Le dimanche 25 mars 2012, dans le nord-ouest de l’Océan Pacifique, un homme a plongé seul dans la fosse des Mariannes, l’Everest des abysses, à bord du Deepsea Challenger, mini sous-marin de huit mètres de long surnommé « la torpille verticale », qui a nécessité huit années de recherches et d’avancées technologiques pour être mis au point. Déjà hors norme sur la terre ferme, James Cameron est ainsi devenu le premier homme à explorer en solo pendant plusieurs heures, par près de 11 000 mètres de fond, l’une des dernières grandes frontières de notre planète, un monde alien sous la surface du globe.
La révolution 3D telle qu’a voulu l’engager James Cameron est née sous les eaux, dans l’ombre de l’épave du vaisseau des rêves.
Au cinéma comme dans les profondeurs, James Cameron est dans son élément : dès l’âge de 10 ans, il tourne son premier film en Super 8 et a déjà derrière lui un grand nombre d’heures passées dans et sous l’eau – aujourd’hui, il compte plus de 5 000 heures de plongée, dont plus de 500 en sous-marins. En lui, le cinéaste et l’explorateur – titre qui lui a été officiellement décerné en 2011 par le National Geographic – sont indissociables. Il est cet homme-océan vanté par Victor Hugo, ce « grand regardeur de toutes choses » habitant « la nature immense », pour qui « le premier personnage est l’infini ». Très vite, cette confrontation avec l’incommensurable a incité Cameron à envisager l’art comme exploration des possibles, à émerveiller et éveiller le regard, à l’ouvrir à de nouveaux types de vision dans un spectacle high-tech humaniste, entre mondes futuristes et pré-technologiques… Un irrésistible appel des profondeurs et une tentation de l’exception qui sont à l’origine des mutations audiovisuelles parmi les plus importantes et passionnantes de ces trois dernières décennies, engagées avec les deux Terminator (1984 et 1991), poursuivies avec Abyss (1989) et Titanic (1997), parachevées avec Avatar (2009).
L’appel des profondeurs
Que Titanic soit ressorti en 3D et en 4K en avril 2012 a été un juste retour des choses : la révolution 3D telle qu’a voulu l’engager James Cameron est née sous les eaux, dans l’ombre de l’épave du vaisseau des rêves. Quand le cinéaste entreprend le tournage de son film catastrophe, il désire déjà pouvoir recourir à des images en relief aptes à procurer la sensation d’une totale immersion et à retranscrire à l’écran l’expérience de téléprésence vécue lors de sa « rencontre » avec le géant des mers englouti.
1er septembre 1985 : grâce à l’Argo, un submersible non habité conçu à l’Institut océanographique de Woods Hole (Massachusetts), Robert Duane Ballard et son équipe parviennent à localiser à près de 4 000 mètres de profondeur l’épave du Titanic, que les eaux noires de l’Atlantique dérobent aux regards depuis la terrible nuit du 14 avril 1912. Féru d’avancées technologiques autant que d’archéologie, grand amateur de plongée et admirateur du commandant Cousteau, James Cameron est aussitôt fasciné par la nouvelle de cette découverte. Dès 1987, année où le National Geographic Explorer diffuse un documentaire montrant l’expédition franco-américaine conduite par Ballard lancée dans l’exploration de la fameuse épave, le cinéaste, déjà connu pour avoir tourné Terminator et Aliens (1986), rédige ses premières notes sur Titanic : « Le film s’ouvrira et s’achèvera sur des séquences se déroulant de nos jours, où l’on utilisera les submersibles. Elles seront entrecoupées des souvenirs d’un survivant, et de scènes reconstituées de la nuit du naufrage… » Son intrigue, l’histoire d’amour qui érige Jack et Rose en figures tragiques et sublimes, Cameron la mettra au point dans l’intervalle des dix années qui le séparent de la sortie du long métrage sur grand écran (le 19 décembre 1997). Dix ans au cours desquels il tourne trois films (Abyss, Terminator 2 et True Lies) qui lui permettent de faire faire un bond considérable aux effets spéciaux, de trouver les moyens de combiner au mieux l’optique, le numérique et le tournage en studio ou en décor naturel. Durant ce laps de temps aussi, le cinéaste se prépare à plonger pour voir de ses propres yeux l’épave du Titanic et en ramener des images inédites. Il demande à son frère, Mike, ingénieur aéronautique, de mettre au point une caméra 35 mm fixée