Les crabes du bayou Lafourche

Peu avant l’aube, par une nuit brumeuse comme il y en a tant en Louisiane, je me tenais debout dans une cour, entouré de têtes de poissons-chats. La cour s’est illuminée brièvement sous les phares des camionnettes qui remorquaient les bateaux pour la pêche au crabe, éclairant des palettes en bois. Empilées sur près de deux mètres de hauteur, elles accueillaient des têtes de poissons par dizaines de milliers, et autant d’yeux, de barbillons et de matière filandreuse qui en dépassaient. Des hommes sont descendus des camionnettes, casquettes de baseball vissées sur le crâne. Ils ont chargé les palettes sur les bateaux avant de repartir.

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Un alligator
Le bayou louisianais
Crédits : Michael McCarthy

Il était 4 h 30 du matin et j’étais planté dans la cour de Vincent Comardelle, à attendre son fils Ryan. Bien qu’âgé de 67 ans, Vincent approvisionnait en appâts les pêcheurs de crabe de Larose, petite ville cajun jouxtant le bayou Lafourche (prononcer la-fouche). Ce défluent du Mississippi, long de 175 km et regorgeant de crustacés, se sépare du fleuve un peu en amont de La Nouvelle-Orléans, serpente à travers les marécages du sud de la Louisiane avant de se jeter dans le golfe du Mexique. Ryan était l’un des meilleurs pêcheurs de crabes de la région et m’avait promis de m’emmener dans les marécages. Quand enfin, une camionnette blanche s’est arrêtée. Ryan en est sorti, crâne rasé, bouc, tee-shirt rouge moulant son large torse et ses biceps à la Popeye. Il m’a examiné avec ses yeux bleus et froids. « T’as ramené de quoi manger ? » m’a-t-il lancé. Je n’avais rien. Il m’a regardé d’un air mécontent. « On va passer la journée là-bas, et j’aime pas partager ma bouffe. » Vincent s’est dirigé vers la maison en traînant la jambe – il boitait depuis un vieil accident de bateau, durant lequel il avait fini avec une hélice de hors-bord plantée le dos. Il a fini par revenir avec un paquet de biscuits au beurre de cacahuète. Nous avons mis à l’eau le bateau de Ryan depuis un quai, non loin de là. Ryan l’a guidé à travers l’eau saumâtre des étroits passages marécageux qui formaient le « paradis du crabe », et nous a conduit jusqu’à Little Lake – qui n’a de petit que le nom, à vrai dire, en raison de l’érosion et de l’affaissement du terrain. Car le sud de la Louisiane s’enfonce sous les eaux : chaque année, les eaux salées du golfe du Mexique prennent le pas et tuent les plantes et les arbres qui assurent la cohésion du sol. Mais le problème ne s’arrête pas là, car les crustacés de la région ne survivent que grâce au subtil mélange des eaux douces provenant des terres et de l’eau salée qui remonte lors des marées.

« Je crois bien que c’est la pire pêche que j’ai jamais eue. » — Ryan Comardelle

La pleine lune était haute à l’ouest, éclairant les silhouettes des tours des usines à gaz, pareilles à des fusées, et les squelettes des chênes étouffés par la montée des eaux. Ryan avait passé la plus grande partie des quarante années de sa vie à pêcher. Il pilotait l’embarcation, tandis que son ami Reggie s’occupait des casiers. C’était un type au physique athlétique, casquette Bud Light enfoncée sur la tête, un air perplexe affiché en permanence sur le visage. Un gars un peu étrange, comme Ryan ne cessait de le faire remarquer. « — C’est pas vraiment qu’il est bête. En fait, c’est juste qu’il a pas la tête sur les épaules. ─ Ah ouais ? a dit Reggie. ─ Ouais. » Il a eu beau réfléchir, Reggie n’a rien trouvé à répondre et il est retourné à ses casiers. On apercevait à peine les flotteurs, silhouettes fantomatiques recouvertes d’écume qui dansaient doucement sur l’eau. Les dents du râteau métallique fixé à un côté du bateau parcouraient la surface et agrippaient les lignes : à chaque flotteur que le râteau attrapait, un casier remontait et traînait derrière l’esquif. Reggie les ouvrait puis les secouait au-dessus d’une boîte en plastique pour faire tomber les crabes. Il remplaçait ensuite les têtes de poissons-chats décomposées par deux têtes fraîches, puis remettait le casier en place. Ce fut notre unique activité pendant les huit heures suivantes. Pas une seule pause, ni pour l’embarcation, ni pour Reggie. Les crabes s’amoncelaient en un tas de carapaces verdâtres, de pattes turquoise et de pinces orange, qui tentaient d’attaquer Reggie dès qu’il s’approchait. Chaque pincement déclenchait un cri : « Oh, Bon Dieu ! » La plupart des casiers ne contenaient pas plus de deux ou trois crabes, parfois un flet. « Avant, j’avais que quatre cents casiers, m’a expliqué Ryan. Maintenant, j’en ai plus de sept cents, et ça me rapporte moins. ─ La saison est mauvaise ? ai-je demandé. ─ Je crois bien que c’est la pire pêche que j’ai jamais eue », a-t-il déclaré en me lançant un regard noir. « D’habitude, j’arrive à remplir vingt bacs, mais la dernière fois j’en ai eu que treize. Là, je peux espérer à peine la moitié. Je rentre même pas dans mes frais avec ça. » Si ça ne s’améliorait pas sous deux semaines, Ryan comptait laisser tomber pour la saison, et il n’était pas le seul. Lors de mon passage au bayou Lafourche, en septembre 2011, j’avais constaté que de nombreux pêcheurs n’avaient même pas essayé de sortir pêcher. Ils n’avaient visiblement pas reçu le message selon lequel tout allait bien dans le Golfe. Cela faisait un an et demi que la marée noire d’avril 2010 avait eu lieu sur la plateforme de BP, Deepwater Horizon. Les responsables locaux et nationaux déclaraient allègrement que la vie marine dans le Golfe se portait désormais pour le mieux et que la pêche pouvait reprendre. L’opinion de Ryan sur ces fonctionnaires était loin d’être flatteuse.

