Maman appelle. Papa est à l’hôpital, sous oxygène. C’est son cœur. Je prends l’avion. Ils habitent au Mexique, dans une grande maison en adobe avec de beaux sols en tomettes et de hauts plafonds. Les domestiques se déplacent d’une pièce à l’autre avec discrétion. Maman m’accueille à la porte et m’explique en pleurs qu’elle l’a retrouvé, le soir précédent, étendu en travers du lit, les jambes pendant dans le vide. Il n’a pas réussi à hisser ses pieds sur le lit, alors il est juste resté étendu comme un débris flottant pendant une heure avant de parvenir à appeler du secours. Quand elle s’est finalement réveillée, il s’est excusé de la déranger. À ce moment je ris, et elle sourit malgré ses larmes, car c’est du papa tout craché. Il est toujours si poli, exaspérant même, tant il est désintéressé. Parfois, ma mère lui crie : « Ne me demande pas ce que je veux ! Dis moi juste ce que tu veux, toi ! » Je vais dans sa chambre. Son visage est boursoufflé et rouge, et il a l’air très faible. Sans son dentier et la tête renversée, il ressemble à un vieux bonhomme de dessin animé, les lèvres ramenées sur les gencives et le menton grisonnant qui ressort. Une seule dent jaune se dresse dans le trou noir de sa bouche. Il est comme une pomme abandonnée sur une étagère depuis des mois, tout sec et recroquevillé sur lui-même. Mais lorsqu’il me voit debout devant lui, son visage s’éclaire. Il est tellement heureux de me voir, si soulagé. Et il s’inquiète immédiatement du fait que j’ai laissé de côté mes responsabilités professionnelles pour venir. Quelques minutes plus tard, il se lève pour aller aux toilettes. Je le vois clopiner dans la maison depuis des années, et je suis habitué à sa fragilité. Depuis presque dix ans, il jongle entre une insuffisance cardiaque congestive, de l’ostéoporose, une cirrhose, et environ une demi-douzaine d’autres maladies sérieuses. Mais là, l’infirmière saisit l’un de ses bras, je prends l’autre, et il ploie tant qu’il se retrouve quasiment pendu par les bras, la poitrine presque parallèle au sol. Il fait trois pas et s’arrête, se repose contre le bureau, puis refait cinq pas et s’arrête à nouveau. En regardant de côté, j’aperçois du gris sur ses joues, un gris pâle, comme du marbre sale.
Il nous fait attendre à la porte de la salle de bains. Il ne veut pas d’aide à l’intérieur. Alors nous restons juste devant la porte, et lorsque j’entends la chasse d’eau, j’entre et je le vois traîner des pieds jusqu’à l’évier. Il porte un pyjama bleu, avec un mouchoir plié dans la poche de la poitrine comme si c’était une pochette. Il appuie lourdement ses coudes sur la céramique jaune et se lave les mains. En sortant, il s’arrête pour rabattre la lunette des toilettes. Mon père était un espion, un membre haut gradé de la CIA, un de ces hommes idéalistes qui sont sortis de la Seconde Guerre mondiale déterminés à sauver le monde de la tyrannie. Comme tant de ses collègues, il a fini amer envers un monde qui s’est moqué de lui, l’a maintenu dans un état de frustration et l’a finalement avili. Son amertume est restée pour moi un mystère pendant toute mon enfance, elle m’a rendu buté et irrévérencieux. Comme la plupart des fils de pères malheureux, j’avais en moi un manque qui correspondait à sa tristesse. J’ai tenté de combler ce manque par les voies classiques, sans jamais y parvenir, car trouver le bonheur aurait été une forme de trahison. Mon désespoir était un hommage au sien, un geste fou de solidarité malsaine. Je quittais la maison, puis revenais, avant de repartir à nouveau, pour revenir encore, et je l’interviewais souvent lors de ces visites, pour essayer de créer un pont entre nous avec le seul moyen que je connaissais. Mais à chaque fois que je sortais mon magnétophone, il me rappelait qu’il avait fait vœu de silence. C’était toujours la première chose qu’il disait : « Tu sais, fils, j’ai fait un serment de discrétion. »
La cravate et l’uniforme
Lorsqu’il est couché, la nuit, son souffle est si court et sifflant que j’ai peur qu’il meure à chaque expiration. Mais il tient bon, comme toujours, s’inquiétant de maman et du fait qu’elle soit suffisamment mise à l’abri par l’assurance et sa retraite. C’est un sujet dont nous avons déjà parlé un million de fois. Il me conseille sur la façon de mettre la maison en location après sa mort. Il philosophe dans mon intérêt, car lui a déjà vécu sa vie. « Les accidents jouent un très grand rôle dans nos vies, dit-il. Et je ne parle pas des accidents de voiture. Si il n’y avait pas eu la guerre, j’aurais eu une vie très différente. » J’ai déjà entendu cela un million de fois. Puis il me demande si le docteur pense que son « effondrement » va s’améliorer. Dans ma famille, on dit la vérité, on l’a toujours fait, parfois plus que nécessaire, je lui dis donc la vérité. « Il y a toujours une chance, mais je ne pense pas. » Cette idée semble le soulager, le détendre. Dans sa respiration je perçois un râle venant du fond de sa gorge, ou de plus profond peut-être.
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Sa vie débuta il y a 84 ans à Burma. Son père était un « chat sauvage » de l’ingénierie du pétrole en Louisiane (une façon virile de dire qu’il a appris son métier sur le tas), et sa mère une solide fille de ferme texane du nom d’Annie Strelsky. Papa n’a jamais su si elle était juive, polonaise ou russe, et m’a toujours dit que cela n’avait pas d’importance car nous étions américains. Quand la ruée vers le pétrole de Burma a pris fin, ils déménagèrent à Whittier, en Californie, une ville de quakers cernée de champs d’orangers et de citronniers. Richard Nixon etait une classe au dessus de mon père pendant tout son lycée et ses études universitaires. Pourtant, les parents de mon père semblaient être des libres penseurs – son père était franc-maçon et se plaignait toujours à la maison des membres du Ku Klux Klan qui attaquaient les noirs emménageant dans les environs. Papa devint pieux très jeune et il enseignait le catéchisme dans une église baptiste. Il étudia le grec ancien et le latin, tant et si bien qu’au moment de passer son bac, il pouvait lire Cicéron en version originale. À 14 ans, il vit son père mourir, et il se souviendrait jusqu’à sa propre mort du son de ses derniers sanglots et de la vue de l’ultime tressaillement du corps sur le lit. À cette époque, il découvrit les livres de philosophie de Will Durant et se plongea si profondément dans les études qu’en quelques années, il se mit à souffrir d’un genre de dépression nerveuse et perdit sa foi en Dieu. Il quitta alors Whittier pour Berkeley et les poètes romantiques – ses lettres adressées au domicile familial mentionnent Pater, Shelley, Keats, Byron, Wordsworth et Swinburne – et commença à porter une « cravate fluide et colorée ». Il tenta d’adhérer au parti communiste, mais ils ne l’acceptèrent pas en leur sein. Il s’est alors juré de vivre une vie placée sous le signe de de raison, à tout prix. « La plupart d’entre nous se satisfont de trop peu, écrivit-il à un ami, et on ne vit pas, même si on en a l’impression. Nous sommes des pygmées, nous sommes toutes les choses haineuses et dégoûtantes que Swift a dit que nous étions, et le pire dans tout cela, c’est que nous semblons complaisants et mielleux, secrètement heureux de cette situation. Par Dieu, je promets d’échapper à cette condition de pygmée, même si je dois y consacrer le reste de ma vie ! »
Après avoir obtenu son diplôme, il se rendit à Paris, où il étudia à la Sorbonne et gagna de l’argent de poche en faisant l’inventaire de la bibliothèque érotique d’un homosexuel français. Au bout d’un an, il fit le tour de l’Irlande en bicyclette et déménagea en Allemagne pour étudier à l’université de Heidelberg, où il vivait dans une fraternité avec un groupe de jeunes hommes athlétiques qui tentaient de lui vanter la gloire du national socialisme. D’après les lettres qu’il a envoyées à la maison, j’ai l’impression qu’il était séduit par leur forme et leur vigueur, mais que lorsqu’il a entendu Hitler parler, il a été si dérangé qu’il est rentré au pays pour étudier la sociologie. Comme il me l’a dit des années plus tard, il avait alors l’impression que la littérature ne lui avait pas fournie le « vocabulaire » pour argumenter face à ces vigoureux jeunes allemands. Ensuite, son plus jeune frère mourut d’une blessure par balle infligée à lui-même, qui était peut-être ou peut-être pas un suicide. Papa a toujours pensé que c’en était un. Il obtint alors un certificat d’enseignement et travailla pendant un an comme professeur d’anglais, avant de déménager à l’université de Chicago pour entreprendre un doctorat d’anthropologie. Quand les Japonais attaquèrent Pearl Harbor, il tenta immédiatement de s’engager, mais sa mauvaise vue le fit réformer. En 1943, sa mère mourut d’un cancer dans ses bras et l’armée, remarquant qu’il parlait le français et l’allemand, lui demanda s’il serait d’accord pour « déambuler de nuit sur les champs de bataille pour récupérer des papiers sur les cadavres ». C’est là qu’il a entamé sa longue transformation de jeune homme romantique à la cravate colorée, en l’homme compliqué, difficile, honnête, cruel et tendre à la fois, sous les traits duquel je connais mon père.
