’août, un garde m’a raconté un pique-nique qu’il avait fait peu de temps avant avec sa famille, dans les hauteurs du Golan. « Les soldats des Nations unies étaient assez près pour que je puisse les toucher en tendant le bras. » Au cours des jours suivants, de petits groupes de combattants du Front al-Nosra (j’ai reconnu la plupart d’entre eux pour les avoir croisés à Deir ez-Zor), ont emporté avec eux une quantité importante d’armes et de munitions – obus d’artillerie, sacs de balles, tubes de lancement pour roquettes. Le soir, j’étais parfois convié à rester près de l’arsenal quand des émirs venaient nous rendre visite. Le rôle des Nations unies dans le plateau du Golan était un sujet qui revenait souvent sur le tapis. Les Nations unies n’étaient pour eux qu’un instrument d’oppression contre les musulmans de Syrie. C’était un outil des juifs. Je ne pouvais m’empêcher de bâiller durant ces discussions. Je me demandais pourquoi ils s’entêtaient à me seriner avec la propagande d’Al-Qaïda. Peu de temps après, une demi-douzaine de membres parmi les plus influents du Front al-Nosra ont débarqué pour une réunion. La plupart d’entre eux avaient téléchargé la vidéo de l’exécution de James Foley dans leurs téléphones. « Tu l’as vue ? » me demandaient-ils en les agitant sous mon nez, partant dans de grands éclats de rire. Ils étaient tous de très bonne humeur. « Eh, Bitar, l’Américain ! Tu vois ce que l’EI fait aux gens ? Et si ça t’arrivait ? Tu aimerais ça ? »
~
Quelques jours plus tard, l’après-midi du 24 août, l’Érudit m’a fait une visite inattendue. « Prépare tes affaires. On te renvoie chez maman. » Cela faisait bien longtemps que j’avais dit adieu à ma mère, dans des conversations télépathiques privées que nous avions la nuit. Je ne pouvais pas croire – je ne m’autorisais pas à imaginer – que je la reverrais un jour. Dans ma chambre-prison, un domestique qui avait été gentil avec moi durant ma captivité m’a aidé à me préparer. J’ai fourré mon roman dans mes habits et suis monté à bord d’une Hilux, avec d’autres combattants. À quelques kilomètres de la villa, l’Érudit a ordonné au chauffeur de s’arrêter. Il a demandé à ce qu’on achète à Bitar de nouveaux habits et une paire de chaussures. C’était bon signe. Pourquoi m’achèterait-il de nouveaux vêtements s’il voulait m’exécuter ?
Plus tard, alors que les hauteurs du Golan se dessinaient au loin à travers le pare-brise, un des combattants, Abu Muthana, m’a demandé de dire au revoir aux membres du Front al-Nosra, dans une vidéo qu’il enregistrait avec son portable. Je l’ai fait sans amertume. Mohammed, un ami d’Abu Muthana, avait fait des blagues sur son incapacité à trouver une femme pendant le djihad. Abu Jebel m’avait apporté plus de dattes que d’habitude durant l’hiver… Nous nous sommes arrêtés sous les arbres, près de la ville fantôme de Quneitra. À ma stupéfaction, deux gros camions blancs sur les flancs desquels étaient peint en noir le sigle « U.N. » étaient à l’arrêt dans la pénombre. « Sors, m’a dit le chauffeur. Et prends tes affaires. » L’Érudit m’a demandé de m’approcher de la camionnette qu’il conduisait. « — Surtout, ne dis pas de mal de nous dans la presse, m’a-t-il dit. — Je me contenterai de dire la vérité, lui ai-je répondu. — Très bien, a-t-il conclu. Ça me va. » À la base des Nations unies, située dans la zone démilitarisée entre Israël et la Syrie, un docteur indien m’a fait asseoir sur une table. Il a demandé à ses aides de quitter la pièce. Il m’a fait retirer mes pantalons. Il a examiné mon corps avec une infinie délicatesse, j’étais bouleversé. Une représentante du gouvernement américain m’a ensuite conduit de l’autre côté de la frontière israélienne, loin de la Syrie. À l’arrière d’un 4×4 bleu foncé, elle a posé sa main sur mon épaule et m’a dit ton rassurant : « Ce n’est pas grave si vous pleurez… » J’ai appris plus tard que les Qataris avaient joué un rôle-clé dans ma libération, ainsi qu’ils l’avaient fait pour d’autres personnes kidnappées dans la région. Mais au cours de ces premiers instants de liberté, j’avais l’impression qu’avoir échappé à Al-Qaïda tenait tout bonnement du miracle. Je me suis dit qu’enfin, tout était bien qui finissait bien. Quelques jours plus tard, on m’a informé que le Front al-Nosra venait d’attaquer la base des Nations unies où j’avais été si gentiment examiné…
Traduit de l’anglais par Guillaume Dejonghe et Nicolas Prouillac d’après l’article « My Captivity », paru dans le New York Times Magazine. Couverture : Un attentat à la bombe, par Eli J. Medellin. Création graphique par Ulyces.