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L’explosion de Deepwater Horizon
21 avril 2010
Crédits : US Coast Guard

« Ils disent à tout le monde que tout va bien », a-t-il grogné dans son accent cajun du coin. « Mais c’est faux. Les crabes restent petits et y en a plein qui meurent pendant la mue. Les chercheurs disent que tout va bien, mais c’est n’importe quoi. Nous on passe nos vies sur l’eau, on voit bien ce qui change d’un jour à l’autre. Et ils sont où, les bébés crabes ? Avant les conneries de BP, on en avait tout autour du bateau et là, hein, ils sont où ? On est foutus. » Mais s’il y avait bien un sujet qui enchantait Ryan, c’était le bras de fer : il était champion dans sa catégorie. « — Dans le coin, personne peut me battre. Tu veux voir pourquoi ? ─ Vas-y. » Ryan a saisi le flotteur qui traînait dans le sillage du râteau, puis l’a ramené contre son torse. Le casier est remonté à la surface dans un torrent d’éclaboussures en venant flotter, à moitié submergé, près de l’embarcation qui tanguait. « C’est avec ça que j’ai remporté mon match le plus important ! » Ses veines saillaient. « Les autres utilisent des haltères, moi, je fais juste mon boulot. Tu veux tester ? » J’ai à peine saisi le fil que le casier m’a attiré vers le fond du bateau, m’arrachant le flotteur des mains juste à temps pour m’éviter de passer par-dessus bord. Un petit sourire sur les lèvres, Ryan s’est remis au boulot, à tenter de remplir six bacs tant bien que mal. Je finissais par compter le temps en têtes de poissons-chats. Vers midi, j’ai sorti les biscuits.

Le gombo

Juste après l’explosion de Deepwater Horizon, la plupart des observateurs extérieurs, moi y compris, s’attendaient à une hécatombe : la mort de la pêche dans le golfe du Mexique et un écosystème ruiné pour de bon. La plateforme de Macondo avait déversé près de huit cent millions de litres de pétrole, entraînant la fermeture de plus de 225 000 km² de zones de pêche (37 % des eaux fédérales du golfe du Mexique) et, en Louisiane, de toutes les zones touchées. Ce qui incluait le bayou Lafourche. Les marécages avaient été contaminés par le pétrole qui était remonté dans les estuaires. Il semblait alors que la région serait bientôt détruite. Et puis, après un certain temps, le pétrole avait commencé à disparaître. Comme de l’encre qui s’efface. Il paraît que tout cela, c’était grâce à des bactéries qui se nourrissaient d’hydrocarbures, combinées à des courants marins favorables dans la zone de la fuite. Dès octobre 2010, en Louisiane, la plupart des sociétés publiques de pêche avaient rouvert. Le bayou Lafourche aussi. Plusieurs milliers de tests ont depuis été menés sur des échantillons de produits marins afin de rechercher d’éventuelles traces de substances carcinogènes qu’on trouve habituellement dans les hydrocarbures. Tous négatifs. Le 12 avril 2011, à l’approche du premier anniversaire de l’explosion, Eric Shwaab, administrateur adjoint responsable de la pêche à l’agence américaine NOAA (la National Oceanic and Atmospheric Administration), déclarait, non sans fierté, que « pas un seul produit contaminé n’avait été mis sur le marché ».

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Nettoyage des plages
Elmer’s Island, à l’ouest de Grand Isle
Crédits : US Coast Guard