De Salzbourg à Vienne
Cet après-midi, les pulsations cardiaques de papa descendent à 50 (de 80), et il aspire des bouffées d’air la tête renversée et la bouche grande ouverte, comme quelqu’un à qui on fait du bouche-à-bouche. Il commence à se plaindre de douleurs à la poitrine et dans le bras droit, et son visage semble se relâcher en un masque de mort, la lèvre supérieure repliée sur la gencive presque jusqu’à l’arrière de sa langue. L’infirmière me montre son rythme cardiaque sur un tableau et me quitte pour appeler le médecin. Puis ma sœur, l’infirmière et moi nous asseyons autour de lui – c’est quelque chose que nous a appris l’infirmière, une jeune femme trapue dont le calme intérieur nous est à tous très bénéfique. Au début, je trouve cela bizarre, je touche son bras pendant un long moment avant d’oser prendre sa main. Je sens que ma sœur, Jennifer, n’ose pas le toucher non plus. Nous sommes le genre de famille où l’on ne se touche pas autrement que pour se dire au revoir, en se serrant dans les bras de façon raide et maladroite. Plus tard, Jennifer s’en va et nous nous retrouvons seuls dans la pièce. Il s’excuse. « Je suis désolé que ça prenne autant de temps. »
J’avais 16 ans et j’étais seul. Si je n’arrivais pas à intégrer une université plus tôt que prévu, j’allais devoir subvenir à mes besoins par mes propres moyens.
Nous ne nous entendions pas lorsque j’étais enfant. Il était distant et préoccupé, et j’étais (d’après ce qu’on m’a raconté) un petit malin depuis ma naissance. À l’âge de 14 ans, je filais en douce pour prendre des drogues, voler à l’étalage et commettre de piteux actes de vandalisme qui, au moins une fois, ont nécessité l’intervention de la police locale. C’est cet été-là qu’il m’a dit travailler pour la CIA, mais je ne peux pas revendiquer de glorieux motifs politiques pour justifier ma rébellion. Le seul lien possible est qu’en 1968, il était le genre de type qui travaille pour la CIA alors que j’étais le genre de gosse à prendre des acides en écoutant en boucle l’album blanc des Beatles. Cet été-là, nous avons déménagé en Corée, où il se faisait du mauvais sang au sujet de l’état totalitaire le plus rigide du monde (situé à 40 km de chez nous !) pendant que je sortais avec des filles rencontrées dans des bars coréens et que je fumais des tonnes de drogue. Les renseignements militaires écrivaient des rapports sur mes activités et les envoyaient à mon père, qui me faisait la leçon sur le fait que je « représentais mon pays ». Cela me paraissait alors assez comique, la plupart de mes compatriotes étant aussi défoncés que moi ; mon amie Adrienne avait l’habitude de se scarifier le bras avec un rasoir, Karen prenait de l’héroïne, et Peter avait quitté le lycée pour vivre dans un brouillard constant de marijuana. Du coup, j’avais pris l’habitude de taquiner mon père pendant le dîner en défendant le communisme –les hippies vivaient après tout en communauté, non ? Cela le rendait fou de colère et il bafouillait des leçons sur le totalitarisme avant de quitter la table, dégoûté. Une fois, je l’ai traité de paranoïaque et, à ma grande fierté, il a été pris de la rage la plus paranoïaque que j’ai jamais vue. Les choses ont dégénéré le jour je me suis fait frapper par un policier militaire – il m’avait traité de fillette, je lui avais fait un bras d’honneur – qui m’a accusé du crime qu’il avait lui-même commis, une agression. Quand papa est venu me chercher avec son chauffeur et sa grosse voiture noire, il m’a traîné dans le bureau du général en charge de toute la Corée et m’a contraint à m’excuser d’avoir forcé ce pauvre policier militaire à me frapper avec sa matraque. Peu de temps après, ces aimables hommes des renseignements de l’armée ont envoyé une note à mon père disant que j’étais « un fameux consommateur de LSD ». Puis les psychiatres de l’armée m’ont mis le grappin dessus et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me suis retrouvé dans un avion direction les États-Unis. J’avais 16 ans et j’étais seul. Si je n’arrivais pas à intégrer une université plus tôt que prévu, j’allais devoir subvenir à mes besoins par mes propres moyens. Merci beaucoup, papa. Et va bien te faire foutre.