dans un habitacle à l’extérieur de l’un des submersibles et capable de supporter la pression écrasante de l’eau (500 kilos au centimètre carré). Il fait fabriquer un module filoguidé, dit ROV ou Remotely Operated Vehicle, avec bras articulés, et équiper deux mini sous-marins de lampes Halogen Mercury Iodine susceptibles de repousser les ténèbres insondables. Le moment de vérité arrive le 8 septembre 1995 : au large de Terre-Neuve, embarqué dans le mini sous-marin Mir 1, James Cameron opère une descente qui dure plus de deux heures et, après trois heures d’exploration du fond marin, parvient enfin à braquer sa caméra sur le Titanic. Les jours qui suivent lui permettront de multiplier les prises de vue. Cette aventure va certes le conduire à réaliser une référence majeure du spectaculaire sur grand écran. Mais encore, sa soif d’en voir plus, sa frustration de devoir rester derrière des hublots pour observer l’épave de l’un des navires les plus mythiques l’encouragent à repousser les limites du filmage, à trouver les moyens de capter au plus vrai l’émotion ressentie. Dès 1998, alors que le succès de Titanic lui ouvre toutes les portes – onze Oscars au compteur –, Cameron disparaît quasiment des radars hollywoodiens, et cela va durer. Pourquoi quitter ainsi le feu des projecteurs ? Tout simplement pour replonger, et pas qu’un peu. Durant plusieurs années, le cinéaste mérien – comme le qualifierait Jacques Rougerie – s’immerge pour explorer les mondes sous-marins, recourir à des technologies de pointe améliorant les prises de vue à distance (objectifs 3D, HD numérique, fibres optiques reliées aux modules de tournage pouvant se glisser dans les espaces réduits, console permettant de commander les caméras embarquées…). Cela aboutira à trois documentaires : Expédition : Bismarck (2002), Les Fantômes du Titanic (2003) et Aliens of the Deep (2005). Cela conduira surtout à la réalisation d’Avatar, menée en surface et en pleine lumière californienne à partir de 2005 mais engagée sous les eaux et dans une nuit d’encre une décennie plus tôt. Au milieu des années 1990, Cameron a écrit un premier traitement de quatre-vingt pages concernant Avatar, envisageant de mettre en scène des personnages entièrement générés par ordinateur, en performance capture. Le projet, connu sous le nom de Project 880, ne se concrétise pas, la technologie envisagée pour sa réalisation n’étant pas encore au point. Même s’il a fondé en 1993 avec Stan Winston Digital Domain et écrit dès la fin de 1992 un manifeste numérique (Digital Manifesto), Cameron doit se faire une raison : il lui faut attendre. La ressortie de Titanic en 3D est donc un rappel, une célébration du moment originel où le cinéma de James Cameron a basculé dans la 3D, entraînant à sa suite une large partie de l’industrie du septième art. Titanic n’est pas par hasard le premier de ses longs métrages que convertit Cameron : il est le repère éblouissant de sa filmographie, son point d’articulation saillant, un moment de synthèse (des genres, des formes, des régimes d’images), une totalité hybride au mitan de sa production jalonnée de films sommes, hybrides eux-mêmes (les Terminator, Aliens et Abyss, Avatar). Titanic a des airs de songe fou, et il a fallu que le songeur soit plus fort, plus obstiné, plus insensé que le songe lui-même : refaire surgir des flots le navire Titan dont la première traversée a été fatale, lui redonner ses dimensions – quasiment à la même échelle –, rehausser le cinéma en lui conférant des allures de fantasmagorie hollywoodienne propre à faire vivre, étinceler, vibrer le paquebot devenu l’étoile noire de la White Star, avant de le rendre à son sépulcre marin. Mais la folie du songe est telle que le cinéaste n’en a pas vraiment fait le tour une première fois : il y est revenu avec cette 3D qu’il a pressentie indispensable à proximité de l’épave, cette 3D apte à procurer la profondeur de vue induite par le songe, surtout quand il a pour fond l’eau noire, l’obscurité des abysses. Le credo de Cameron est de repousser les frontières du représentable en même temps que les frontières de l’exploration et les limites de la connaissance. Pour y parvenir, sa mesure, sa source d’inspiration, son principe dynamisant est l’eau, quantité dilatable qui va et vient, se décompose et se recompose, où l’infini tient. Elle est devenue son intime étrangère, milieu familier qui demeure une étendue riche en surprises, inexplorée en majeure partie. Réalité organique première qui suspend le temps ordinaire, l’eau ramène l’homme à l’enfance du regard, à l’effarement ou à l’émerveillement originels, ce plaisir des yeux que le cinéaste ne cesse de reproduire à l’écran en filmant des personnages en arrêt, les yeux écarquillés, médusés par le prodige qui s’offre à la contemplation.Au son des eaux qui tombent