BP a mis ce temps à profit pour réparer les dommages portés à son image : l’entreprise a reversé 20 milliards de dollars (environ 15 milliards d’euros) aux sociétés touchées par la catastrophe. Elle a également tenté d’attirer les touristes dans la région en finançant une habile campagne télévisée. En janvier 2012, le New York Times consacrait un éditorial aux mérites de cette incroyable guérison, brillant exemple à suivre pour les désastres industriels de ce type. Aujourd’hui, tout le monde, fonctionnaires de l’État de Louisiane ou du gouvernement, BP ou spécialistes s’accordent à dire que tout va pour le mieux : on a évité le pire. Moi, je n’arrive tout simplement pas à y croire. J’avais fait un reportage sur l’explosion, à l’époque. J’avais vu ce qu’ils appelaient les Vessels of Opportunity, ces bateaux loués par BP aux gens du coin, qui devaient poser des barrières gonflables pour éviter que le pétrole ne se propage – et j’avais vu combien ils étaient inefficaces. Qu’arriverait-il à cette génération de crevettes et de crabes qui avait baigné à l’état de larves dans les eaux contaminées, pleines d’hydrocarbures aromatiques polycycliques, compte tenu des mutagènes et des carcinogènes présents dans le pétrole brut ? Quel serait l’effet des 6 millions de litres de produits chimiques, les dispersants, utilisés par BP afin d’empêcher le pétrole de s’amasser à la surface ? Et puis je songeais à ces scientifiques qui avaient prévenu que les effets réels de la marée noire ne nous apparaîtraient qu’après plusieurs années. Sans parler d’établir un diagnostic de la santé du Golfe. Ces spécialistes, je les avais interrogés pour le livre que j’avais écrit en 2010 sur la catastrophe, Shadows on the Gulf. Un océanographe de l’université de Floride, Ian MacDonald, m’avait confié : « À mon avis, je serai déjà mort qu’on détectera encore l’impact des hydrocarbures sur l’écosystème marin. » Son collègue de l’Université de Floride du Sud, John Paul, avait renchéri : « On ne peut pas vraiment évaluer l’impact que cela aura sur les larves qui grandissent dans ces eaux. Il est possible que, dans trois ans, on trouve des poissons pleins de tumeurs. » J’aurais voulu croire à une guérison miraculeuse, comme tout le monde, mais tout ce baratin était dur à avaler. C’est pour cela que j’avais voulu voir par moi-même si les faits étaient tels qu’on nous les servait dans les rapports officiels. Faire un tour du coin en dégustant un de mes plats préférés, le gombo aux fruits de mer, me semblait être la meilleure façon de me rendre compte de l’état réel des choses.

Les huîtres préfèrent une eau saumâtre, mélange d’eau de mer et d’eau douce.

Les traditions culinaires sont au cœur d’une bonne partie de mes livres et de mes reportages, et j’ai toujours eu un faible pour le gombo, ce délicieux ragoût concocté par un groupe d’immigrés pauvres et marginalisés : un faitout, et débrouillez-vous. C’étaient les Acadiens, fermiers français catholiques chassés de la Nouvelle-Écosse par les Anglais, en 1755. Débarqués en Louisiane, ils avaient contemplé l’environnement marécageux et peu accueillant, se demandant comment se nourrir là-dedans. La réponse se révéla être un vrai petit miracle culinaire, un plat né spontanément de la Sainte Trinité de la mer : le crabe, la crevette et l’huître. Y a pas plus américain. Le bayou Lafourche a toujours été le meilleur endroit où se procurer des ingrédients pour ce plat, et je pèse mes mots. La seule route (ou presque) qui le traverse est la Highway 1 : celle qu’on appelle souvent « la plus longue avenue au monde » franchit les villes les unes après les autres, chacune se fondant sans transition dans la suivante. De chaque côté du bayou, les deux bandes de terre surélevées, parallèles et formées de sédiments millénaires, constituent la seule véritable terre ferme. Dès qu’on s’en éloigne, on s’enfonce dans les marécages qui constituent les meilleurs terrains de pêche au monde pour le crabe, la crevette ou l’huître. Ces mêmes marécages ont été touchés de plein fouet par la marée noire. Je suis donc parti du principe que, si je pouvais toujours faire un gombo à partir d’ingrédients provenant uniquement de Lafourche, alors la pêche aux fruits de mer du pays était préservée. J’avais acheté mon billet d’avion et passé un coup de fil à mon ami Jim avant de partir.

L’huître de Louisiane

Jim Gossen est le PDG du Louisiana Foods Global Seafood Service, un des plus gros fournisseurs du Golfe. On s’est rencontrés à l’International Boston Seafood Show : notre amour mutuel des huîtres et de tout ce qui s’y rapporte nous a rapprochés. Cet enfant du coin s’approvisionne en fruits de mer auprès des pêcheurs locaux depuis les années 1970. Et ce n’est pas un hasard s’il a une maison de campagne sur Grand Isle, une île-barrière située à l’endroit où le bayou Lafourche rejoint le golfe du Mexique. Je lui avais expliqué mon plan de passer la soi-disant non-mort du Golfe à la moulinette du gombo. Il a alors proposé de me présenter aux pêcheurs et d’organiser la dégustation. « J’annule juste mes rendez-vous de la semaine et c’est bon. » En sortant de l’aéroport, j’ai donc trouvé Gossen, 64 ans, cheveux clairsemés plaqués en arrière, qui m’attendait dans sa fourgonnette blanche armée d’un gigantesque pneu de rechange. La climatisation à fond, il nous a fait suivre la Highway 1 par cette chaude après-midi de septembre, dépassant bateaux de pêche amarrés et boutiques délabrées dont les enseignes vantaient les appâts et le boudin, spécialité cajun. Nous allions chez Wilbert Collins, un célèbre pêcheur d’huîtres septuagénaire. « Chez moi, on a un truc avec les huîtres, m’a confié Gossen. Moi, j’ai toujours aimé ça. Mon père les aimait. Mon grand-père aussi. On s’en achetait des sacs entiers l’hiver, qu’on écaillait tranquillement dans la cour. »

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Les huîtres « Rockfeller »
Plat créé en 1899 chez Antoine’s
Crédits