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L’infirmière continue d’examiner le bout des doigts de papa, qui deviennent bleus. C’est mauvais signe. Elle prend son pouls et va appeler le médecin. Pendant ce temps-là, il n’arrête pas de demander l’heure, cela semble très important pour lui. Il ne cesse de tenter de nous dire quelque chose, et Jennifer et moi nous asseyons au bord du lit, convaincus que ce sont là ses dernières paroles. « Gééé cin san, balbutie-t-il. Gééé cin. » Et puis je comprends. Il essaye de dire « G505 » – la chaîne sur laquelle passe l’émission Evans and Novak. « On est là, avec toi », lui dis-je. Il sourit tendrement. En Italie, mon père passa son temps à rassembler des espions avec ses deux meilleurs amis, Gordon Mesing (« le soldat le plus désordonné des forces armées américaines ») et Gordon Mason (« beau, débonnaire, plein d’esprit, sardonique, un grand séducteur »). Il y tomba aussi amoureux pour la première fois, d’une baronne italienne dont le mari était un officier fasciste. Et il parvint à mettre fin à une émeute antifasciste dans une petite ville de montagne, en montant sur le capot de sa jeep pour parler à la foule de « la règle politique immuable d’Aristote : l’anarchie et l’absence de lois mènent à la tyrannie ». Mais, à la fin de la guerre, son romantisme s’était complètement évaporé. Une lettre qu’il écrivit à un camarade de lycée montre le changement qui s’était opéré en lui, ne serait-ce que par le rythme de sa prose : « J’ai le sentiment d’avoir vieilli plus qu’on ne le fait généralement en trois ans. J’ai beaucoup bu, joué au poker et aux dés, fait l’amour à tout va, comme tous les soldats. En trois ans, j’ai à peine touché un livre, et je me sens maintenant trop agité pour passer une seule soirée à la maison. » Transféré à Salzbourg, papa commença à arrêter des nazis au rythme de cinquante par mois. (Plus tard, le ministère de l’intérieur autrichien a officiellement déclaré son département « le meilleur et le plus efficacement dénazifié de toute l’Autriche »). Après chaque condamnation, il asseyait son prisonnier dans son bureau et lui tendait un album photo des camps d’Auschwitz et de Buchenwald, qu’il avait composé à partir de magazines. « Je haïssais le système nazi, m’a-t-il écrit plus tard, émotionnellement et intellectuellement. Tu dois te souvenir que quand tu étais petit, je t’ai emmené au Jefferson Memorial à Washington, et je t’ai demandé de ne pas oublier les mots gravés sous sa statue : “J’ai juré par Dieu une éternelle hostilité envers toute forme de tyrannie exercée sur l’esprit humain.” Il n’y a pas de meilleure phrase qui ait été écrite en anglais. » Un jour, un officiel russe entra dans le bureau de papa pour se plaindre du récent refus américain d’extrader des russes blancs vers les camps soviétiques. Il criait sur mon père « d’une façon brutale et autoritaire, caractéristique du style soviétique ». Quand papa perdit patience et le menaça de le faire emmener par la sécurité, l’attitude de l’homme passa immédiatement à la conciliation enjôleuse. Cet événement l’a beaucoup marqué. « Toutes mes expériences ultérieures m’ont convaincu qu’il n’est possible de traiter avec les communistes et les nazis de ce monde – et tous les hommes brutaux – que par la force. Leur philosophie basique de l’humain, si on peut parler d’humain, est celle d’une brute : mépriser et abuser les faibles, s’en remettre à la force. »
Papa n’arrête pas de me donner des instructions. Le docteur lui a dit que les fruits étaient bons pour la santé, et il veut que je le sache aussi. « Souviens toi de cela, fils, les fruits sont bons pour toi. » Il s’énerve à cause d’un comprimé égaré, il était dans sa table de nuit, répète-t-il. L’a-t-il fait tomber ? A-t-il oublié de le prendre ? Devrait-il en prendre un autre ? La minute suivante, il s’inquiète de savoir si l’infirmière a pris une pause déjeuner. Je la renvoie et j’aide mon père à atteindre la salle de bains. Quand j’entends la chasse d’eau, j’ouvre la porte et le vois se pencher pour essuyer le bord de la cuvette des toilettes. Il s’excuse d’avoir mis autant de temps. De Salzbourg, papa alla à Vienne. C’était les années Le troisième homme, quand Vienne était un nid d’espions, de contrebandiers et de royalistes russes en cavale. Les soviétiques s’engouffraient dans le vide laissé par les nazis, et leurs tactiques étaient si brutales que malgré la taille de l’opération à laquelle participait papa – deux cents agents couvrant la moitié de l’Europe de l’est –, les espionner se révéla cruellement difficile. Des agents autrichiens disparaissaient régulièrement dans des camps d’emprisonnement ou des pelotons d’exécution. L’un deux fut poignardé et jeté d’un train. En bon intellectuel, papa commença à lire des auteurs anticommunistes comme George Orwell et Arthur Koestler. Il acheta également les œuvres complètes de Lénine et Marx (qui figurent toujours dans notre bibliothèque). Des années plus tard, l’un de ses collègues m’a confié que certains agents de la CIA ne cherchaient que l’aventure, les voyages et la reconnaissance. Mais pas papa. « Ton père avait la foi », m’a-t-il dit avec beaucoup de respect et même un peu de tristesse dans la voix.
Le coup d’État
À la fin des années 1940, la révolution chinoise et les rumeurs de guerre en Corée semblaient menacer le monde d’un nouveau conflit, peut-être même d’une autre Guerre mondiale. En 1950, une tentative de coup d’état d’inspiration soviétique déclencha des émeutes dans plusieurs villes d’Autriche. À Vienne, la police perdit presque le contrôle de la situation, et mes parents – ils s’étaient rencontrés et mariés rapidement cette année-là – furent presque pris au piège derrière les lignes soviétiques. L’atmosphère devint si dangereuse que le garde du corps de papa passait toutes les nuits chez eux, dormant en bas des escaliers. Papa veut savoir ce qui se passe dans le monde. Je lui dis qu’hier, la paix a été signée en Irlande. Il reste perplexe. « — Tu as mal à la langue ? — Non papa, la paix en Irlande. » Je lui demande : « Tu penses que tu pourrais avaler de la Jelly ? » Il fronce à nouveau les sourcils. « C’est l’heure d’aller au lit ? » Et puis, direction Athènes, à l’époque l’un des plus gros postes de la CIA au monde. Papa et ses agents menaient des opérations contre les soviétiques du Kazakhstan à la Bulgarie, y compris dans des endroits difficiles comme la Bulgarie et la Roumanie. Ils diffusèrent des nouvelles du monde libre dans quatorze langues, distribuèrent des prospectus dans toute l’Europe de l’est et entretinrent leur propre aéroport, une flotte de six avions et quelques bateaux. Les agents disparaissaient les uns après les autres en Albanie, sans jamais en revenir. Mais papa ne m’a jamais parlé de tout cela.
« Les opérations sur le sol américain ont toujours été une limite à ne pas franchir pour l’agence », dit-il.
C’est Gordon Mason, son vieil ami, chef des opérations extérieures à la station d’Athènes, qui m’a finalement renseigné. Mes plaintes à l’encontre de la réticence obstinée du vieil homme ne provoquèrent chez lui qu’un sourire amusé. « Le chef de station a plus de pouvoir que l’ambassadeur dans beaucoup de domaines – le nombre d’employés, le prestige, l’argent, les biens et les contacts, m’a-t-il révélé. Ton père était impliqué dans beaucoup de négociations majeures avec des gens de pouvoir dans le monde. Mais il n’en a jamais fait étalage. Il était très modeste. Quand on le voit maintenant, il est dur d’imaginer le pouvoir qu’a eu cet homme pendant sa vie. » Il est trop faible pour sa laver les mains. Je vois que cela l’énerve, alors je les essuie avec une serviette humide et je les sèche avec une autre. Quand nous sommes finalement de retour à son lit, j’essaie de l’asseoir car c’est préférable pour ses poumons, mais il secoue la tête. « Pourquoi s’astreindre à faire les soi-disant “bonnes choses” quand elle ne font que prolonger cet état ? » Il s’allonge, les yeux fermés, et parle de temps à autre. C’est parfois dur à suivre. À un moment, il s’exclame, comme surpris : « C’est Jimmy Hoffa ! » Je le taquine. « Ah, tu avoues finalement tes secrets ! » Il ouvre les yeux et me demande ce que j’ai dit. Je lui répète deux fois la conversation avant qu’il ne comprenne. Il devient sombre. « Les opérations sur le sol américain ont toujours été une limite à ne pas franchir pour l’agence », dit-il.