Né le 16 août 1954 à Kapuskasing, au nord de l’Ontario, autrement dit au cœur de la région des Grands Lacs, James Cameron a grandi à Chippawa, tout près des chutes du Niagara – il va y vivre plus de dix ans, de l’âge de 5 ans jusqu’en 1971. Des chutes, il connaît aussi bien le bruit assourdissant que la rumeur distante et persistante, véritable vibrato qui a bercé son adolescence. Elles lui inspireront l’un de ses premiers films tournés en Super 8 : Niagara, or How I Learned to Stop Worrying and Love the Falls. La référence au Docteur Folamour (1964) indique non seulement l’admiration que Cameron porte à Kubrick, mais aussi son intérêt déjà prononcé pour la menace nucléaire et les catastrophes réelles ou imaginaires pouvant en découler – on songe aux cauchemars terrifiants de Sarah Connor. Sans jamais les figurer directement à l’écran, Cameron a retenu des chutes du Niagara le sentiment de la disproportion et la sensation d’un spectacle bigger than life. Il en fait ainsi un motif insistant dans Avatar, des chutes d’eau des montagnes suspendues à celle traversée pour atteindre le repaire des Ikrans, sans oublier la cascade dans laquelle plonge Jake Sully pour échapper au Thanator lancé à ses trousses. Un saut dans le vide, une disparition sous la surface de l’eau avant de surnager : tout confère à cet instant, redoublant les passages de Jake dans le caisson catafalque, la force de l’impératif « pour renaître, il faut d’abord mourir » appliqué à nombre de héros qui l’ont précédé, d’Ulysse à John Dunbar dans Danse avec les loups (1990), d’Edmond Dantès et Jean Valjean à John Smith dans Le Nouveau Monde (2005), de Terrence Malick.
Pour James Cameron, Jacques-Yves Cousteau devient l’incarnation par excellence de l’explorateur cinéaste, soucieux de montrer au plus vrai et sous ses plus beaux atours ce que l’eau recèle.
Enfant de la télévision, James Cameron a pu assouvir non seulement son amour de la science-fiction en regardant Star Trek – la première saison est diffusée à partir de 1966 – mais aussi sa passion pour les aventures subaquatiques à une époque où le petit écran accorde une place de choix aux émissions prenant l’eau pour cadre. Outre Flipper le dauphin (1964-1968), programme créé par Ricou Browning, directeur de la photographie sous-marine et cascadeur connu pour avoir endossé la combinaison du monstre dans L’Étrange Créature du lac noir (1954), il a suivi de près Remous (Sea Hunt, 1958-1961), avec Mike Nelson (Lloyd Bridges) et son bateau Argonaut. L’ancien homme-grenouille de l’US Navy multiplie les plongées dans le Pacifique et parfois ailleurs, pour résoudre des enquêtes, préserver la faune et la flore, mener à bien des opérations de sauvetage. Sea Hunt magnifie la figure du plongeur, combine péripéties captivantes, prises de vue sensationnelles et réalisme technique. De son côté, Voyage au fond des mers fait du monde sous-marin un réservoir d’histoires mélangeant les genres : science-fiction, thriller, récit d’aventures, d’espionnage ou de monstre. Le programme suit l’équipage du Neptune – Seaview en version originale –, submersible atomique expérimental qui a déjà sauvé la Terre d’un réchauffement climatique planétaire. Le danger nucléaire et la menace apocalyptique reviennent à plusieurs reprises, les situations évoquant la Guerre froide alors que l’action se déroule dans les années 1980. Cameron saura s’en souvenir dans Abyss, où les forces extraterrestres venues du fond des mers déclarent les hostilités pour mettre l’homme devant ses responsabilités : la plus grande des menaces vient de sa course insensée aux armements. C’est par l’intermédiaire de James Thomas Dugan, journaliste réputé pour ses livres de vulgarisation sur la mer et ses tréfonds (Man under the Sea, 1956 ; The Living Sea, 