Les eaux du sud du fleuve Mississippi, tièdes et très riches en phytoplanctons, permettent une croissance rapide de l’huître de Louisiane, comparée aux autres espèces. Et les huîtres de Collins étaient particulièrement belles. J’en avais déjà goûté, avec Gossen – des bestiaux trop gros pour une bouche normale. J’avais beaucoup de mal à les avaler, jusqu’à ce que je voie Gossen porter la coque à ses lèvres et tout gober, comme des spaghettis. Autrefois, seize sociétés familiales pratiquaient la pêche à l’huître dans les eaux de la Paroisse de Lafourche. Gossen y envoyait un semi-remorque qu’elles remplissaient de ces mollusques. Mais depuis des années, bien avant que le pétrole ne vienne souiller les côtes, les marécages subissent une pression constante et disparaissent à vitesse grand V, comme le reste des terres au sud du fleuve. Il y a deux raisons principales à cela : d’une part, les digues érigées le long du Mississippi par le Corps des ingénieurs de l’armée. En limitant les inondations, elles empêchent le dépôt des sédiments, qui jusqu’alors compensait l’érosion naturelle. D’autre part, les canaux creusés dans les marécages par l’industrie des hydrocarbures à des fins de prospection, qui ont laissé l’eau de mer s’infiltrer dans les terres et détruire les plantes des marécages, celles-là mêmes qui retenaient la boue. Résultat, les terres s’enfoncent un peu plus chaque année tandis que le Golfe pénètre plus au nord. Les huîtres préfèrent une eau saumâtre, mélange d’eau de mer et d’eau douce. Dans l’eau douce pure, elles meurent. Et, si elles apprécient l’eau salée, l’océan est plein de petites bêtes friandes de jeunes huîtres, notamment les escargots de mer et les tambours. Bien des récifs d’huîtres ont succombé aux assauts conjugués des prédateurs et des ouragans. Au début des années 1990, ils étaient devenus si rares au bayou Lafourche que Gossen n’envoyait même plus son semi-remorque. Et quand la catastrophe est survenue, vingt ans plus tard, seule l’entreprise de Collins était encore debout. Enfin, plus pour longtemps, comme nous allions l’apprendre à notre arrivée chez lui. « Collins Oyster Company, en faillite après quatre-vingt dix ans. Merci BP et merci le gouverneur Jindal et son eau douce », pouvait-on lire sur un panneau, dans la cour. Alors même que la marée noire approchait des marécages de Louisiane, en mai 2010, le gouverneur Jindal, soutenu par les autres responsables locaux, avait tenté de la repousser. Pour la première fois, ils avaient fait ouvrir les sept vannes du fleuve que comptait l’État de Louisiane. L’eau du fleuve avait envahi les marécages, adoucissant cette eau saumâtre. Menacés depuis plusieurs années par des eaux trop salées, les récifs de la baie de Barataria et du lac Pontchartrain, qui figuraient parmi les terres ostréicoles les plus prolifiques de l’État, furent anéantis. L’embarcation de Collins était échouée près de l’eau. « Quand je rentrais en bateau chez moi près de la plage, je m’arrêtais chez Wilbert et je leur disais : “Eh, tu m’en prends des belles hein ? Quelques sacs de bonnes !” se souvenait Gossen en secouant la tête. J’ai pas envie que ça s’arrête. » En 2010, la Louisiane a récolté plus de trois millions de kilos d’huîtres. Sept millions de moins que l’année précédente. Les crabes ne vont guère mieux : vingt-quatre millions de kilos récoltés en 2009, quatorze millions en 2010. On pensait expliquer cette baisse par la fermeture de certaines zones de pêche, à cause de la marée noire, et que l’activité repartirait l’année suivante quand elles auraient rouvert. Cela n’a pas été le cas. Le mois de mai, habituellement si fructueux pour la pêche aux crabes, n’a vu qu’une récolte de 208 683 kilos de crabes quand, l’année précédente à la même période, on en ramenait 432 501 kilos et, en 2009, 667 682.

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Une levée sur le Mississippi
Installées par le Corps des ingénieurs de l’armée pour limiter les inondations
Crédits : US Coast Guard

L’État a mené une enquête, suite aux nombreux rapports faisant cas d’une maladie étrange qui ravageait la population de crabes. D’ordinaire, une moindre récolte se traduit par une augmentation des prix. Du moins, quand les consommateurs ne pensent pas que vous vendez un produit contaminé. Les prix sont ainsi passés de 1,42 dollar la livre en 2009 à un cours fluctuant entre 35 et 44 cents lors de ma venue. Sur la route qui nous menait à Grand Isle, Gossen m’a expliqué son nouveau projet : il avait mis en place un programme, à Louisiana Foods, qui consistait à acheter des poissons oubliés, tels que le tambour, la sériole-limon ou le poisson-chat sauvage, et à promouvoir leurs qualités. « Ce que je veux, c’est créer de nouvelles vocations de pêcheurs. Je deviens vieux, et avec le temps j’en vois passer de moins en moins, bientôt on les aura tous perdus. C’est sûr que si les jeunes peuvent pas gagner leur vie, ils iront plutôt bosser dans l’industrie pétrolière, ou dans le gaz. »