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Papa fut envoyé au Vietnam début 1962. Quand il arriva, la guerre faisait rage et il se plongea dans le travail sur le programme « strategic hamlet », une série d’implantations armées controversées supposée ralentir les infiltrations Viet-Cong. Ses quatre années passées aux Philippines avait fait de lui l’un des spécialistes de la contre-insurrection les plus chevronnés. Il rencontrait toutes les semaines Ngo Dinh Nhu, le frère hautement controversé du président Ngo Dinh Diem. (Nhu a plus tard orchestré les attaques contre les rebelles bouddhistes.) Mais vers la fin de l’année, les Viet-Cong commencèrent à remporter des batailles décisives et le soulèvement bouddhiste débuta. C’est à ce moment que les journalistes américains présents sur le terrain commencèrent à décrire Diem comme un autocrate paranoïaque qui n’avait pas la popularité suffisante pour gagner la guerre – une autre marionnette américaine ayant mal tourné.
Le portait était outrageusement réducteur, mais il eut un effet retentissant sur la politique américaine : le président Kennedy réagit en envoyant un nouvel ambassadeur qui traita Diem avec un mépris non dissimulé. Il s’agissait de Henry Cabot Lodge, une figure restée discutable chez moi et haï par ma mère. À l’été 1963, papa était devenu un homme isolé à l’ambassade de Saigon, le seul officiel gradé qui supportait toujours Diem. Comme il me l’a souvent répété plus tard, il admirait le courage et l’honnêteté de Diem et ne voyait pas « d’alternative crédible » parmi les généraux querelleurs candidats au poste. Quand les raids de Nhu contre les pagodes bouddhistes eurent lieu, papa était devenu si lié au régime de Diem qu’on le suspecta d’être complice des attaques. « Ce matin-là, Richardson était un homme fatigué et secoué », écrivit David Halberstam dans son premier livre sur le Vietnam, Making of a Quagmire. « Il a immédiatement démenti la rumeur. “Ce n’est pas vrai”, a-t-il dit. “On ne savait pas, on ne savait rien, je peux vous le jurer.”» Papa reçut alors un message fatidique de ses supérieurs de la CIA. Sur les ordres d’une « autorité supérieure » – que papa a déduit comme étant le président Kennedy –, il lui était ordonné, à moins d’avoir une « objection massive à apporter », de soutenir l’ambassadeur Lodge et de prendre les mesures nécessaires pour organiser un coup d’état. À contrecœur, papa obéit en envoyant le légendaire agent de la CIA Lucien Conein (connu sous le nom de « Lou » à la maison) pousser à agir le général Duong Van « Big » Minh, le premier comploteur à tenter un coup d’État. Le 28 août, papa envoya un message au quartier général de la CIA qui est plus tard apparu dans les dossiers du Pentagone et qu’il allait regretter : la situation sur place atteignit le point de non-retour… « Nous comprenons tous que notre tentative doit réussir et que tout ce qui peut être fait de notre côté pour contribuer à cette réussite doit l’être. » La tentative tomba à l’eau et le Times of Vietnam publia en une un article accusant papa d’essayer de renverser le gouvernement, ce qui lui valut une place sur les listes d’hommes à abattre. Parallèlement, quelqu’un entama une campagne en coulisses pour le faire licencier. Le 2 octobre, le Washington Daily News publiait un article citant deux fois papa et l’accusant d’avoir désobéi à des ordres directs de Lodge. Le titre évoquait « un agent arrogant » de la CIA qui désobéissait aux ordres au Vietnam. Citant une « source américaine haut placée », Starnes décrivait la carrière de papa au Vietnam comme « une sombre suite d’arrogance, de désobéissance obstinée aux ordres et de soif de pouvoir insatiable ». Deux jours plus tard, Halberstam corrigeait Starnes en une du New York Times, écrivant qu’il n’y avait « aucune preuve que le chef de la CIA se soit directement opposé contre un quelconque ordre de l’ambassadeur ». Mais il citait aussi le nom de papa. « Grillé » comme agent de la CIA, papa était fini. Le lendemain, il prit un vol pour Washington où la CIA le cacha pendant deux semaines, alors que les journaux du monde entier publiaient des articles sur la chute de sa couverture. Le journal de Washington Evening Star publia l’un des commentaires les plus compatissants : « Le crime dont on accuse monsieur Richardson est vraiment fascinant. On l’accuse, dans les bars de Saïgon, d’avoir refusé de renverser le gouvernement sud-vietnamien… Incredibobble, comme dirait Pogo. » Un mois plus tard, Diem et Nhu furent destitués et tués, laissant tout le temps nécessaire à mon père pour réfléchir à la restriction que les chefs de la CIA avait évoqué dans leur message fatidique : « à moins que vous n’ayez une objection majeure ». Rétrospectivement, il semble que ces mots n’aient été inclus que pour lui donner matière à se torturer pour le reste de sa vie.
Ce soir, je teste les nouveaux antidouleurs de papa. On entend de la musique de mariachi provenant de la porte à côté, les jacarandas sont en fleur et la tension artérielle de papa vient de chuter de 10,6 à 8,5. Il aperçoit Jennifer dans le hall et semble ne pas la reconnaître. « Voilà la femme qui va me donner mon Metamucil », dit-il. Mais il continue de mettre ses chaussons pour aller aux toilettes et d’insister pour garder un mouchoir plié dans la poche de son pyjama. Allongé sur son lit les yeux fermés, il me demande : « Quand et comment me suis-je retrouvé dans cet état ? » Je ne sais pas quoi lui répondre. Il se tourne vers ma mère : « — Je suis désolé d’être un tel problème. — Tu n’es pas un problème pour moi, lui répond-elle. — C’est important », dit-il.
Perdu d’avance
J’avais 9 ou 10 ans lorsque nous étions au Vietnam. Je me souviens d’une école française avec des poulets dans la cour, de moines bouddhistes exorcisant notre maison et que chaque matin, je me faufilais sans être vu devant les gardes de notre domicile pour me rendre au marché. Je me revois poursuivre une fille dans la cour de l’école en essayant de défaire les rubans de sa robe. Je ne me souviens pas du jour où ma sœur était au cinéma du coin pour voir un film de Disney et que des bombes ont explosé dans le hall, ni du jour où notre nourrice a échappé à une tentative d’enlèvement en frappant un chauffeur de taxi avec son parapluie en nous tirant, moi et ma sœur, en dehors du véhicule. Ni du jour où l’un des enfants de mon école a essayé d’imiter les suicides bouddhistes en se recouvrant de gazoline et en grattant une allumette. Mais je me souviens du jour où mon père n’est pas rentré à la maison et où ma mère est restée assise sans allumer la lumière pendant que les domestiques m’intimaient de ne pas faire de bruit. Des années après, j’ai appris que son hélicoptère avait été abattu dans la jungle et qu’elle l’avait cru mort. Papa me dit qu’il entend de la musique, une musique émouvante, orchestrale, comme dans les films. Mais il n’y a pas de musique. Le lendemain, il dit avoir compris d’où elle provenait. « Cette musique, c’est nous qui la produisons, dit-il. C’est un morceau de nous. » Plus tard, il murmure : « Oui, c’est la fin. » Il me regarde. « J’espère que cela ne t’arrivera jamais, d’être mort en partie. » Plus tard encore, il fronce les sourcils, interloqué : « On dirait que c’est juste un fragment de moi. »
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La plupart des histoires de papa sont pleines d’autocritique. En parlant de Vienne, il ne me dit pas à quel point il était puissant, il parle des erreurs qu’il a commises. Un jour, alors qu’il se rendait en zone soviétique, il oublia des cartes détaillant la répartition des forces militaires en Yougoslavie sur le siège arrière de la voiture. Sur la route, il offrit d’emmener un jeune polonais et en arrivant au checkpoint, les russes, suspicieux, arrêtèrent le jeune homme. « Ils n’ont pas touché aux cartes, qui auraient prouvé que j’étais un satané espion », m’a raconté une fois papa en me regardant d’un faux air inquiet. « S’ils avaient regardé les cartes, je ne serais peut-être pas là en train de te parler. »
C’était John F. Kennedy qui avait fait couler le sang qui avait éclaboussé mon père.