1963), que Le Monde du silence (1955) et son message de liberté font sensation en version anglaise outre-Atlantique, suivi en 1964 du Monde sans soleil. Pour James Cameron, Jacques-Yves Cousteau devient l’incarnation par excellence de l’explorateur cinéaste, soucieux de montrer au plus vrai et sous ses plus beaux atours ce que l’eau recèle. Les deux documentaires lui procurent des émotions aussi vives que les images de Neil Armstrong et Buzz Aldrin marchant sur la Lune le 21 juillet 1969. Pas seulement pour tout ce qu’ils donnent à voir mais aussi pour le génie technologique déployé. Comment rester indifférent devant ces scooters pénétrant dans les cavités rocheuses ou ces soucoupes plongeantes qui atteignent des profondeurs incroyables ? Comment ne pas admirer les solutions scientifiques et pragmatiques apportées aux problèmes de décompression ? Grâce aux caméras d’André Laban, Le Monde du silence a été le deuxième film à présenter des images en couleurs du milieu sous-marin et le premier à livrer des séquences tournées à 75 mètres de profondeur, là où « l’air, comme le précise la voix off, a un drôle de goût, où l’ivresse devient dangereuse ». James Cameron ne se contente pas des aventures aquatiques diffusées dans la lucarne. Il les vit à sa façon sur les berges du lac Ontario et dans les flots de Chippawa Creek. Sur ses rives, en compagnie de son frère Mike, il devient un touche-à-tout précoce, un bricoleur qui fait de la nature et des eaux un terrain de jeux et d’expérimentations. L’un de ses hobbies est de repousser les limites de la respiration subaquatique. Il lui suffit d’un bocal de mayonnaise et d’un pot de peinture habilement assemblés pour mettre au point un bathyscaphe dans lequel est glissée une souris. Jetée dans la rivière, la simili cloche de plongée remplit son office : après quelques minutes, le rongeur est sorti vivant de l’eau. Dans le même esprit, l’adolescent progresse dans sa pratique de l’apnée statique et dynamique. Bon nageur, il ne cesse de mettre un masque pour explorer les fonds mais aussi pour concourir à celui qui retiendra le plus longtemps son souffle. Ce qui va l’orienter vers le scaphandre autonome, ce dispositif mis au point en 1943 par Cousteau et Gagnan. Il lui faut pour cela suivre une formation, mais la mer est loin. Ses parents finiront par l’inscrire au YMCA de Buffalo, dans l’État de New York, et c’est en bassin qu’il obtient en 1969 son brevet de plongeur en scaphandre autonome. En définitive, quand le Pacifique s’offre enfin à lui à l’âge de dix-sept ans, puisque la famille déménage à Brea, près de Los Angeles, c’est un nageur et plongeur d’eau douce aguerri qui fait son baptême de mer.
Le pli est pris. L’eau, sous toutes ses formes, sera omniprésente dans l’œuvre du cinéaste. C’est même elle qui fait prendre une autre couleur à sa première réalisation, Piranha 2 : Les tueurs volants (1982), vécue comme un cauchemar – Cameron en parle ironiquement comme du « meilleur film de piranhas volants jamais tourné ». Dépossédé de son long métrage par le producteur, Ovidio G. Assonitis, qui procède à des ajouts grotesques et à un remontage sauvage, Cameron tient sa revanche à l’occasion de la sortie américaine du film en juin 1983. La production ayant changé, et le distributeur, Warner Bros., se laissant convaincre, il reprend les bobines et procède à des modifications. Surtout, il appose sa marque dès la nouvelle entame du film : le générique en bleu et rouge saturés saute immédiatement aux yeux avant de céder la place à des prises de vues sous-marines dont le bleu est là encore intensifié, comme dans toutes les séquences subaquatiques qui suivent, variées et particulièrement soignées. Composante indéniable de l’identité visuelle de James Cameron, filmer sous l’eau tient même du réflexe, comme le prouve la séquence d’ouverture de True Lies. Le cinéaste plonge Arnold Schwarzenegger, portant une combinaison d’homme-grenouille sur sa tenue de soirée, dans le lac gelé de Chapeau, en Suisse (localisation imaginaire). Dans Dark Angel, série télévisée qu’il a créée avec Charles H. Eglee, il dote Max, enfant génétiquement modifiée pour devenir une redoutable arme humaine, de la faculté de respirer longtemps sous l’eau. Cette capacité hors du commun est exploitée à deux reprises dès l’épisode pilote co-écrit par Cameron, diffusé le 3 octobre 2000 : Max et plusieurs de ses camarades s’échappent du centre Manticore qu’ils n’ont jamais quitté depuis leur naissance programmée. En traversant la rivière gelée, la glace cède sous la jeune fille qui, pour se dérober à ses poursuivants, reste sous l’eau, les yeux ouverts, le pouls ralenti. Plus tard, adulte (Jessica Alba), Max tire parti de ses facultés pour tromper le tueur qui la met en joue : comme atteinte d’une balle, elle tombe dans la piscine du motel et simule la noyade.~