Les boues

Mais heureusement, il avait un plan B : les fermes ostréicoles. Gossen a entamé un partenariat, en 2011, avec un ostréiculteur du nom de Jules Melancon, et avec un enseignant de l’Université de Louisiane, John Supan, dit « Soup ». Leur projet : construire un parc à huîtres sur Grand Isle et faire grandir ces coquillages dans des poches de grillage, comme ce qui se fait un peu partout dans le monde. Une première en Louisiane. Les nombreux récifs avaient jusque-là rendu l’opération inutile, mais des années passées à contempler l’anéantissement du bayou Lafourche par les prédateurs marins ont convaincu Gossen que l’ostréiculture serait l’avenir de l’État. Soup s’est chargé des spécimens. En juin 2011, il a implanté une centaine de millions de larves d’huîtres dans les eaux de la baie de Bataria, près de Grand Isle. Il a également fourni 250 000 jeunes huîtres, de la taille d’une tête d’allumette. Ces jeunes mollusques devaient en principe arriver à maturité sur terre, dans des tonneaux remplis d’eau, puis être transférés vers la baie quand ils atteindraient une taille suffisante pour vivre dans des poches immergées, à l’abri des prédateurs. Issu de quatre générations d’ostréiculteurs, Melancon a fourni les bateaux, la main-d’œuvre et le terrain, grâce aux terres qu’il possédait dans la baie. Enfin, c’est Gossen qui a financé le tout. Pour le moment, les huîtres n’étaient pas encore bien grosses, m’a expliqué Gossen. Mais de toute façon, je voulais juste de quoi faire notre gombo.

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Jules Melancon remonte un casier à huîtres
Ferme ostréicole de Caminada Bay
Crédits : Jim Gossen

À notre arrivée sur les quais de Grand Isle, Melancon était occupé à débarrasser de leurs algues des tonneaux pleins d’eau de mer qui hébergeaient des huîtres de la taille d’un ongle. À 54 ans, Melancon a des épaules et des mains imposantes, qu’on dirait faites de bois pétrifié. Petit-fils d’un propriétaire de quatre cents acres de récifs situés dans un marécage, à quelques kilomètres de là, il avait passé ses étés à porter des sacs d’huîtres de cinquante kilos, quand il était ado. Lesdits récifs étaient aujourd’hui submergés par l’eau de mer, à force d’érosion, et envahis par les prédateurs. La seule solution : les poches. Melancon n’avait pas d’huîtres. Il nous a fait embarquer dans son bateau à fond plat et nous a conduit dans les eaux calmes de la baie, croisant quelques pélicans et ibis en chemin. Enfin, il a stoppé le moteur et saisi une de ses poches, dégoulinante et pleine de boue noire. Les huîtres étaient recouvertes d’une substance visqueuse et brillante. Plongeant sa pince dans l’eau, Melancon a ramené un paquet d’une matière gluante et noire. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » ai-je demandé. Il en a prélevé un peu entre ses doigts : cela avait la même consistance que la crème à raser. « Je crois bien que c’est du pétrole. Regardez comme ça tache, c’est le carbone. » Les récifs de Grand Isle, l’endroit le plus sablonneux de Louisiane, sont généralement composés de jolis bancs, de sable et de coquillages mêlés. Mais deux semaines auparavant, quand Melancon était venu inspecter le coin, il l’avait trouvé enseveli sous une belle épaisseur de magma noir. « Avant, c’était nickel ici, que des coquillages et du sable. Y avait pas toute cette merde. » La première chose qu’il a fait en découvrant l’état de la baie a été d’appeler le maire de Grand Isle. Dès le lendemain, des gardes-côtes accompagnés d’un employé d’une société publique de pêche ont débarqué et ramassé des échantillons, qu’ils ont envoyé à la Gulf Coast Claims Facility. Cette organisation, dirigée par le « roi du dédommagement », Kenneth Feinberg, se chargeait alors d’attribuer les indemnités aux individus touchés par la catastrophe. Cinq des vingt millions de dollars du fonds alloué par BP avaient alors été distribués à deux cent mille victimes. Le marché était le suivant : elles recevaient le double des pertes estimées en 2010, mais renonçaient à toute future poursuite ou demande d’indemnisation. Les pêcheurs d’huîtres, eux, ont reçu jusqu’à quatre fois leurs pertes estimées. Mais quelque cent mille victimes ont refusé et préféré organiser une impressionnante action collective. Et maintenant, BP souhaite mettre un frein aux indemnisations, étant donné que le tourisme et la pêche ont repris dans le Golfe.

