« Donne-moi un W… Donne-moi un A… Donne-moi un L… Donne-moi un M… Donne-moi un A…Donne-moi un R…Donne-moi un T… Que forment ces lettres ? Walmart ! Le Walmart de qui ? Mon Walmart ! »
Mon Walmart
La scène est étrange. Les voix ricochent du haut plafond aux rayons caverneux. Il est 8 heures du matin et l’hypermarché est encore vide. Comme chaque jour, les centaines de milliers d’autres employés, ou « associates », des 3 348 Supercenters Walmart, ceux de Bentonville (Arkansas) font la ronde dans un coin du magasin pour chanter le Walmart Cheer. Destiné à entretenir le moral des troupes, ce salut enfantin se termine avec des bras levés, des mains qui s’agitent et un grand éclat de rire forcé exprimant l’aubaine de travailler pour la compagnie. « Des nouvelles idées ? Des commentaires ? », demande le manager aux subalternes.
Chacun se sent obligé de dire quelque chose, n’importe quoi pourvu que ça ressemble à de la motivation, du dynamisme. Dans l’univers Walmart, qui ne ressemble à aucun autre, même les employés du bas de l’échelle sont consultés, des pousseurs de caddies se retrouvent à la tête d’équipes de 500 personnes en six mois tandis que les cadres supérieurs, dont les salaires se comptent en millions de dollars, font régulièrement des stages de trois jours en rayon ou à la caisse pour se ressourcer auprès de la clientèle. Depuis Los Angeles où je suis installée, il n’y a pas de vol direct pour Bentonville, le siège de Walmart. Il faut faire escale à Denver dans le Colorado, changer de monture et s’engouffrer dans un avion à hélices étroit, de ceux qui vous obligent à baisser la tête pour monter à bord. Penchés sur leurs ordinateurs qui affichent tableurs, rapports et présentations Powerpoint à peine le coucou envolé, le gros des passagers sont en route vers la même destination : le quartier général du géant de la distribution. Avec 2,2 millions d’employés, 245 millions de clients par semaine, 405 milliards de dollars de ventes annuelles, 34 880 dollars de bénéfices par minute, Walmart est la plus importante corporation mondiale et le plus gros employeur civil de la planète. Et l’épicentre de ce rouleau compresseur, qui pousse ses énormes pions à coups d’acquisitions et de constructions massives dans le monde entier, a planté et fructifié ses racines au beau milieu d’un paysage rural, il n’y a pas encore si longtemps presque inaccessible, de l’Amérique profonde. C’est là que Sam Walton, le mythique fondateur, ouvre le premier magasin Walton’s 5-10 (five and dime, pour les pièces de 5 et 10 centimes) en 1962 avec un objectif clair : vendre la marchandise la moins chère aux Américains les plus démunis. Il y a sans doute un aspect chrétien dans cette louable quête. Bentonville se trouve en pleine ceinture de la Bible. Les églises du comté de Benton, où la vente d’alcool était illégale il y a encore deux ans, remplissent huit pages de l’annuaire téléphonique. Une intersection dont les quatre coins sont occupés par une, voire deux paroisses – Presbyterian, Central United Methodist, Grace Baptist Church, Church of the Nazarene, New Hope Assembly – a été baptisée le Amen Corner. Une voiture passe. Sa plaque d’immatriculation annonce « Virgin Pride » – fier d’être vierge. « Ne faites pas attention aux vaches et aux champs sur la route de l’aéroport à Bentonville. Vous verrez qu’en arrivant en ville, vous trouverez tout le confort disponible, comme dans n’importe quelle grande métropole », me déclare une passagère presque honteuse du caractère champêtre de son lieu de naissance. Un cadre supérieur de la compagnie, en route pour la légendaire réunion hebdomadaire du samedi matin, à laquelle sont sommés les regional managers de 36 régions intervient pour demander : « Vous venez pour écrire quelque chose de positif ou de négatif ? » Walmart soulève les passions. Aucune autre entreprise n’est aussi controversée.Sam Walton
Fils d’agriculteurs de l’Oklahoma, ancien boyscout, Sam Walton était un homme prodigieusement ambitieux et astucieux. Avait-il cependant prévu que son modeste magasin de downtown Bentonville, aujourd’hui converti en musée, deviendrait une réussite aussi phénoménale ? Avait-il imaginé que sa famille deviendrait la plus riche des États-Unis et même du monde avec une fortune combinée de 152 milliards de dollars (quatre des quinze personnes les plus riches du monde appartiennent à la famille Walton) ? Un clan puissant et discret dont les principaux membres sont Helen l’épouse effacée mais influente, fille d’un rancher prospère, diplômée en finances, enterrée en 2007 dans l’intimité à l’âge de 87 ans ; les quatre enfants : Rob, 70 ans, Alice, 65 ans, John (décédé dans le Wyoming aux commandes de son avion expérimental en 2005), et Jim, 66 ans. Les survivants Walton contrôlent 50 % de l’empire Walmart. Mais ils mènent une vie tranquille à Bentonville. « Ils ont réussi à faire profil bas. C’est brillant », s’exclame Amy Wyatt, une attachée de presse de la compagnie. « Ils n’ont pas grandi avec une cuillère en argent dans la bouche. Lorsque Sam est devenu très riche, ses enfants étaient déjà grands », précise Jim Foster, 80 ans, qui a bien connu le patriarche et prend le frais sur la place centrale. Tous les natifs de Bentonville ont connu Sam personnellement. Ils le décrivent comme détestant l’esbroufe. Il trouvait l’étalage de mauvais goût. Sa maison était spacieuse et confortable sans être ostentatoire. Son vieux pickup Ford rouge et blanc, pièce centrale du musée, fut son unique véhicule jusqu’à sa mort.