« Vous êtes déjà allée dans le Wisconsin ? La région est connue pour avoir les hivers les plus froids. J’ai grandi là, près des chutes de Chippewa. Je me souviens, quand j’étais gosse, mon père et moi allions à la pêche sous la glace sur le lac Wissota. » Jack (Leonardo DiCaprio) s’exprime sur le ton de la conversation amicale et détachée, mais la situation est critique : la jeune femme (Kate Winslet) dont il a croisé le regard dans la journée est sur le point de se jeter dans les eaux glacées de l’Atlantique depuis la poupe du Titanic. Son intention est de briser l’élan qui la pousse vers l’irréparable. Sa seule arme : la parole. Parole dont la simplicité désarmante doit faire oublier la force d’attraction des plans précédents réglée par la mise en scène de Cameron. Les mouvements de caméra implacables, formant une nasse fluide pareille à la vague infatigable éloignant le nageur imprudent du rivage, orchestrent la poussée vers le néant à laquelle Rose semble ne plus pouvoir se soustraire : sur le pont du paquebot, suspendue entre ciel et mer, elle est sur le point d’accomplir son destin funeste. Impossible pour elle de détacher les yeux du sillage blanc de l’écume engendrée par le glissement doux du navire, et son visage a déjà la teinte bleu nuit des flots prêts à l’avaler. Quand Jack intervient, la mécanique fatale est à son paroxysme : si Rose lâche prise, l’engloutissement est imparable. Or, c’est la circonstance que choisit James Cameron pour sortir des coulisses de son film, signer pour ainsi dire sa présence – lui qui, derrière la caméra, arbore un tee-shirt avec l’inscription : « Chippawa. I love the Falls ». Jack est donc de Chippewa (paronyme éloquent), et il le répétera lors des présentations mondaines précédant le dîner en première classe. Il dit être un bon nageur et connaître les forces sournoises de l’eau : à basse température, elle « vous frappe comme une centaine de couteaux vous transperçant tout le corps. Vous ne pouvez plus respirer. Vous ne pouvez plus penser. Sinon à la douleur. » Tout renvoie à James Cameron précisément au moment où il s’approprie avec éclat l’histoire du Titanic, où il fait en somme une entorse à la reconstitution du navire en lui rajoutant, comme l’indique le scénario, « une figure de proue inversée ». Le plan en contre-plongée associant le nom du joyau de la White Star à la silhouette de Rose démarque le pouvoir d’écriture et d’imagination d’un cinéaste qui ajoute au panthéon du septième art sa propre scène de femme sauvée au bord de l’abîme.
Substance mer
Abyss repose sur un scénario toujours soucieux d’approfondissement, articulant le bouleversement collectif, l’apocalypse intime et le chaos mondial. En quelques minutes, les différents paliers du récit sont posés suivant une composition verticale qui, par la suite, gagne en intensité. En surface, le monde malmené par une crise diplomatique majeure se prépare à la guerre et le navire de la Benthic Petroleum subit un terrible ouragan. À 500 mètres au-dessous se trouve le Deepcore, la plateforme de forage immergée mise au point par Lindsey (Mary Elizabeth Mastrantonio), la future ex-femme de Virgil “Budˮ Brigman (Ed Harris). C’est elle qui permet aux forces spéciales de la marine de guerre de regagner le Deepcore réquisitionné. Leur mission officielle est de porter secours à d’éventuels rescapés du submersible Montana naufragé à plus de 600 mètres. Leur objectif réel est de récupérer les données de l’armement atomique embarqué dans le sous-marin – l’équivalent de cinq fois Hiroshima, soit, pour Lindsey, « la Troisième Guerre mondiale dans une boîte ».
Pour Abyss, Cameron décide de transformer un site nucléaire inachevé de Caroline du Sud en deux bassins dédiés aux prises de vues subaquatiques.