« Des boues ? Pour moi, ça ressemble vachement à du mazout. » — Jules Melancon

Melancon n’a pas eu de nouvelles depuis les prélèvements. Nous avons déposé quelques échantillons dans des pochettes, pour les envoyer à un scientifique indépendant de l’Université de Géorgie. Certains scientifiques affirment qu’il est possible qu’il y ait du pétrole sur les côtes, mais que celui-ci ne provient pas nécessairement de BP. « Il n’est pas vraiment surprenant qu’on trouve des résidus de pétrole dans les marécages », m’a confié Don Boesch, professeur au Centre pour les sciences environnementales de l’université du Maryland. Il a également participé à la Commission nationale sur la marée noire de Deepwater Horizon. « Cette zone fait partie des plus exploitées par l’industrie des hydrocarbures. Au bout d’un an et demi, les processus naturels auront modifié la composition du pétrole de BP, ce qui rend sa source difficile à identifier. » Rien de très réconfortant pour Melancon. Lâchant la poche dans l’eau, il nous a ramené jusqu’à la Highway 1, à la recherche d’un endroit approprié pour expédier nos échantillons. Sur la route, Melancon m’a raconté comment il avait piloté un de ces bateaux, les Vessels of Opportunity, pour BP. Il était payé 3 300 dollars à ramasser du mazout. J’ai fait le calcul : il devait avoir gagné un demi-million de dollars. Cela devait apaiser un peu la douleur d’avoir perdu son travail. D’autres à Grand Isle avaient reçu de tels salaires : l’île était pleine de voitures de luxe. On les appelait les « spillionaires », ceux devenus millionnaires grâce à la marée noire (car « marée noire » se dit oil spill en anglais, ndt). Mais, comme tous les pêcheurs, ils ne connaissaient que peu l’administration fiscale. Et ils ignoraient qu’il fallait économiser pour l’impôt qui allait tomber. Melancon, lui, n’avait rien acheté. Sans huîtres à ramasser, cet heureux détenteur d’un permis de bateau-remorque croulait sous les offres d’emploi. Sur la route, un gars l’a appelé pour lui proposer un boulot. Cent trente mille dollars par an, plus les primes, à bosser comme batelier au Texas pour une grande entreprise chimique. « Peux pas m’en occuper maintenant, je me suis engagé avec Jim, pour ce truc de fertilisation d’huîtres. » À peine a-t-il raccroché que son téléphone sonnait à nouveau. Cette fois, c’était un responsable de l’État qui voulait lui transmettre les résultats. « Hmm, marmonna Melancon. Mais je vous dis qu’y a du carbone, ça tache les doigts. Ça se voit que c’est de la contamination. » Il a raccroché. « — Y disent que c’est pas du pétrole, que c’est des boues. Ça veut dire quoi ça, hein ? — Ça veut tout et rien dire, ai-je répondu. Peut-être que ça descend d’en amont du Mississippi. ─ Ce serait bien la première fois. » Melancon a pris son téléphone pour chercher « boues » sur Google.

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Ramassage du pétrole après la catastrophe
Un des Vessels of Opportunity
Crédits : NOAA

« — Substance demi-solide issue des eaux usées industrielles, a-t-il lu tout haut. ─ C’est peut-être quelqu’un qu’a vidé son réservoir par là-bas, a proposé Gossen. ─ Moi, je suis inquiet pour mon gombo, ai-je lancé. ─ Y a une boîte, Bob’ s Seafood. Ils ont peut-être des huîtres. » Melancon continuait de tripoter son téléphone, sourcils froncés. « Des boues ? Pour moi, ça ressemble vachement à du mazout. » La boutique de Bob était plutôt vide. Le plan de travail en inox, là où il écaillait ses huîtres, était propre et net, bien brillant. Le frigo était tout aussi désert. « — T’aurais des huîtres ? a demandé Melancon. ─ J’ai un bac de deux kilos que Chauvin m’a amené. » Chauvin avait réussi à passer à travers le pétrole et l’eau douce. « — Pourquoi donc ? ─ On veut faire un gombo. ─ Un pêcheur d’huîtres qui veut acheter des huîtres ? » s’est étonné Bob.

La faute à Napoléon

Notre gombo allait manquer d’huîtres et de crabes, à ce qu’il semblait. Il fallait donc avoir la main lourde sur les crevettes. Après tout, Grand Isle était la capitale nationale de la crevette, même si ce n’était pas officiel. Elle avait même son roi de la crevette, ou plutôt le don crevette : Dean Blanchard, 53 ans. C’est le seul gars que je connaisse qui a fait de la prison pour avoir fait passer des vivaneaux rouges d’un État à un autre. Un jour, il s’est ramené dans sa grosse Corvette sur le marché aux poissons de Fulton, à New York, et il a menacé un imbécile d’acheteur avec son Uzi. C’est le genre de type qui s’intègre bien à Grand Isle. Car l’île revendique son héritage pirate, qui remonte à 1810, à l’époque où le boucanier Jean Lafitte s’était établi dans le coin. De là, il s’était adonné au trafic d’esclaves et de rhum, qu’il faisait passer par le bayou Lafourche, vers La Nouvelle-Orléans.