« Quelle voiture suis-je supposé conduire, alors que j’emmène mes chiens partout ? Une Rolls Royce ? », répondait-il à ceux qui s’étonnaient de sa simplicité. « Nous n’avons pas honte d’avoir de l’argent, disait-il encore, mais je considère qu’un style de vie clinquant n’est approprié nul part, et moins encore ici à Bentonville où les gens travaillent dur ». Malgré son immense fortune, il était l’ami de tous. Il resta fidèle au barbier de ses débuts et ne cessa de s’étonner que cet acte ordinaire soit relayé par les journaux : « Où suis-je censé me faire couper les cheveux ? », demandait-il. Son fils Rob, Président du conseil d’administration de Walmart, a bien appris sa leçon. Son bureau du Home Office est encore plus exigu que celui du PDG Douglas McMillon. Et en plus, il n’a même pas de fenêtre. Bentonville, 38 000 habitants, est certainement la seule bourgade américaine de cette taille à afficher une telle opulence, évidente dès l’arrivée à l’aéroport ultra moderne. La famille Walton, régnante en cette partie de l’Amérique, en a financé la majeure partie pour recevoir les hordes de vendeurs, fournisseurs et entrepreneurs pour lesquels la petite ville est devenue une destination obligatoire. « Êtes-vous allé à Bentonville ? » est la question que les hommes d’affaires ne manquent jamais de se poser entre eux. Tout businessman qui se respecte a fait ou fera un jour le pèlerinage au siège de Walmart où se font et se défont les fortunes de milliers de compagnies américaines et étrangères. L’extraordinaire volume d’achat de Walmart a le pouvoir de porter une entreprise au pinacle ou au contraire de la faire couler. Les fournisseurs les plus productifs finissent par s’installer ici pour éviter les aller-retours incessants. C’est ainsi qu’en se promenant dans les faubourgs extérieurs de Bentonville, on découvre des quartiers d’une affluence spectaculaire affublés de noms comme Stone Manor peuplés de demeures gigantesques en bois, briques et pierre, sises sur des gazons immaculés. Au cas où on oublierait qu’on se trouve dans le fief du plus gros pourvoyeur de produits bon marché, des cimetières de poids lourds marqués du logo Walmart disséminés dans toute la ville se chargent de rafraîchir la mémoire. Aucune autre compagnie ne fait couler autant d’encre. Tous les jours, une centaine d’articles lui sont consacrés. Certains dénoncent la politique de bas salaires et de temps partiel du géant, qui prive environ 30 % de ses employés d’avantages sociaux et d’assurance maladie. « Les méthodes de Walmart forcent la baisse vertigineuse des salaires partout où elle s’installe », commentait déjà il y a dix ans le directeur du UCLA Labor Center. « Si les salaires que nous proposons étaient si terribles, nous n’aurions pas autant de candidatures spontanées. Nous venons par exemple d’ouvrir un Supercenter en Arizona. 500 emplois étaient offerts. 7000 personnes se sont présentées. Il est évident qu’être la première entreprise mondiale nous expose aux critiques et nous commençons à peine à savoir nous défendre. Jusqu’à présent, nous n’étions pas assez sophistiqués », rétorquait John Menzer, le directeur exécutif de Walmart International jusqu’en 2007. « L’empire du mal de la distribution », comme l’ont baptisé ses nombreux détracteurs, crée des centaines de milliers d’emplois par an au niveau planétaire (Walmart opère 4921 magasins aux USA et 6100 dans le reste du monde) et a été nommé « l’entreprise la plus admirée aux États-Unis » par Fortune Magazine. Et d’après Warren Buffett, « vous pouvez vous tourner de tous côtés et vous verrez que Walmart a contribué au bien-être financier du public américain plus qu’aucune autre institution. »Partout où ils s’installent, les Supercenters, qui ouvrent au rythme d’environ 250 par an, précipitent leurs concurrents et les petits détaillants vers la banqueroute.