Des années plus tard, un des officiers de papa du nom de Bill Hood publia un roman d’espionnage à propos du bureau de Vienne, intitulé Mole. Papa y apparaît sous les traits de Joel Roberts, le rusé maître-espion. « Après six ans en Autriche, écrivait Hood, Roberts connaissait les moindres recoins de Vienne. » Le livre raconte l’histoire vraie du premier agent double soviétique recruté par les Américains, mais la version que m’en donne papa est bien moins dramatique. « — Pour autant que je m’en souvienne, il s’est approché de la voiture d’un Américain, y est monté et a pris la fuite, m’a-t-il dit. Plus tard, il a été démasqué par les services soviétiques et exécuté. — Mais vous l’avez quand même convaincu d’y retourner. N’était-ce pas un énorme accomplissement ? — Je suppose que si, mais c’était accidentel, m’a-t-il répondu. Je ne pense pas qu’on ait particulièrement de mérite. » Le lendemain, ma sœur entre en trombes dans la cuisine. Papa a très mal, il veut qu’on lui fasse une piqure et qu’on l’emmène à l’hôpital. « Je pense que ça y est », dit-elle. Mais lorsque j’arrive à joindre le médecin au téléphone, il me dit qu’une fois qu’on sera à l’hôpital, ils vont brancher papa à des machines et le maintenir en vie aussi longtemps que possible, même s’il entre en état végétatif. Aucun de nous ne souhaite que cela arrive. On hésite, et la crise finit par passer. Papa est allongé, les yeux fermés et parle dans son sommeil : « Le contact de la CIA… » Je ne comprends pas le reste. Après le Vietnam, papa a été promu à un poste de bureau et nommé directeur des entraînements. Il broyait du noir et buvait, a fait une crise cardiaque et s’est disputé avec ses chefs quant aux méthodes d’entraînement. Son ami Frank Wisner (un agent légendaire de la CIA qui a joué un rôle malheureux dans le fiasco de la Baie des cochons) a craqué et s’est suicidé. Puis la guerre est devenue un véritable enfer et les hippies ont commencé à manifester. Avec le recul, je comprends à quel point cela a dû sembler bizarre à ces hommes idéalistes qui tentaient juste de sauver le monde. Tout d’un coup, ces mêmes personnes qu’ils avaient jurées de protéger se mettaient à les mépriser. Tout le monde se fichait de savoir que ces excès de la CIA étaient faits en réponse aux ordres donnés par les présidents américains, que c’était John F. Kennedy qui avait fait couler le sang qui avait éclaboussé mon père. Cela n’allait pas dans l’état d’esprit des années 1960 : les vieux durs étaient les méchants et en les répudiant, l’Amérique redeviendrait innocente. Un jour, papa a reçu une lettre d’un colonel vietnamien du nom de Le Quang Tung, qui avait été le chef des célèbres Forces Spéciales de Nhu, celles qui avaient attaqué les temples bouddhistes. Tung disait qu’il était condamné à mort et qu’il voulait demander pardon ; il était désolé d’avoir cru les rumeurs sur papa et il savait à présent qu’il n’avait jamais voulu soutenir le coup d’État. Papa a jeté la lettre. Il y a quelques années, je l’ai harcelé à ce sujet. Ne se souciait-il pas de l’histoire ? Il m’a répondu avec un sourire compatissant. « J’ai le sentiment que l’histoire est une chose assez vaine », m’a-t-il dit. Il regarde des séries dans le bureau et se met à parler. Sa voix est devenu un murmure. « Je me souviens du bon vieux temps à Vienne, dit-il. Dean était le commandant le plus jeune de l’armée. » Dean est mon oncle, un autre espion. Il vit de l’autre côté de l’océan et se meurt d’un cancer, lui aussi. Après cela, nous regardons Spin City et papa sourit tout du long. À la fin, l’infirmière l’aide à se remettre au lit. « C’était une bonne soirée », affirme-t-il. Il y a quelques années, j’ai déjeuné à Georgetown avec deux vieux acolytes de papa de la CIA, Bronson Tweedy et Dave Whipple. Tous deux étaient chauves et marqués par l’âge, pleins d’une ironie joyeuse. Ils se souvenaient de papa comme d’un buveur de café compulsif qui avait « une façon de s’exprimer un peu lourde », un « mec solide » qui prenait des positions controversées. Ils m’ont dit qu’il était un des meilleurs, un « pilier » des services secrets. Ils se souvenaient même de nuits improbables à Vienne, où papa a dansé sur de la musique gitane jusqu’à l’aube. Je leur ai ensuite demandé s’ils savaient pourquoi il était si déprimé et amer après le Vietnam. Au début, ils m’ont parlé de ses affrontements avec la hiérarchie de la CIA et de sa conviction maladroite mais inflexible que les meilleurs agents de terrain devaient enseigner à tour de rôle (c’était la première fois que j’entendais parler de ça). Puis Tweedy a soupiré. « L’une des raisons, c’est qu’il savait qu’il servait dans une guerre qu’on allait perdre. » Whipple a acquiescé lentement. « Un nombre incroyable de gens étaient déprimés à l’époque. »
À 10 h ce matin, papa se réveille d’une sieste et m’appelle. Alors que je l’aide à marcher jusqu’au bureau, ma sœur s’apprête à se préparer un petit déjeuner, mais papa agite la main. « Je pense qu’elle doit être là », dit-il. Papa s’assoit dans sa petite chaise grecque et attend. Il est relié à un réservoir d’oxygène et respire à travers des tubes en plastique. Régulièrement, il crache du sang dans un récipient en forme de rein et essuie ses lèvres avec une serviette. Finalement, nous sommes tous prêts, et il commence. « J’ai l’impression qu’on ne fait pas de progrès, dit-il. Je sens… je sens… » – il tapote sa poitrine avec son doigt – « que cela pourrait continuer comme ça encore et encore. Donc je veux que vous appeliez Mike et que vous lui parliez. » Mike est son médecin. Ce que papa veut dire, c’est qu’il veut que je demande à Mike de lui faire un genre de piqure euthanasique. Papa fait une pause pour cracher dans le récipient, que j’emporte ensuite à la salle de bains pour le rincer, en essayant de ne pas regarder le glaire sanglant. « J’imagine que je pourrais me débrancher de la machine », dit-il en parlant de l’oxygène. Je regarde ma mère. Comme par hasard, ce matin même, un de ses amis lui a envoyé la morphine restante après la mort de son propre mari. Je le dis à papa et ajoute qu’on pourrait en laisser près de lui s’il le voulait. Alors qu’il fronce les sourcils, j’essaie de le rassurer car je sais exactement ce qu’il est en train de penser. « — Ce n’est pas comme pour ton frère, dis-je. — Je me suis toujours senti mal à l’aise quant au suicide de mon frère, dit-il. Je ne voudrais pas que mes petits enfants pensent que leur grand-père a fait ça. — Tu t’es battu pendant 84 ans, papa. Ce n’est pas comme si tu choisissais la solution de facilité. » Ma mère et ma sœur sanglotent. Une domestique passe l’aspirateur dans le couloir. Je continue : « Je sais que tu as l’impression que ça traîne, mais les médecins disent que cela ne prendra qu’une ou deux semaines de plus. Tu ne souffres pas, ton esprit est toujours affûté, et Clinton n’a toujours pas été renvoyé de son bureau. Pourquoi ne pas laisser faire la nature ? » Il semble aimer cette idée. « Juste une ou deux semaines ? » dit-il. Je hoche la tête. « — Et si tu commences à souffrir ou que tu sens que tu as usé la corde jusqu’au bout, sache qu’on a cette alternative. Parle moi. On n’a pas besoin de le dire à Jennifer ou à maman. Adresse-toi simplement à moi. — Ok, alors attendons une semaine de plus. » Nous discutons ensuite de dosages et de médecins, et nous faisons quelques blagues de mauvais goût sur le christianisme pendant que ma mère et ma sœur pleurent en continu. « Je pense que c’est bon, en ce cas, finit-il par dire. Je crois que nous avons fait le tour de la question. » Mais je tiens à ajouter quelque chose. « Papa, je veux juste te dire que je t’admire de regarder tout cela en face. » Cela semble lui faire très plaisir. « Bien », dit-il en retrouvant un brin de sa vieille autorité. « Alors retourne à ce que tu étais en train de faire. »
Le serment de discrétion
Ses premières années de retraite ont été pénibles à cause des bleus provoqués par la cirrhose. Quand une humeur noire s’emparait de lui, il s’attachait à ses problèmes d’argent tout à fait imaginaires ou à des fautes sociales – il était obsédé par la politesse envers les inconnus – et nous reprenait jusqu’à nous épuiser.