Premier négociant en crevettes du pays, Dean Blanchard réalise à lui tout seul près de 7 % des achats/ventes de crevettes aux États-Unis. Enfin, jusqu’à récemment. Depuis le désastre de BP, les crevettes se font rares à Grand Isle. Mais peu s’en rendent compte : si le Golfe est la région du pays qui fournit la majorité des fruits de mer, 90 % des crevettes vendues en supermarchés proviennent d’Asie. Les sociétés de pêche de Louisiane n’ont pas pu faire face, et les trois quarts d’entre elles ont disparu, ces vingt-cinq dernières années, en grande partie à cause des importations de produits asiatiques. Mais que les derniers pêcheurs du Golfe rendent leur tablier, cela ne fait pas peur à la chaîne de restaurants Red Lobster, qui a lancé ses propres fermes de produits de la mer. Désormais, Dean Blanchard n’est plus seulement le plus important négociant en crevettes de Grand Isle, il est aussi le seul. Gossen et moi sommes arrivés devant chez Blanchard, une belle maison rénovée, comme dans Les Sopranos, proche de la plage et munie de poutres d’acier pour résister aux ouragans. Quatre hommes étaient devant, l’un d’eux sur un chariot élévateur. Il briquait une énorme caravane arrivant juste de Green Bay dans le Wisconsin, où avait eu lieu le match entre les Saints et les Packers. Juste à côté, un énorme 4×4 Hummer décoré de plaques à l’effigie de l’équipe de La Nouvelle-Orléans, les Saints. À l’intérieur, Dean regardait un match de football américain, installé sur son fauteuil inclinable, en short et tee-shirt. « Elles sont comment, vos crevettes ? ai-je demandé. ─ C’est de la merde », a-t-il répliqué en passant la main dans ses cheveux gris hérissés. « ─ Ah ouais ? ─ Cette eau, c’est un vrai poison. Chaque jour, ils rapportent des marsouins morts devant chez moi. À Wildlife, y disent que c’était déjà le cas avant la marée noire. Mais moi je dis, si c’est vrai, je devais être aveugle alors, parce que j’ai jamais vu de marsouin mort devant chez moi avant. Et là, ils en ont ramené plus d’une centaine. » Je dois préciser que Dean faisait partie des victimes qui s’étaient associées dans l’action collective contre BP, et qu’il n’était pas forcément très objectif. Mais son histoire est plutôt exacte. La NOAA avait enregistré environ quatre-vingt dauphins morts de façon anormale entre janvier et avril 2010. Depuis BP, plus de quatre cent cinquante dauphins se sont échoués sur les côtes du Golfe, la plupart étant des bébés ou des fœtus mort-nés. Les scientifiques en ont donc conclu que l’ingestion de pétrole par les mères avait entraîné une vague de fausses couches. L’agence a donc classé les circonstances comme relevant d’une « situation de mortalité inhabituelle ».

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Opération de torchage
Le gaz de la plate-forme pétrolière est consumé
Crédits : US Coast Guard

Mais comment expliquer que, si les échantillons de produits marins testés par la NOAA n’ont montré aucune trace de contamination, la vie aquatique du Golfe soit à ce point touchée ? Andrew Whitehead, un chercheur de l’Université d’État de Louisiane (LSU), fournit quelques pistes dans son article publié en septembre 2011. Ce scientifique a ainsi étudié les killis, avant, pendant et après la catastrophe. Cette espèce de vairons vit dans les marécages et constitue une proie de choix pour de nombreuses espèces. Le chercheur a pu constater que même des quantités minimes de pétrole entraînaient des anomalies génétiques et des lésions dans les tissus, assez importantes pour altérer leurs capacités de reproduction. Un simple test de contamination n’aurait pas détecté ces problèmes. « Le poisson est peut-être comestible, résume l’auteur, mais cela ne veut pas dire qu’il peut se reproduire comme avant. » Et c’est peut-être le cas pour d’autres espèces. Nombreux sont ceux, parmi les pêcheurs, qui accusent BP d’être responsable des maigres récoltes, bien que les experts restent divisés. « Les dispersants sont biodégradables », affirme le professeur Ralph Portier, qui enseigne les sciences environnementales et l’océanographie à l’Université d’État de Louisiane. « Et le pétrole est biodégradable, donc on n’est pas très inquiets au long terme. Le vrai problème, c’est de savoir si le mélange de pétrole et de dispersants a atteint les marécages, et s’il a eu un effet sur les principaux organismes qui y vivent. On a plusieurs centaines de scientifiques qui travaillent sur cette question, mais pour l’instant, on a trop peu de données, et trop de variables inconnues. » Du haut de son quai, à l’extrémité du Golfe, Dean Blanchard dispose d’un point de vue unique et idéal pour réfléchir à tout cela. Et il avait bien une chose à dire : la saison de la crevette blanche avait été désastreuse. « Elles naissent sur la côte et peuvent pas bouger, donc elles restent dans cette putain d’eau contaminée. Et elles crèvent ! Et sauf si elles se prennent pour Jésus et ressuscitent, elles vont pas revenir. D’habitude, j’en achète 250 000 livres, le premier jour de la saison. Et cette année, j’en ai pas acheté une seule. C’est bien la première fois. » Là encore, il ne ment pas. Si l’on en croit le président de l’Association de la crevette de Louisiane Clint Guidry, la récolte de crevettes blanches a diminué de 80 % en 2011. Le 30 novembre, face aux preuves de la mauvaise saison, le « roi du dédommagement », M. Feinberg, a annoncé que les pêcheurs de crabes et de crevettes obtiendraient le quadruple du montant de leurs pertes estimées en 2010 et non le double, toujours s’ils acceptaient de renoncer à toute future poursuite. Une bonne nouvelle pour les quelque mille pêcheurs de crabes et de crevettes qui avaient choisi d’attendre. Un affront aux quatre mille d’entre eux qui avaient accepté l’accord et qui se virent répondre que les indemnités n’étaient pas rétroactives. J’ai interrogé Dean Blanchard : d’après lui, qui donc était coupable ?

Dans le bayou, le gombo a toujours été composé d’un bouillon léger et d’une grande quantité de fruits de mer.