Il a été estimé qu’en raison des prix continuellement réduits de ses produits, rendus possibles par une main d’œuvre bon marché des pays d’Asie et d’Amérique centrale, Walmart permet aux consommateurs d’économiser 10 millions de dollars, ou environ 2500 dollars par famille et par an – selon une étude de Global Insight.« Permettre aux familles d’épargner pour qu’elles vivent mieux » affirme l’un de ses slogans. Une formule qui a le don d’exaspérer les employés. Récemment en grève pour protester contre son salaire de 8,95 dollars/heure, la pâtissière Cynthia Brown-Elliott ironisait : « Économiser de l’argent ? Comment peut-on économiser quand on ne gagne pas assez ? Comment peut-on vivre mieux lorsqu’on est payé si chichement ? » Partout où ils s’installent, les Supercenters, qui ouvrent au rythme d’environ 250 par an, précipitent leurs concurrents et les petits détaillants vers la banqueroute. Ainsi à Las Vegas, l’arrivée d’un Supercenter a entraîné la faillite et la fermeture de 18 supermarchés et catapulté en un temps record 1 400 personnes au chômage. D’après une étude de l’économiste David Neumark, chaque emploi créé par Walmart résulte en la perte de 1,4 autre emploi dans le secteur de la distribution. Et selon un article du magazine Forbes, les employés sous-payés de Walmart coûtent 6,2 milliards de dollars aux contribuables américains en aide sociale (bons alimentaires, aides au logement et santé).
L’empire de la distribution
Et la rébellion gronde. Des dizaines de villes américaines ont refusé de laisser Walmart s’installer en leurs murs et promulgué des lois interdisant l’établissement des big box dans leur municipalité. Une moyenne de 5 000 procès sont régulièrement en cours contre la corporation, la plupart intentés par des associates contraints de travailler des heures supplémentaires non payées ou victimes de discrimination sexuelle. Des histoires d’employés obligés d’uriner sur eux faute de pouvoir faire la pause ou enfermés de force la nuit par leur managers dans un Supercenter, ont contribué à renforcer l’image négative d’une entreprise passionnément haïe par certains. « Sur 3 000 managers, il est certain qu’il y a de mauvais éléments », riposte Amy Wyatt. « Mais je peux vous assurer que de telles pratiques ne sont en aucun cas soutenues par la direction. » Ni combattues par les syndicats qui n’ont jamais réussi à s’y implanter, malgré leurs tentatives répétées. « Les organisations syndicales ne supportent pas le fait que nos salariés choisissent de ne pas être syndiqués », déclare Peter Kanelos, porte-parole de Walmart de 2001 à 2005. En réalité, les associates n’ont guère le choix : au moindre signe d’activité syndicale, « fortement déconseillée », les managers doivent appeler un numéro spécial au siège, qui dépêche alors un escadron chargé d’enquêter et de limoger les meneurs. En novembre 2013, le National Labor Relations Board a annoncé le résultat de son enquête : dans treize états, Walmart a illégalement discipliné ses grévistes.