À l’insu de l’équipage du Deepcore, l’officier Coffey (Michael Biehn) remonte une ogive nucléaire et, cédant au délire provoqué par le syndrome de haute pression, la programme de manière à ce qu’elle explose dans les abysses et éradique la menace extraterrestre qui s’y trouve tapie. Cet acte de folie entraîne Bud à plus de 5 000 mètres de profondeur pour désamorcer l’arme de destruction. Ultime descente et sacrifice personnel qui marquent l’aboutissement intime et grandiose de la spirale narrative. Ce qui se terre dans les tréfonds vient crever la surface de l’eau et le voile ordinaire des représentations pour imposer à l’homme une vérité enfouie depuis la nuit des temps dans la nuit des océans. Le sort planétaire lié au Deepcore, puis à un seul homme perdu dans l’immensité, le futur et le passé sans âge réunis, l’univers dans une goutte d’eau, tout renvoie Abyss au film monolithe de Stanley Kubrick, mètre étalon pour James Cameron qui explicite ainsi ses intentions dans Sous pression (1993), captivant documentaire sur le tournage de son quatrième long métrage : « Je voulais que le film ait le même impact que 2001, l’odyssée de l’espace, et si je ne pouvais pas égaler cet exploit sous l’eau, je ne voulais pas me lancer dans sa réalisation. » L’origine d’Abyss remonte à une nouvelle écrite à l’âge de 16 ans. Alors lycéen, le futur réalisateur, qui manifeste son désir de suivre un cursus scientifique, est retenu avec d’autres camarades pour assister à un séminaire rassemblant plusieurs spécialistes à l’université de Buffalo, juste de l’autre côté de la frontière canado-américaine. L’une des conférences attire son attention. Elle est animée par Frank Falejczyk, le premier homme au monde à avoir respiré du liquide oxygéné dans le cadre d’une expérience menée par le docteur Johannes Kylstra. Associée à sa connaissance des stations hyperbares permettant d’évoluer plus longtemps dans les profondeurs, cette découverte du fluide respiratoire pousse le jeune Cameron à mettre en récit sa fascination pour les abysses – notamment pour le Challenger Deep, ce point le plus bas jamais mesuré dans les océans, à l’extrémité sud de la fosse des Mariannes. Sa nouvelle se focalise sur une unité de recherche sous-marine établie au bord d’une faille vertigineuse au large des îles Caïmans, dans la mer des Caraïbes. Comme appelés par une présence insondable ou un mystère magnétique, les membres de l’équipage descendent l’un après l’autre dans la zone hadale et n’en reviennent jamais. La plongée sans retour, répétée presque sans raison, donne au récit de science-fiction des réverbérations psychologiques et métaphysiques. Cette orientation se retrouve dans le premier traitement d’Abyss, établi le 30 avril 1987, et prend toute son ampleur, après plusieurs versions, dans le scénario finalisé du 2 août 1988. Le tournage du film a tout d’une entreprise titanesque, mettant à rude épreuve acteurs, concepteurs, techniciens et gestionnaires. Pour Abyss, Cameron décide de transformer un site nucléaire inachevé de Caroline du Sud en deux bassins dédiés aux prises de vues subaquatiques. Si Waterworld (1995) détient le record du plus grand décor flottant, le réacteur principal de Gaffney et ses 28 millions de litres d’eau accueillent le plus grand décor immergé jamais construit. L’équipement le plus sophistiqué est sollicité pour surmonter les divers obstacles visuels et sonores qu’implique l’eau. La compagnie Western Space and Marine est mise à contribution pour élaborer des casques de plongée dégageant une visibilité maximale pour les visages et une captation plus subtile des réactions faciales. C’est du reste cette même attention portée à l’expressivité des figures qui conduira à l’amélioration décisive de la motion capture pour les visages dans Avatar. Les casques sont par ailleurs dotés de régulateurs d’air incorporés à la paroi intérieure et de microphones utilisés habituellement par l’armée de l’air, ce qui libère la bouche des acteurs de tout détendeur et permet d’entendre le timbre des voix, un effet de résonance qui procure une forme de proximité jamais atteinte jusqu’alors.