« Les médias français sont venus me demander qui était responsable. J’ai dit Napoléon : il aurait dû gagner face aux Anglais à Waterloo. Et quand les médias américains sont venus, je leur ai dit que c’était la faute de George Washington, ça fait depuis 1673 qu’on se fout sur la gueule avec ces putains d’Anglais, ici. » Finalement, nous avons préféré ne pas acheter nos crevettes chez lui, et sommes plutôt allés les acheter plus loin, dans le bayou, dans des zones moins touchées par le mazout. C’est un vieux type, sur un bateau appelé le Tootsie (la « poupée »), qui nous les a vendu. J’en ai pris pour cinq livres. Il en a glissé vingt dans la glacière, et nous l’a tendue en disant : « Eh, je vais vous montrer toute cette merde qu’on a trouvée à l’ouest du bayou. » Il a fouillé dans la cabine du bateau et en a sorti une grosse boule de mazout et un bon morceau de pétrole brut, dur et noir. « J’avais jamais vu un truc pareil », nous a-t-il dit. Sur le chemin du retour, nous avons allumé la radio, une station locale. Un auditeur avait appelé l’émission et monopolisait la conversation sans aucune retenue, dans une diatribe endiablée contre BP. « C’est la faute à Napoléon ! »

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Préparer un gombo, c’est tout un rituel social, et c’est là tout l’intérêt de la chose. Les gens se retrouvent, travaillent tous ensemble, prennent quelques bières en remerciant la mer pour ses nombreux trésors. Et, contre toute attente, c’est exactement ce que nous avons fait. Bientôt, toute l’île a été au courant : il y avait un gombo chez Jim. Melancon était accompagné de sa femme, Mélanie. Vincent et Ryan Comardelle n’ont pas pu venir. Un des membres de la commission portuaire s’est joint à nous, ainsi que « Soup » Supan, le chercheur de la LSU. Il a été horrifié devant les photos que nous avions prises des récifs de Melancon. « Jules, enlève donc tes huîtres de là ! »

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Crevettes à la louisianaise
Préparation du gombo
Crédits : Lori Branham

Gossen a fait bouillir les crevettes pour obtenir un bouillon, pendant que j’enlevais les queues. Il s’est ensuite occupé de la sauce roux, a mélangé farine et huile et fait mijoter en touillant jusqu’à ce que la mixture prenne une belle couleur brune. Il a alors versé les oignons, le céleri et les poivrons. Le mot « gombo » est un mot africain qui désigne la plante du même nom, un légume mucilagineux qui a débarqué en Amérique au temps de l’esclavage. Dans la région de La Nouvelle-Orléans, on utilise généralement ce légume comme épaississant, dans le gombo. Mais dans le bayou, sans plantations aux alentours, le gombo a toujours été composé d’un bouillon léger et d’une grande quantité de fruits de mer. Mélanie a sorti du réfrigérateur un bac rempli de crabes aux mouvements ralentis par le froid. « Ici, c’est le bout du monde », a-t-elle lancé. Elle avait passé l’intégralité de ses cinquante ans sur Grand Isle. « Personne sait ce qui se passe ici. » Elle a déchiqueté en deux un crabe encore vivant. C’était la première fois que je voyais une femme faire ça. De temps en temps, un des crabes, réveillé par la chaleur, lui donnait un coup de pince. Ça la faisait rire : « Hihihi, il me chatouille ! Arrête, maintenant. » Et, d’un mouvement de poignet, elle arrachait sa carapace, ses poumons, lui brisait la gueule. Puis elle a pris chaque moitié du corps dans ses grosses mains et l’a cassé en deux. Il avait arrêté de la chatouiller.

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Le gombo de Lafourche
Restaurant Leeville Seafood
Crédits : Southern Foodways Alliance

Elle a jeté les crabes, tripes comprises, dans la marmite. Quand les crabes et les légumes ont été cuits, nous avons ajouté les crevettes et les huîtres en éteignant le feu. Je n’avais encore jamais préparé de gombo avec des crabes et des crevettes encore vivants, qui sortaient tout juste du filet. C’était vraiment délicieux. J’ai attrapé des crevettes et des huîtres avec ma cuillère. Une pince dépassait de mon bol. « C’est super, Jim », me suis-je écrié en levant mon verre de bière. Il a écarquillé les yeux. « Tout ce que je veux, c’est que ça redevienne comme avant. » Moi aussi. Mais ce n’est pas évident : les systèmes complexes ont des conséquences tout aussi complexes. Juste après que l’ouragan Katrina a touché le sud de la Louisiane, tout le monde a été soulagé, croyant avoir évité le pire. Et puis l’eau du fleuve était arrivée, passant au travers des digues. Maintenant que le nettoyage de la marée noire était terminé, les médias, le gouvernement et l’industrie pétrolière n’étaient que trop heureux d’annoncer que nous avions eu beaucoup de chance. Mais ça, seul l’avenir nous le dira. On peut toujours se faire un repas avec les produits des marécages du bayou Lafourche. Mais c’est tout un mode de vie qui périclite dans ce coin de terre qui s’étend de part et d’autre de la plus longue avenue du monde.


Traduit de l’anglais par Maëlle Gouret d’après l’article « The Gumbo Chronicles », paru dans Outside Magazine. Couverture : Marée noire après l’explosion de Deepwater Horizon.