L’ampleur du phénomène Walmart, dont les activités ne se limitent plus à la distribution mais englobent désormais la banque, le voyage, la pharmacie, l’immobilier et l’accès Internet (il a même été question de lancer une compagnie aérienne), a donné naissance à une expression : Walmartization. La taille et l’obsession de la compagnie quant à la réduction des prix l’ont transformée en une force économique globale. Ses décisions influencent les salaires, les conditions de travail et les pratiques de manufacture dans le monde entier. Son pouvoir est tel qu’elle fait et défait les économies de pays lointains, qui dépendent de ses commandes pour survivre et envoient leurs plus éminents émissaires au siège pour plaider leur cause. Lorsque Walmart exige un meilleur tarif pour l’assemblage des vêtements vendus par millions dans l’un de ses hypermarchés, les conséquences en sont ressenties dans des petites villes industrielles de Chine, du Bengladesh ou du Honduras où la plupart de ses produits sont fabriqués. Le siège, ou home office, de la plus grosse corporation mondiale est un immense et vieil entrepôt de briques rouges transformé en bureaux désuets où travaillent environ 14 000 employés. On a du mal à y croire tant la structure est modeste. En même temps, cela colle. Tout y est étudié pour coller au plus près à l’image austère de la compagnie, réputée pour compter chaque centime (les boîtes en carton sont par exemple revendues 75 centimes pièce à un recycleur). L’exemple de l’épargne à tout prix vient d’en haut : les cadres supérieurs de Walmart s’habillent au rayon vêtements des Supercenters. L’ex PDG Lee Scott (2000-2009) se déplaçait par exemple en coccinelle, partageait régulièrement sa chambre d’hôtel avec ses collègues lors de ses déplacements professionnels et occupait un bureau ordinaire de 12 mètres carrés dont les meubles semblaient tout droit sortis d’Emmaüs. « Il est très abordable. Sa porte est toujours ouverte et vous pouvez le déranger à n’importe quel moment et il vous dira d’entrer. Nous l’appelons tous par son prénom », expliquait Amy Wyatt lorsqu’elle travaillait en étroite collaboration avec lui. Il n’est pas rare de rencontrer les PDGs de Walmart, en bras de chemises, vêtus du fameux gilet bleu roi des associates bardé de badges multicolores et d’un smiley, dans les rayons d’un Supercenter, conseillant les clients ou réapprovisionnant les étagères.Richissime, vous le prendriez sans aucun doute pour un associate du bas de l’échelle si vous le croisiez dans les rayons en bras de chemise affublé du gilet.
L’actuel patron, Doug McMillon, 48 ans, dont la rémunération pour l’année fiscale 2014 s’élevait à 25,6 millions de dollars et qui a une tête de chic type, a commencé sa carrière dans les rayons à 18 ans tout en poursuivant des études de commerce. Richissime, vous le prendriez sans aucun doute pour un associate du bas de l’échelle si vous le croisiez dans les rayons en bras de chemise affublé du gilet. Tout ça, pourtant, est un leurre. Avec son salaire de misère, le vrai pauvre type des rayons doit lui souvent recourir aux bons repas du gouvernement pour survivre. Avec ses murs délavés, son grand comptoir en formica, ses canapés de moleskine fatigués et ses rangées de chaises en plastique, le hall d’entrée du Home Office me fait penser à une salle de gare des années 1950. Des tables d’appoint sont disposées de chaque côté de la grande pièce pour recevoir les fournisseurs qui n’ont pas réussi à se faire une place dans la fameuse Suppliers alley (allée des fournisseurs), un immense couloir desservant 46 pièces spartiates où se joue le sort de milliers d’entreprises américaines sous la photo et les règles d’or de Sam Walton : « Pas de cadeaux, pas de pots de vins ». Être reçu par l’un des 2000 acheteurs de Walmart est un privilège qui se négocie âprement. Chaque jour, environ 250 fournisseurs se présentent au Home Office. Certains viennent de loin. D’autres ont fini par s’installer à Bentonville et ont ainsi contribué au développement accéléré de la ville. Avec des valises remplies de leurs produits, qui vont des jeux vidéo aux céréales, on peut les voir faire la queue devant le comptoir. De leur performance face à l’acheteur dépend l’avenir de la marque qu’ils représentent. L’impact de Walmart ne se limite pas aux produits de consommation. Son influence culturelle est énorme : elle vend ainsi 100 millions d’albums et 64 millions de livres annuels, forçant les maisons de disques et d’édition à prendre en considération les valeurs très chrétiennes de la corporation, qui refuse de commercialiser les livres, CD et DVD qui lui paraissent en contradiction avec ces valeurs. Dans les villes où Walmart a remplacé les librairies et disquaires indépendants, seuls les films, les livres et la musique approuvés par les cadres de Walmart sont disponibles aux consommateurs. Ce qui fait dire au sociologue Mathieu Deflem : « Le pouvoir de Walmart sur le public est immense et ses décisions affectent la société d’une manière inégalée. » Se rappelant sans doute les paroles de son fondateur qui répétait « Ne mettez pas en péril votre réputation. C’est une denrée précieuse. Ne mettez pas en péril votre intégrité. Ayez un nom respectable », la multinationale fait des efforts pour redorer son blason. À travers sa fondation, elle a par exemple déboursé 1,3 milliard de dollars en œuvres caritatives en 2013. On ne manque jamais de noter sa présence sur les lieux de catastrophes naturelles où elle distribue aliments et produits de première nécessité. Elle a également pris des initiatives écologiques en mettant en place une politique de développement durable. Elle s’est engagée à devenir climatiquement neutre, à éliminer le gaspillage et les déchets et en recyclant les produits électroniques. Pour tourner les esprits en sa faveur, il ne lui reste plus qu’à augmenter les salaires des plus démunis de ses employés.
Couverture : Walmart, home office.