Pour éclairer la cuve dont la surface est recouverte de billes en propylène noir, l’entreprise HydroImage propose le SeaPar, une rampe de lumière innovante et surpuissante. De son côté, Mike Cameron met au point le SeaWasp : variante du scooter submersible, ce module sert à déplacer lentement la caméra sous l’eau pour obtenir les travellings les plus fluides. Chargés de la retouche numérique des images, pratique encore balbutiante à l’époque, John Knoll, employé chez Industrial Light & Magic (ILM), et son frère Thomas créent de leur côté un programme basé sur un système de calques et de sélection de zones de travail permettant de changer la couleur et la luminosité, de déplacer des objets dans le cadre, de procéder à des photomontages complexes. Programme qu’ils appelleront d’abord ImagePro puis Photoshop, et qui sera développé de façon confidentielle dans sa version 1.0 pour Macintosh par Adobe en février 1990, avant de connaître le succès que l’on sait. Pour les prises de vues sous-marines, le réalisateur d’Abyss s’octroie les services d’Al Giddings, plongeur expérimenté qui est intervenu dans de nombreux documentaires et sur le tournage des Grands Fonds (1977). Il fait aussi appel à Vince Pace pour assurer le bon fonctionnement des caméras et superviser les innombrables branchements électriques, un véritable casse-tête dans le cadre d’un tournage sous l’eau. La rencontre entre le cinéaste et l’artiste technicien est déterminante : Pace deviendra le directeur de la photographie sous-marine dans Titanic et dans les documentaires ultérieurs réalisés par Cameron. Mieux, il invente avec lui la caméra RCS, la première caméra relief équipée d’objectifs convergeant sur les objets, puis la caméra Fusion 3D utilisée pour Avatar. Abyss a tout du laboratoire audiovisuel, livrant un réalisme de l’immersion jusqu’alors inédit et restituant l’environnement sensoriel propre à l’eau, qui oblige à respirer et à s’exprimer autrement, à voir différemment… Résultat : une prégnance sans équivalent, mais aussi le sentiment d’approcher, sans vraiment pouvoir en faire le tour, une forme de quintessence dépassant toutes les représentations. Abyss s’apparente à une bulle filmique où le monde aquatique finit par s’abstraire : aucun poisson (tout au plus un crabe ou deux), pas de faune, pas de flore, pas d’écosystèmes notables… L’eau est un milieu dynamique et inspirant pour Cameron, qui se l’approprie, l’habite, l’agite, en fait une force féconde, polyvalente. Il lui donne même sa couleur : il y a le bleu Cameron comme il y a le bleu Klein, et on le retrouve avec des nuances plus ou moins variées aussi bien dans les documentaires que dans Terminator 2, Titanic et Avatar.D’où les images inaugurales d’Avatar, plongeant comme dans un rêve flottant dans les frondaisons vertes aux allures d’immense flore sous-marine.
Une technologie inédite permet aux extraterrestres de contrôler l’eau et leur fait accomplir des prodiges. Voilà une allusion à peine voilée de Cameron à son propre cinéma. Fort de la loi énoncée par Arthur C. Clarke qui dit que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », son ambition est de risquer la prestidigitation filmique pour viser le jamais vu. Dans le cas d’Abyss, cela prend la forme d’une séquence d’un peu moins de huit minutes, l’irruption du pseudopode liquide dans le Deepcore, à l’origine d’une avancée numérique sans précédent. Le cinéaste confie sa réalisation à ILM, particulièrement à Dennis Muren, superviseur des effets visuels à qui l’on doit la transition décisive opérée au milieu des années 1980 entre l’animation image par image et celle recourant aux images de synthèse. Pour Cameron, il améliore le morphing optique et les effets de reflection mapping : l’environnement traversé par le pseudopode vient se refléter sur sa surface aqueuse. Neuf mois ont été nécessaires pour produire vingt plans et soixante-quinze secondes d’animation ; neuf mois pour obtenir l’effet voulu par Cameron si minutieusement décrit dans son scénario : « Soudain l’eau s’élève d’elle-même, se transformant en un pseudopode scintillant de la taille d’un corps humain. La forme transparente est animée de pulsations… une masse amibienne frissonnant dans l’air. Elle commence à s’étirer, à s’affiner. Pareille à un python de verre scrutant l’air à l’aveugle, elle s’allonge et s’étire à travers la pièce. Depuis le puits de plongée, elle s’étend en un long tentacule miroitant. Alors qu’elle progresse, sa “têteˮ ou son extrémité, bulbe liquide informe, semble produire un balayage numérique, comme si cela lui permettait de voir où elle allait. » Le pseudopode est un vivant indistinct qui tend un miroir aux humains ; il est venu regarder l’équipage du Deepcore tout en reproduisant certains visages (ceux de Mastrantonio et Harris passés au scanning 3D), l’a rendu voyant tout en le ramenant à des réactions d’enfant : tous cèdent à l’ébahissement, s’approchent, s’éloignent, rient. Lindsey va même jusqu’à tremper son doigt dans l’eau de mer polymérisée pour y goûter, comme le ferait une fillette avec un pot de confiture. C’est donc dans un espace confiné, au plus profond des eaux que l’émerveillement hollywoodien se renouvelle. Consacrant James Cameron comme cinéaste océanaute, Abyss lui donne toute latitude de s’affranchir des barrières matérielles et techniques pour raccorder les mouvements les plus vastes et les plus intimes, d’être homme du songe, pour qui l’eau diffuse une rêverie permanente. Preuve en est Point Break (1991). Sollicité par Kathryn Bigelow pour en réécrire le scénario, Cameron s’approprie aussitôt le récit en livrant dès les premières lignes du script sa fascination pour la pulsation marine, envisagée comme un songe palpitant : « Nous sommes dans le ventre d’une vague. La lumière se réfracte et se diffracte dans l’incessant roulement d’eau. Au ralenti, des prismes hallucinatoires prennent leur envol, pareils à des diamants liquides. Comme dans un rêve… » La substance mer du cinéma de Cameron élargit les horizons : elle fait voir en grand sans écraser les perspectives ; elle ouvre au débordement du voir : à l’aune de l’eau, tout regard devient désir d’en voir plus sans que jamais l’œil puisse embrasser l’étendue de ce qui se donne à voir.