« Je suppose que l’intérêt personnel joue un rôle dans la plupart des décisions que prennent les gens. »
Lors d’une beuverie, il a commencé à parler du coup d’État de Diem. Il m’a dit qu’avoir obéi à l’ordre de Kennedy était l’une des plus grandes erreurs de sa vie. Il était tellement saoul qu’il a peut-être même pleuré un peu quand il m’a dit qu’il aurait préféré démissionner plutôt qu’avoir obéi à cet ordre. Mais il venait du président des États-Unis d’Amérique, bordel, avec cette terrible restriction. En fouillant le bureau de ma mère il y a quelques années, j’ai trouvé une série de notes énigmatiques écrites de la main de mon père. Elles commençaient par : « Structure de guérilla. Implication opérationnelle contre détachement analytique. Colby et lumière au bout du tunnel. Abandon de Meos – 80 000 – l’une des douleurs de défaite les plus aiguës – destin de nos alliés. Intérêt de Nat – sang froid. Épongé nos pertes mais écrites avec du sang humain. » À la fin de ces notes, sous le titre « Pire épisode de mon service dans la CIA », j’ai trouvé ceci : Pourquoi n’ai-je pas protesté davantage ? Images de mitrailleuses. Mentalité d’exécution des ordres. Plus haute autorité, information centralisée et jugement. Modestie excessive Retraite ? Conclusion – manque de suffisamment de conviction dans le fait que Diem était indispensable. Après avoir lu ces notes, j’ai demandé à mon père ce qu’elles signifiaient. « Je pensais sûrement à ce message qui disait qu’à moins que je n’aie une objection majeure à la décision du président, je devais mener à bien le plan de coup d’État », m’a-t-il répondu. Et la phrase qui parle d’excès de modestie ? « Je n’ai pas de commentaire à faire là-dessus. » Retraite ? « C’était probablement une considération d’intérêt personnel déplacée, a-t-il dit. Je suppose que l’intérêt personnel joue un rôle dans la plupart des décisions que prennent les gens. » Je lui ai répondu que je doutais qu’il ait joué un rôle dans les siennes. « Pense ce que tu veux », a-t-il conclu. Tard cette nuit-là, vers 2 h, papa entre dans le bureau où je dors et me demande : « — Comment appelles-tu ces pilules ? — De la morphine. » Un jour, il y a près d’un an, je lui ai rappelé que le président Kennedy avait fait son éloge lors de son cinquantième anniversaire. « Kennedy a fait mon éloge le jour de mon anniversaire ? » J’avais la citation juste là et je la lui ai lue. « Je sais que le transfert de monsieur John Richardson, un fonctionnaire très dévoué, a donné lieu à des soupçons, mais je peux vous assurer catégoriquement que la CIA n’a pas mené d’activités indépendantes et a constamment agi sous le contrôle attentif du Directeur de l’Intelligence Centrale, opérant avec la coopération du Conseil Nationale de Sécurité et sous mes instructions. » Papa a froncé les sourcils. « Je ne me rappelle pas de Kennedy me témoignant sa gratitude », s’est-il étonné. « C’était en première page du New York Times », lui ai-je répondu. Il a secoué la tête et haussé les épaules. « Je ne m’en souviens pas. »
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Papa n’a pas mangé depuis trois jours. Le type qui dirige le service infirmier suggère l’emploi d’un goutte à goutte de morphine synthétique (le Mexique interdit le vraie morphine par égard pour l’obsession maladive des Américains envers les drogues), aussi j’appelle le docteur de papa, et ce dernier est d’accord pour signer une ordonnance pour le paquet de morphine, que Papa pourra trimballer partout comme un magnétophone. Ils plantent une aiguille dans son ventre pour débuter la perfusion. Une heure plus tard, Papa se rend à la salle de bain et tente de l’arracher. J’essaye de le convaincre de le laisser en place, et il reste là debout, son pantalon sur les chevilles, à dire qu’il n’aime tout simplement pas ça, qu’il ne veut pas être accroché à quoi que ce soit et qu’il n’aime tout bonnement pas ça, bordel. Ma mère lui rappelle alors combien il détestait le masque à oxygène au départ, et comment il s’est battu contre le cathéter quand il en avait besoin l’année dernière. Finalement, il capitule et s’assied pour regarder Crossfire. Mais à mesure que la journée passe, il devient confus et il prend peur. Je déteste ce que la morphine fait à sa dignité. Il est assis dans le bureau et lève trois doigts, le tube à oxygène partant de son nez jusqu’à sa tonsure, comme la moustache de Salvador Dalí. « — Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il. — C’est la morphine, papa », lui dis-je. C’est notre nouveau code secret. Puis il commence à plaisanter sur le fait de tourner le dos à notre chat, qui a des tendances vicieuses, et me lance ce regard faussement inquiet que je connais si bien – une tête que je fais maintenant à mes propres enfants. « Tu n’as pas perdu ton sens de l’humour, papa. » Il sourit. « Il y a deux choses, fils, commence-t-il. La première, c’est l’humour, la seconde, c’est le courage. J’aimerais que tu le dises à mes petits-enfants. » Il sourit à l’infirmière, et son visage de profil est mince et noble. Je voudrais le dessiner, le prendre en photo, pour conserver ce moment d’une façon ou d’une autre. Puis maman entre et se penche pour lui donner un baiser. « Long voyage », dit-il en français, lui souriant avec de petits yeux brillants de mort.
Alors que je faisais des recherches sur son passé, je suis tombé sur une dépêche écrite par David Halberstam à ses éditeurs du New York Times, dénigrant le travail d’une reporter dont les articles prenaient la défense du gouvernement de Diem. Elle avait passé des heures à s’entretenir avec un chef de la CIA « maintenant totalement discrédité »… Au lit quelques heures plus tard, je ne parvenais pas à dormir. Totalement discrédité ? Quel connard arrogant, ce Halberstam ! Ce type méprisait mon père deux jours après son arrivée à Saïgon ! Je n’invente rien, c’est dans son livre – deux jours après son atterrissage, il pensait déjà en savoir davantage sur le Vietnam que le chef de la CIA ! Jusqu’à ce moment-là, je n’avais pas réalisé combien je voulais que papa ait raison – à propos de Diem, du communisme, à propos de tout. C’est étrange, compte tenu de la vigueur avec laquelle je me suis opposé à lui par le passé. Sans parler de mes convictions politiques plutôt à gauche. Qu’avais-je à faire de Ngo Dinh Diem ? À 15 h 30, nous finissons de regarder un film intitulé L’Envolée sauvage. Il parle d’une gamine qui apprend à piloter un avion pour pouvoir guider une volée d’oies perdues jusqu’en Floride. Ma sœur, ma mère et moi pleurons comme des madeleines durant l’heure trente de film, et papa sourit avec un air de parfaite sérénité bouddhique. Alors que le générique défile, je lui souris. « — Tu as l’air d’avoir aimé, lui dis-je. — J’ai adoré », dit-il. Puis il vient s’asseoir en face de moi dans ses chansons et son pyjama bleu, pour lire le journal. Il ne veut pas faire la sieste. « Vu où j’en suis, je ne tiens plus rien pour acquis », soupire-t-il. Halberstam, ce trou du cul, a une nouvelle fois traîné mon vieux père dans la boue en 1971. Cette fois, c’était dans un article pour Playboy, sans les restrictions imposées par le New York Times : « Je ne songeais pas à J. R. comme étant le représentant d’une démocratie. C’était un homme très privé, qui n’était responsable devant nulle circonscription. Plus tard, j’ai été amené à le considérer plus représentatif de l’Amérique que je ne l’aurais voulu, en ce qu’il détenait le pouvoir, le manipulait et avait beaucoup d’argent à dépenser – qui n’était évidemment pas vérifié publiquement. J. R., bien sûr, avait trouvé le moyen de contourner les problèmes qu’impliquaient le fait de travailler pour une démocratie. Il détestait intensément la presse. Elle était bien trop ouverte à son goût. Comment quelqu’un pouvait-il contrer le communisme, ce qui était la mission de J. R. – des petits coups fourrés qui n’ont jamais marché, beaucoup de manigances (surtout des mensonges) venant de ses agents –, avec une presse libre ? » À part les quelques mots sur le fait de contrer le communisme, pas un mot de toute cette merde pompeuse n’est vrai. Papa n’arrive pas à se soulager. Il va aux toilettes et s’assied, encore et encore, en vain, et cela lui fait vraiment mal. Ma sœur avance l’hypothèse que c’est parce qu’il n’a pas mangé depuis quatre jours, alors il met en balance la mort et la constipation, et décide finalement de boire un mélange protéiné et du jus de prune. Le jour suivant, il est encore constipé. Il veut aller à l’hôpital, mais se ravise et décide qu’il ne veut plus jamais s’y rendre, puis boit un autre mélange et davantage de jus de prune. Il commence alors à vomir abondamment, recrachant un mélange de mixture protéinée, de prune et de mucus. En portant l’assiette en forme de rein à la salle de bain, j’ai un haut-le-cœur et je manque de vomir à mon tour. Je commence à haïr ce petit Frankenstein de pacemaker qui n’arrête pas de faire battre son cœur, peu importe ce que veut et ce dont a besoin le reste de lui. Je peux le voir sous la peau tachetée de sa poitrine, rond et dur comme un palet de hockey. Quelquefois, nous plaisantons sur le fait de passer un aimant dessus pour le délivrer de notre peine. Papa hoche la tête, oublie ce qu’il disait et vomit à nouveau. Pendant ce temps, la télévision jacasse sans arrêt en arrière-plan comme un invité ennuyeux qui ne se refuse à partir. J’ai appelé un jour le bureau d’information publique de la CIA et j’ai demandé à consulter les dossiers personnels de mon père. Les enfants d’agents de la CIA font souvent ce genre de choses – l’un d’eux (qui est devenu le producteur de Unsolved Mysteries) a d’ailleurs poursuivi l’agence en justice en faisant appel au Freedom of Information Act. Un homme aimable du nom de Dennis Klauer m’a rappelé en me délivrant la réponse officielle : « Pas seulement non, mais hors de question – et si vous poursuivez en ce sens, nous devrons contacter monsieur John Richardson votre père pour le rappeler à son serment de discrétion. »
À bout de souffle
Vers midi, il me dit qu’il veut avoir une autre discussion, et nous nous retirons dans le bureau. Il me dit lamentablement : « Mes intestins ne marchent plus. » Le bla-bla idiot de CNN se poursuit, le distrayant pour un moment. « Et quelque chose d’autre – qu’est-ce qui ne marche plus ? Mes intestins ? » Nous baissons le son et essayons à nouveau. « — Tes poumons, c’est ce que tu disais. — Oui, c’est cela. » Puis le chien se met à fouiner dans la poubelle et ma mère commence à se tracasser. Ma sœur lui dit qu’elle va aller chercher la poubelle d’à côté, car celle-ci au moins est pourvue d’un couvercle. « — J’aimerais qu’il y ait un couvercle pour moi, dit mon père. — Très drôle, papa. — Tu ne pense pas qu’il y a un couvercle pour moi ? » me demande-t-il. Je lève les mains au ciel, prenant sa question pour une fantaisie. Mais il persiste. « — Crois-tu qu’un docteur pourrait le faire ? — Quoi donc, papa ? » Il penche la tête, ses yeux s’étrécissent et il adopte un air confidentiel. « Me donner un couvercle. » C’est étrange comme les personnes âges deviennent enfantines lorsqu’elles racontent un secret. Pour un instant, je me sens plus vieux qu’il ne l’est, je m’approche et mets ma main sur son genoux. « Je ne pense pas qu’un docteur le fera, non. » Il hoche la tête avec tant d’épuisement que nous essayons à nouveau de le convaincre d’aller au lit. Mais il n’ira pas. Il n’a jamais voulu, il n’ira jamais. À l’époque où il buvait, je le voyais se rendre à la cuisine à l’aube avec son verre de tequila à la main. Parfois, il le faisait tomber, et nous retrouvions des traces de pas ensanglantées plus tard. Désormais, quand sa main s’affaisse, j’essaie de la desserrer doucement pour m’emparer du verre de jus de prune sans le réveiller, mais il résiste soudainement comme si je tentais de le lui voler. Finalement, il le descend d’un trait et je lui dis : « Comme toujours, papa, tu as bu jusqu’à la dernière goutte. » Je ne peux pas m’empêcher d’être fier de lui. Dans la cuisine, ma mère et moi nous étonnons de constater combien il est fort. « C’est une leçon de ténacité pour moi », dis-je. Elle ajoute : « C’est une leçon pour moi aussi : je ne traverserai jamais cela. J’aurai ma boîte de pilules. » Je mets alors ma main sur sa nuque pour la caresser, mais elle se dégage. « Ne fais pas ça ! »
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Je me suis rendu un jour au lycée de mon père, pour consulter son vieil annuaire. J’y ai vu Richard Nixon, ressemblant à un jeune Richard Nixon. Et il y avait Papa, dans sa tenue de basket. Il jouait dans l’équipe universitaire et ne me l’avait jamais dit. La légende de la photo me semble coller au personnage encore aujourd’hui : « Jamais tapageur, mais toujours dans le dur du combat, il a prouvé d’une manière fort satisfaisante qu’il était un bon défenseur. » Maman est au lit. Je lui dis que les choses deviennent très difficiles pour lui. Elle répond qu’elles sont très difficiles pour nous également. Ce sentiment l’honore, je crois. En sanglotant, elle me dit qu’elle ne pensait pas qu’il se réveillerait ce matin, et parle d’appeler finalement le médecin. Un docteur a mis son amie Mary en sommeil et la réveillait d’un jour à l’autre pour vérifier si elle était encore à l’agonie. Finalement, il a juste cessé de la nourrir par le tube. Peut-être que Mike placerait un couvercle sur lui, comme il l’a demandé, et le plongerait dans un sommeil profond. Jennifer dit que le vétérinaire serait meilleur à ce jeu-là, et nous rions. Je me dis que c’est peut-être à moi de décider. Peut-être devrais-je le faire maintenant pour leur épargner le choix. Je vais sur Internet consulte le site de la Hemlock Society, avant de découvrir que ce n’est que du bla-bla. « Où est la putain de section “comment faire” ?! » Jennifer rigole. Elle regarde par-dessus mon épaule. « — C’est ridicule, dit-elle. Si tu recherches “manuel de terrorisme”, ils te diront comment faire une bombe artisanale. — Peut-être qu’on pourrait utiliser une bombe artisanale ? — Pas sûr que ça marcherait, dit-elle. C’est un dur-à-cuire. » Quand j’avais 12 ans, le directeur de mon école primaire a écrit une lettre à mon père listant mes nombreuses lacunes. Je l’ai retrouvée dans les papiers de ma mère il y a quelques années, furieusement soulignée par mon père : « Ses devoirs attestent d’une préparation superficielle, pour autant qu’il y en ait une. Il se moque bien de soigner son travail ou d’être précis. Il ne semble pas avoir la volonté de s’appliquer à la tâche qui lui est confiée. » Ce matin, il a finalement réussi à aller à la selle. Il se sent beaucoup mieux. Mais il est si fatigué qu’il n’a même pas regardé les informations, et lorsqu’il retourne aux toilettes, il me demande de l’accompagner. Penché sur le coin du lavabo, la tête pendante, il dit avec beaucoup d’emphase : « Souviens-toi… c’est… le cancer… du poumon. » Quand il a fini, je remonte son pantalon. Si faible soit-il, il insiste pour se laver les mains, se penchant sur le lavabo, ses coudes posés sur les rebords.