L’homme-océan
Avatar n’est pas simplement l’histoire de Jake Sully abandonnant son enveloppe humaine pour se métamorphoser en Na’vi de la planète Pandora. Le film raconte aussi, en abîme, l’odyssée entreprise par Cameron pour faire aboutir la révolution au long cours entreprise au milieu des années 1990. Avatar vient de loin, et ses premières séquences le rappellent en insistant sur le temps écoulé. Jake a été cryogénisé cinq ans, neuf mois et vingt-deux jours – ce qui nous amène au 19 mai 2154, comme l’indique la première vidéo du journal de bord enregistré –, temps nécessaire pour atteindre Pandora, l’une des lunes en orbite autour de Polyphemus, à 4,4 années-lumière de la Terre. Temps durant lequel la croissance de l’avatar s’est opérée : pas d’accélérateur de particules ou de modification génétique éclair, mais un caisson de bain (le tanking) qui a permis son développement.
Ce laps de temps, étiré, c’est celui qu’a investi James Cameron pour avancer dans son projet devenu enfin réalité, depuis le fond des mers jusqu’à la surface hypersophistiquée du Volume – le studio dépouillé et high-tech où il a tourné son film. D’où les images inaugurales d’Avatar, plongeant comme dans un rêve flottant dans les frondaisons vertes aux allures d’immense flore sous-marine. D’où la première apparition de Pandora, dans une image de l’image, un reflet. La planète naît du noir interstellaire, telle une vue projetée – le vaisseau représentant autant un engin à voyager dans l’espace et le temps qu’une machine de projection. D’où, aussi, le réveil de Jake Sully, dans le confinement bleu mer de son alvéole d’hibernation : le regard mal assuré, il finit par faire le point en fixant une goutte de condensation, d’abord double puis simple – comme dans un exercice d’accoutumance à la stéréoscopie. Soit la 3D dans une goutte d’eau dont se souviendra Alfonso Cuarón dans Gravity (2013), avec la larme de Sandra Bullock évoluant en apesanteur. James Cameron joint ainsi les infinis : s’envoler pour les confins galactiques revient à prendre de la hauteur mais aussi à s’abîmer – Avatar 2 se passera d’ailleurs en grande partie sous les eaux. Cela ne surprend guère de la part d’un cinéaste rompu aux submersions. La verticalité est l’axe de ses prospections réelles ou fictionnelles, exaltantes et terrifiantes tant dans l’ascensionnel que dans la plongée. Cameron jette sa sonde imaginaire dans le stellaire et l’abyssal pour en ramener, sinon de la poudre d’astres ou des cheveux de comète comme le fait Cyrano de Bergerac, du moins des éclats de vertige, des fragments débordant toute vision et servant des totalités cinématographiques qui changent la mire du spectateur. Ce que vise le cinéaste rendu visionnaire par l’explorateur, ce sont les zones de la réalité universelle qui s’ouvrent, au-dessus et au-dessous de notre horizon, à des spectacles insoupçonnés. James Cameron est l’artiste d’envergure par excellence, homme des étoiles tout autant qu’homme-océan, pour qui « le firmament et la goutte d’eau ont le même modelé ; l’un et l’autre contiennent des mondes » (Victor Hugo, La Mer et le Vent).Couverture : Deepsea Challenge 3D, de John Bruno, Andrew Wight et Ray Quint (2014).