Quand j’avais 13 ans, il m’a emmené pêcher la truite en Nouvelle-Écosse. C’était un grand pêcheur de truites lorsqu’il était jeune. Je me souviens que ce voyage était gênant et ennuyeux. Nous entendions encore et encore les mêmes chansons à la radio : « Crimson and Clover », « I Think We’re Alone Now », « Happy Together ». Il a arrêté la voiture pour aller pisser – à cause de la bière, je suppose. J’ai appelé à la maison, et ma plus jeune sœur m’a dit qu’elle était tombée amoureuse d’un livre intitulé Ella au pays enchanté. Elle l’aimait tellement qu’elle l’avait emmené à une fête entre copines pour le lire pendant que les autres filles regardaient le film des Spice Girls. J’ai raconté ça à Papa. « Cela me rend très heureux, dit-il. Je ne pourrais pas l’être davantage. Dis-lui que je t’ai dit ça. » Il est paisible ce soir. Étendu silencieusement, il ne se lève que pour boire du lait ou prendre un médicament. Endormi à 21 h. Je crois que la fin approche. Quand j’avais 15 ans, il a commencé à laisser des livres sur mon lit : En attendant Godot, Le procès, Les Carnets d’Albert Camus. Ils ont changé ma vie, mais nous n’en avons jamais discuté. Il les a juste laissés là et n’a jamais dit un mot. Dans la salle de bains, il reste assis sur les toilettes pendant vingt minutes. Je m’assois sur une chaise en plastique en face de lui. La salle de bains est entièrement jaune. Au-dessus de lui trône un dessin à l’encre noire représentant un cheval cabré. Je vois bien qu’il pense profondément à quelque chose, et il finit par me dire quoi. « Si… j’ai… besoin… de quelque chose, demande… à… ta… mère… d’abord. Car il… y a… le passé. » Je veux être sûr que je comprends bien ce qu’il veut dire. « Si tu as besoin de quelque chose de particulier, ou bien en général ? » Je dois répéter plusieurs fois avant qu’il ne comprenne. « En général », dit-il finalement. « Parce qu’il y a le passé. » Cette nuit-là, j’entends l’infirmière lui taper dans le dos. Il est assis là, le souffle court, la tête pendante, respirant de l’oxygène à travers des tuyaux. Une fois remis, il murmure : « Je n’en peux plus. » L’infirmière fait tout ce qu’elle peut pour l’aider. Cela m’énerve. Je montre l’oxygène, les médicaments. « No está bien, está malo », lui dis-je dans un espagnol hachuré : Ce n’est pas bien, c’est mal. « El necesita morir. » Il faut qu’il meure. Vers 4 h du matin, il crache sa frustration : « Je… n’arrive… pas… à mourir. »
Puis papa se calme. Sa respiration devient plus douce et superficielle à chaque inspiration.
En regardant mon père sur son lit de mort, j’essaye de me figurer le jeune homme romantique de Berkeley, qui portait une « cravate fluide et colorée » et qui citait Shelley. Je suis si désolé de ne jamais l’avoir connu. Avant, cela me mettait en colère, mais aujourd’hui j’en suis simplement désolé. Peut-être un peu amer. Et je ne sais pas si papa a tué ce jeune homme par honte ou s’il a juste maintenu le couteau bien droit pendant que l’histoire se chargeait de l’enfoncer. Mais je sais que le temps passant, papa a remplacé ses doutes par des convictions et qu’il est devenu si absorbé par sa guerre qu’il a oublié que le bonheur faisait partie de la sagesse, et qu’il se devait à lui et à ses enfants d’essayer de l’atteindre. C’est triste, très triste. Et dangereux aussi, car lorsque vous devenez si sûr que la vie est une tragédie, alors, petit à petit, vous commencez à accepter la tragédie. Et pour finir, quelque chose de pervers en vous en vient à l’inviter. Mais la vie est une tragédie, n’est-ce pas ? Un dernier aller-retour à la salle de bains. À ce stade, il refuse d’utiliser le bassin hygiénique. Le rouleau de papier toilette est presque fini, et c’est là qu’il prononce ses derniers mots : « Un autre rouleau. » J’en prends un dans le placard et le lui tend. De retour dans sa chambre, il se laisse glisser dans le sommeil. Alors que l’aube monte à la fenêtre, sa respiration commence à changer. Les longues pauses agonisantes pendant lesquelles vous pensez qu’il a cessé de respirer sont suivies d’un halètement qui engouffre à nouveau de l’air pour un tour de plus. C’est horrible. Il y a quelque chose de monstrueux dans ces aspirations de bouffées d’air, quelque chose de si avide et automatique, comme si son être et sa volonté n’étaient plus que les créatures de cette tyrannique petite étincelle d’instinct de survie qui le force à continuer, encore et encore. Dehors, les oiseaux gazouillent et les cloches de l’église sonnent, comme elles le font chaque matin, ici, au Mexique, détonnant dans l’air immobile et suspendu. Puis papa se calme. Sa respiration devient plus douce et superficielle à chaque inspiration, plus de halètement ou d’aspiration, jusqu’à ce qu’il respire si paisiblement, si doucement, que l’air ne fait plus qu’effleurer le haut de ses poumons. Je me déplace et m’assieds au bord du lit. Les cloches ont fini de sonner et les camions des éboueurs leur succèdent. Son souffle se fait de plus en plus court, puis il s’arrête, tout simplement.
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « My Father, The Spy », paru dans Esquire. Couverture : Opération Rolling Thunder, par le